René Etiemble (né en 1910)
Timarque
EXTRAIT :
(…)
Il entraîna l'enfant vers un des bancs sans dossier qui servaient de filets
pour un jeu copié du tennis. Assis à califourchon, il invita André Steindel à
l'imiter.
" N'aie pas peur, bleu. Je ne te ferai pas de mal. Au contraire,
si tu es gentil avec moi, aucun moyen ne t'ennuiera, ni aucun grand. Tu n'auras
qu'à venir me dire : un tel m'a frappé ; ou bien : s'est moqué de moi. S'il
s'agit d'un moyen, je le rosse : d'un grand, je lui explique… Tu vois, n'aie pas
peur.
-Non, je n'ai plus peur, vous êtes si bon.
-Dis-moi "tu" bleu !
puisque te voici mon lapin.
-Je veux bien devenir votre lapin, si vous…
-Dis-moi "tu" je te dis ; tu veux que je t'explique. T'es donc pas dessalé.
Tiens… "
La vois s'approcha si près que l'enfant, malgré l'obscurité,
aperçut le regard du grand : le grand louchait. Une main saisissait celles
d'André, les attirait, les guidait vers la poche du pantalon. Le " bleu " poussa
un cri aigu et retira ses doigts si vivement que la couture céda jusqu'au genou.
" Eh bien, qu'est-ce que tu as ? grogna Lamblin. Je te dis de ne pas avoir
la pétasse.
-Comment ?
-Décidément, t'en as une couche mon pauv' vieux.
T'es plus con que le con qui t'as fait con. Andouille, va ! Tu déchire mon
phalzar. Démarre et rondement. Pigé ?"
André ne connaissait pas cet argot.
Ces termes inconnus l'épouvantaient. Figé sur le banc il essayait de les répéter
pour en diminuer le maléfice, bien plus que pour en élucider le sens. Vains
efforts. Pendant la dernière étude, il ne cessa de regarder Maurice. Celui-ci
fixait un cahier dont il ne tourna pas une page. De sa braguette, mal boutonnée,
sortait un morceau de chemise. André rougit et frissonna.
Ni l'un ni
l'autre, ce soir-là, ne goûta au dîner. Tous les " copains " s'accordaient
cependant à le trouver moins mauvais que de coutume. En montant l'escalier du
dortoir, Maurice chuchota dans l'oreille de son ami :
" Ils t'ont
touché ?
-Non ! il m'a forcé de le toucher ".
Ils se prirent
les mains, qui tremblaient. Leurs regards tremblaient aussi et les larmes que
chaque pas agitait au bord de la paupière.
André revit nettement tous les
détails de cette scène tandis qu'il s'efforçait de la raconter à Leblanc sans
employer aucun " gros mot ". " C'est tout ? Ben mon gars, t'es rien noix. Moi
qui te parle, j'ai eu la chtouille - tu sais pas ce que c'est p't'être enfin, la
chaude-lance, quoi ! Grouillons-nous de rentrer, le père va rouspéter.
-Faut-il en parler à ma mère ?
-A ta mère ? Mais t'es dingue. Tu crois
que j'ai pleurniché moi, dans les jupe à " timère ". Peau de zébi. C'est des
trucs que les vieux ont pas besoin de savoir. Le jour que le paternel a deviné
que j'avais une bonne amie, il m'a cassé les reins à coups de sabot. Tu parles
que je raconte mes histoires. Bernique ! J'ai raflé 20 balles dans la caisse
pour acheter du santal blanc. Crois-moi, mon gars : ta mère, elle pigera pas (…)
L'enfant de choeur
Gallimard 1971