Francis Carco (1886 - 1958)
Jésus - la Caille
EXTRAITS :
Extrait 1
(...) Une petite photographie jaunie, fichée dans la glace, rappelait à la Caille l'absent. Sur cette image, Bambou souriait. Ses cheveux plaqués sur les tempes, son port de tête, sa manière de regarder… Ah ! même Bambou ! tout y était, jusqu'à cet air fuyant et tendre, cette dureté sensuelle, cette équivoque langueur dont s'éprenaient les femmes. La Caille, pour compléter l'illusion, avait même retouché au crayon une mouche au coin de l'œil gauche. On ne pouvait ainsi désir mieux, et la peine de l'adolescent l'accoudait pendant des heures devant cet émouvant et cruel souvenir (…)
Jésus - la Caille
Albin Michel, p.20
(et
Poche)
Extrait 2
De cette heure, la Caille tirait une sensualité fervente. L'odeur de l'absinthe devant les bars le grisait presque. Il s'en allait, cambré, les yeux brillants, la bouche frottée de rouge, et toute son allure exprimait la joie nerveuse qu'il avait à se sentir jeune, amoureux, fringant et désirable.
Idem, p.21-22
Extrait 3
(…) Il savait quel mépris M. Dominique affichait dans les bars pour la pâleur
maquillée de ses camarades et il avait la certitude que, dans la capture de
Bambou, le Corse était de connivence avec les " mœurs ".
Qu'avait-il fait au
Corse ? Il le redoutait. Il se trouvait faible comme une fille, lâche et
tremblant comme elle devant lui. La Caille pourtant ne savait rien. Il
s'étonnait. Il pleurait sur le sort qui lui était imposé brutalement, et sans
secours, privé de sa plus tendre affection, il avait peur d'être pris à son
tour. Il se voyait entraîné, comme Bambou, dans une odieuse machination.
Pourrait-il seulement se défendre ? il n'y songeait pas. Mais quand
serait-il pris et quelles ruses opposerait-il aux calculs du Corse ? Le Corse
n'était pas seul. Il faudrait compter désormais avec l'hostilité de tous les
souteneurs de la rue Lepic, car tous, sans exception, le serviraient. La Caille
ne rencontrait chez ses petits amis de bars qu'égoïsme et frayeur. Il les savait
entre eux jaloux et avilis… Lui-même dans cette affaire, leur ressemblait. Il se
désespérait de la capture de Bambou parce qu'elle lui faisait présager la sienne
et il n'avait pas assez de haine pour maudire, comme il l'eût désiré, les
maquereaux que l'amour du gain arme toujours contre les gigolos, les truqueurs
et cette vague espèce d'homme dont le trafic amoindrit le prestige et la valeur
des femmes.
" M'sieur La Caille, appela-t-on derrière la porte, m'sieur La
Caille, c'est moi… la Puce. "
Il ouvrit et le visiteur se glissa vivement
dans la chambre. On y voyait à peine mais sur le halo vague de la fenêtre se
dessina la silhouette d'un jeune voyous.
" Quoi de neuf, p'tit môme " ?
interrogea La Caille.
La puce tendit un billet qu'il retira de sa casquette
(…) Dehors l'air était frais. Il ouvrit la lettre de Bambou.
" Mon gosse
chéri,
Je t'écris du dépôt où qu'on m'a conduit tout de suite que Ménard et
Dupont m'ont eu fait. Méfie-toi d'eux surtout. Là-haut, c'est plein
d'indicateurs. Je ne sais pas qui m'a vendu… Tâche de savoir. Dans ma tête, je
tourne mes idées : ça viendrait du National ou du Moulin, ou encore du Corse.
Demain on me conduira à la Santé… Je pense à toi petit gosse, et j'ai le cafard…
Mais toi, t'en fais pas pour moi.
Idem, p.23 à 26