Voici un petit texte de circonstance extrait de « Tanguy » par Michel del Castillo. Texte dont Gallimard nous propose, dans sa collection folio (format poche), une réédition revue et corrigée par l’auteur, pour un prix aux alentours de 5.70 EUR.

Dans la préface à ce volume, l’auteur nous dit : « J’ai conscience de tenter de dire, avec des mots simples, des choses difficiles. J’écris avec des lambeaux de phrases, arrachés à la peau de mon enfance. Je suis mort depuis très longtemps. Je ne me survis que dans mes livres. Le fantôme de cet enfant assassiné hante Tanguy, lui donne ce sourire timide et ce regard mouillé. »



Noël 1943. Tanguy ne pourrait plus jamais oublier cela. Ce fut dans ce
monde du silence et de la mort comme une trêve mélancolique, faite de
l’espoir de tous. Quelques jours à l’avance, les internés commencèrent à
nettoyer leurs baraques, à les orner de branches de sapin, de guirlandes
faites avec du papier colorié ; ils inscrivirent des sentences sur les portes…
Puis Noël arriva.

La revue du soir fut plus courte que d’habitude et le commandant souhaita
un heureux Noël aux détenus. Puis les haut-parleurs commencèrent à
diffuser des chants de Noël. Sur la soupe flottaient des pommes de terre
et elle était moins rouge qu’à l’accoutumée ; le morceau de pain parut à
chacun plus gros.
L’atmosphère du camp avait complètement changé. Ceux-là même qui
d’habitude s’insultaient ou se battaient se parlèrent ave gentillesse ce
soir-là ; ils échangeaient des mégots qu’ils avaient achetés aux
latrines ; ils se demandaient des nouvelles les uns les autres. Ils
étaient devenus gentils même avec Gunther et l’un d’eux, qui s’était
toujours acharné contre le jeune homme, alla jusqu’à lui serrer la main.
Ce fut comme un îlot de paix au milieu d’un océan de haine. Couchés sur
leurs paillasses, les déportés rêvaient de leur pays, de leurs foyers,
d’autres Noëls de paix. Ils se sentaient, ce soir-là, liés de nouveau
étroitement au reste du monde et ils avaient l’intuition que ce qui les y
rattachait, c’était l’Espoir. L’espoir d’un monde plus juste et meilleur,
l’espoir d’une paix accordée enfin aux hommes de bonne volonté, surtout
l’espoir de passer d’autres Noëls chez eux et de redevenir des hommes.

-Stille Nacht, Heilige Nacht!…

Ce chant, ils savaient qu’en des centaines de langues différentes, les
hommes du monde entier l’entendaient; partout dans le monde, des hommes
rêvaient de cette même paix promise aux hommes de bonne volonté…
Etendu sur sa paillasse, Tanguy rêvait. Il sentait monter en lui l’infinie
nostalgie des Noëls qu’il n’avait jamais connus : des Noëls qu’il aurait
dû passer dans la paix du foyer, avec un bel arbre multicolore et
scintillant. Il éprouvait à lui seul la nostalgie de tous les enfants qui,
sans parents ou sans amour, ont rêvé d’un Noël. La mystique secrète de
tous les enfants s’éveillait en lui : celle des contes de Dickens ;
celles des pupilles de l’Assistance publique, celle de tous ceux et celles
dont personne ne s’est jamais vraiment soucié. Il ressentait dans l’intime
de son être ce que ressentent tous les enfants déshérités : le manque de
ce quelque chose qui aurait pu leur laisser des souvenirs heureux.

Gunther s’approcha de la paillasse de Tanguy. Son visage, à la lumière
incertaine du soir, apparut à Tanguy plus beau encore que d’habitude. Le
jeune homme esquissa un sourire :
-Heureux Noël, Tanguy, dit-il.
-Heureux Noël, Gunther…
-Tiens, c’est tout ce que j’ai trouvé à t’offrir.
Que cela te soit comme un symbole de l’amour que j’ai pour toi.

Tanguy avait les larmes aux yeux.
Il essaya de sourire, mais, au lieu de
cela, il sentit le sang lui monter au visage. D’une main maladroite il
ouvrit le paquet. C’était un livre : Résurrection, de Tolstoï.

-… Merci, balbutia Tanguy.
Gunther se tenait debout devant lui. L’enfant, à l’indécise lumière de la
lune, apercevait son profil. Il était en proie à une forte émotion, ne
trouvait rien à dire, et pourtant il aurait voulu dire beaucoup de
choses ; il restait muet sur sa paillasse, tenant son cadeau entre ses
mains. Il souffrait de joie.

-Tanguy… Je voulais te dire…
-Oui ?
Gunther parut hésiter. Puis, d’une voix cassée, il reprit :
-Si quelque chose devait m’arriver, un jour, monte sur ma paillasse,
soulève la première planche. Tu trouveras dessous une petite médaille en
or. Je la portais le jour de mon arrestation ; c’était un souvenir de ma
mère. Je t’en fais cadeau…
-Mais que veux-tu qu’il t’arrive ?
-Je ne sais pas. N’importe quoi… Heureux Noël !
-Heureux Noël, Gunther !… Tu sais…
-Je sais… Et maintenant, je vais aller leur donner mon récital de Noël.

Tu vas pouvoir m’entendre jouer. Le comandant a décidé que les prisonniers auraient droit ce soir à de la musique, et que le couvre-feu serait
retardé de deux heures… Je vais jouer une sonate de Mozart qui sera
diffusée. Je suis content de savoir que tu l’entendras.

-Oui, Gunther !… C’est vraiment Noël, tu sais.
-C’est peut-être plus réellement Noël ici qu’ailleurs. Ici le rêve d’espoir et d’amour qu’est Noël a des résonances plus grave.
Tanguy garda une seconde le silence. Il regarda son livre avec émotion.
Il cherchait péniblement des mots qui lui échappaient, qui du coup
semblaient avoir perdu leur sens le plus élémentaire. Il reprit :
-…Gunther…
-Oui ?
-… C’est le premier Noël, dans ma vie, où je vois des guirlandes, des
fleurs en papier, où quelqu’un me donne un cadeau. Tu comprend ?…
-Je comprends.
-Malgré tout, je suis content que ce soit avec toi que je le passe. Je…
J’aurais sûrement du mal à oublier cette nuit.
-d’autres l’oublieront pour toi. Noël redeviendra le soir des ivresses à
la bière ou au champagne, des restaurants, des théâtres, des orgies…
Peu nombreux seront toujours ceux pour qui Noël conservera vraiment le
sens d’un espoir : l’espoir de cette paix promise à des hommes qui la
mériteraient. Mais nous ne la mériterons peut-être jamais…

Tanguy entendit Gunther jouer du piano. Il se sentait tout petit dans sa
paillasse, comme au temps où il écoutait sa mère parler à la radio
républicaine, en Espagne. Cette musique, qui lui semblait venir d’un autre
monde, il savait que c’était Gunther qui la faisait renaître. Il imaginait
les longs doigts du jeune homme glissant sur le clavier, son regard fixé
ailleurs. Il avait l’impression qu’à travers la mélancolique sérénité de
cette musique, Gunther voulait lui dire, à lui qui était un enfant,
quelque chose d’essentiel, quelque chose de si beau que les mots eussent
été incapables de le traduire et qu’il fallait pour cela la musique.
Il écoutait de toute son âme. Il avait oublié sa faim, la peur des jours
récents, ses engelures, le froid, sa grande misère d’enfant sans enfance…


Dans le silence des baraques endormies, Tanguy sentait passer les pensées
de tous et de chacun. Il devinait quels déportés revivaient leurs instants
de bonheur passé ; ceux qui, comme lui, devaient regretter le bonheur
qu’ils auraient pu vivre et qu’on leur avait refusé ; il les sentait rêver
comme lui d’un monde sans guerre, sans camps, sans haines, sans mauvaise
foi… Tanguy se dit aussi que, dans une gare perdue, des enfants qui s’en
allaient vers l’inconnu rêvaient peut-être aussi d’autres Noëls…

Le récital de Gunther fini, le commandant fit diffuser de la musique de
Wagner. Tanguy était familier avec cette musique. Mais il entendis, avec
plaisir, pour la première fois au camp, l’ouverture de Tannhäuser. Gunther
lui avait un jour expliqué ce drame et maintenant il lui semblait
apercevoir le Chœur des Pèlerins traversant la grande scène illuminée.

-Voilà !
Gunther étalait son butin. Tanguy s’assit sur sa paillasse et sourit. Gunther partageait méticuleusement le pain, le chocolat et l’orange qu’il
venait de recevoir. Après quoi, les deux amis mangèrent silencieusement
leur « souper de Noël ». Dans la baraque et par tout sur le camp la
musique continuait de bercer les rêves nostalgiques des déportés.

ArdiS