Jean Cocteau (1889 - 1963)
Le Livre Blanc (1930)
Texte int�gral
Au plus loin que je remonte et m�me � l'�ge o� l'esprit
n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des gar�ons.
J'ai toujours aim� le sexe fort que je
trouve l�gitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une soci�t�
qui condamne le rare comme un crime et nous oblige � r�former nos penchants.
Trois circonstances d�cisives me reviennent
� la m�moire.
Mon p�re habitait un petit
ch�teau pr�s de S. Ce ch�teau poss�dait un parc. Au fond du parc il y avait une
ferme et un abreuvoir qui n'appartenaient pas au ch�teau. Mon p�re les tol�rait
sans cl�ture, en �change des laitages et des �ufs que le fermier apportait
chaque jour.
Un matin d'ao�t, je r�dais
dans le parc avec une carabine charg�e d'amorces et, jouant au chasseur,
dissimul� derri�re une haie, je guettais le passage d'un animal, lorsque je vis
de ma cachette un jeune gar�on de ferme conduire � la baignade un cheval de
labour. Afin d'entrer dans l'eau et sachant qu'au bout du parc ne s'aventurait
jamais personne, il chevauchait tout nu et faisait s'�brouer le cheval �
quelques m�tres de moi. Le h�le sur sa figure, son cou, ses bras, ses pieds,
contrastant avec la peau blanche, me rappelait les marrons d'Inde qui
jaillissent de leurs cosses, mais ces taches sombres n'�taient pas seules. Une
autre attirait mes regards, au milieu de laquelle une �nigme se d�tachait dans
ses moindres d�tails.
Mes oreilles
bourdonn�rent. Ma figure s'empourpra. La force abandonnait mes jambes. Le c�ur
me battait comme un c�ur d'assassin. Sans me rendre compte, je tournai de l'�il
et on ne me retrouva qu'apr�s quatre heures de recherches. Une fois debout, je
me gardai instinctivement de r�v�ler le motif de ma faiblesse et je racontai, au
risque de me rendre ridicule, qu'un li�vre m'avait fait peur en d�bouchant des
massifs.
La seconde fois, c'�tait l'ann�e
suivante. Mon p�re avait autoris� des boh�miens � camper dans ce m�me bout de
parc o� j'avais perdu connaissance. Je me promenais avec ma bonne. Soudain,
poussant des cris, elle m'entra�na, me d�fendant de regarder en arri�re. Il
faisait une chaleur �clatante. Deux jeunes boh�miens s'�taient d�v�tus et
grimpaient aux arbres. Spectacle qui effarouchait ma bonne et que la
d�sob�issance encadra de mani�re inoubliable. Vivrais-je cent ans, gr�ce � ce
cri et � cette course, je reverrai toujours une roulotte, une femme qui berce un
nouveau-n�, un feu qui fume, un cheval blanc qui mange de l'herbe, et, grimpant
aux arbres, deux corps de bronze trois fois tach�s de noir.
La derni�re fois, il s'agissait, si je ne me
trompe, d'un jeune domestique nomm� Gustave. A table, il se retenait mal de
rire. Ce rire me charmait. � force de tourner et retourner dans ma t�te les
souvenirs du gar�on de ferme et des boh�miens, j'en arrivai � souhaiter vivement
que ma main touch�t ce que mon �il avait vu.
Mon projet �tait des plus na�fs. Je dessinerais
une femme, je porterais la feuille � Gustave, je le ferais rire, je
l'enhardirais et lui demanderais de me laisser toucher le myst�re que
j'imaginais, pendant le service de table, sous une bosse significative du
pantalon. Or de femme en chemise, je n'avais jamais vu que ma bonne et croyais
que les artistes inventaient aux femmes des seins durs alors qu'en r�alit�
toutes les avaient flasques. Mon dessin �tait r�aliste. Gustave �clata de rire,
me demanda quel �tait mon mod�le et comme, profitant de ce qu'il se tr�moussait,
j'allais droit au but avec une audace inconcevable, il me repoussa, fort rouge,
me pin�a l'oreille, pr�textant que je le chatouillais et, mort de peur de perdre
sa place, me reconduisit jusqu'� la porte.
Quelques jours apr�s il vola du vin. Mon p�re le renvoya.
J'interc�dai, je pleurai ; tout fut inutile. J'accompagnai jusqu'� la gare
Gustave, charg� d'un jeu de massacre que je lui avais offert pour son jeune fils
dont il me montrait souvent la photographie.
Ma m�re �tait morte en me mettant au monde
et j'avais toujours v�cu en t�te-�-t�te avec mon p�re, homme triste et charmant.
Sa tristesse pr�c�dait la perte de sa femme. M�me heureux il avait �t� triste et
c'est pourquoi je cherchais � cette tristesse des racines plus profondes que son
deuil.
Le p�d�raste
reconna�t le p�d�raste comme le juif le juif. Il le devine sous le
masque, et je me charge de le d�couvrir entre les lignes des livres les plus
innocents. Cette passion est moins simple que les moralistes ne le supposent.
Car, de m�me qu'il existe des femmes p�d�rastes, femmes � l'aspect de
lesbiennes, mais recherchant les hommes de la mani�re sp�ciale dont les hommes
les recherchent, de m�me il existe des p�d�rastes qui s'ignorent et vivent
jusqu'� la fin dans un malaise qu'ils mettent sur le compte d'une sant� d�bile
ou d'un caract�re ombrageux.
J'ai toujours
pens� que mon p�re me ressemblait trop pour diff�rer sur ce point capital. Sans
doute ignorait-il sa pente et au lieu de la descendre en montait-il p�niblement
une autre sans savoir ce qui lui rendait la vie si lourde. Aurait-il d�couvert
les go�ts qu'il n'avait jamais trouv� l'occasion d'�panouir et qui m'�taient
r�v�l�s par des phrases, sa d�marche, mille d�tails de sa personne, il serait
tomb� � la renverse. A son �poque on se tuait pour moins. Mais non ; il vivait
dans l'ignorance de lui-m�me et acceptait son fardeau.
Peut-�tre � tant d'aveuglement dois-je d'�tre
de ce monde. Je le d�plore, car chacun e�t trouv� son compte si mon p�re avait
connu des joies qui m'eussent �vit� mes malheurs.
J'entrai au lyc�e Condorcet en troisi�me.
Les sens s'y �veillaient sans contr�le et poussaient comme une mauvaise herbe.
Ce n'�taient que poches trou�es et mouchoirs sales. La classe de dessin surtout
enhardissait les �l�ves, dissimul�s par la muraille des cartons. Parfois, en
classe ordinaire, un professeur ironique interrogeait brusquement un �l�ve au
bord du spasme. L'�l�ve se levait, les joues en feu, et, bredouillant n'importe
quoi, essayait de transformer un dictionnaire en feuille de vigne. Nos rires
augmentaient sa g�ne.
La classe sentait le
gaz, la craie, le sperme. Ce m�lange m'�c�urait. Il faut dire que ce qui �tait
un vice aux yeux de tous les �l�ves n'en �tant pas un pour moi ou, pour �tre
plus exact, parodiant bassement une forme d'amour que respectait mon instinct,
j'�tais le seul qui semblait r�prouver cet �tat de choses. Il en r�sultait de
perp�tuels sarcasmes et des attentats contre ce que mes camarades prenaient pour
de la pudeur.
Mais Condorcet �tait un lyc�e
d'externes. Ces pratiques n'allaient pas jusqu'� l'amourette ; elles ne
d�passaient gu�re les limites d'un jeu clandestin.
Un des �l�ves, nomm� Dargelos, jouissait
d'un grand prestige � cause d'une virilit� tr�s au-dessus de son �ge. Il
s'exhibait avec cynisme et faisait commerce d'un spectacle qu'il donnait m�me �
des �l�ves d'une autre classe en �change de timbres rares ou de tabac. Les
places qui entouraient son pupitre �taient des places de faveur. Je revois sa
peau brune. A ses culottes tr�s courtes et � ses chaussettes retombant sur ses
chevilles, on le devinait fier de ses jambes. Nous portions tous des culottes
courtes, mais � cause de ses jambes d'homme, seul Dargelos avait les jambes
nues. Sa chemise ouverte d�gageait un cou large. Une boucle puissante se tordait
sur son front. Sa figure aux l�vres un peu grosses, aux yeux un peu brid�s, au
nez un peu camus, pr�sentait les moindres caract�ristiques du type qui devait me
devenir n�faste. Astuce de la fatalit� qui se d�guise, nous donne l'illusion
d'�tre libres et, en fin de compte, nous fait tomber toujours dans le m�me
panneau.
La pr�sence de Dargelos me rendait
malade. Je l'�vitais. Je le guettais. Je r�vais d'un miracle qui attirerait son
attention sur moi, le d�barrasserait de sa morgue, lui r�v�lerait le sens de mon
attitude qu'il devait prendre pour une pruderie ridicule et qui n'�tait qu'un
d�sir fou de lui plaire.
Mon sentiment
�tait vague. Je ne parvenais pas � le pr�ciser. Je n'en ressentais que g�ne ou
d�lices. La seule chose dont j'�tais s�r, c'est qu'il ne ressemblait d'aucune
sorte � celui de mes camarades.
Un jour,
n'y tenant plus, je m'en ouvris � un �l�ve dont la famille connaissait mon p�re
et que je fr�quentais en dehors de Condorcet. � Que tu es b�te, me dit-il, c'est
simple. Invite Dargelos un dimanche, emm�ne-le derri�re les massifs et le tour
sera jou�. � Quel tour ? Il n'y avait pas de tour. Je bredouillai qu'il ne
s'agissait pas d'un plaisir facile � prendre en classe et j'essayai vainement
par le langage de donner une forme � mon r�ve. Mon camarade haussa les �paules.
� Pourquoi, dit-il, chercher midi � quatorze heures ? Dargelos est plus fort que
nous (il employait d'autres termes). D�s qu'on le flatte il marche. S'il te
pla�t, tu n'as qu'� te l'envoyer. �
La
crudit� de cette apostrophe me bouleversa. Je me rendis compte qu'il �tait
impossible de me faire comprendre. En admettant, pensais-je, que Dargelos
accepte un rendez-vous, que lui dirais-je, que ferais-je ? Mon go�t ne serait
pas de m'amuser cinq minutes, mais de vivre toujours avec lui. Bref, je
l'adorais, et je me r�signai � souffrir en silence, car, sans donner � mon mal
le nom d'amour, je sentais bien qu'il �tait le contraire des exercices de la
classe et qu'il n'y trouverait aucune r�ponse.
Cette aventure qui n'avait pas eu de
commencement eut une fin.
Pouss� par
l'�l�ve auquel je m'�tais ouvert, je demandai � Dargelos un rendez-vous dans une
classe vide apr�s l'�tude de cinq heures. Il vint. J'avais compt� sur un prodige
qui me dicterait ma conduite. En sa pr�sence je perdis la t�te. Je ne voyais
plus que ses jambes robustes et ses genoux bless�s, blasonn�s de cro�tes et
d'encre.
� Que veux-tu ? � me
demanda-t-il, avec un sourire cruel. Je devinai ce qu'il supposait et que ma
requ�te n'avait pas d'autre signification � ses yeux. J'inventai n'importe quoi.
� Je voulais te dire, bredouillai-je, que
le censeur te guette. �
C'�tait un mensonge
absurde, car le charme de Dargelos avait ensorcel� nos ma�tres.
Les privil�ges de la beaut� sont immenses. Elle
agit m�me sur ceux qui paraissent s'en soucier le moins.
Dargelos penchait la t�te avec une grimace :
� Le censeur ?
� Oui, continuais-je, puisant des forces dans
l'�pouvante, le censeur. Je l'ai entendu qui disait au proviseur : Je guette
Dargelos. Il exag�re. Je l'ai � l'�il !
� Ah ! j'exag�re, dit-il, eh bien, mon vieux,
je la lui montrerai au censeur. Je la lui montrerai au port d'armes ; et quant �
toi, si c'est pour me rapporter des conneries pareilles que tu me d�ranges, je
te pr�viens qu'� la premi�re r�cidive je te botterai les fesses. �
Il disparut.
Pendant une semaine je pr�textai des crampes
pour ne pas venir en classe et ne pas rencontrer le regard de Dargelos. A mon
retour j'appris qu'il �tait malade et gardait la chambre. Je n'osais prendre de
ses nouvelles. On chuchotait. Il �tait boy-scout. On parlait d'une baignade
imprudente dans la Seine glac�e, d'une angine de poitrine. Un soir, en classe de
g�ographie, nous appr�mes sa mort. Les larmes m'oblig�rent � quitter la classe.
La jeunesse n'est pas tendre. Pour beaucoup d'�l�ves, cette nouvelle, que le
professeur nous annon�a debout, ne fut que l'autorisation tacite de ne rien
faire. Le lendemain, les habitudes se referm�rent sur ce deuil.
Malgr� tout, l'�rotisme venait de recevoir le
coup de gr�ce. Trop de petits plaisirs furent troubl�s par le fant�me du bel
animal aux d�lices duquel la mort elle-m�me n'�tait pas rest�e insensible.
En seconde, apr�s les vacances, un
changement radical s'�tait produit chez mes camarades.
Ils muaient ; ils fumaient. Ils rasaient une
ombre de barbe, ils affectaient de sortir t�te nue, portaient des culottes
anglaises ou des pantalons longs. L'onanisme c�dait la place aux vantardises.
Des cartes postales circulaient. Toute cette jeunesse se tournait vers la femme
comme les plantes vers le soleil. C'est alors que pour suivre les autres, je
commen�ai de fausser ma nature.
En se ruant
vers leur v�rit�, ils m'entra�naient vers le mensonge. Je mettais ma
r�pulsion sur le compte de mon ignorance. J'admirais leur d�sinvolture. Je me
for�ais de suivre leur exemple et de partager leurs enthousiasmes. Il me fallait
continuellement vaincre mes hontes. Cette discipline finit par me rendre la
t�che assez facile. Tout au plus me r�p�tai-je que la d�bauche n'�tait dr�le
pour personne, mais que les autres y apportaient une meilleure volont� que moi.
Le dimanche, s'il faisait beau, nous
partions en bande avec des raquettes, sous pr�texte d'un tennis � Auteuil. Les
raquettes �taient d�pos�es en cours de route, chez le concierge d'un condisciple
dont la famille habitait Marseille, et nous nous h�tions vers les maisons closes
de la rue de Provence. Devant la porte de cuir, la timidit� de notre �ge
reprenait ses droits. Nous marchions de long en large, h�sitant devant cette
porte comme des baigneurs devant l'eau froide. On tirait � pile ou face qui
entrerait le premier. Je mourais de peur d'�tre d�sign� par le sort. Enfin la
victime longeait les murs, s'y enfon�ait et nous entra�nait � sa suite.
Rien n'intimide plus que les enfants et les
filles. Trop de choses nous s�parent d'eux et d'elles. On ne sait comment rompre
le silence et se mettre � leur niveau. Rue de Provence, le seul terrain
d'entente �tait le lit o� je m'�tendais aupr�s de la fille et l'acte que nous
accomplissions tous les deux sans y prendre le moindre plaisir.
Ces visites nous enhardissant, nous abord�mes
les femmes de promenoir et f�mes ainsi la connaissance d'une petite personne
brune surnomm�e Alice de Pibrac. Elle demeurait rue La Bruy�re dans un modeste
appartement qui sentait le caf�. Si je ne me trompe, Alice de Pibrac nous
recevait mais ne nous accordait que de l'admirer en peignoir sordide et ses
pauvres cheveux sur le dos. Un tel r�gime �nervait mes camarades et me plaisait
beaucoup. A la longue, ils se lass�rent d'attendre et suivirent une nouvelle
piste. Il s'agissait de r�unir nos bourses, de louer l'avant-sc�ne de l'Eldorado
en matin�e le dimanche, de jeter des bouquets de violettes aux chanteuses et
d'aller les attendre � la porte des coulisses par un froid mortel.
Si je raconte ces aventures insignifiantes,
c'est afin de montrer quelle fatigue et quel vide nous laissait notre sortie du
dimanche, et ma surprise d'entendre mes camarades en ressasser les d�tails toute
la semaine.
L'un d'eux connaissait l'actrice Berthe qui
me fit conna�tre Jeanne. Elles faisaient du th��tre. Jeanne me plaisait ; je
chargeai Berthe de lui demander si elle consentirait � devenir ma ma�tresse.
Berthe me rapporta un refus et m'enjoignit de tromper mon camarade avec elle.
Peu apr�s, apprenant par lui que Jeanne se plaignait de mon silence, j'allai la
voir. Nous d�couvr�mes que ma commission n'avait jamais �t� transmise et
d�cid�mes de nous venger en r�servant � Berthe la surprise de notre bonheur.
Cette aventure marqua mes seizi�me,
dix-septi�me et dix-huiti�me ann�es d'une telle empreinte qu'encore maintenant
il m'est impossible de voir de nom de Jeanne dans un journal ou son portrait sur
un mur, sans en ressentir un choc. Et cependant est-il possible de raconter rien
de cet amour banal qui se passait en attentes chez les modistes et � jouer un
assez vilain r�le, car l'Arm�nien qui entretenait Jeanne m'avait en haute estime
et faisait de moi son confident. La seconde ann�e, les sc�nes commenc�rent.
Apr�s la plus vive qui eut lieu � cinq heures place de la Concorde, je laissai
Jeanne sur un refuge et me sauvai � la maison. Au milieu du d�ner je projetais
d�j� un coup de t�l�phone, lorsqu'on vint m'annoncer qu'une dame m'attendait
dans une voiture. C'�tait Jeanne. � Je ne souffre pas, me dit-elle,
d'avoir �t� plant�e l� place de la Concorde, mais tu es trop faible pour mener
un pareil acte jusqu'au bout. Il y a encore deux mois tu serais retourn� sur le
refuge apr�s avoir travers� la place. Ne te flatte pas d'avoir fait preuve de
caract�re, tu n'as prouv� qu'une diminution de ton amour. � Cette dangereuse
analyse m'�claira et me montra que l'esclavage avait pris fin.
Pour raviver mon amour, il fallut m'apercevoir
que Jeanne me trompait. Elle me trompait avec Berthe. Cette circonstance me
d�voile aujourd'hui les bases de mon amour. Jeanne �tait un gar�on ; elle aimait
les femmes, et moi je l'aimais avec ce que ma nature contenait de f�minin. Je
les d�couvris couch�es, enroul�es comme une pieuvre. Il fallait battre ; je
suppliai. Elle se moqu�rent, me consol�rent, et ce fut la fin piteuse d'une
aventure qui mourait d'elle-m�me et ne m'en causa pas moins assez de ravages
pour inqui�ter mon p�re et l'obliger � sortir d'une r�serve o� il se tenait
toujours vis-�-vis de moi.
Une nuit que je rentrais chez mon p�re plus
tard que de coutume, une femme m'aborda place de la Madeleine, avec une
voix douce. Je la regardai, la trouvai ravissante, jeune, fra�che. Elle
s'appelait Rose, aimait qu'on parle et nous march�mes de long en large jusqu'�
l'heure o� les mara�chers, endormis sur les l�gumes, laissent leur cheval
traverser Paris d�sert. Je partais le lendemain pour la Suisse. Je donnai � Rose
mon nom et mon adresse. Elle m'envoyait des lettres sur papier quadrill�
contenant un timbre pour la r�ponse. Je lui r�pondais sans ennui. Au retour,
plus heureux que Thomas de Quincey, je retrouvai Rose � la place o� nous avions
fait connaissance. Elle me pria de venir � son h�tel, place Pigalle.
L'h�tel M. �tait lugubre. L'escalier puait
l'�ther. C'est le d�rivatif des filles qui rentrent bredouilles. La chambre
�tait le type des chambres jamais faites. Rose fumait dans son lit. Je la
complimentai sur sa mine. � Il ne faut pas me voir sans maquillage, dit-elle. Je
n'ai pas de cils. J'ai l'air d'un lapin russe. � Je devins son amant. Elle
refusait la moindre offrande.
Si ! Elle
accepta une robe sous pr�texte qu'elle ne valait rien pour le business, qu'elle
�tait trop �l�gante et qu'elle la garderait dans son armoire comme souvenir. Un
dimanche, on frappa. Je me levai en h�te. Rose me dit de rester tranquille, que
c'�tait son fr�re et qu'il serait enchant� de me voir.
Ce fr�re ressemblait au gar�on de ferme et �
Gustave de mon enfance. Il avait dix-neuf ans et le pire des genres. Il
s'appelait Alfred ou Alfredo et parlait un fran�ais bizarre, mais je ne
m'inqui�tai pas de sa nationalit� ; il me semblait appartenir au pays de la
prostitution qui poss�de son patriotisme et dont ce pouvait �tre l'idiome.
Si la pente qui me conduisait vers la s�ur
montait un peu, on devine combien fut � pic celle qui me fit descendre vers le
fr�re. Il �tait, comme disent ses compatriotes, � la page, et bient�t nous
employ�mes des ruses d'Apaches afin de nous rencontrer sans que Rose n'en sache
rien.
Le corps d'Alfred �tait pour moi
davantage le corps pris par mes r�ves que le jeune corps puissamment arm� d'un
adolescent quelconque. Corps parfait, gr�� de muscles comme un navire de
cordages et dont les membres paraissent s'�panouir en �toile autour d'une toison
o� se soul�ve, alors que la femme est construite pour feindre, la seule chose
qui ne sache pas mentir chez l'homme.
Je
compris que je m'�tais tromp� de route. Je me jurai de ne plus me perdre, de
suivre d�sormais mon droit chemin au lieu de m'�garer dans celui des autres et
d'�couter davantage les ordres de mes sens que les conseils de la morale.
Alfred me rendait mes caresses. Il m'avoua
n'�tre pas fr�re de Rose. Il �tait son souteneur.
Rose continuait de jouer son r�le et nous le
n�tre. Alfred clignait de l'�il, me poussait le coude et tombait parfois dans
les fous rires. Rose le consid�rait avec surprise, ne se doutant pas que nous
�tions complices et qu'il existait entre nous des liens que la ruse consolidait.
Un jour le gar�on d'h�tel entra et nous
trouva vautr�s � droite et � gauche de Rose : � Vous voyez, Jules,
s'�cria-t-elle en nous montrant tous les deux, mon fr�re et mon b�guin ! Voil�
tout ce que j'aime. �
Les mensonges
commen�aient � lasser le paresseux Alfred. Il me confia qu'il ne pouvait
continuer cette existence, travailler sur un trottoir tandis que Rose
travaillait sur l'autre et arpenter cette boutique en plein air o� les vendeurs
sont la marchandise. Bref, il me demandait de le sortir de l�.
Rien ne pouvait me causer plus de plaisir. Nous
d�cid�mes que je retiendrais une chambre dans un h�tel des Ternes, qu'Alfred s'y
installerait s�ance tenante, que j'irais apr�s d�ner le rejoindre pour passer la
nuit, que je feindrais avec Rose de le croire disparu et de me mettre � sa
recherche, ce qui me rendrait libre et nous vaudrait beaucoup de bon temps.
Je louai la chambre, j'installai Alfred et
d�nai chez mon p�re. Apr�s le d�ner je courus � l'h�tel. Alfred �tait envol�.
J'attendis de neuf heures � une heure du matin. Comme Alfred ne rentrait pas, je
retournai chez moi le c�ur en boule.
Le
lendemain matin vers onze heures, j'allai aux informations ; Alfred dormait dans
sa chambre. Il se r�veilla, pleurnicha et me dit qu'il n'avait pu s'emp�cher de
reprendre ses habitudes, qu'il ne saurait se passer de Rose et qu'il l'avait
cherch�e toute la nuit, d'abord � son h�tel o� elle n'habitait plus, ensuite de
trottoir en trottoir, dans chaque brasserie du faubourg Montmartre et dans les
bals de la rue de Lappe.
� Bien sur, lui
dis-je Rose est folle, elle a la fi�vre. Elle habite chez une de ses amies de la
rue de Budapest. �
Il me supplia de l'y
mener au plus vite.
La chambre de Rose �
l'h�tel M. �tait une salle des f�tes � c�t� de celle de son amie. Nous nous y
d�batt�mes dans une p�te �paisse d'odeurs, de linge et de sentiments douteux.
Les femmes �taient en chemise. Alfred g�missait par terre devant Rose et
embrassait ses genoux. J'�tais p�le. Rose tournait vers ma figure sa face
barbouill�e de fards et de larmes ; elle me tendait les bras : � Viens,
criait-elle, retournons place Pigalle et vivons ensemble. Je suis s�re que
c'est l'id�e d'Alfred. S'pas, Alfred ? � ajoutait-elle en lui tirant les
cheveux. Il gardait le silence.
Je devais suivre mon p�re � Toulon pour le
mariage de ma cousine, fille du vice-amiral G. F. L'avenir m'apparaissait
sinistre. J'annon�ai ce voyage de famille � Rose, les d�posai, elle et Alfred
toujours muet, � l'h�tel de la place Pigalle et leur promis ma visite d�s mon
retour.
A Toulon, je m'aper�us qu'Alfred
m'avait d�rob� une petite cha�ne en or. C'�tait mon f�tiche. Je la lui avais
mise au poignet, j'avais oubli� cette circonstance et il n'avait pris garde de
m'en faire souvenir.
Lorsque je revins, que
j'allai � l'h�tel et que j'entrai dans la chambre, Rose me sauta au cou. Il
faisait obscur. Au premier abord je ne reconnus pas Alfred. Qu'avait-il donc de
m�connaissable ?
La police �cumait
Montmartre. Alfred et Rose tremblaient � cause de leur nationalit� douteuse. Ils
s'�taient procur�s de faux passeports, s'appr�taient � prendre le large et
Alfred, gris� par le romanesque du cin�matographe, s'�tait fait teindre les
cheveux. Sous cette chevelure d'encre sa petite figure blonde se d�tachait avec
une pr�cision anthropom�trique. Je lui r�clamai ma cha�ne. Il nia. Rose le
d�non�a. Il se d�menait, sacrait, la mena�ait, me mena�ait et brandissait une
arme.
Je sautai dehors et descendis
l'escalier quatre � quatre, Alfred sur mes trousses.
En bas je h�lai un taxim�tre. Je jetai mon
adresse, montai vite et, comme le taxim�tre d�marrait, je tournai la t�te.
Alfred se tenait immobile devant la porte de
l'h�tel. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Il tendait les bras ; il
m'appelait. Sous ses cheveux mal teints, sa p�leur �tait pitoyable.
J'eus envie de frapper aux vitres, d'arr�ter le
chauffeur. Je ne pouvais me r�soudre devant cette d�tresse solitaire � rejoindre
l�chement le confort familial, mais je pensai � la cha�ne, � l'arme, aux faux
passeports, � cette fuite o� Rose me demanderait de les suivre. Je fermai les
yeux. Et maintenant encore il me suffit de fermer les yeux dans un taxim�tre
pour que se forme la petite silhouette d'Alfred en larmes sous sa chevelure
d'assassin.
L'amiral �tant malade et ma cousine en
voyage de noces, je dus retourner � Toulon. Il serait fastidieux de d�crire
cette charmante Sodome o� le feu du ciel tombe sans frapper sous la forme d'un
soleil c�lin. Le soir, une indulgence encore plus douce inonde la ville et,
comme � Naples, comme � Venise, une foule de f�te populaire tourne sur les
places orn�es de fontaines, de boutiques clinquantes, de marchands de gaufres,
de camelots. De tous les coins du monde, les hommes �pris de beaut� masculine
viennent admirer les marins qui fl�nent seuls ou par groupes, r�pondent aux
�illades par un sourire et ne refusent jamais l'offre d'amour. Un sel nocturne
transforme le bagnard le plus brutal, le Breton le plus fruste, le Corse le plus
farouche en ces grandes filles d�collet�es, d�hanch�es, fleuries, qui aiment la
danse et conduisent leur danseur, sans la moindre g�ne, dans les h�tels borgnes
du port.
Un des caf�s o� l'on danse est
tenu par un ancien chanteur de caf�-concert qui poss�de une voix de femme et
s'exhibait en travesti. Maintenant il arbore un chandail et des bagues. Flanqu�
de colosses � pompon rouge qui l'idol�trent et qu'il maltraite, il note, d'une
grosse �criture enfantine, en tirant la langue, les consommations que sa femme
annonce avec une na�ve �pret�.
Un soir o�
je poussais la porte de cette �tonnante cr�ature que sa femme et ses hommes
entourent de soins respectueux, je restai clou� sur place. Je venais
d'apercevoir, de profil, appuy� contre le piano m�canique, le spectre de
Dargelos. Dargelos en marin.
De Dargelos ce
double avait surtout la morgue, l'allure insolente et distraite. On lisait en
lettres d'or Tapageuse sur son bonnet bascul� en avant jusqu'au sourcil gauche,
un cache-col noir lui serrait le cou et il portait de ces pantalons � pattes qui
permettaient jadis aux marins de les retrousser sur la cuisse et que les
r�glements actuels interdisent sous pr�texte qu'ils symbolisent le souteneur.
Ailleurs, jamais je n'eusse os� me mettre
sous l'angle de ce regard hautain. Mais Toulon est Toulon ; la danse �vite le
malaise des pr�ambules, elle jette les inconnus dans les bras les uns des autres
et pr�lude � l'amour.
Sur une musique
pleine de frisettes et d'accroche-c�urs, nous dans�mes la valse. Les corps
cambr�s en arri�re se soudent par le sexe, les profils graves baissent les yeux,
tournant moins vite que les pieds qui tricotent et se plantent parfois comme un
sabot de cheval. Les mains libres prennent la pose gracieuse qu'affecte le
peuple pour boire un verre et pour le pisser. Un vertige de printemps exalte les
corps. Il y pousse des branches, des duret�s s'�crasent, des sueurs se m�lent,
et voil� un couple en route vers les chambres � globes de pendules et �
�dredons.
D�pouill� des accessoires qui intimident un
civil et du genre que les matelots affectent pour prendre du courage, Tapageuse
devint un animal timide. Il avait eu le nez cass� dans une rixe par une carafe.
Un nez droit pouvait le rendre fade. Cette carafe avait mis le dernier coup de
pouce au chef-d'�uvre.
Sur son torse nu, ce
gar�on, qui me repr�sentait la chance, portait PAS DE CHANCE, tatou� en
majuscules bleues. Il me raconta son histoire. Elle �tait courte. Ce tatouage
navrant la r�sumait. Il sortait de la prison maritime. Apr�s la mutinerie de
l'Ernest-Renan on l'avait confondu avec un coll�gue ; c'est pourquoi il avait
les cheveux ras�s, ce qu'il d�plorait et lui allait � merveille. � Je n'ai pas
de chance, r�p�tait-il en secouant cette petite t�te chauve de buste antique, et
je n'en aurai jamais. �
Je lui passai au
cou ma cha�ne f�tiche. � Je ne te la donne pas, lui dis-je, cela ne nous
prot�gerait ni l'un ni l'autre, mais garde-la ce soir. � Ensuite, avec mon
stylographe, je barrai le tatouage n�faste. Je tra�ai dessous une �toile et un
c�ur. Il souriait. Il comprenait, plus avec sa peau qu'avec le reste, qu'il se
trouvait en s�curit�, que notre rencontre ne ressemblait pas � celles dont il
avait l'habitude : rencontres rapides o� l'�go�sme se satisfait.
Pas de chance ! Etait-ce possible ? Avec cette
bouche, ces dents, ces yeux, ce ventre, ces �paules, ces muscles de fer, ces
jambes-l� ? Pas de chance avec cette fabuleuse petite plante marine, morte,
frip�e, �chou�e sur la mousse, qui se d�ride, se d�veloppe, se dresse et jette
au loin sa s�ve d�s qu'elle retrouve l'�l�ment d'amour. Je n'en revenais pas ;
et pour r�soudre ce probl�me je m'ab�mai dans un faux sommeil.
PAS DE CHANCE restait immobile � c�t� de moi.
Peu � peu, je sentis qu'il se livrait � une man�uvre d�licate afin de d�gager
son bras sur lequel s'appuyait mon coude. Pas une seconde l'id�e ne me vint
qu'il m�ditait un mauvais coup. C'e�t �t� m�conna�tre le c�r�monial de la
flotte. � R�gularit�, correction � �maillent le vocabulaire des matelots.
Je l'observais par une fente des paupi�res.
D'abord, � plusieurs reprises, il soupesa la cha�ne, la baisa, la frotta sur le
tatouage. Ensuite, avec la lenteur terrible d'un joueur qui triche, il essaya
mon sommeil, toussa, me toucha, m'�couta respirer, approcha sa figure de ma main
droite grande ouverte pr�s de la mienne et appuya doucement sa joue contre elle.
T�moin indiscret de cette tentative d'un
enfant malchanceux qui sentait une bou�e s'approcher de lui en pleine mer, il
fallut me dominer pour ne pas perdre la t�te, feindre un r�veil brusque et
d�molir ma vie.
Au petit jour je le
quittai. Mes yeux �vitaient les siens charg�s de tout cet espoir qu'il
ressentait et ne pouvait pas dire. Il me rendit la cha�ne. Je l'embrassai, je le
bordai et j'�teignis la lampe.
Je devais
rejoindre mon h�tel et inscrire, en bas, sur une ardoise, l'heure (cinq heures)
o� les marins se r�veillent, sous d'innombrables recommandations du m�me genre.
Au moment de prendre la craie, je m'aper�us que j'avais oubli� mes gants. Je
remontai. L'imposte �tait lumineuse. On venait donc de rallumer la lampe. Je ne
r�sistai pas � mettre mon �il au trou de serrure. Il encadrait baroquement une
petite t�te ras�e.
PAS DE CHANCE, la figure
dans mes gants, pleurait � chaudes larmes.
Dix minutes, j'h�sitai, debout devant cette porte. J'allais ouvrir, lorsque la
figure d'Alfred se superposa de la mani�re la plus exacte � celle de PAS DE
CHANCE. Je descendis l'escalier � pas de loup, demandai le cordon et claquai la
porte. Dehors, une fontaine monologuait gravement sur la place vide. � Non,
pensai-je, nous ne sommes pas du m�me r�gne. Il est d�j� beau d'�mouvoir une
fleur, un arbre, une b�te. Impossible de vivre avec. �
Le jour se levait. Des coqs chantaient sur la
mer. Une fra�cheur sombre la d�non�ait. Un homme d�boucha d'une rue avec un
fusil de chasse sur l'�paule. Je rentrai � l'h�tel en halant un poids �norme.
D�go�t� des aventures sentimentales,
incapable de r�agir, je tra�nais la jambe et l'�me. Je cherchais le d�rivatif
d'une atmosph�re clandestine. Je la trouvai dans un bain populaire. Il �voquait
le Satyricon avec ses petites cellules, sa cour centrale, sa pi�ce basse orn�e
de divans turcs o� des jeunes gens jouaient aux cartes. Sur un signe du patron,
ils se levaient et se rangeaient contre le mur. Le patron leur t�tait les
biceps, leur palpait les cuisses, d�ballait leurs charmes intimes et les
d�bitait comme un vendeur sa marchandise.
La client�le �tait s�re de ses go�ts, discr�te, rapide. Je devais �tre une
�nigme pour cette jeunesse accoutum�e aux exigences pr�cises. Elle me regardait
sans comprendre ; car je pr�f�re le bavardage aux actes.
Le c�ur et les sens forment en moi un tel
m�lange qu'il me para�t difficile d'engager l'un ou les autres sans que le reste
suive. C'est ce qui me pousse � franchir les bornes de l'amiti� et me fait
craindre un contact sommaire o� je risque de prendre le mal d'amour. Je
finissais par envier ceux qui, ne souffrant pas vaguement de la beaut�, savent
ce qu'ils veulent, perfectionnent un vice, payent et le satisfont.
L'un ordonnait qu'on l'insulte, un autre qu'on
le charge de cha�nes, un autre (un moraliste) n'obtenait sa jouissance qu'au
spectacle d'un hercule tuant un rat avec une �pingle rougie au feu.
Combien en ai-je vu d�filer de ces sages qui
savent la recette exacte de leur plaisir et dont l'existence est simplifi�e
parce qu'ils se payent � date et � prix fixes une honn�te, une bourgeoise
complication ! La plupart �taient de riches industriels qui venaient du Nord
d�livrer leurs sens, rejoignaient ensuite leurs enfants et leurs femmes.
Finalement, j'espa�ai mes visites. Ma pr�sence
commen�ait � devenir suspecte. La France supporte mal un r�le qui n'est pas tout
d'une pi�ce. L'avare doit �tre toujours avare, le jaloux toujours jaloux. C'est
le succ�s de Moli�re. Le patron me croyait de la police. Il me laissa entendre
qu'on �tait client�le ou marchandise. On ne pouvait combiner les deux.
Cet avertissement secoua ma paresse et
m'obligea de rompre avec des habitudes indignes, � quoi s'ajoutait le souvenir
d'Alfred flottant sur tous les visages des jeunes boulangers, bouchers,
cyclistes, t�l�graphistes, zouaves, marins, acrobates et autres travestis
professionnels.
Un de mes seuls regrets fut
la glace transparente. On s'installe dans une cabine obscure et on �carte un
volet. Ce volet d�couvre une toile m�tallique � travers laquelle l'�il embrasse
une petite salle de bains. De l'autre c�t�, la toile �tait une glace si
r�fl�chissante et si lisse qu'il �tait impossible de deviner qu'elle �tait
pleine de regards.
Moyennant finances il
m'arrivait d'y passer le dimanche. Sur les douze glaces des douze salles de
bains, c'�tait la seule de cette sorte. Le patron l'avait pay�e fort cher et
fait venir d'Allemagne. Son personnel ignorait l'observatoire. La jeunesse
ouvri�re servait de spectacle.
Tous
suivaient le m�me programme. Ils se d�shabillaient et accrochaient avec soin les
costumes neufs. D�sendimanch�s, on devinait leur emploi aux charmantes
d�formations professionnelles. Debout dans la baignoire, ils se regardaient (me
regardaient) et commen�aient par une grimace parisienne qui d�couvre les
gencives. Ensuite ils se frottaient une �paule, prenaient le savon et le
faisaient mousser. Le savonnage se changeait en caresse. Soudain leurs yeux
quittaient le monde, leur t�te se renversait en arri�re et leur corps crachait
comme un animal furieux.
Les uns, ext�nu�s,
se laissaient fondre dans l'eau fumante, les autres recommen�aient la man�uvre ;
on reconnaissait les plus jeunes � ce qu'ils enjambaient la baignoire et, loin,
essuyaient sur les dalles la s�ve que leur tige aveugle avait �tourdiment lanc�e
vers l'amour.
Une fois, un Narcisse qui se
plaisait approcha sa bouche de la glace, l'y colla et poussa jusqu'au bout
l'aventure avec lui-m�me. Invisible comme les dieux grecs, j'appuyai mes l�vres
contre les siennes et j'imitai ses gestes. Jamais il ne sut qu'au lieu de
r�fl�chir, la glace agissait, qu'elle �tait vivante et qu'elle l'avait aim�.
La chance m'orienta vers une vie nouvelle.
Je sortais d'un mauvais r�ve. J'�tais tomb� dans le pire, une fl�nerie malsaine
qui est � l'amour des hommes ce que les maisons de rendez-vous et les rencontres
du trottoir sont � l'amour des femmes. Je connaissais et admirais l'abb� X. Sa
l�g�ret� tenait du prodige. Il all�geait partout les choses lourdes. Il ne
savait rien de ma vie intime, seulement il me sentait malheureux. Il me parla,
me r�conforta et me mit en contact avec de hautes intelligences catholiques.
J'ai toujours �t� croyant. Ma croyance �tait
confuse. A fr�quenter un milieu pur, � lire tant de paix sur les visages, �
comprendre la sottise des incr�dules, je m'acheminai vers Dieu. Certes, le dogme
s'accordait mal avec ma d�cision de laisser mes sens suivre leur route, mais
cette derni�re p�riode me laissait une amertume et une sati�t� o� je voulus voir
trop vite les preuves que je m'�tais tromp� de chemin. Tant d'eau, tant de lait,
apr�s des boissons sc�l�rates, me d�couvraient un avenir de transparence et de
blancheur. S'il me venait des scrupules, je les chassais en me rappelant Jeanne
et Rose. Les amours normales, pensai-je, ne me sont pas interdites. Rien ne
m'emp�che de fonder une famille et de reprendre le droit chemin. Je c�de, somme
toute, � ma pente, par crainte d'effort. Sans effort rien de beau n'existe. Je
lutterai contre le diable et je serai vainqueur.
P�riode divine ! L'�glise me ber�ait. Je me
sentais le fils adoptif d'une profonde famille. Le pain � chanter, le pain
enchant�, transforme les membres en neige, en li�ge. Je montais vers le ciel
comme un bouchon sur l'eau. A la messe, lorsque l'astre du sacrifice
domine l'autel et que les t�tes se baissent, je priais avec ardeur la Vierge de
me prendre sous Sa sainte garde : � Je vous salue, Marie, murmurai-je ;
n��tes-Vous pas la puret� m�me ? Peut-il s'agir avec Vous de pr�s�ances ou
de d�colletages ? Ce que les hommes croient ind�cent, ne le regardez-Vous pas
comme nous regardons l'�change amoureux des pollens et des atomes ! J'ob�irai
aux ordres des ministres de Votre Fils sur la terre, mais je sais bien que Sa
bont� ne s'arr�te pas aux chicanes d'un p�re Sinistrarius et aux r�gles d'un
vieux code criminel. Ainsi soit-il. �
Apr�s
une crise religieuse, l'�me retombe. C'est la minute d�licate. Le vieil homme ne
se d�pouille pas aussi facilement que les couleuvres de cette robe l�g�re
accroch�e aux �glantines. C'est d'abord le coup de foudre, les fian�ailles avec
le Bien-Aim�. Ensuite, les noces et les devoirs aust�res.
Au d�but, tout se faisait dans une sorte
d'extase. Un z�le prodigieux s'empare du n�ophyte. A froid, il devient dur de se
lever et d'aller � l'�glise. Les je�nes, les pri�res, les oraisons nous
accaparent. Le diable, qui �tait sorti par la porte, rentre par la fen�tre,
d�guis� en rayon de soleil.
Faire son salut
� Paris est impossible ; l'�me est trop distraite. Je d�cidai d'aller � la mer.
L�, je vivrais entre l'�glise et une barque. Je prierais sur les vagues loin de
toute distraction.
Je retins ma chambre �
l'h�tel de T.
D�s le premier jour, � T.,
les conseils de la chaleur furent de jouir et de se d�v�tir. Pour monter �
l'�glise il fallait prendre des rues puantes et des marches. Cette �glise �tait
d�serte. Les p�cheurs n'y entraient pas. J'admirai l'insucc�s de Dieu ; c'est
l'insucc�s des chefs-d'�uvre. Ce qui n'emp�che pas qu'ils sont illustres et
qu'on les craint.
H�las ! j'avais beau
dire, ce vide m'influen�ait. Je pr�f�rais ma barque. Je ramais le plus loin
possible, et l�, je l�chais les rames, j'�tais mon cale�on, je m'�talais, les
membres en d�sordre.
Le soleil est un vieil
amant qui conna�t son r�le. Il commence par vous plaquer partout des mains
fortes. Il vous enlace. Il vous empoigne, il vous renverse, et soudain, il
m'arrivait de revenir � moi, stupide, le ventre inond� par un liquide pareil aux
boules du gui.
J'�tais loin de compte. Je
me d�testais. Je tentais de me reprendre. Finalement, ma pri�re se r�duisait �
demander � Dieu qu'il me pardonne : � Mon Dieu, Vous me pardonnez, Vous me
comprenez, Vous comprenez tout. N'avez-Vous pas tout voulu, tout fait : les
corps, les sexes, les vagues, le ciel et le soleil qui, aimant Hyacinthe, le
m�tamorphosa en fleur. �
J'avais d�couvert
pour mes baignades une petite plage d�serte. J'y tirais ma barque sur les
cailloux et me s�chais dans le varech. Un matin, j'y trouvai un jeune homme qui
s'y baignait sans costume et me demanda s'il me choquait. Ma r�ponse �tait d'une
franchise qui l'�claira sur mes go�ts. Bient�t nous nous �tend�mes c�te � c�te.
J'appris qu'il habitait le village voisin et qu'il se soignait � la suite d'une
l�g�re menace de tuberculose.
Le soleil
h�te la croissance des sentiments. Nous br�l�mes les �tapes et, gr�ce � de
nombreuses rencontres en pleine nature, loin des objets qui distraient le c�ur,
nous en v�nmes � nous aimer sans avoir jamais parl� d'amour. H. quitta son
auberge et adopta mon h�tel. Il �crivait. Il croyait en Dieu, mais affichait une
indiff�rence pu�rile pour le dogme. L'�glise, r�p�tait cet aimable h�r�tique,
exige de nous une prosodie morale �quivalente � la prosodie d'un Boileau. Avoir
un pied sur l'�glise qui pr�tend ne pas bouger de place et un pied sur la vie
moderne, c'est vouloir vivre �cartel�. A l'ob�issance passive, j'oppose
l'ob�issance active. Dieu aime l'amour. En nous aimant nous prouvons au Christ
que nous savons lire entre les lignes d'une indispensable s�v�rit� de
l�gislateur. Parler aux masses oblige d'interdire ce qui alterne le vulgaire et
le rare.
Il se moquait de mes remords qu'il traitait de faiblesse. Il r�prouvait mes r�serves. Je vous aime, r�p�tait-il, et je me f�licite de vous aimer.
Peut-�tre notre r�ve e�t-il pu durer sous un ciel o� nous vivions � moiti� sur terre, � moiti� dans l'eau, comme les divinit�s mythologiques ; mais sa m�re le rappelait et nous d�cid�mes de revenir ensemble � Paris.
Cette m�re habitait Versailles et comme je
demeurais chez mon p�re, nous lou�mes une chambre d'h�tel o� nous nous
rencontrions chaque jour. Il avait de nombreuses amiti�s f�minines. Elles ne
m'inqui�taient pas outre mesure, car j'avais souvent observ� combien les
invertis go�tent la soci�t� des femmes, alors que les hommes � femmes les
m�prisent beaucoup et, en dehors de l'usage qu'ils en font, pr�f�rent le
commerce des hommes.
Un matin qu'il me
t�l�phonait de Versailles, je remarquai que cet appareil favorable au mensonge
m'apportait une autre voix que d'habitude. Je lui demandai s'il parlait bien de
Versailles. Il se troubla, se d�p�cha de me donner rendez-vous � l'h�tel �
quatre heures le jour m�me et coupa. Glac� jusqu'aux moelles, pouss� par
l'affreuse manie de savoir, je demandai le num�ro de sa m�re. Elle me r�pondit
qu'il n'�tait pas rentr� depuis plusieurs jours et qu'il couchait chez un
camarade � cause d'un travail qui le retenait tard en ville.
Comment attendre jusqu'� quatre heures ? Mille
circonstances qui n'attendaient qu'un signe pour sortir de l'ombre devinrent des
instruments de supplice et se mirent � me torturer. La v�rit� me sautait aux
yeux. Mme V., que je croyais une camarade, �tait sa ma�tresse. Il la rejoignait
le soir et passait la nuit chez elle. Cette certitude m'enfon�ait dans la
poitrine une patte de fauve. J'avais beau voir clair, j'esp�rais encore qu'il
trouverait une excuse et saurait fournir les preuves de son innocence.
A quatre heures, il avoua que jadis il avait
aim� des femmes et qu'il y revenait, sous l'empire d'une force invincible ; je
ne devais pas avoir de peine ; c'�tait autre chose ; il m aimait, il se
d�go�tait, il n�y pouvait rien ; chaque sanatorium �tait rempli de cas
analogues. Il fallait mettre ce d�doublement du sexe sur le compte de la
tuberculose.
Je lui demandai de choisir
entre les femmes et moi. Je croyais qu'il allait r�pondre qu'il me choisissait
et s'efforcerait de renoncer � elles. Je me trompais. � Je risque, r�pondit-il,
de promettre et de manquer de parole. Mieux vaut rompre. Tu souffrirais. Je ne
veux pas que tu souffres. Une rupture te fera moins de mal qu'une fausse
promesse et que des mensonges. �
J'�tais
debout contre la porte et si p�le qu'il eut peur. � Adieu, murmurai-je d'une
voix morte, adieu. Tu remplissais mon existence et je n'avais plus rien d'autre
� faire que toi. Que vais-je devenir ? O� vais-je aller ? Comment attendrai-je
la nuit et apr�s la nuit le jour et demain et apr�s-demain et comment
passerai-je les semaines ? � Je ne voyais qu'une chambre trouble, mouvante �
travers mes larmes, et je comptais sur mes doigts avec un geste d'idiot.
Soudain, il se r�veilla comme d'une hypnose,
sauta du lit o� il se rongeait les ongles, m'enla�a, me demanda pardon et me
jura qu'il envoyait les femmes au diable.
Il �crivit une lettre de rupture � Mme V. qui simula un suicide en absorbant un
tube de comprim�s pour dormir, et nous habit�mes trois semaines la campagne sans
laisser d'adresse. Deux mois pass�rent ; j'�tais heureux.
C'�tait la veille d'une grande f�te religieuse.
J'avais coutume, avant de me rendre � la Sainte Table, d'aller me confesser �
l'abb� X. Il m'attendait presque. Je le pr�vins d�s la porte que je ne venais
pas me confesser, mais me raconter ; et que, h�las ! son verdict m'�tait connu
d'avance.
� Monsieur l'abb�, lui
demandai-je, m'aimez-vous ? � Je vous aime. � Seriez-vous content d'apprendre
que je me trouve enfin heureux ? � Tr�s content � Eh bien, apprenez que je suis
heureux, mais d'une sorte que d�sapprouvent l'�glise et le monde, car c'est
l'amiti� qui me rend heureux et l'amiti� n'a pour moi aucune borne. � L'abb�
m'interrompit : � Je crois, dit-il, que vous �tes victime de scrupules. �
Monsieur l'abb�, je ne ferai pas � l'�glise l'offense de croire qu'elle
s'arrange et qu'elle fraude. Je connais le syst�me des amiti�s excessives. Qui
trompe-t-on ? Dieu me regarde. Mesurerai-je au centim�tre la pente qui me s�pare
du p�ch�.
� Mon cher enfant, me dit l'abb�
X. dans le vestibule, s'il ne s'agissait que de risquer ma place au ciel, je ne
risquerais pas grand-chose, car je crois que la bont� de Dieu d�passe ce qu'on
imagine. Mais il y a ma place sur la terre. Les j�suites me surveillent
beaucoup. �
Nous nous embrass�mes. En
rentrant chez moi, le long des murs par-dessus lesquels retombe l'odeur des
jardins, je pensai combien l'�conomie de Dieu est admirable. Elle donne l'amour
lorsqu'on en manque et, pour �viter un pl�onasme du c�ur, le refuse � ceux qui
le poss�dent.
Un matin je re�us une d�p�che. � SOIS SANS
INQUI�TUDE. PARTI VOYAGE AVEC MARCEL. T�L�GRAPHIERAI RETOUR. �
Cette d�p�che me stup�fia. La veille, il
n'�tait pas question de voyage. Marcel �tait un ami dont je ne pouvais craindre
aucune tra�trise, mais que je savais assez fou pour d�cider en cinq minutes un
voyage, sans r�fl�chir combien son partenaire �tait fragile et qu'une fugue �
l'improviste risquait de devenir dangereuse.
J'allai sortir et me renseigner aupr�s du
domestique de Marcel lorsqu'on sonna et qu'on introduisit Miss R., d�coiff�e,
hagarde et criant : � Marcel nous l'a vol� ! Marcel nous l'a vol� ! Il faut agir
! En marche ! Que faites-vous l�, plant� comme une b�che ? Agissez ! Courez !
Vengez-nous ! Le mis�rable ! � Elle se tordait les bras, arpentait la pi�ce, se
mouchait, relevait des m�ches, s'accrochait aux meubles, d�chirant des lambeaux
de sa robe.
La peur que mon p�re n'entend�t
et ne v�nt m'emp�cha de comprendre tout de suite ce qui m'arrivait. Soudain, la
v�rit� se fit jour et, dissimulant mon angoisse, je poussai la folle vers
l'antichambre en lui expliquant qu'on ne me trompait pas, qu'il n'existait entre
nous que de l'amiti�, que j'ignorais compl�tement l'aventure dont elle venait de
faire bruyamment l'�talage.
� Quoi,
continuait-elle � tue-t�te, vous ignorez que cet enfant m'adore et vient me
rejoindre toutes les nuits ? Il vient de Versailles et il y retourne avant
l'aube ! J'ai eu d'�pouvantables op�rations ! Mon ventre n'est que cicatrices !
Eh bien, ces cicatrices, sachez qu'il les embrasse, qu'il pose sa joue contre
elles pour dormir. �
Inutile de noter les
transes o� me jeta cette visite. Je recevais des t�l�grammes : � VIVE
MARSEILLE ! � ou � PARTONS TUNIS �.
Le retour fut terrible. H. croyait �tre grond� comme un enfant apr�s une farce.
Je priai Marcel de nous laisser seuls et je lui jetai Miss R. � la face. Il nia.
J'insistai. Il nia. Je le brusquai. Il nia. Enfin, il avoua et je le rouai de
coups. La douleur me grisait. Je frappais comme une brute. Je lui prenais la
t�te par les oreilles et la cognais contre le mur. Un filet de sang coula au
coin de sa bouche. En une seconde, je me d�grisai. Fou de larmes, je voulus
embrasser ce pauvre visage meurtri. Mais je ne rencontrai qu'un �clair bleu sur
lequel les paupi�res se rabattirent douloureusement.
Je tombai � genoux au coin de la chambre. Une
sc�ne pareille �puise les ressources profondes. On se casse comme un pantin.
Tout � coup je sentis une main sur mon �paule.
Je levai la t�te et je vis ma victime qui me regardait, glissait par terre,
m'embrassait les doigts, les genoux en suffoquant et en g�missant : � Pardon,
pardon ! Je suis ton esclave. Fais de moi ce que tu veux. �
Il y eut un mois de tr�ve. Tr�ve lasse et douce apr�s l'orage. Nous ressemblions � ces dahlias, imbib�s d'eau, qui penchent. H. avait mauvaise mine. Il �tait p�le et restait souvent � Versailles.
Alors que rien ne me g�ne s'il s'agit de
parler des rapports sexuels, une pudeur m'arr�te au moment de peindre les
tortures dont je suis capable. J'y consacrerai donc quelques lignes et n'y
reviendrai plus. L'amour me ravage. M�me calme, je tremble que ce calme ne cesse
et cette inqui�tude m'emp�che d'y go�ter aucune douceur. Le moindre accroc
emporte toute la pi�ce. Impossible de ne pas mettre les choses au pire. Rien ne
m'emp�che de perdre pied alors qu'il ne s'agissait que d'un faux pas. Attendre
est un supplice ; poss�der en est un autre par crainte de perdre ce que je
tiens.
Le doute me faisait passer des nuits
de veille � marcher de long en large, � me coucher par terre, � souhaiter que le
plancher s'enfonce, s'enfonce �ternellement. Je me promettais de ne pas ouvrir
la bouche sur mes craintes. Sit�t en la pr�sence de H., je le harcelais de
pointes et de questions. Il se taisait. Ce silence me transportait de
fureur ou me jetait dans les larmes. Je l'accusais de me ha�r, de vouloir ma
mort. Il savait trop que r�pondre �tait inutile et que je recommencerais le
lendemain.
Nous �tions en septembre. Le
douze novembre est une date que je n'oublierai de ma vie. J'avais rendez-vous �
six heures � l'h�tel. En bas, le propri�taire m'arr�ta et me raconta, au comble
de la g�ne, qu'il y avait eu descente de police dans notre chambre et que H.
avait �t� emmen� � la Pr�fecture, avec une grosse valise, dans une voiture
contenant le commissaire de la brigade mondaine, et des agents en civil. � La
police ! m'�criais-je, mais pourquoi ? � Je t�l�phonai � des personnes
influentes. Elles se renseign�rent et j'appris la v�rit� que me confirma vers
huit heures H. accabl�, rel�ch� apr�s son interrogatoire.
Il me trompait avec une Russe qui le droguait.
Mise en garde contre une descente, elle lui avait demand� de prendre � l'h�tel
son mat�riel de fumeuse et ses poudres. Un apache qu'il avait ramen� et auquel
il s'�tait confi� n'avait rien eu de plus press� que de le vendre. C'�tait un
indicateur de police. Ainsi, du m�me coup, j'apprenais deux trahisons de basse
esp�ce. Sa d�confiture me d�sarma. Il avait cr�n� � la Pr�fecture et, sous
pr�texte qu'il en avait l'habitude, fum� par terre pendant son interrogatoire
devant le personnel stup�fait. Maintenant il ne restait qu'une loque. Je ne
pouvais lui faire un reproche. Je le suppliai de renoncer aux drogues. Il me
r�pondit qu'il le voulait, mais que l'intoxication �tait trop avanc�e pour
revenir en arri�re.
Le lendemain on me
t�l�phona de Versailles qu'apr�s une h�moptysie on l'avait transport� d'urgence
� la maison de sant� de la rue B.
Il
occupait la chambre 55 au troisi�me �tage. Lorsque j'entrai, il eut � peine la
force de tourner la t�te vers moi. Son nez s'�tait l�g�rement busqu�. D'un �il
morne il fixait ses mains transparentes. � Je vais t'avouer mon secret, me
dit-il, lorsque nous f�mes seuls. Il y avait en moi une femme et un homme. La
femme t'�tait soumise ; l'homme se r�voltait contre cette soumission. Les femmes
me d�plaisent, je les recherchais pour me donner le change et me prouver que
j'�tais libre. L'homme fat, stupide, �tait en moi l'ennemi de notre amour. Je le
regrette. Je n'aime que toi. Apr�s ma convalescence je serai neuf. Je t'ob�irai
sans r�volte et je m'emploierai � r�parer le mal que j'ai fait. �
La nuit je ne pus dormir. Vers le matin je
m'endormis quelques minutes et je fis un r�ve.
J'�tais au cirque avec H. Ce cirque devint un
restaurant compos� de deux petites pi�ces. Dans l'une, au piano, un chanteur
annon�a qu'il allait chanter une chanson nouvelle. Le titre �tait le nom d'une
femme qui r�gnait sur la mode en 1900. Ce titre apr�s le pr�ambule �tait une
insolence en 1926. Voici la chanson :
Les salades de Paris
Se prom�nent � Paris.
Il y a m�me une escarole
Ma parole
Une escarole de Paris.
La vertu magnifiante du r�ve faisait de
cette chanson absurde quelque chose de c�leste et d'extraordinairement dr�le.
Je me r�veillai. Je riais encore. Ce rire
me sembla de bon augure. Je ne ferais pas, pensai-je, un r�ve aussi ridicule si
la situation �tait grave. J'oubliais que les fatigues de la douleur donnent
parfois naissance aux r�ves ridicules.
Rue
B., j'allais ouvrir la porte de la chambre lorsqu'une infirmi�re m'arr�ta et me
renseigna d'une voix froide. � Le 55 n'est plus dans sa chambre. Il est � la
chapelle. �
Comment trouvai-je la force de
tourner les talons et de descendre ? Dans la chapelle, une femme priait aupr�s
d'une dalle o� le cadavre de mon ami �tait �tendu.
Qu'il �tait calme, ce cher visage que j'avais
frapp� ! Mais que lui faisait maintenant le souvenir des coups, des caresses ?
Il n'aimait plus ni sa m�re, ni les femmes, ni moi, ni personne. Car la mort
seule int�resse les morts.
Dans mon affreuse solitude, je ne pensais
pas retourner � l'�glise ; il serait trop facile d'employer l'hostie comme un
rem�de et de prendre � la Sainte Table un ressort n�gatif, trop facile de nous
tourner vers le ciel chaque fois que nous perdons ce qui nous enchantait sur la
terre.
Restait la ressource du mariage.
Mais si je n'esp�rais pas faire un mariage d'amour, j'eusse trouv� d�shonn�te de
duper une jeune fille.
J'avais connu � la
Sorbonne Mlle de S. qui me plaisait par son allure gar�onni�re et dont je
m'�tais souvent dit que, s'il fallait me marier, je la pr�f�rerais � toute
autre. Je renouai nos liens, fr�quentai la maison d'Auteuil o� elle habitait
avec sa m�re, et, peu � peu, nous en v�nmes � consid�rer le mariage comme une
chose possible. Je lui plaisais. Sa m�re craignait de la voir rester vieille
fille. Nous nous fian��mes sans effort.
Elle avait un jeune fr�re que je ne connaissais pas parce qu'il terminait ses
�tudes dans un coll�ge de j�suites aupr�s de Londres. Il revint. Comment
n'avais-je pas devin� la nouvelle malice du sort qui me pers�cute et qui
dissimule sous d'autres aspects un destin toujours pareil ? Ce que j'aimais chez
la s�ur �clatait chez le fr�re. Au premier coup d'�il, je compris le drame et
qu'une douce existence me demeurerait interdite. Je ne fus pas long � apprendre
que, de son c�t�, ce fr�re, instruit par l'�cole anglaise, avait eu � mon
contact un v�ritable coup de foudre. Ce jeune homme s'adorait. En m'aimant il se
trompait lui-m�me. Nous nous v�mes en cachette et en v�nmes � ce qui �tait
fatal.
L'atmosph�re de la maison se chargea
d'�lectricit� m�chante. Nous dissimulions notre crime avec adresse, mais cette
atmosph�re inqui�tait d'autant plus ma fianc�e qu'elle n'en soup�onnait pas
l'origine. A la longue, l�amour que son fr�re me t�moignait se mua en passion.
Peut-�tre cette passion cachait-elle un secret besoin de d�truire ? Il ha�ssait
sa s�ur. Il me suppliait de reprendre ma parole, de rompre le mariage. Je
freinai de mon mieux. J'essayai d'obtenir un calme relatif qui ne faisait que
retarder la catastrophe.
Un soir o� je
venais rendre visite � sa s�ur, j'entendis des plaintes � travers la porte. La
pauvre fille gisait � plat ventre par terre, un mouchoir dans la bouche et les
cheveux �pars. Debout devant elle, son fr�re lui criait : � Il est � moi ! � moi
! � moi ! Puisqu'il est trop l�che pour te l'avouer, c'est moi qui te l'annonce
!
Je ne pus supporter cette sc�ne. Sa voix
et ses regards �taient si durs que je le frappai au visage. � Vous regretterez
toujours ce geste �, s'�cria-t-il, et il s'enferma.
Tandis que je m'effor�ais de ranimer notre
victime, j'entendis un coup de feu. Je me pr�cipitai. J'ouvris la porte de la
chambre. Trop tard. Il gisait au pied d'une armoire � glace sur laquelle, �
hauteur du visage, on voyait encore la marque grasse des l�vres et le brouillard
d�poli de la respiration.
Je ne pouvais plus vivre en ce monde o� me
guettaient la malchance et le deuil. Il m'�tait impossible de recourir au
suicide � cause de ma foi. Cette foi et le trouble o� je restais depuis
l'abandon des exercices religieux me conduisirent � l'id�e de monast�re.
L'abb� X., � qui je demandai conseil, me dit
qu'on ne pouvait prendre ces d�cisions en h�te, que la r�gle �tait tr�s rude et
que je devrais essayer mes forces par une retraite � l'abbaye de M. Il me
confierait une lettre pour le sup�rieur et lui expliquerait les motifs qui
faisaient de cette retraite autre chose qu'un caprice de dilettante.
Lorsque j'arrivai � l'abbaye, il gelait. La
neige fondue se transformait en pluie froide et en boue. Le portier me fit
conduire par un moine aupr�s duquel je marchais en silence sous les arcades.
Comme je l'interrogeais sur l'heure des offices et qu'il me r�pondait, je
tressaillis. Je venais d'entendre une de ces voix qui, mieux que des figures ou
des corps, me renseignent sur l'�ge et sur la beaut� d'un jeune homme.
Il baissa son capuchon. Son profil se d�coupait
sur le mur. C'�tait celui d'Alfred, de H., de Rose, de Jeanne, de Dargelos, de
PAS DE CHANCE, de Gustave et du valet de ferme.
J'arrivai sans force devant la porte du cabinet
de Don Z.
L'accueil de Don Z. fut
chaleureux. Il avait d�j� une lettre de l'abb� X. sur sa table. Il cong�dia le
jeune moine. � Savez-vous, me dit-il, que notre maison manque de confort et que
la r�gle est tr�s dure ? � Mon p�re, r�pondis-je, j'ai des raisons de croire que
cette r�gle est encore trop douce pour moi. Je bornerai ma d�marche � cette
visite et je garderai toujours le souvenir de votre accueil. �
Oui, le monast�re me chassait comme le
reste. Il fallait donc partir, imiter ces P�res blancs qui se consument dans le
d�sert et dont l'amour est un pieux suicide. Mais Dieu permet-il m�me qu'on le
ch�risse de la sorte ?
C'est �gal, je
partirai et je laisserai ce livre. Si on le trouve, qu'on l'�dite. Peut-�tre
aidera-t-il � comprendre qu'en m'exilant je n'exile pas un monstre, mais un
homme auquel la soci�t� ne permet pas de vivre puisqu'elle consid�re comme une
erreur un des myst�rieux rouages du chef-d'�uvre divin.
Au lieu d'adopter l'�vangile de Rimbaud : Voici
le temps des assassins, la jeunesse aurait mieux fait de retenir la phrase :
L'amour est � r�inventer. Les exp�riences dangereuses, le monde les accepte dans
le domaine de l'art parce qu'il ne prend pas l'art au s�rieux, mais il les
condamne dans la vie.
Je comprends
fort bien qu'un id�al de termites comme l'id�al russe, qui vise au pluriel,
condamne le singulier sous une de ses formes les plus hautes. Mais on
n'emp�chera pas certaines fleurs et certains fruits de n'�tre respir�s et mang�s
que par les riches.
Un vice de la soci�t�
fait un vice de ma droiture. Je me retire. En France, ce vice ne m�ne pas au
bagne � cause des m�urs de Cambac�r�s et de la long�vit� du Code Napol�on. Mais
je n'accepte pas qu'on me tol�re. Cela blesse mon amour de l'amour et de la
libert�.