Extraits de Quand mourut Jonathan :

 

 

Quatres extraits commentés  ( 1 - 2 - 3 - 4)et  les commentaires sur l'ouvrage par Corentin Feldoe

 

 

 

EXTRAIT 1

Je vous propose quatre extraits de « Quand mourut Jonathan . », de Tony Duvert, dont voici le premier .

Le livre s'articule sur les deux séjours de Serge chez Jonathan ( deux mois de vacances á l'âge de huit ans et á l'âge de dix ans . ) Jonathan est artiste ( peintre, dessinateur, graveur ) et connaît Serge depuis ses huit ans . Le passage ci-dessous se déroule lors du premier séjour de Serge chez Jonathan .

Je n'ai choisi ni les extraits les plus croustillants, ni les extraits les moins " salés " . On aime ou aime pas Duvert ... Il a une belle puissance d'écriture ( incomparable avec Matzneff ou Peyrefitte ), une sensiBiLité tres affirmée, qui s'exprime en pratique . Les longues tirades de Serge, notamment la description de la fresque, sont délicieuses, et je vous encourage vivement á les lire ou relire dans le roman ( pcq je ne posterai pas ces extraits-lá ;-( .) J'en ai déja trop dit : place au texte .


« Quand mourut Jonathan . », par Tony Duvert, Les éditions de minuit,
1978 .



p.48-55

" Comme le soleil était vif chaque jour, Jonathan mit le linge à sécher dehors . D'ailleurs, il y en avait trop maintenant pour le
pendre à la cuisine comme à l'accoutumée .

Il lavait à la vieille façon, avec un matériel vétuste qu'il avait trouvé dans la cave : lavoir de ciment, lessiveuse avec son tube à
champignon, réchaud à gaz, battoir et brosse en, chiendent à moitié dégarnie . Il aimait ce travail solide – qui l’enchanta davantage
quand se mêlèrent à ses vêtements les habits sales de Serge . Il leur consacra un soin extrême . Curieux, Serge l’observa tout au long : il
ne connaissait que les blanchisseries des villes, cette grande lessive familière lui plut . C’était l’avant-dernier jour . Tout
serait sec, visité et repassé pour son départ .

Jonathan avait ressenti l’envie sourde de voler quelques habits de l’enfant, de les cacher . Il n’osa pas . Barbara ou Serge étaient
assez désinvoltes pour que le larcin reste inaperçu, mais, dans la solitude de Jonathan, ces vêtements prendraient trop de place,
seraient trop présents au fond de leur recoin, où Jonathan n’irait jamais les regarder, sauf peut-être une seule fois, avant de les
ramasser en boule et de les jeter, très loin d’ici, dans la rivière, bien lestés de cailloux .

La voisine s’assombrit quand elle vit Jonathan étaler la jolie lessive . Ces petites tailles d’habits étaient propriété de femme,
aucun monsieur ne touche cela . Elle haussa les épaules, murmura pour elle-même, ne se montra pas . C’était bien lavé, le blanc blanc, les
couleurs très vives, les choses en laine légères et floconneuses, tout net comme la gaieté . Du mauvais travail l’aurait, bien sûr,
mieux satisfaite : elle aurait pu intervenir, dire ce qu’elle savait, régner un peu .

Serge aida à pendre la lessive . Il tirait du baquet ses dépouilles à lui, car il n’osait toucher les vêtements de Jonathan . Puis il se
décida à en exhiber un, et un autre, avec un rire crapule et presque une danse . Jonathan, la bouche suçant quelques épingles à linge, ne
réagit pas . Leurs silhouettes d’étoffe s’agitèrent au vent ., brillèrent sous le soleil, très nues, très naïves, parmi les draps et
les serviettes .

Serge ne manifestait pas la même ironie quand ils se lavaient ensemble : la vraie nudité effaçait les différences que les habits
accusaient ou créaient . On chauffait une grande marmite d’eau, on préparait le tub au milieu de la cuisine, en poussant tables et
chaises . Pour que Serge n’ait pas froid, cela se passait au meilleur de l’après-midi – cela durait presque jusqu’au dîner . Jonathan
lavait d’abord l’enfant ; il exécutait cet office sans fantaisie et restait vêtu . Serge se tenait bien, droit comme un militaire . Mais
ensuite Jonathan se déshabillait, rallongeait l’eau du bassin, y entrait debout : aussitôt le gamin, la figure écarlate et le corps
perlé de gouttelettes, commençait les agaceries, les niches, les gros mots . Le mardi gras d’être nu, mouillé, les fesses fraîches et le
bout dressé, à la cuisine, à l’heure des tartines et des sorties d’école .

- Ta grosse couille ! gloussait-il, lorgnant de biais le membre de Jonathan, qu’il finissait par saisir, gifler, tordre, avant de
déclarer :

- Moi, j’te lave .

Il savonnait vigoureusement Jonathan, partout, à fond, jusqu’au plus indiscret, avec le sans-gêne et l’énergie d’une ménagère qui torche
ses moutards . Jonathan ne lavait lui-même que son visage et ses cheveux, régions trop éloignées pour que le petit puisse les traiter
sans maladresse .

Ce récurage achevait d’énerver Serge . Il semblait affamé . Il avait évité de se remouiller, puis il s’en était moqué et il avait attrapé
du savon en se plaquant à Jonathan . Des taches mousseuses, rondes, ovales, en chapelet, indiquaient sur sa peau les points de contact
entre les corps .

Leurs bousculades produisaient un océan d’éclaboussures . Il fallait déserter la cuisine . Serge et Jonathan montaient dans la chambre et,
couchés le grand sous le petit, ils s’enveloppaient du même drap de bain . La gamin reprenait ses facéties sur le ventre, sur le dos du
jeune peintre . Les peaux moites, poisseuses de savon, émettaient, en se collant, se décollant selon les tortillements de Serge, des bruits
de pets et de succion .

Le calme revenait après la circonstance qui assouvit les garçons .
Serge, désormais, se jugeait assez sec et il en venait à l’essentiel : s’asseoir sur Jonathan, tête-bêche, comme sur un
fauteuil créé à cet usage . Les jambes de Jonathan un peu repliées formaient le dossier du meuble, dont son abdomen, sexe apaisé, était
le siège . Selon les jours, Serge s’allongeait là-dessus à plat dos, ou en chien de fusil, ou même à plat ventre ; l’inclinaison du
dossier serait réglée en conséquence . Dans tous les cas, le but était d’offrir à Jonathan, très disjointe, une partie que ce dernier
devait caresser aussi longtemps que Serge le jugerait bon .
Invariablement, cette caresse était un effleurement de l’index, ou plutôt de sa pulpe, qui suivait une course précise, sans appuyer ni
modifier son rythme . Le doigt touchait la raie des fesses, quatre ou cinq centimètres au-dessus du trou, glissait, frôlait au bord de
l’anneau ou chatouillait son milieu, continuait plus bas, plus vite, dessinait le tour des bourses, puis il s’évanouissait . Trois
secondes plus tard, il renaissait là-haut, et reprenait sa glissade .
Après mille parcours, le grain délié de la peau enfantine paraissait à Jonathan grossi, presque râpeux, tandis que la chair de son doigt
était comme mise à vif .

Les autres caresses intéressaient moins Serge ou lui inspiraient des entreprises . Cette chatouille-là, au contraire, se suffisait à elle-
même . Bientôt, l’érection de l’enfant retombait : il prenait son pouce dans la bouche et fermait les yeux, plus immobile et plus
amolli qu’un dormeur . Occupé à ce devoir monotone, Jonathan s’engourdissait aussi ; mais que son doigt abandonne, et la voix de
Serge éclatait sur-le-champ :

- Continue ! Continue-le !

Ils avaient inauguré ce rituel l’année d’avant, un matin qu’ils étaient seuls et qu’ils avaient dormi nus . Serge, admis à visiter
les ressources d’un garçon adulte, avait découvert la position où Jonathan servait de chaise-longue, et, satisfait qu’une anatomie soit
aussi habitable, il se l’était appropriée, gracieusement mis sans réplique . Jonathan avait embrassé les nudités offertes à son
visage . La petite caresse était née parmi d’autres, et Serge l’avait élue, en expliquant, sous le plus gras des rires qu’il savait :

- Ca m’fait de l’électricité dans mon cul !
- On mettra une lampe, avit suggéré Jonathan .
- Ah ouais dis donc eh une lampe ! Allez, refais-le !

En même temps avaient commencé la succion de pouce et la torpeur .
Sinon, pour s’endormir, Serge à six ans mâchait une serviette à thé qu’il serrait dans un poing .

Son premier matin à la campagne, avant le véritable éveil, la posture s’était recomposée spontanément, avec l’étrange perfection du
mouvement des oiseaux, du sommeil des renards . Mais Jonathan l’éprouvait comme un rite d’éclosion, végétal, lent et secret, dans
sa monotonie, son oubli du temps, des actes, des images . Leurs autres intimités sensuelles étaient banales : celle-ci devait sa
rareté à la répétition et à l’hypnose qu’elle produisait .

Ce n’était pas un plaisir du soir, ni du jardin . Serge ne le recherchait qu’au lit, en s’éveillant, ou après le tub .

Les moments consacrés à la toilette du corps, deux ou trois fois par semaine, condensaient toutes les idées que sa nudité et celle de
Jonathan lui dictaient . Il s’amusait à uriner de loin dans le tub, et il savait comment se retrousser et se pincer pour obtenir une
projection raide et longue comme celle d’une lance d’incendie . Il réclamait que Jonathan l’imite : d’un naturel pudique, Jonathan
prétextait qu’il manquait des eaux nécessaires .

- T’aurais qu’à boire, insistait le petit .
- Ca ne ressortira pas tout de suite, disait Jonathan .

Serge visait le bassin depuis la porte de la cuisine, ou prétendait chercher une souris à arroser . Mais ces tumultes les effrayaient, on
n’en voyait pas une .

Elles se montraient plutôt le soir après-dîner, et leur théâtre favori était le dessus du fourneau . Elles y grignotaient ce qui
avait débordé des casseroles ; ces résidus demi-brûlés, que Jonathan nettoyait le matin, leu plaisaient lieux que les petits repas qu’on
disposait par terre et qu’elles laissaient souvent intacts . Le lait caillait, la confiture se croûtait, le lard suintait . Puis on
retrouvait les soucoupes vides, nettes comme si une armée de rats avait envahi cette cuisine de cocagne .

Le goût de Serge pour les animaux était plus faible que ne l’aurait fait croire l’attention qu’il leur consacrait . Il était surtout
curieux de Jonathan, des espaces de Jonathan avec ce qu’il y avait dedans, choses vives ou inertes .

La chambre, par exemple, était un lieu où, nu sous des draps tièdes, et si on restait à lire, à veiller, sans bouger, sans parler, les
souris, non, une souris, elle ou son frère, ferait une audacieuse apparition, et se hasarderait même sur le couvre-lit, à leurs pieds,
comme si elle suivait un chemin nécessaire, inévitable quel qu’en soient les dangers nouveaux .

Et elles dévisageaient les deux garçons avec une telle malice et mêlaient tant d’hésitations, de retours et d’avances effrontées dans
leur passage que, de vermines, elles devenaient êtres nains, êtres fées, proches des gnomes, des lutins, des servans, de toutes les
canailles miniatures qui, autrefois, peuplaient le monde et ricanaient derrière les gens avant de leur jouer un tour . Mais Serge
aurait préféré que la souris apparaisse lorsqu’il étreignait Jonathan, et il se la serait mise là .

C’est ce qu’il tenta de faire avec le lapereau, le soir où ils dormirent ensemble . Après s’être distrait à la course gentiment par
terre, Serge l’emporta sur le lit et le posa dans le nid de ses cuisses : l’animal n’eut pas un coup de museau pour son sexe . En
vérité il n’aimait pas être là, et Serge peinait à la contenir . Mais cette boule tressaillante excita les audaces de l’enfant : il
entrebâilla les jambes, montra son trou au petit lapin et le pelotonna tout contre, mots grossiers à l’appui . Entre deux rires
aigus, il reçut les chatouilles que lui fit l’animal velouté, qui frissonnait du pelage, des oreilles, et essayait de bondir .

Le cynisme de Serge troubla Jonathan ; il réfréna une tentation de l’imiter ( en une scène où Serge serait le lapin ) . Il désira plutôt
être brutalisé lui-même, quand l’enfant changerait de jouet .

Car Serge, délicat et très doux en amour, devenait batailleur dès que l’on s’occupait de son beau petit membre : et il querellait le sexe
de Jonathan comme si ç’avait été un bâton incassable . Serge, aussi, mordait volontiers . Dans sa première année d’école, plusieurs
enfants de sa classe l’avaient craint pour cela . Il osait parfois éprouver jusqu’au sang l’endurance de Jonathan, lui mordait la joue,
l’avant-bras, la tétine, le flanc, qu’il mâchait près du foie après avoir pincé un pli de peau . Les yeux humides de douleur, Jonathan se
soumettait à ce mystère et n’y voyait nulle cruauté, sinon celle des initiations primitives, des liens tribaux et des pactes enfantins –
le plus tendre, s’il ressemblait à l’émotion qu’il laissait après lui .

Un autre bonheur de Jonathan, ces jours de grande toilette, était de renifler sur le crâne du gamin les effluves sidérants du shampooing
bon marché, quand, les draps tirés au cou, le plaisir pris, la lampe éteinte, leurs têtes se rapprochaient étroitement pour dormir . »

 


 

EXTRAIT 2

 

 

L'extrait se situe le premier jour du deuxieme séjour de Serge, qui a maintenant 10 ans, chez Jonathan .



Extrait de " Quand mourut Jonathan . " de Tony Duvert, Les éditions
de Minuit, 1978 .

p.173-174



" Prendre Serge par le cou procura à Jonathan une sensation étrange .
Il eut l'impression que ce n'était pas Serge qu'il touchait, mais un être indéfini, plus général, presqu'abstrait : un garçon . N’importe
quel garçon . Quelque chose, dans la présence physique de Serge, ne lui appartenait pas en propre .

Cette sensation était neuve, gênante, presque répugnante . L’enfant, à six ans, à huit ans, avait été tout entier son corps, et son corps
était lui tout entier . Maintenant, au contraire, il avait, bizarrement, un corps à regarder, attirant, expressif, qui devait
être lui, et un autre corps à toucher, ce corps anonyme de garçon : un corps en trop .

Jonathan se demanda si Serge éprouvait aussi son contact de la même façon, désormais . L’enfant semblait à l’aise .

Alors, ce n’ était peut-être qu’une impression fausse, qu’inspirait à Jonathan sa crainte d’être devenu étranger à Serge . Il l’espéra,
mais resta timide dans ses gestes – même lorsque l’enfant lui embrassa la figure . Et même, le soir, au lit ( car le petit lit d’en
bas fut oublié ), quand Serge provoqua le garçon, avec dans les yeux une malice si particulière que Jonathan eut la certitude qu’à
présent Serge savait quel nom tout cela portait . »


Tony Duvert décrit ici la différence des rapports que Serge entretient avec son propre corps á huit et á dix ans . Il y a vraiment beaucoup de choses á dire sur ce passage . Je vous le donne en pâture ;-)


 

 

EXTRAIT 3

 

Cet extrait se situe á la fin de la premiere semaine du second séjour de Serge ( 10 ans ) chez Jonathan . Pour rappel : Simon et Barbara sont les parents de Serge .

Le petit lit dont parle Serge au début de l'extrait est celui que Jonathan avait préparé dans une chambre séparée, á l'intention de Serge qu'il n'a plus vu depuis deux ans .



Extrait de " Quand mourut Jonathan . " de Tony Duvert, Les éditions
de Minuit, 1978 .




p.180-181

« - Tu l’avais pas, le lit, avant ?

Environ une semaine avait passé sans que Serge s’intéresse au petit lit . Puis il suggéra à Jonathan qu’ils le montent dans la chambre .
Il aurait bien aimé essayer de dormir tout seul, mais il voulait être avec Jonathan .

Le lit du jeune homme, il est vrai, était très étroit pour deux . Et si le coucher, l’endormissement de Serge se faisaient contre
Jonathan, son sommeil profond était indépendant : il s’endormait sur l’arrête du lit, glissait entre la literie bordée et le côté du
matelas, et passait la nuit dans cette sorte de hamac .

Si on enlevait les meubles, il y avait assez de place pour le deuxième lit dans la chambre . La difficulté était plutôt de le
monter jusque-là . Beaucoup de patience le permit . Quant à la pièce du bas, elle devint atelier et salle à manger .

Simon n’avait pas menti au sujet de la pudeur actuelle de Serge . Il se déshabillait en coulant de ses vêtements dans le lit ; et tenait
se laver sans témoin .

- Faut pas se montrer quand on est sale, affirma-t-il .
Pourtant, avec Jonathan, il faisait beaucoup plus que se montrer : et en de tels instants, il se souciait peu d’être propre ou non . Mais
c’était autre chose .

Cette recherche d’indépendance corporelle n’attrista pas Jonathan .
Cependant, leurs accouplements y parurent, à ses yeux, moins naturels : c’étaient des minutes de contact, prises sur des heures et
des heures sans toucher . Le mélange de corps, auquel se complaisait Serge plus petit était révolu . Leurs étreintes, nommables et
distinctes des autres choses de la journée, en devenaient plus intenses et moins pures . Jonathan fut long à s’accoutumer à cela .
Il était très gêné d’être, alternativement, avec et sans sexe, avec et sans corps, selon les désirs de l’enfant . Puis il se résigna à
cette banalisation de leur amour, et n’en fut pas malheureux . Serge était extrêmement lascif et hardi : dès que cette chose-là lui venait
en tête, il n’avait plus la moindre pudeur ; son intérêt pour le membre du jeune homme était inlassable et gourmand ; être caressé
ailleurs qu’à son propre sexe l’ennuyait ; s’il était enlaceur, embrasseur et tendre, c’était plutôt quand il était vêtu et chaussé (
avoir les pieds nus le rendait égrillard ) . »





Même réflexion que l'autre jour quant aux rapports changeant de Serge á son propre corps .


 

EXTRAIT 4

 

 

Extrait de " Quand mourut Jonathan . " de Tony Duvert, Les éditions de Minuit, 1978 .

Voici le quatrieme et peut-être pas dernier ( ArdiS ... ;-) ) extrait de ce bien BeL ouvrage ...


p.196-200

« Serge n’aimait pas tellement les illustrés humoristiques . Il préférait les petites brochures aux images en noir et blanc, au
dessin souvent hideux, qui racontent des aventures . Il lut . Satana, Buffalo Bill, Harry Sprint, Colt, Misterlady, Atomos, Coup dur, Tom
Berry, Brik, Jingo, Fantastik, Krimi, Hallucination, Zara la vampire, Brûlant, Clameurs, Choc, Il est minuit …, Anticipation, Eclipso,
Démon, X12, Genius, Vengeur, La Louve, Zorro, Don Z., et une quantit d’autres qu’il choisissait d’après l’image de couverture, et qu’il
feuilletait un instant . Feuilleter lui était un art difficile : il fallait, expliquait-il, regarder dedans pour vérifier qu’il ne
connaissait pas, mais ne pas trop regarder pour ne pas le lire d’avance et ne pas perdre la surprise . La solution était de loucher
un rien . Les images en devenaient troubles : et si, dans cette brume, il identifiait un détail, alors il réaccomodait la vue,
examinait cela de plus près avec l’anxiété d’en lire trop, puis, soulagé, il s’écriait :
- Non, j’l’ai déjà !

Car déflorer, le soir, au lit, une brochure bien intacte et bien prometteuse lui était un plaisir incomparable . Il en oubliait même
Jonathan, et il se serait couché à l’heure des poules .

Cependant, n’avoir rien à lire ne le désoeuvrait pas . Il savait occuper de mille façons ses après-dîners . Les illustrés,
rituellement, couronnaient plutôt les journées où, retour de la ville, épuisé d’avoir nagé, ramé, cabriolé, eu des bavardages et reçu
du soleil, il se délectait, sitôt son repas pris, d’aller au lit et là, bien éclairé, bien calé, un paquet de biscuits et une limonade
glacée à portée de la main, d’entamer des brochures neuves qu’ils avaient rapportées . Ce rituel , enfin, supposait qu’on ait
soigneusement tout rang, en bas, et que le petit lit soit fait ( le moindre pli du drap sous ses fesses, la moindre miette de biscuit
auraient tout gâché ), et que Jonathan, sur l’autre lit, soit lui- même couché, sa personne et sa literie bien en ordre, et qu’il lise
sagement .

Jonathan simulait donc de lire . En réalité, il ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’enfant ; il le contemplait là plus volontiers
qu’à la piscine ; il l’admirait ; une chaleur profonde et tendre l’envahissait ; c’était son plus grand bonheur .

Leurs lits étaient à angle droit l’un de l’autre et formaient un T, dont les deux barres étaient séparées par un espace d’environ un
mètre . Jonathan habitait la barre verticale ; sa tête touchait le mur du fond, ses pieds regardaient Serge installé sur l’autre barre
du T, laquelle occupait de tout son long le mur d’en face et un angle à gauche . C’est dans cet angle que s’adossait, à un couple
d’oreillers blancs, l’indigène papivore que Jonathan, du haut de son île, aimait à examiner .

Il en exécutait de rapides et nombreux croquis, sans rien dire . Il ne montrait pas ces portraits à l’enfant, et il cachait les feuilles
dans un gros livre qui lui tenait lieu de sous-main . Là-bas, sur l’île aux brochures, il se passait des choses . Serge croquait des
petits-beurre ; le silence était tel qu’on percevait le bruit, comme d’un événement géologique lent, massif, régulier et souterrain, de la
pâte friable écrasée sous les meules des dents . Ce commentaire discret de l’illustré était, pour Jonathan, un chant magique qui
captivait son oreille et lui faisait tomber son crayon des doigts .
Sans le calme et la résonance particulière du soir, cette rumeur granuleuse, sablée, de biscuit broyé, sans salive, aurait été
inaudible ; elle était attachée au crépuscule ; son émission mystérieuse en une heure furtive l’apparentait aux phénomènes
zoologiques les plus rares, que seuls des naturalistes d’une patience et d’une finesse d’attention extrêmes parviennent à capter, au terme
de long périples tropicaux, entre l’instant où les singes ne crient plus et celui où les prédateurs nocturnes commencent à rôder .

Serge passait beaucoup de temps à décoller de ses dents, avec le petit doigt, les restes de pâte devenus gluants, qu’à croquer les
biscuits mêmes . Il était difficile de savoir laquelle de ces deux actions il préférait . Les bruits de bouche, de langue, de gosier qui
accompagnaient ce ménage de la denture et des gencives, n’avaient rien d’exotique, eux : ils étaient douillettement organiques, jolis,
humains, et donnaient une irrésistible envie de partager le goût de cette bouche-là .


Quand les provisions étaient consommées, la limonade avalée, la lecture très en route, l’indigène du T relâchait ses protocoles .
D’abord, il renonçait à sa posture canonique d’enfant mis au lit . Il repoussait les draps, s’installait sur le flanc, ou à plat ventre,
les pieds vers l’oreiller . Le pyjama qu’il tenait à porter lui pesait – la saison était chaude -, il murmurait :
- Fait chaud, hein ? Moi, j’ai chaud ! . . . Je l’mettrai après .

Et, s’étant déboutonné et déculotté ( mais il préservait plus ou moins sa pudeur en ramenant au bon endroit une manche ou un coin de vêtement abandonné sur le lit ), il reprenait sa lecture . Aussitôt, Jonathan, qui, lui, continuait de coucher nu, se sentait autorisé à rejeter ses draps – son gros livre lui tenant lieu de pagne .

Ces décences de l’enfant lui semblaient, finalement, d’étranges malices, des hypocrisies à l’intention obscène .
Et Serge manquait rarement de lui donner raison . Du moins, une fois ses brochures finies . Alors, les deux insulaires se rendaient visite . »



Commentaire sur le roman .



Ce passage courageux peut-être lu de bien des façons ... Chacun ( BLs et non-BLs de toutes tendances ) y verra sans doute de quoi étayer ses propres idées .

La fin du roman ( suicide de Serge lors d'une fugue de chez ses parents vers chez Jonathan ) est assez dure, et ouvre le roman sur une série de réflexions sur le theme de ce qui et de qui a bien pu rendre cet enfant malheureux comme ça .

Duvert ne répond pas explcitement á la question, et en même temps, tout le roman est une réponse á cette question .

- Est-ce parceque sa mere lui interdit tout nouveau séjour chez Jonathan, qu'il aime ?

- Est-ce parceque Jonathan a eu le cynisme de lui faire goûter un bonheur qu'il savait fragile et provisoire et que le retour á la réalité est trop dur á supporter ?

- Est-ce, plus simplement, un désespoir amoureux ?

Autrement dit, est-ce á cause de l'insouciance cynique Jonathan, est-ce á cause de l'intolerance et de la jalousie de la mere de Serge, est-ce á cause d'une faiblesse de Serge ?

Le pire idée qui me vient á l'esprit, c'est qu'il se trouvera des gens pour isoler une de ces trois raisons .

Remarque au passage : ce n'est pas le premier suicide de LB dans la littérature ... ( Alexis dans le Corydon d'André Gide, Alexandre dans les amitiés particulieres de Roger Peyrefitte ... ) . Quant á la vie ...


Voilá voilá .