Gustave Flaubert (1821-1880)
Salambô
EXTRAIT : (le texte complet est disponible ici)
Le texte en bleu est le passage repris dans l'anthologie de de Saintonge
Les Barbares s'entre-regardèrent
silencieusement. Ce n'était pas la mort qui les faisait pâlir, mais l'horrible
contrainte où ils se trouvaient réduits.
La communauté de leur existence
avait établi entre ces hommes des amitiés profondes. Le camp, pour la plupart,
remplaçait la patrie ; vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon
leur besoin de tendresse, et l'on s'endormait côte à côte, sous le même manteau,
à la clarté des étoiles. Puis, dans ce vagabondage perpétuel à travers toutes
sortes de pays, de meurtres et d'aventures, il s'était formé d'étranges amours,
-- unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait
le plus jeune au milieu des batailles, l'aidait à franchir les précipices,
épongeait sur son front la sueur des fièvres, volait pour lui de la nourriture ;
et l'autre, enfant ramassé au bord d'une route, puis devenu Mercenaire , payait
ce dévouement par mille soins délicats et des complaisances d'épouse.
Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d'oreilles, cadeaux qu'ils
s'étaient faits autrefois, après un grand péril, dans des heures d'ivresse. Tous
demandaient à mourir, et aucun ne voulait frapper. On en voyait un jeune, çà et
là, qui disait à un autre dont la barbe était grise : " Non ! non, tu es le plus
robuste ! Tu nous vengeras, tue-moi ! " et l'homme répondait : " J'ai moins
d'années à vivre ! Frappe au coeur, et n'y pense plus ! Les
frères se contemplaient, les deux mains serrées, et l'amant faisait à son amant
des adieux éternels, debout, en pleurant sur son épaule. (...)
Ils
retirèrent leurs cuirasses pour que la pointe des glaives s'enfonçât plus vite.
Alors, parurent les marques des grands coups qu'ils avaient reçus pour Carthage
; on aurait dit des inscriptions sur des colonnes.
Ils se mirent sur
quatre rangs égaux à la façon des gladiateurs, et ils commencèrent par des
engagements timides. Quelques-uns s'étaient bandé les yeux, et leurs glaives
ramaient dans l'air, doucement, comme des bâtons d'aveugle. Les Carthaginois
poussèrent des huées en leur criant qu'ils étaient des lâches. Les Barbares
s'animèrent, et bientôt le combat fut général, précipité, terrible.
Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants,
tombaient dans les bras l'un de l'autre et mouraient en se donnant des
baisers. Aucun ne reculait. Ils se ruaient contre les lames tendues. Leur
délire était si furieux que les Carthaginois, de loin, avaient peur.