Gustave Flaubert (1821-1880)
Salambô
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License ABU
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Version 1.1, Aout 1999
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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
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<IDENT salammb>
<IDENT_AUTEURS flaubertg>
<IDENT_COPISTES maretv>
<ARCHIVE http://abu.cnam.fr/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Salammbô>
<GENRE prose>
<AUTEUR Flaubert, Gustave>
<COPISTE Vincent Maret>
<NOTESPROD>
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER salammb1 --------------------------------
Gustave Flaubert.
Salammbô.
I. LE FESTIN.
II. A
SICCA.
III. SALAMMBÔ.
IV. SOUS LES MURS DE CARTHAGE.
V.
TANIT.
VI. HANNON.
VII. HAMILCAR BARCA.
VIII. LA
BATAILLE DU MACAR.
IX. EN CAMPAGNE.
X. LE SERPENT.
XI.
SOUS LA TENTE.
XII. L'AQUEDUC.
XIII. MOLOCH.
XIV. LE
DEFILE DE LA HACHE.
XV. MÂTHO.
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Chapitre 1
LE FESTIN
------------------------------------------------------------
C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.
Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin
pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maître
était absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en
pleine liberté.
Les capitaines, portant des cothurnes de bronze,
s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges
d'or, qui s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du
palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on
distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins,
boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les
bêtes féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient
les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu'à des masses de
verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des
cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des
pins : un champ de roses s'épanouissait sous des platanes ; de place en place
sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de
corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l'avenue des cyprès faisait d'un
bout à l'autre comme une double colonnade d'obélisques verts.
Le palais,
bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de
larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en
bois d'ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d'une galère vaincue,
avec ses portes rouges écartelées d'une croix noire, ses grillages d'airain qui
le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui
bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence
farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d'Hamilcar.
Le
Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents
qui couchaient dans le temple d'Eschmoûn, se mettant en marche dès l'aurore, s'y
étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute, d'autres arrivaient. Par
tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se
précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des
cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s'enfuyaient en
bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus
lourde l'exhalaison de cette foule en sueur.
Il y avait là des hommes de
toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et
des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les
syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons
ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal.
Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l'Egyptien à ses épaules remontées,
le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les
plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s'étaient peint avec des jus
d'herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de
femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles. D'autres, qui
s'étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de
corail.
Ils s'allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis
autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux
les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose
pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout
contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des
tapis d'écarlate, et attendaient leur tour.
Les cuisines d'Hamilcar
n'étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la
vaisselle, des lits ; et l'on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de
bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des
boeufs. Les pains saupoudrés d'anis alternaient avec les gros fromages plus
lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins
d'eau auprès des corbeilles en filigrane d'or qui contenaient des fleurs. La
joie de pouvoir enfin se gorger à l'aise dilatait tous les yeux çà et là, les
chansons commençaient.
D'abord on leur servit des oiseaux à la sauce
verte, dans des assiettes d'argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes
les espèces de coquillages que l'on ramasse sur les côtes puniques, des
bouillies de froment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin, sur des
plats d'ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes
antilopes : avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au
vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites
et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu
du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes
et d'assa foetida. Les pyramides de fruits s'éboulaient sur les gâteaux de miel,
et l'on n'avait pas oublié quelques- uns de ces petits chiens à gros ventre et à
soies roses que l'on engraissait avec du marc d'olives, mets carthaginois en
abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait
la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet
de la tête, s'arrachaient les pastèques et les limons qu'ils croquaient avec
l'écorce. Des Nègres n'ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à
leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres,
jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du
Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans
leur portion.
La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l'avenue
de cyprès et l'on apporta des flambeaux.
Les lueurs vacillantes du
pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres,
les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats
en gaieté.
Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain.
Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres
précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l'image
élargie des choses ; les soldats se pressant autour s'y regardaient avec
ébahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par- dessus
les tables, les escabeaux d'ivoire et les spatules d'or. Ils avalaient à pleine
gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie
enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l'on apporte dans des
tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des
flaques par terre où l'on glissait. La fumée des viandes montait dans les
feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des
mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases
campaniens qui s'écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d'un grand
plat d'argent.
A mesure qu'augmentait leur ivresse, ils se rappelaient
de plus en plus l'injustice de Carthage. En effet, la République, épuisée par la
guerre, avait laissé s'accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient.
Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns
après les autres pour faciliter l'acquittement de leur solde, et le Conseil
avait cru qu'ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en
voulait aujourd'hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans
l'esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par
Lutatius, et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires
le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements.
Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le
parti de la paix céda, en se vengeant d'Hamilcar qui avait tant soutenu la
guerre. Elle s'était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant
de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner
son palais pour les recevoir, c'était attirer sur lui quelque chose de la haine
qu'on leur portait. D'ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait
presque toute.
Fiers d'avoir fait plier la République, les Mercenaires
croyaient qu'ils allaient enfin s'en retourner chez eux, avec la solde de leur
sang dans le capuchon de leur manteau. Mais leurs fatigues, revues à travers les
vapeurs de l'ivresse, leur semblaient prodigieuses et trop peu récompensées. Ils
se montraient leurs blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et
les chasses de leurs pays. Ils imitaient le cri des bêtes féroces, leurs bonds.
Puis vinrent les immondes gageures ; ils s'enfonçaient la tête dans les
amphores, et restaient à boire, sans s'interrompre, comme des dromadaires
altérés. Un Lusitanien, de taille gigantesque, portant un homme au bout de
chaque bras, parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines. Des
Lacédémoniens qui n'avaient point ôté leurs cuirasses sautaient d'un pas lourd.
Quelques-uns s'avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscènes ;
d'autres se mettaient nus pour combattre, au milieu des coupes, à la façon des
gladiateurs, et une compagnie de Grecs dansait autour d'un vase où l'on voyait
des nymphes, pendant qu'un nègre tapait avec un os de boeuf sur un bouclier
d'airain.
Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort
et doux, qui s'abaissait et remontait dans les airs comme le battement d'ailes
d'un oiseau blessé.
C'était la voix des esclaves dans l'ergastule. Des
soldats, pour les délivrer, se levèrent d'un bond et disparurent.
Ils
revinrent, chassant au milieu des cris, dans la poussière, une vingtaine
d'hommes que l'on distinguait à leur visage plus pâle. Un petit bonnet de forme
conique, en feutre noir, couvrait leur tête rasée ; ils portaient tous des
sandales de bois et faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en
marche.
Ils arrivèrent dans l'avenue des cyprès, où ils se perdirent
parmi la foule, qui les interrogeait. L'un d'eux était resté à l'écart, debout.
A travers les déchirures de sa tunique on apercevait ses épaules rayées par de
longues balafres. Baissant le menton, il regardait autour de lui avec méfiance
et fermait un peu ses paupières dans l'éblouissement des flambeaux ; mais quand
il vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait, un grand soupir
s'échappa de sa poitrine : il balbutiait, il ricanait sous les larmes claires
qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein,
le leva droit en l'air au bout de ses bras d'où pendaient des chaînes, et alors
regardant le ciel et toujours tenant la coupe, il dit :
-- " Salut
d'abord à toi, Baal-Eschmoûn libérateur, que les gens de ma patrie appellent
Esculape ! et à vous, Génies des fontaines, de la lumière et des bois ! et à
vous, Dieux cachés sous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et à
vous, hommes forts aux armures reluisantes, qui m'avez délivré ! "
Puis
il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On le nommait Spendius. Les
Carthaginois l'avaient pris à la bataille des Egineuses, et parlant grec, ligure
et punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait les
mains ; enfin, il les félicita du banquet, tout en s'étonnant de n'y pas
apercevoir les coupes de la Légion sacrée. Ces coupes, portant une vigne en
émeraude sur chacune de leurs six faces en or, appartenaient à une milice
exclusivement composée des jeunes patriciens, les plus hauts de taille. C'était
un privilège, presque un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de la
République n'était plus convoité des Mercenaires. Ils détestaient la Légion à
cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l'inconcevable
plaisir d'y boire. Donc ils commandèrent d'aller chercher les coupes. Elles
étaient en dépôt chez les Syssites, compagnies de commerçants qui mangeaient en
commun. Les esclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssites
dormaient.
-- " Qu'on les réveille ! " répondirent les Mercenaires.
Après une seconde démarche, on leur expliqua qu'elles étaient enfermées
dans un temple.
-- " Qu'on l'ouvre ! " répliquèrent-ils.
Et
quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué qu'elles étaient entre les mains
du général Giscon, ils s'écrièrent :
-- " Qu'il les apporte ! "
Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une escorte de la Légion
sacrée. Son ample manteau noir, retenu sur sa tête à une mitre d'or constellée
de pierres précieuses, et qui pendait tout à l'entour jusqu'aux sabots de son
cheval, se confondait, de loin, avec la couleur de la nuit. On n'apercevait que
sa barbe blanche, les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à larges
plaques bleues qui lui battait sur la poitrine.
Les soldats, quand il
entra, le saluèrent d'une grande acclamation, tous criant :
-- " Les
coupes ! Les coupes ! "
Il commença par déclarer que, si l'on
considérait leur courage, ils en étaient dignes. La foule hurla de joie, en
applaudissant.
Il le savait bien, lui qui les avait commandés là-bas et
qui était revenu avec la dernière cohorte sur la dernière galère !
-- "
C'est vrai ! c'est vrai ! " , disaient-ils.
Cependant, continua Giscon,
la République avait respecté leurs divisions par peuples, leurs coutumes, leurs
cultes ; ils étaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légion sacrée,
c'était une propriété particulière. Tout à coup, près de Spendius, un Gaulois
s'élança par-dessus les tables et courut droit à Giscon, qu'il menaçait en
gesticulant avec deux épées nues.
Le général, sans s'interrompre, le
frappa sur la tête de son lourd bâton d'ivoire : le Barbare tomba. Les Gaulois
hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux autres, allait emporter les
légionnaires. Giscon haussa les épaules en les voyant pâlir. Il songeait que son
courage serait inutile contre ces bêtes brutes, exaspérées. Il valait mieux plus
tard s'en venger dans quelque ruse ; donc il fit signe à ses soldats et
s'éloigna lentement. Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il
leur cria qu'ils s'en repentiraient.
Le festin recommença. Mais Giscon
pouvait revenir et, cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts, les
écraser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule ; et la
grande ville qui dormait sous eux, dans l'ombre, leur fit peur, tout à coup,
avec ses entassements d'escaliers, ses hautes maisons noires et ses vagues dieux
encore plus féroces que son peuple. Au loin, quelques fanaux glissaient sur le
port, et il y avait des lumières dans le temple de Khamon. Ils se souvinrent
d'Hamilcar. Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés, la paix conclue ? Ses
dissensions avec le Conseil n'étaient sans doute qu'un jeu pour les perdre. Leur
haine inassouvie retombait sur lui : et ils le maudissaient s'exaspérant les uns
les autres par leur propre colère. A ce moment-là, il se fit un rassemblement
sous les platanes. C'était pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol
avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l'écume aux lèvres. Quelqu'un
cria qu'il était empoisonné. Tous se crurent empoisonnés. Ils tombèrent sur les
esclaves ; une clameur épouvantable s'éleva, et un vertige de destruction
tourbillonna sur l'armée ivre. Ils frappaient au hasard, autour d'eux, ils
brisaient, ils tuaient : quelques-uns lancèrent des flambeaux dans les
feuillages ; d'autres, s'accoudant sur la balustrade des lions, les massacrèrent
à coups de flèches ; les plus hardis coururent aux éléphants, ils voulaient leur
abattre la trompe et manger de l'ivoire.
Cependant des frondeurs
baléares qui, pour piller plus commodément, avaient tourné l'angle du palais,
furent arrêtés par une haute barrière faite en jonc des Indes. Ils coupèrent
avec leurs poignards les courroies de la serrure et se trouvèrent alors sous la
façade qui regardait Carthage, dans un autre jardin rempli de végétations
taillées. Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une,
décrivaient sur la terre couleur d'azur de longues paraboles, comme des fusées
d'étoiles. Les buissons, pleins de ténèbres, exhalaient des odeurs chaudes,
mielleuses. Il y avait des troncs d'arbre barbouillés de cinabre, qui
ressemblaient à des colonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de cuivre
portaient chacun une grosse boule de verre, et des lueurs rougeâtres
emplissaient confusément ces globes creux, comme d'énormes prunelles qui
palpiteraient encore. Les soldats s'éclairaient avec des torches, tout en
trébuchant sur la pente du terrain, profondément labouré.
Mais ils
aperçurent un petit lac, divisé en plusieurs bassins par des murailles de
pierres bleues. L'onde était si limpide que les flammes des torches tremblaient
jusqu'au fond, sur un lit de cailloux blancs et de poussière d'or. Elle se mit à
bouillonner, des paillettes lumineuses glissèrent, et de gros poissons, qui
portaient des pierreries à la gueule, apparurent vers la surface.
Les
soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les doigts dans les ouïes et les
apportèrent sur les tables.
C'étaient les poissons de la famille Barca.
Tous descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait éclore l'oeuf
mystique où se cachait la Déesse. L'idée de commettre un sacrilège ranima la
gourmandise des Mercenaires ; ils placèrent vite du feu sous des vases d'airain
et s'amusèrent à regarder les beaux poissons se débattre dans l'eau bouillante.
La houle des soldats se poussait. Ils n'avaient plus peur. Ils
recommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de
gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s'appuyant des deux poings sur les
tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à
l'entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu'ils ne pouvaient
prendre. D'autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre,
cassaient à coups de pied les escabeaux d'ivoire et les fioles tyriennes en
verre. Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes
brisées. Ils demandaient du vin, des viandes, de l'or. Ils criaient pour avoir
des femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux
étuves, à cause de la buée qui flottait autour d'eux, ou bien, apercevant des
feuillages, ils s'imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons
comme sur des bêtes sauvages. L'incendie de l'un à l'autre gagnait tous les
arbres, et les hautes masses de verdure, d'où s'échappaient de longues spirales
blanches, semblaient des volcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ;
les lions blessés rugissaient dans l'ombre.
Le palais s'éclaira d'un
seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s'ouvrit, et une femme,
la fille d'Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le
seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier
étage, puis le second, le troisième, et elle s'arrêta sur la dernière terrasse,
au haut de l'escalier des galères. Immobile et la tête basse, elle regardait les
soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues
théories d'hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient
droit sur leurs pieds. Ils n'avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de
sourcils. Dans leurs mains étincelantes d'anneaux ils portaient d'énormes lyres
et chantaient tous, d'une voix aiguë, un hymne à la divinité de Carthage.
C'étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent
dans sa maison.
Enfin elle descendit l'escalier des galères. Les prêtres
la suivirent. Elle s'avança dans l'avenue des cyprès, et elle marchait lentement
entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant
passer.
Sa chevelure, poudrée d'un sable violet, et réunie en forme de
tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande.
Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu'aux coins de sa
bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un
assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d'une
murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches,
étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles
une chaînette d'or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre
sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à
chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de
temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés, et dans
les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaînette d'or
avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus.
Personne encore
ne la connaissait. On savait seulement qu'elle vivait retirée dans des pratiques
pieuses. Des soldats l'avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à
genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées.
C'était la lune qui l'avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieux
l'enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout
au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et
tenait à sa main droite une petite lyre d'ébène.
Ils l'entendaient
murmurer :
-- " Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus obéissant à
ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vous jetais dans la gueule des
pépins de pastèques ! Le mystère de Tanit roulait au fond de vos yeux, plus
limpides que les globules des fleuves. " Et elle les appelait par leurs noms,
qui étaient les noms des mois.
-- " Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul,
Tischri, Schebar !
-- Ah ! pitié pour moi, Déesse ! "
Les
soldats, sans comprendre ce qu'elle disait, se tassaient autour d'elle. Ils
s'ébahissaient de sa parure ; mais elle promena sur eux tous un long regard
épouvanté, puis s'enfonçant la tête dans les épaules en écartant les bras, elle
répéta plusieurs fois :
-- " Qu'avez-vous fait ! qu'avez-vous fait !
-- Vous aviez cependant, pour vous réjouir, du pain, des viandes, de
l'huile, tout le malobathre des greniers ! J'avais fait venir des boeufs
d'Hécatompyle, j'avais envoyé des chasseurs dans le désert ! " Sa voix
s'enflait, ses joues s'empourpraient. Elle ajouta : " Où êtes-vous donc, ici ?
Est-ce dans une ville conquise, ou dans le palais d'un maître ? Et quel maître ?
le suffète Hamilcar mon père, serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de
ses esclaves, c'est lui qui les a refusées à Lutatius ! En connaissez-vous un
dans vos patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les
marches de notre palais sont encombrées par nos victoires ! Continuez !
brûlez-le ! J'emporterai avec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui
dort là-haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me suivra ; et, si je
monte en galère, il courra dans le sillage de mon navire sur l'écume des flots.
"
Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses ongles contre les
pierreries de sa poitrine. Ses yeux s'alanguirent ; elle reprit :
-- "
Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n'as plus pour te défendre les
hommes forts d'autrefois, qui allaient au-delà des océans bâtir des temples sur
les rivages. Tous les pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la
mer, labourées par tes rames, balançaient tes moissons. "
Alors elle se
mit à chanter les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et père de sa
famille.
Elle disait l'ascension des montagnes d'Ersiphonie, le voyage à
Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la reine des serpents :
-- " Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue
ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d'argent ; et il arriva dans
une prairie où des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour d'un grand
feu, dressées sur la pointe de leur queue. La lune, couleur de sang,
resplendissait dans un cercle pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme
des harpons de pêcheurs, s'allongeaient en se recourbant jusqu'au bord de la
flamme. "
Puis Salammbô, sans s'arrêter, raconta comment Melkarth, après
avoir vaincu Masisabal, mit à la proue du navire sa tête coupée. -- " A chaque
battement des flots, elle s'enfonçait sous l'écume ; mais le soleil l'embaumait,
elle se fit plus dure que l'or ; cependant les yeux ne cessaient point de
pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans l'eau. "
Elle
chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen que n'entendaient pas les
Barbares. Ils se demandaient ce qu'elle pouvait leur dire avec les gestes
effrayants dont elle accompagnait son discours ; -- et montés autour d'elle sur
les tables, sur les lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte et
allongeant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se
balançaient devant leur imagination, à travers l'obscurité des théogonies, comme
des fantômes dans des nuages.
Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient
Salammbô. Leurs mains ridées, pendant sur les cordes des lyres, frémissaient, et
de temps à autre en tiraient un accord lugubre : car plus faibles que des
vieilles femmes ils tremblaient à la fois d'émotion mystique et de la peur que
leur faisaient les hommes. Les Barbares ne s'en souciaient ; ils écoutaient
toujours la vierge chanter.
Aucun ne la regardait comme un jeune chef
numide placé aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa
ceinture était si hérissée de dards, qu'elle faisait une bosse dans son large
manteau, noué à ses tempes par un lacet de cuir. L'étoffe, bâillant sur ses
épaules, enveloppait d'ombre son visage, et l'on n'apercevait que les flammes de
ses deux yeux fixes. C'était par hasard qu'il se trouvait au festin, -- son père
le faisant vivre chez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leurs
enfants dans les grandes familles pour préparer des alliances ; mais depuis six
mois que Narr'Havas y logeait, il n'avait point encore aperçu Salammbô ; et,
assis sur les talons, la barbe baissée vers les hampes de ses javelots, il la
considérait en écartant les narines comme un léopard qui est accroupi dans les
bambous.
De l'autre côté des tables se tenait un Libyen de taille
colossale et à courts cheveux noirs frisés. Il n'avait gardé que sa jaquette
militaire, dont les lames d'airain déchiraient la pourpre du lit. Un collier à
lune d'argent s'embarrassait dans les poils de sa poitrine. Des éclaboussures de
sang lui tachetaient la face, il s'appuyait sur le coude gauche ; et la bouche
grande ouverte il souriait.
Salammbô n'en était plus au rythme sacré.
Elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femme
pour attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait
vers les Ligures, vers les Campaniens, vers les Nègres ; et chacun en l'écoutant
retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs
de Carthage, elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils
applaudissaient. Elle s'enflammait à la lueur des épées nues ; elle criait, les
bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; -- et pressant son coeur à deux
mains, elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l'agitation
de tous ces hommes.
Mâtho le Libyen se penchait vers elle.
Involontairement elle s'en approcha, et, poussée par la reconnaissance de son
orgueil, elle lui versa dans une coupe d'or un long jet de vin pour se
réconcilier avec l'armée.
-- " Bois ! " dit-elle.
Il prit la
coupe et il la portait à ses lèvres quand un Gaulois, le même que Giscon avait
blessé, le frappa sur l'épaule, tout en débitant d'un air jovial des
plaisanteries dans la langue de son pays. Spendius n'était pas loin ; il
s'offrit à les expliquer.
-- " Parle ! " dit Mâtho.
-- " Les
Dieux te protègent, tu vas devenir riche. A quand les noces ? "
-- "
Quelles noces ? "
-- " Les tiennes ! car chez nous " , dit le Gaulois,
lorsqu'une femme fait boire un soldat, c'est qu'elle lui offre sa couche. "
Il n'avait pas fini que
Narr'Havas, en bondissant, tira un javelot de sa ceinture, et appuyé du pied
droit sur le bord de la table, il le lança contre Mâtho.
Le javelot siffla entre les
coupes, et, traversant le bras du Libyen, le cloua sur la nappe si fortement,
que la poignée en tremblait dans l'air.
Mâtho l'arracha vite ; mais il n'avait pas d'armes, il
était nu ; enfin, levant à deux bras la table surchargée, il la jeta contre
Narr'Havas tout au milieu de la foule qui se précipitait entre eux. Les soldats
et les Numides se serraient à ne pouvoir tirer leurs glaives. Mâtho avançait en
donnant de grands coups avec sa tête. Quand il la releva, Narr'Havas avait
disparu. Il le chercha des yeux. Salammbô aussi était partie.
Alors sa vue se tournant sur le
palais, il aperçut tout en haut la porte rouge à croix noire qui se refermait.
Il s'élança.
On le vit courir
entre les proues des galères, puis réapparaître le long des trois escaliers
jusqu'à la porte rouge qu'il heurta de tout son corps. En haletant, il s'appuya
contre le mur pour ne pas tomber.
Un homme l'avait suivi, et, à travers les ténèbres, car les
lueurs du festin étaient cachées par l'angle du palais, il reconnut Spendius.
-- " Va-t'en ! " dit-il.
L'esclave, sans répondre, se mit
avec ses dents à déchirer sa tunique ; puis s'agenouillant auprès de Mâtho il
lui prit le bras délicatement, et il le palpait dans l'ombre pour découvrir la
blessure.
Sous un rayon de la
lune qui glissait entre les nuages, Spendius aperçut au milieu du bras une plaie
béante. Il roula tout autour le morceau d'étoffe ; mais l'autre, s'irritant,
disait : " Laisse-moi ! Laisse-moi ! "
-- " Oh ! non ! " reprit l'esclave. " Tu m'as délivré de
l'ergastule. Je suis à toi ! tu es mon maître ! ordonne ! "
Mâtho, en frôlant les murs, fit le
tour de la terrasse. Il tendait l'oreille à chaque pas, et, par l'intervalle des
roseaux dorés, plongeait ses regards dans les appartements silencieux. Enfin il
s'arrêta d'un air désespéré.
-- " Ecoute ! " lui dit l'esclave. " Oh ! ne me méprise pas
pour ma faiblesse ! J'ai vécu dans le palais. Je peux, comme une vipère, me
couler entre les murs. Viens ! Il y a dans la Chambre des Ancêtres un lingot
d'or sous chaque dalle ; une voie souterraine conduit à leurs tombeaux. "
-- " Eh ! qu'importe ! " dit
Mâtho.
Spendius se tut.
Ils étaient sur la terrasse. Une
masse d'ombre énorme s'étalait devant eux, et qui semblait contenir de vagues
amoncellements, pareils aux flots gigantesques d'un océan noir pétrifié.
Mais une barre lumineuse s'éleva
du côté de l'Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à
rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques
des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu,
se découpaient sur la pâleur de l'aube ; et tout autour de la péninsule
carthaginoise une ceinture d'écume blanche oscillait tandis que la mer couleur
d'émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. Puis à mesure que le
ciel rose allait s'élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du
terrain se haussaient, se tassaient telles qu'un troupeau de chèvres noires qui
descend des montagnes. Les rues désertes s'allongeaient ; les palmiers, çà et là
sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l'air de
boucliers d'argent perdus dans les cours, le phare du promontoire Hennormaeum
commençait à pâlir. Tout en haut de l'Acropole, dans le bois de cyprès, les
chevaux d'Eschmoûn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le
parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil.
Il parut ; Spendius, levant les
bras, poussa un cri.
Tout
s'agitait dans une rougeur épandue, car le Dieu, comme se déchirant, versait à
pleins rayons sur Carthage la pluie d'or de ses veines. Les éperons des galères
étincelaient, le toit de Khamon paraissait tout en flammes, et l'on apercevait
des lueurs au fond des temples dont les portes s'ouvraient. Les grands chariots
arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les dalles des rues.
Des dromadaires chargés de bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans
les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques. Des cigognes
s'envolèrent, des voiles blanches palpitaient. On entendait dans le bois de
Tanit le tambourin des courtisanes sacrées, et à la pointe des Mappales, les
fourneaux pour cuire les cercueils d'argile commençaient à fumer.
Spendius se penchait en dehors de
la terrasse ; ses dents claquaient, il répétait :
-- " Ah ! oui... oui ... maître ! je comprends pourquoi tu
dédaignais tout à l'heure le pillage de la maison. "
Mâtho fut comme réveillé par le
sifflement de sa voix, il semblait ne pas comprendre ; Spendius reprit :
-- " Ah ! quelles richesses ! et
les hommes qui les possèdent n'ont même pas de fer pour les défendre ! "
Alors, lui faisant voir de sa main
droite étendue quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors du môle, sur
le sable, pour chercher des paillettes d'or :
-- " Tiens ! " lui dit-il, " la République est comme ces
misérables : courbée au bord des océans, elle enfonce dans tous les rivages ses
bras avides, et le bruit des flots emplit tellement son oreille qu'elle
n'entendrait pas venir par-derrière le talon d'un maître ! "
Il entraîna Mâtho tout à l'autre
bout de la terrasse, et lui montrant le jardin où miroitaient au soleil les
épées des soldats suspendues dans les arbres.
-- " Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est
exaspérée ! et rien ne les attache à Carthage, ni leurs familles, ni leurs
serments, ni leurs dieux ! "
Mâtho restait appuyé contre le mur ; Spendius, se
rapprochant, poursuivit à voix basse :
-- " Me comprends-tu, soldat ? Nous nous promènerions
couverts de pourpre comme des satrapes. On nous laverait dans les parfums ;
j'aurais des esclaves à mon tour ! N'es-tu pas las de dormir sur la terre dure,
de boire le vinaigre des camps, et toujours d'entendre la trompette ? Tu te
reposeras plus tard, n'est-ce pas ? quand on arrachera ta cuirasse pour jeter
ton cadavre aux vautours ! ou peut-être, t'appuyant sur un bâton, aveugle,
boiteux, débile, tu t'en iras de porte en porte raconter ta jeunesse aux petits
enfants et aux vendeurs de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices de tes
chefs, les campements dans la neige, les courses au soleil, les tyrannies de la
discipline et l'éternelle menace de la croix ! Après tant de misères on t'a
donné un collier d'honneur, comme on suspend au poitrail des ânes une ceinture
de grelots pour les étourdir dans la marche, et faire qu'ils ne sentent pas la
fatigue. Un homme comme toi, plus brave que Pyrrhus ! Si tu l'avais voulu,
pourtant ! Ah ! comme tu seras heureux dans les grandes salles fraîches, au son
des lyres, couché sur des fleurs, avec des bouffons et avec des femmes ! Ne me
dis pas que l'entreprise est impossible ! Est-ce que les Mercenaires, déjà,
n'ont pas possédé Rheggium et d'autres places fortes en Italie ! Qui t'empêche ?
! Hamilcar est absent ; le peuple exècre les Riches ; Giscon ne peut rien sur
les lâches qui l'entourent. Mais tu es brave, toi ! ils t'obéiront. Commande-les
! Carthage est à nous ; jetons-nous-y ! "
-- " Non ! " dit Mâtho, " la malédiction de Moloch pèse sur
moi. Je l'ai senti à ses yeux, et tout à l'heure j'ai vu dans un temple un
bélier noir qui reculait. " Il ajouta, en regardant autour de lui : " Où
est-elle ? "
Spendius comprit
qu'une inquiétude immense l'occupait ; il n'osa plus parler.
Les arbres derrière eux fumaient
encore ; de leurs branches noircies, des carcasses de singes à demi-brûlées
tombaient de temps à autre au milieu des plats. Les soldats ivres ronflaient la
bouche ouverte à côté des cadavres ; et ceux qui ne dormaient pas baissaient
leur tête, éblouis par le jour. Le sol piétiné disparaissait sous des flaques
rouges. Les éléphants balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes
sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment
répandus, et sous la porte une ligne épaisse de chariots amoncelés par les
Barbares ; les paons juchés dans les cèdres déployaient leur queue et se
mettaient à crier.
Cependant
l'immobilité de Mâtho étonnait Spendius, il était encore plus pâle que tout à
l'heure, et, les prunelles fixes, il suivait quelque chose à l'horizon, appuyé
des deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par
découvrir ce qu'il contemplait. Un point d'or tournait au loin dans la poussière
sur la route d'Utique ; c'était le moyeu d'un char attelé de deux mulets ; un
esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans
le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs
oreilles à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les
reconnut ; il retint un cri.
Un grand voile, par-derrière, flottait au vent.
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Chapitre 2
A SICCA
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Deux jours après, les Mercenaires
sortirent de Carthage.
On leur
avait donné à chacun une pièce d'or, sous la condition qu'ils iraient camper à
Sicca, et on leur avait dit avec toutes sortes de caresses :
-- " Vous êtes les sauveurs de
Carthage ! Mais vous l'affameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable.
Eloignez-vous ! La République, plus tard, vous saura gré de cette
condescendance. Nous allons immédiatement lever des impôts ; votre solde sera
complète, et l'on équipera des galères qui vous reconduiront dans vos patries. "
Ils ne savaient que répondre à
tant de discours. Ces hommes, accoutumés à la guerre, s'ennuyaient dans le
séjour d'une ville ; on n'eut pas de mal à les convaincre, et le peuple monta
sur les murs pour les voir s'en aller.
Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta,
pêle-mêle, les archers avec les hoplites, les capitaines avec les soldats, les
Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d'un pas hardi, faisant sonner sur
les dalles leurs lourds cothurnes. Leurs armures étaient bosselées par les
catapultes et leurs visages noircis par le hâle des batailles. Des cris rauques
sortaient des barbes épaisses ; leurs cottes de mailles déchirées battaient sur
les pommeaux des glaives, et l'on apercevait, aux trous de l'airain, leurs
membres nus, effrayants comme des machines de guerre. Les sarisses, les haches,
les épieux, les bonnets de feutre et les casques de bronze, tout oscillait à la
fois d'un seul mouvement. Ils emplissaient la rue à faire craquer les murs, et
cette longue masse de soldats en armes s'épanchait entre les hautes maisons à
six étages, barbouillées de bitume. Derrière leurs grilles de fer ou de roseaux,
les femmes, la tête couverte d'un voile, regardaient en silence les Barbares
passer.
Les terrasses, les
fortifications, les murs disparaissaient sous la foule des Carthaginois,
habillée de vêtements noirs. Les tuniques des matelots faisaient comme des
taches de sang parmi cette sombre multitude, et des enfants presque nus, dont la
peau brillait sous leurs bracelets de cuivre, gesticulaient dans le feuillage
des colonnes ou entre les branches d'un palmier. Quelques-uns des Anciens
s'étaient postés sur la plate-forme des tours, et l'on ne savait pas pourquoi se
tenait ainsi, de place en place, un personnage à barbe longue, dans une attitude
rêveuse. Il apparaissait de loin sur le fond du ciel, vague comme un fantôme, et
immobile comme les pierres.
Tous, cependant, étaient oppressés par la même inquiétude ;
on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts, n'eussent la fantaisie de
vouloir rester. Mais ils partaient avec tant de confiance que les Carthaginois
s'enhardirent et se mêlèrent aux soldats. On les accablait de serments,
d'étreintes. Quelques-uns même les engageaient à ne pas quitter la ville, par
exagération de politique et audace d'hypocrisie. On leur jetait des parfums, des
fleurs et des pièces d'argent. On leur donnait des amulettes contre les maladies
; mais on avait craché dessus trois fois pour attirer la mort, ou enfermé dedans
des poils de chacal qui rendent le coeur lâche. On invoquait tout haut la faveur
de Melkarth et tout bas sa malédiction.
Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme et des
traînards. Des malades gémissaient sur des dromadaires ; d'autres s'appuyaient,
en boitant, sur le tronçon d'une pique. Les ivrognes emportaient des outres, les
voraces des quartiers de viande, des gâteaux, des fruits, du beurre dans des
feuilles de figuier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait avec des
parasols à la main, avec des perroquets sur l'épaule. Ils se faisaient suivre
par des dogues, par des gazelles ou des panthères. Des femmes de race Libyque,
montées sur des ânes, invectivaient les négresses qui avaient abandonné pour les
soldats les lupanars de Malqua : plusieurs allaitaient des enfants suspendus à
leur poitrine dans une lanière de cuir. Les mulets, que l'on aiguillonnait avec
la pointe des glaives, pliaient l'échine sous le fardeau des tentes ; et il y
avait une quantité de valets et de porteurs d'eau, hâves, jaunis par les fièvres
et tout sales de vermine, écume de la plèbe carthaginoise, qui s'attachait aux
Barbares.
Quand ils furent
passés, on ferma les portes derrière eux, le peuple ne descendit pas des murs ;
l'armée se répandit bientôt sur la largeur de l'isthme.
Elle se divisait par masses
inégales. Puis les lances apparurent comme de hauts brins d'herbe, enfin tout se
perdit dans une traînée de poussière ; ceux des soldats qui se retournaient vers
Carthage, n'apercevaient plus que ses longues murailles, découpant au bord du
ciel leurs créneaux vides.
Alors les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent
que quelques-uns d'entre eux, restés dans la ville (car ils ne savaient pas leur
nombre), s'amusaient à piller un temple. Ils rirent beaucoup à cette idée, puis
continuèrent leur chemin.
Ils
étaient joyeux de se retrouver, comme autrefois, marchant tous ensemble dans la
pleine campagne ; et des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamertins :
-- " Avec ma lance et mon épée, je
laboure et je moissonne ; c'est moi qui suis le maître de la maison ! L'homme
désarmé tombe à mes genoux et m'appelle Seigneur et Grand-Roi. "
Ils criaient, sautaient, les plus
gais commençaient des histoires ; le temps des misères était fini. En arrivant à
Tunis, quelques-uns remarquèrent qu'il manquait une troupe de frondeurs
baléares. Ils n'étaient pas loin, sans doute : on n'y pensa plus.
Les uns allèrent loger dans les
maisons, les autres campèrent au pied des murs, et les gens de la ville vinrent
causer avec les soldats. Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui
brûlaient à l'horizon, du côté de Carthage ; ces lueurs, comme des torches
géantes, s'allongeaient sur le lac immobile. Personne, dans l'armée, ne pouvait
dire quelle fête on célébrait.
Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne toute
couverte de cultures. Les métairies des patriciens se succédaient sur le bord de
la route ; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers ; les oliviers
faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs roses flottaient dans les
gorges des collines ; des montagnes bleues se dressaient par-derrière. Un vent
chaud soufflait. Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus.
Les Barbares se ralentirent.
Ils s'en allaient par détachements
isolés, ou se traînaient les uns après les autres à de longs intervalles. Ils
mangeaient des raisins au bord des vignes. Ils se couchaient dans les herbes, et
ils regardaient avec stupéfaction les grandes cornes des boeufs artificiellement
tordues, les brebis revêtues de peaux pour protéger leur laine, les sillons qui
s'entrecroisaient de manière à former des losanges, et les socs de charrues
pareils à des ancres de navires, avec les grenadiers que l'on arrosait de
silphium. Cette opulence de la terre et ces inventions de la sagesse les
éblouissaient.
Le soir, ils
s'étendirent sur les tentes sans les déplier ; et, tout en s'endormant la figure
aux étoiles, ils regrettaient le festin d'Hamilcar.
Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord d'une
rivière, dans des touffes de lauriers-roses. Alors ils jetèrent vite leurs
lances, leurs boucliers, leurs ceintures. Ils se lavaient en criant, ils
puisaient dans leur casque, et d'autres buvaient à plat ventre, tout au milieu
des bêtes de somme, dont les bagages tombaient.
Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcs
d'Hamilcar, aperçut de loin Mâtho, qui, le bras suspendu contre la poitrine,
nu-tête et la figure basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l'eau
couler. Aussitôt il courut à travers la foule, en l'appelant :
-- " Maître ! maître ! "
A peine si Mâtho le remercia de
ses bénédictions. Spendius n'y prenant garde se mit à marcher derrière lui, et,
de temps à autre, il tournait des yeux inquiets du côté de Carthage.
C'était le fils d'un rhéteur grec
et d'une prostituée campanienne. Il s'était d'abord enrichi à vendre des femmes
; puis, ruiné par un naufrage, il avait fait la guerre contre les Romains avec
les pâtres du Samnium. On l'avait pris, il s'était échappé ; on l'avait repris,
et il avait travaillé dans les carrières, haleté dans les étuves, crié dans les
supplices, passé par bien des maîtres, connu toutes les fureurs. Un jour enfin,
par désespoir il s'était lancé à la mer du haut de la trirème où il poussait
l'aviron. Des matelots d'Hamilcar l'avaient recueilli mourant et amené à
Carthage dans l'ergastule de Mégara. Mais comme on devait rendre aux Romains
leurs transfuges, il avait profité du désordre pour s'enfuir avec les soldats.
Pendant toute la route, il
resta près de Mâtho ; il lui apportait à manger, il le soutenait pour descendre,
il étendait un tapis, le soir, sous sa tête. Mâtho finit par s'émouvoir de ces
prévenances, et peu à peu il desserra les lèvres.
Il était né dans le golfe des Syrtes. Son père l'avait
conduit en pèlerinage au temple d'Ammon. Puis il avait chassé les éléphants dans
les forêts des Garamantes. Ensuite, il s'était engagé au service de Carthage. On
l'avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum. La République lui devait quatre
chevaux, vingt-trois médines de froment et la solde d'un hiver. Il craignait les
Dieux et souhaitait mourir dans sa patrie.
Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des
temples qu'il avait visités, et il connaissait beaucoup de choses : il savait
faire des sandales, des épieux, des filets, apprivoiser les bêtes farouches et
cuire des poissons.
Parfois
s'interrompant, il tirait du fond de sa gorge un cri rauque ; le mulet de Mâtho
pressait son allure ; les autres se hâtaient pour les suivre, puis Spendius
recommençait, toujours agité par son angoisse. Elle se calma, le soir du
quatrième jour.
Ils marchaient
côte à côte, à la droite de l'armée, sur le flanc d'une colline ; la plaine, en
bas, se prolongeait, perdue dans les vapeurs de la nuit. Les lignes des soldats
défilant au-dessous d'eux faisaient dans l'ombre des ondulations. De temps à
autre elles passaient sur les éminences éclairées par la lune ; alors une étoile
tremblait à la pointe des piques, les casques un instant miroitaient, tout
disparaissait, et il en survenait d'autres, continuellement. Au loin, des
troupeaux réveillés bêlaient, et quelque chose d'une douceur infinie semblait
s'abattre sur la terre.
Spendius, la tête renversée et les yeux à demi clos,
aspirait avec de grands soupirs la fraîcheur du vent ; il écartait les bras en
remuant ses doigts pour mieux sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps.
Des espoirs de vengeance, revenus, le transportaient. Il colla sa main contre sa
bouche afin d'arrêter ses sanglots, et, à demi pâmé d'ivresse, il abandonnait le
licol de son dromadaire qui avançait à grands pas réguliers. Mâtho était retombé
dans sa tristesse : ses jambes pendaient jusqu'à terre, et les herbes, en
fouettant ses cothurnes, faisaient un sifflement continu.
Cependant, la route s'allongeait
sans jamais en finir. A l'extrémité d'une plaine, toujours on arrivait sur un
plateau de forme ronde ; puis on redescendait dans une vallée, et les montagnes
qui semblaient boucher l'horizon, à mesure que l'on approchait d'elles, se
déplaçaient comme en glissant. De temps à autre, une rivière apparaissait dans
la verdure des tamarix, pour se perdre au tournant des collines. Parfois, se
dressait un énorme rocher, pareil à la proue d'un vaisseau ou au piédestal de
quelque colosse disparu.
On
rencontrait, à des intervalles réguliers, de petits temples quadrangulaires,
servant aux stations des pèlerins qui se rendaient à Sicca. Ils étaient fermés
comme des tombeaux. Les Libyens, pour se faire ouvrir, frappaient de grands
coups contre la porte. Personne de l'intérieur ne répondait.
Puis les cultures se firent plus
rares. On entrait tout à coup sur des bandes de sable, hérissées de bouquets
épineux. Des troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres ; une femme, la
taille ceinte d'une toison bleue, les gardait. Elle s'enfuyait en poussant des
cris, dès qu'elle apercevait entre les rochers les piques des soldats.
Ils marchaient dans une sorte de
grand couloir bordé par deux chaînes de monticules rougeâtres, quand une odeur
nauséabonde vint les frapper aux narines, et ils crurent voir au haut d'un
caroubier quelque chose d'extraordinaire : une tête de lion se dressait
au-dessus des feuilles.
Ils y
coururent. C'était un lion, attaché à une croix par les quatre membres comme un
criminel. Son mufle énorme lui retombait sur la poitrine, et ses deux pattes
antérieures, disparaissant à demi sous l'abondance de sa crinière, étaient
largement écartées comme les deux ailes d'un oiseau. Ses côtes, une à une,
saillissaient sous sa peau tendue ; ses jambes de derrière, clouées l'une contre
l'autre, remontaient un peu ; et du sang noir, coulant parmi ses poils, avait
amassé des stalactites au bas de sa queue qui pendait toute droite le long de la
croix. Les soldats se divertirent autour ; ils l'appelaient consul et citoyen de
Rome et lui jetèrent des cailloux dans les yeux, pour faire envoler les
moucherons.
Cent pas plus loin
ils en virent deux autres, puis tout à coup parut une longue file de croix
supportant des lions. Les uns étaient morts depuis si longtemps qu'il ne restait
plus contre le bois que les débris de leurs squelettes ; d'autres à moitié
rongés tordaient la gueule en faisant une horrible grimace ; il y en avait
d'énormes, l'arbre de la croix pliait sous eux et ils se balançaient au vent,
tandis que sur leur tête des bandes de corbeaux tournoyaient dans l'air, sans
jamais s'arrêter. Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient
pris quelque bête féroce ; ils espéraient par cet exemple terrifier les autres.
Les Barbares, cessant de rire, tombèrent dans un long étonnement. " Quel est ce
peuple, pensaient-ils, qui s'amuse à crucifier les lions ! "
Ils étaient, d'ailleurs, les
hommes du Nord surtout, vaguement inquiets, troublés, malades déjà, ils se
déchiraient les mains aux dards des aloès ; de grands moustiques bourdonnaient à
leurs oreilles, et les dysenteries commençaient dans l'armée. Ils s'ennuyaient
de ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre et d'atteindre le désert, la
contrée des sables et des épouvantements. Beaucoup même ne voulaient plus
avancer. D'autres reprirent le chemin de Carthage.
Enfin le septième jour, après avoir suivi pendant longtemps
la base d'une montagne, on tourna brusquement à droite ; alors apparut une ligne
de murailles posée sur des roches blanches et se confondant avec elles. Soudain
la ville entière se dressa ; des voiles bleus, jaunes et blancs s'agitaient sur
les murs, dans la rougeur du soir. C'étaient les prêtresses de Tanit, accourues
pour recevoir les hommes. Elles se tenaient rangées sur le long du rempart, en
frappant des tambourins, en pinçant des lyres, en secouant des crotales, et les
rayons du soleil, qui se couchait par- derrière, dans les montagnes de la
Numidie, passaient entre les cordes des harpes où s'allongeaient leurs bras nus.
Les instruments, par intervalles, se taisaient tout à coup, et un cri strident
éclatait, précipité, furieux, continu, sorte d'aboiement qu'elles faisaient en
se frappant avec la langue les deux coins de la bouche. D'autres restaient
accoudées, le menton dans la main, et plus immobiles que des sphinx, elles
dardaient leurs grands yeux noirs sur l'armée qui montait.
Bien que Sicca fût une ville
sacrée, elle ne pouvait contenir une telle multitude ; le temple avec ses
dépendances en occupait, seul, la moitié. Aussi les Barbares s'établirent dans
la plaine tout à leur aise, ceux qui étaient disciplinés par troupes régulières,
et les autres, par nations ou d'après leur fantaisie.
Les Grecs alignèrent sur des rangs
parallèles leurs tentes de peaux ; les Ibériens disposèrent en cercle leurs
pavillons de toile ; les Gaulois se firent des baraques de planches ; les
Libyens des cabanes de pierres sèches, et les Nègres creusèrent dans le sable
avec leurs ongles des fosses pour dormir. Beaucoup, ne sachant où se mettre,
erraient au milieu des bagages, et la nuit couchaient par terre dans leurs
manteaux troués.
La plaine se
développait autour d'eux, toute bordée de montagnes. Çà et là un palmier se
penchait sur une colline de sable, des sapins et des chênes tachetaient les
flancs des précipices. Quelquefois la pluie d'un orage, telle qu'une longue
écharpe, pendait du ciel, tandis que la campagne restait partout couverte d'azur
et de sérénité ; puis un vent tiède chassait des tourbillons de poussière ; --
et un ruisseau descendait en cascade des hauteurs de Sicca où se dressait, avec
sa toiture d'or sur des colonnes d'airain, le temple de la Vénus carthaginoise,
dominatrice de la contrée. Elle semblait l'emplir de son âme. Par ces
convulsions des terrains, ces alternatives de la température et ces jeux de la
lumière, elle manifestait l'extravagance de sa force avec la beauté de son
éternel sourire. Les montagnes, à leur sommet, avaient la forme d'un croissant ;
d'autres ressemblaient à des poitrines de femme tendant leurs seins gonflés, et
les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui était
plein de délices.
Spendius,
avec l'argent de son dromadaire, s'était acheté un esclave. Tout le long du jour
il dormait étendu devant la tente de Mâtho. Souvent il se réveillait croyant
dans son rêve entendre siffler les lanières ; alors, en souriant, il se passait
les mains sur les cicatrices de ses jambes, à la place où les fers avaient
longtemps porté ; puis il se rendormait.
Mâtho acceptait sa compagnie, et quand il sortait,
Spendius, avec un long glaive sur la cuisse, l'escortait comme un licteur ; ou
bien Mâtho nonchalamment s'appuyait du bras sur son épaule, car Spendius était
petit.
Un soir qu'ils
traversaient ensemble les rues du camp, ils aperçurent des hommes couverts de
manteaux blancs ; parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince des Numides. Mâtho
tressaillit.
-- " Ton épée ! "
s'écria-t-il ; " je veux le tuer ! "
-- " Pas encore ! " fit Spendius en l'arrêtant. Déjà
Narr'Havas s'avançait vers lui.
Il baisa ses deux pouces en signe d'alliance, rejetant la
colère qu'il avait eue sur l'ivresse du festin ; puis il parla longuement contre
Carthage, mais il ne dit pas ce qui l'amenait chez les Barbares.
Etait-ce pour les trahir ou bien
la République ? se demandait Spendius ; et comme il comptait faire son profit de
tous les désordres, il savait gré à Narr'Havas des futures perfidies dont il le
soupçonnait.
Le chef des
Numides resta parmi les Mercenaires. Il paraissait vouloir s'attacher Mâtho. Il
lui envoyait des chèvres grasses, de la poudre d'or et des plumes d'autruche. Le
Libyen, ébahi de ces caresses, hésitait à y répondre ou à s'en exaspérer. Mais
Spendius l'apaisait, et Mâtho se laissait gouverner par l'esclave, -- toujours
irrésolu et dans une invincible torpeur, comme ceux qui ont pris autrefois
quelque breuvage dont ils doivent mourir.
Un matin qu'ils partaient tous les trois pour la chasse au
lion, Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marcha
continuellement derrière lui ; et ils revinrent sans qu'on eût tiré le poignard.
Une autre fois, Narr'Havas les
entraîna fort loin, jusqu'aux limites de son royaume. Ils arrivèrent dans une
gorge étroite ; Narr'Havas sourit en leur déclarant qu'il ne connaissait plus la
route ; Spendius la retrouva.
Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme un augure,
s'en allait dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Il s'étendait
sur le sable, et jusqu'au soir y restait immobile.
Il consulta l'un après l'autre tous les devins de l'armée,
ceux qui observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans les étoiles,
ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et
du venin de vipère qui glace le coeur ; des femmes nègres, en chantant au clair
de lune des paroles barbares, lui piquèrent la peau du front avec des stylets
d'or ; il se chargeait de colliers et d'amulettes : il invoqua tour à tour
Baal-Kamon, Moloch, les sept Cabires, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un
nom sur une plaque de cuivre et il l'enfouit dans le sable au seuil de sa tente.
Spendius l'entendait gémir et parler tout seul.
Une nuit il entra.
Mâtho, nu comme un cadavre, était couché à plat ventre sur
une peau de lion, la face dans les deux mains, une lampe suspendue éclairait ses
armes, accrochées sur sa tête contre le mât de la tente.
-- " Tu souffres ? " lui dit
l'esclave. " Que te faut-il ? réponds-moi ! - " et il le secoua par l'épaule en
l'appelant plusieurs fois : " Maître ! maître ! ... "
Enfin Mâtho leva vers lui de
grands yeux troubles.
-- "
Ecoute ! " fit-il à voix basse, avec un doigt sur les lèvres. " C'est une colère
des Dieux ! la fille d'Hamilcar me poursuit ! J'en ai peur, Spendius ! " Il se
serrait contre sa poitrine, comme un enfant épouvanté par un fantôme. -- "
Parle-moi ! je suis malade ! je veux guérir ! j'ai tout essayé ! Mais toi, tu
sais peut-être des Dieux plus forts ou quelque invocation irrésistible ? "
-- " Pour quoi faire ? " demanda
Spendius.
Il répondit, en se
frappant la tête avec ses deux poings :
-- " Pour m'en débarrasser ! "
Puis il se disait, se parlant à lui-même, avec de longs
intervalles :
-- " Je suis
sans doute la victime de quelque holocauste qu'elle aura promis aux Dieux ? ....
Elle me tient attaché par une chaîne que l'on n'aperçoit pas. Si je marche,
c'est qu'elle avance ; quand je m'arrête, elle se repose ! Ses yeux me brûlent,
j'entends sa voix. Elle m'environne, elle me pénètre. Il me semble qu'elle est
devenue mon âme !
" Et
pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisibles d'un océan sans
bornes ! Elle est lointaine et tout inaccessible ! La splendeur de sa beauté
fait autour d'elle un nuage de lumière ; et je crois, par moments, ne l'avoir
jamais vue... qu'elle n'existe pas... et que tout cela est un songe ! "
Mâtho pleurait ainsi dans les
ténèbres ; les Barbares dormaient. Spendius, en le regardant, se rappelait les
jeunes hommes qui, avec des vases d'or dans les mains, le suppliaient autrefois,
quand il promenait par les villes son troupeau de courtisanes ; une pitié
l'émut, et il dit :
-- " Sois
fort, mon maître ! Appelle ta volonté et n'implore plus les Dieux, car ils ne se
détournent pas aux cris des hommes ! Te voilà pleurant comme un lâche ! Tu n'es
donc pas humilié qu'une femme te fasse tant souffrir ! "
-- " Suis-je un enfant ? " dit
Mâtho. " Crois-tu que je m'attendrisse encore à leur visage et à leurs chansons
? Nous en avions à Drépanum pour balayer nos écuries. J'en ai possédé au milieu
des assauts, sous les plafonds qui croulaient et quand la catapulte vibrait
encore ! .... Mais celle-là, Spendius, celle-là ! ... "
L'esclave l'interrompit :
-- " Si elle n'était pas la fille
d'Hamilcar... "
-- " Non ! "
s'écria Mâtho. " Elle n'a rien d'une autre fille des hommes ! As-tu vu ses
grands yeux sous ses grands sourcils, comme des soleils sous des arcs de
triomphe ? Rappelle-toi : quand elle a paru, tous les flambeaux ont pâli. Entre
les diamants de son collier, des places sur sa poitrine nue resplendissaient ;
on sentait derrière elle comme l'odeur d'un temple, et quelque chose s'échappait
de tout son être qui était plus suave que le vin et plus terrible que la mort.
Elle marchait cependant, et puis elle s'est arrêtée.
Il resta béant, la tête basse, les
prunelles fixes.
-- " Mais je
la veux ! il me la faut ! j'en meurs ! A l'idée de l'étreindre dans mes bras,
une fureur de joie m'emporte, et cependant je la hais, Spendius ! je voudrais la
battre ! Que faire ? J'ai envie de me vendre pour devenir son esclave. Tu l'as
été, toi ! Tu pouvais l'apercevoir : parle- moi d'elle ! Toutes les nuits,
n'est-ce pas, elle monte sur la terrasse de son palais ? Ah ! les pierres
doivent frémir sous ses sandales et les étoiles se pencher pour la voir ! "
Il retomba tout en fureur, et
râlant comme un taureau blessé.
Puis Mâtho chanta : " Il poursuivait dans la forêt le
monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un
ruisseau d'argent. " Et en traînant la voix, il imitait la voix de Salammbô,
tandis que ses mains étendues faisaient comme deux mains légères sur les cordes
d'une lyre.
A toutes les
consolations de Spendius, il lui répétait les mêmes discours ; leurs nuits se
passaient dans ces gémissements et ces exhortations.
Mâtho voulut s'étourdir avec du
vin. Après ses ivresses il était plus triste encore. Il essaya de se distraire
aux osselets, et il perdit une à une les plaques d'or de son collier. Il se
laissa conduire chez les servantes de la Déesse ; mais il descendit la colline
en sanglotant, comme ceux qui s'en reviennent des funérailles.
Spendius, au contraire, devenait
plus hardi et plus gai. On le voyait, dans les cabarets de feuillages,
discourant au milieu des soldats. Il raccommodait les vieilles cuirasses. Il
jonglait avec des poignards, il allait pour les malades cueillir des herbes dans
les champs. Il était facétieux, subtil, plein d'inventions et de paroles ; les
Barbares s'accoutumaient à ses services ; il s'en faisait aimer.
Cependant ils attendaient un
ambassadeur de Carthage qui leur apporterait, sur des mulets, des corbeilles
chargées d'or ; et toujours recommençant le même calcul, ils dessinaient avec
leurs doigts des chiffres sur le sable. Chacun, d'avance, arrangeait sa vie ;
ils auraient des concubines, des esclaves, des terres ; d'autres voulaient
enfouir leur trésor ou le risquer sur un vaisseau. Mais dans ce désoeuvrement
les caractères s'irritaient ; il y avait de continuelles disputes entre les
cavaliers et les fantassins, les Barbares et les Grecs, et l'on était sans cesse
étourdi par la voix aigre des femmes.
Tous les jours, il survenait des troupeaux d'hommes presque
nus, avec des herbes sur la tête pour se garantir du soleil ; c'étaient les
débiteurs des riches Carthaginois, contraints de labourer leurs terres, et qui
s'étaient échappés. Des Libyens affluaient, des paysans ruinés par les impôts,
des bannis, des malfaiteurs. Puis la horde des marchands, tous les vendeurs de
vin et d'huile, furieux de n'être pas payés, s'en prenaient à la République ;
Spendius déclamait contre elle. Bientôt les vivres diminuèrent. On parlait de se
porter en masse sur Carthage et d'appeler les Romains.
Un soir, à l'heure du souper, on
entendit des sons lourds et fêlés qui se rapprochaient, et, au loin, quelque
chose de rouge apparut dans les ondulations du terrain.
C'était une grande litière de
pourpre, ornée aux angles par des bouquets de plumes d'autruche. Des chaînes de
cristal, avec des guirlandes de perles, battaient sur sa tenture fermée. Des
chameaux la suivaient en faisant sonner la grosse cloche suspendue à leur
poitrail, et l'on apercevait autour d'eux des cavaliers ayant une armure en
écailles d'or depuis les talons jusqu'aux épaules.
Ils s'arrêtèrent à trois cents pas du camp, pour retirer
des étuis qu'ils portaient en croupe, leur bouclier rond, leur large glaive et
leur casque à la béotienne. Quelques-uns restèrent avec les chameaux ; les
autres se remirent en marche. Enfin les enseignes de la République parurent,
c'est- à-dire des bâtons de bois bleu, terminés par des têtes de cheval ou des
pommes de pins. Les Barbares se levèrent tous, en applaudissant ; les femmes se
précipitaient vers les gardes de la Légion et leur baisaient les pieds.
La litière s'avançait sur les
épaules de douze Nègres, qui marchaient d'accord à petits pas rapides. Ils
allaient de droite et de gauche, au hasard, embarrassés par les cordes des
tentes, par les bestiaux qui erraient et les trépieds où cuisaient les viandes.
Quelquefois une main grasse, chargée de bagues, entrouvrait la litière ; une
voix rauque criait des injures ; alors les porteurs s'arrêtaient, puis ils
prenaient une autre route à travers le camp.
Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l'on
découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et boursouflée
; les sourcils formaient comme deux arcs d'ébène se rejoignant par les pointes ;
des paillettes d'or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face était si
blême qu'elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre. Le reste du corps
disparaissait sous les toisons qui emplissaient la litière.
Les soldats reconnurent dans cet
homme ainsi couché le suffète Hannon, celui qui avait contribué par sa lenteur à
faire perdre la bataille des îles Aegates ; et, quant à sa victoire
d'Hécatompyle sur les Libyens, s'il s'était conduit avec clémence, c'était par
cupidité, pensaient les Barbares, car il avait vendu à son compte tous les
captifs, bien qu'il eût déclaré leur mort à la République.
Lorsqu'il eut, pendant quelque
temps, cherché une place commode pour haranguer les soldats, il fit un signe :
la litière s'arrêta, et Hannon, soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par
terre, en chancelant.
Il avait
des bottines en feutre noir, semées de lunes d'argent. Des bandelettes, comme
autour d'une momie, s'enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre les
linges croisés. Son ventre débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait
les cuisses ; les plis de son cou retombaient jusqu'à sa poitrine comme des
fanons de boeuf, sa tunique, où des fleurs étaient peintes, craquait aux
aisselles ; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à
doubles manches lacées. L'abondance de ses vêtements, son grand collier de
pierres bleues, ses agrafes d'or et ses lourds pendants d'oreilles ne rendaient
que plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans
un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout son corps, lui donnait
l'apparence d'une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de
vautour, se dilatait violemment, afin d'aspirer l'air, et ses petits yeux, aux
cils collés, brillaient d'un éclat dur et métallique. Il tenait à la main une
spatule d'aloès, pour se gratter la peau.
Enfin deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes d'argent ;
le tumulte s'apaisa, et Hannon se mit à parler.
Il commença par faire l'éloge des Dieux et de la République
; les Barbares devaient se féliciter de l'avoir servie. Mais il fallait se
montrer plus raisonnables, les temps étaient durs, -- " - et si un maître n'a
que trois olives, n'est-il pas juste qu'il en garde deux pour lui ? "
Ainsi le vieux suffète entremêlait
son discours de proverbes et d'apologues, tout en faisant des signes de tête
pour solliciter quelque approbation.
Il parlait punique et ceux qui l'entouraient (les plus
alertes accourus sans leurs armes) étaient des Campaniens, des Gaulois et des
Grecs, si bien que personne dans cette foule ne le comprenait. Hannon s'en
aperçut, il s'arrêta, et il se balançait lourdement, d'une jambe sur l'autre, en
réfléchissant.
L'idée lui vint
de convoquer les capitaines ; alors ses hérauts crièrent cet ordre en grec, --
langage qui, depuis Xantippe, servait aux commandements dans les armées
carthaginoises.
Les gardes, à
coups de fouet, écartèrent la tourbe des soldats ; et bientôt les capitaines des
phalanges à la spartiate et les chefs des cohortes barbares arrivèrent, avec les
insignes de leur grade et l'armure de leur nation. La nuit était tombée, une
grande rumeur circulait par la plaine ; çà et là des feux brûlaient ; on allait
de l'un à l'autre, on se demandait : " Qu'y a-t-il ? " et pourquoi le suffète ne
distribuait pas l'argent ?
Il
exposait aux capitaines les charges infinies de la République. Son trésor était
vide. Le tribut des Romains l'accablait. " Nous ne savons plus que faire ! ...
Elle est bien à plaindre ! "
De temps à autre, il se frottait les membres avec sa
spatule d'aloès, ou bien il s'interrompait pour boire dans une coupe d'argent,
que lui tendait un esclave, une tisane faite avec de la cendre de belette et des
asperges bouillies dans du vinaigre ; puis il s'essuyait les lèvres à une
serviette d'écarlate, et reprenait :
-- " Ce qui valait un sicle d'argent vaut aujourd'hui trois
shekels d'or, et les cultures abandonnées pendant la guerre ne rapportent rien !
Nos pêcheries de pourpre sont à peu près perdues, les perles mêmes deviennent
exorbitantes ; à peine si nous avons assez d'onguents pour le service des Dieux
! Quant aux choses de la table, je n'en parle pas, c'est une calamité ! Faute de
galères, nous manquons d'épices, et l'on a bien du mal à se fournir de silphium,
à cause des rébellions sur la frontière de Cyrène. La Sicile, où l'on trouvait
tant d'esclaves, nous est maintenant fermée ! Hier encore, pour un baigneur et
quatre valets de cuisine, j'ai donné plus d'argent qu'autrefois pour une paire
d'éléphants ! "
Il déroula un
long morceau de papyrus ; et il lut, sans passer un seul chiffre, toutes les
dépenses que le Gouvernement avait faites ; tant pour les réparations des
temples, pour le dallage des rues, pour la construction des vaisseaux, pour les
pêcheries de corail, pour l'agrandissement des Syssites, et pour des engins dans
les mines, au pays des Cantabres.
Mais les capitaines, pas plus que les soldats,
n'entendaient le punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette
langue. On plaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelques officiers
carthaginois pour servir d'interprètes ; après la guerre ils s'étaient cachés de
peur des vengeances, et Hannon n'avait pas songé à les prendre avec lui ;
d'ailleurs sa voix trop sourde se perdait au vent.
Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, tendaient
l'oreille, en s'efforçant à deviner ses paroles, tandis que des montagnards,
couverts de fourrures comme des ours, le regardaient avec défiance ou
bâillaient, appuyés sur leur massue à clous d'airain. Les Gaulois inattentifs
secouaient en ricanant leur haute chevelure, et les hommes du désert écoutaient
immobiles, tout encapuchonnés dans leurs vêtements de laine grise : d'autres
arrivaient par-derrière ; les gardes, que la cohue poussait, chancelaient sur
leurs chevaux, les Nègres tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin
enflammées et le gros Carthaginois continuait sa harangue, monté sur un tertre
de gazon.
Cependant les
Barbares s'impatientaient, des murmures s'élevèrent, chacun l'apostropha. Hannon
gesticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire les autres, criant
plus fort, ajoutaient au tapage. Tout à coup, un homme d'apparence chétive
bondit aux pieds d'Hannon, arracha la trompette d'un héraut, souffla dedans, et
Spendius (car c'était lui) annonça qu'il allait dire quelque chose d'important.
A cette déclaration, rapidement débitée en cinq langues diverses, grec, latin,
gaulois, Lybique et baléare, les capitaines, moitié riant, moitié surpris,
répondirent :
-- " Parle !
parle ! "
Spendius hésita ; il
tremblait ; enfin s'adressant aux Libyens, qui étaient les plus nombreux, il
leur dit :
-- " Vous avez tous
entendu les horribles menaces de cet homme ? "
Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point le
Lybique ; et, pour continuer l'expérience, Spendius répéta la même phrase dans
les autres idiomes des Barbares.
Ils se regardèrent étonnés ; puis tous, comme d'un accord
tacite, croyant peut-être avoir compris, ils baissèrent la tête en signe
d'assentiment.
Alors Spendius
commença d'une voix véhémente :
-- " Il a d'abord dit que tous les Dieux des autres peuples
n'étaient que des songes près des Dieux de Carthage ! il vous a appelés lâches,
voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes ! La République sans vous (il a
dit cela ! ), ne serait pas contrainte à payer le tribut des Romains ; et par
vos débordements vous l'avez épuisée de parfums, d'aromates, d'esclaves et de
silphium, car vous vous entendez avec les nomades sur la frontière de Cyrène !
Mais les coupables seront punis ! Il a lu l'énumération de leurs supplices ; on
les fera travailler au dallage des rues, à l'armement des vaisseaux, à
l'embellissement des Syssites, et l'on enverra les autres gratter la terre dans
les mines, au pays des Cantabres. "
Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux
Campaniens, aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui
avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu'il
rapportait exactement le discours du suffète. Quelques-uns lui crièrent : - - "
Tu mens ! " Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta
:
-- " N'avez-vous pas vu
qu'il a laissé en dehors du camp une réserve de ses cavaliers ? A un signal ils
vont accourir pour vous égorger tous. "
Les Barbares se tournèrent de ce côté, et, comme la foule
alors s'écartait, il apparut au milieu d'elle, s'avançant avec la lenteur d'un
fantôme, un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu et caché jusqu'aux
flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches, de poussière et
d'épines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille,
des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses membres
décharnés, comme des haillons sur des branches sèches ; ses mains tremblaient
d'un frémissement continu, et il marchait en s'appuyant sur un bâton d'olivier.
Il arriva auprès des Nègres
qui portaient les flambeaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait ses
gencives pâles ; ses grands yeux effarés considéraient la foule des Barbares
autour de lui.
Mais, poussant
un cri d'effroi, il se jeta derrière eux et il s'abritait de leurs corps ; il
bégayait :
" Les voilà ! les voilà ! " en
montrant les gardes du Suffète, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs
chevaux piaffaient, éblouis par la lueur des torches ; elles pétillaient dans
les ténèbres ; le spectre humain se débattait et hurlait :
-- " Ils les ont tués ! . "
A ces mots qu'il criait en
baléare, des Baléares arrivèrent et le reconnurent ; sans leur répondre il
répétait :
-- " Oui, tués
tous, tous ! écrasés comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs
! mes compagnons, les vôtres ! "
On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se répandit
en paroles.
Spendius avait
peine à contenir sa joie, -- tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les
choses horribles que racontait Zarxas ; il n'y pouvait croire, tant elles
survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient, en apprenant comment avaient
péri leurs compagnons.
C'était
une troupe de trois cents frondeurs débarqués de la veille, et qui, ce jour-là,
avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les
Barbares étaient partis et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d'argile
ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa
s'engager dans la rue de Satheb, jusqu'à la porte de chêne doublée de plaques
d'airain ; alors le peuple, d'un seul mouvement, s'était poussé contre eux.
En effet, les soldats se
rappelèrent un grand cri ; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l'avait
pas entendu.
Puis les cadavres
furent placés dans les bras des Dieux-Patæques qui bordaient le temple de
Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires : leur gourmandise,
leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le
jardin de Salammbô. On fit à leurs corps d'infâmes mutilations ; les prêtres
brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ; on les suspendit par morceaux
chez les marchands de viandes ; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le
soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours.
C'étaient là ces flammes qui
luisaient de loin sur le lac. Mais quelques maisons ayant pris feu, on avait
jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d'agonisants ;
Zarxas jusqu'au lendemain s'était tenu dans les roseaux, au bord du lac ; puis
il avait erré dans la campagne, cherchant l'armée d'après les traces des pas sur
la poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes ; le soir, il se
remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant de
racines et de charognes ; un jour enfin, il aperçut des lances à l'horizon et il
les avait suivies, car sa raison était troublée à force de terreurs et de
misères.
L'indignation des
soldats, contenue tant qu'il parlait, éclata comme un orage ; ils voulaient
massacrer les gardes avec le Suffète. Quelques-uns s'interposèrent, disant qu'il
fallait l'entendre et savoir au moins s'ils seraient payés. Alors tous crièrent
: " Notre argent ! " Hannon leur répondit qu'il l'avait apporté.
On courut aux avant-postes, et les
bagages du Suffète arrivèrent au milieu des tentes, poussés par les Barbares.
Sans attendre les esclaves, bien vite ils dénouèrent les corbeilles ; ils y
trouvèrent des robes d'hyacinthe, des éponges, des grattoirs, des brosses, des
parfums, et des poinçons en antimoine, pour se peindre les yeux ; -- le tout
appartenant aux Gardes, hommes riches accoutumés à ces délicatesses. Ensuite on
découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze : c'était au Suffète pour se
donner des bains pendant la route ; car il avait pris toutes sortes de
précautions, jusqu'à emporter, dans des cages, des belettes d'Hécatompyle que
l'on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Mais, comme sa maladie lui donnait
un grand appétit, il y avait, de plus, force comestibles et force vins, de la
saumure, des viandes et des poissons au miel, avec des petits pots de Commagène,
graisse d'oie fondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision en
était considérable ; à mesure que l'on ouvrait les corbeilles, il en
apparaissait, et des rires s'élevaient comme des flots qui s'entrechoquent.
Quant à la solde des Mercenaires,
elle emplissait, à peu près, deux couffes de sparterie ; on voyait même, dans
l'une, de ces rondelles en cuir dont la République se servait pour ménager le
numéraire ; et comme les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara
que, leurs comptes étant trop difficiles, les Anciens n'avaient pas eu le loisir
de les examiner. On leur envoyait cela, en attendant.
Alors tout fut renversé,
bouleversé : les mulets, les valets, la litière, les provisions, les bagages.
Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. A grand'peine
il put monter sur un âne ; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant,
pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur l'armée la malédiction de tous les
Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu'à ses oreilles. Il
retenait avec ses dents son manteau trop long qui traînait, et de loin les
Barbares lui criaient : -- " Va-t'en, lâche ! pourceau ! égout de Moloch ! sue
ton or et ta peste ! plus vite ! plus vite ! " L'escorte en déroute galopait à
ses côtés.
Mais la fureur des
Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d'entre eux, partis
pour Carthage, n'en étaient pas revenus ; on les avait tués sans doute. Tant
d'injustice les exaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, à
rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux ; chacun prit son casque et son
épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui n'avaient pas d'armes s'élancèrent
dans les bois pour se couper des bâtons.
Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés s'agitaient
dans les rues. " Ils vont à Carthage " , disait-on, et cette rumeur bientôt
s'étendit par la contrée.
De
chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les
pasteurs qui descendaient les montagnes en courant.
Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le
tour de la plaine, monté sur un étalon punique et avec son esclave qui menait un
troisième cheval.
Une seule
tente était restée. Spendius y entra.
-- " Debout, maître ! lève-toi ! nous partons ! "
-- " Où allez-vous donc ? " ,
demanda Mâtho.
-- " A Carthage
! " , cria Spendius.
Mâtho
bondit sur le cheval que l'esclave tenait à la Porte.
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Chapitre 3
SALAMMBO
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La lune se levait au ras des
flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des
blancheurs brillaient : le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de
toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les
boules de verre sur les toits des temples rayonnaient, çà et là comme de gros
diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient
des masses plus sombres dans l'obscurité, et, au bas de Malqua, des filets de
pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de gigantesques chauves-
souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues
hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage des palais ; : et au milieu
des terrasses, les chameaux reposaient tranquillement, couchés sur le ventre, à
la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil
des maisons ; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes ; au
loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les
tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les
senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles chauffées par le soleil.
Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa
lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis,
où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses,
tandis qu'au-delà, sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme
un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté
dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur
le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d'Eschmoûn se
balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient
lentement le long du môle, au bas des remparts.
Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par
une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.
Il y avait au milieu de la
terrasse un petit lit d'ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en
plume de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre
coins s'élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de
cinnamome et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l'étoile
polaire ; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla sur le
sol parmi la poudre d'azur qui était semée d'étoiles d'or, à l'imitation du
firmament. Puis les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et
les mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de la lune, elle
dit :
-- " O Rabbetna ! ...
Baalet ! ... Tanit " et sa voix se traînait d'une façon plaintive, comme pour
appeler quelqu'un. -- " Anaîtis ! Astarté ! Derceto ! Astoreth ! Mylitta !
Athara ! Elissa ! Tiratha ! ... Par les symboles cachés, -- par les cistres
résonnants, -- par les sillons de la terre, -- par l'éternel silence et par
l'éternelle fécondité, -- dominatrice de la mer ténébreuse et des plages
azurées, ô Reine des choses humides, salut ! "
Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se
jeta le front dans la poussière, les bras allongés.
Son esclave la releva lentement, car il fallait, d'après
les rites, que quelqu'un vînt arracher le suppliant à sa prosternation ; c'était
lui dire que les Dieux l'agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait
jamais à ce devoir de piété.
Des marchands de la Gétulie-Darytienne l'avaient toute
petite apportée à Carthage, et, après son affranchissement, elle n'avait pas
voulu abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée d'un
large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les hanches,
descendait sur ses chevilles, où s'entrechoquaient deux cercles d'étain. Sa
figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d'argent très
longues faisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine un
bouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droite qu'un hermès et
les paupières baissées.
Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux,
un instant, parcoururent l'horizon, puis ils s'abaissèrent sur la ville
endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler
d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans
agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un
amas d'émeraudes, et ses cheveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils de
pourpre.
Mais elle releva la
tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles des fragments d'hymne,
elle murmura :
-- " Que tu
tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable ! Il se polit autour de toi,
et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées
fécondes. Selon que tu croîs et décrois, s'allongent ou se rapetissent les yeux
des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la
douleur des enfantements ! Tu gonfles le coquillage ! Tu fais bouillonner les
vins ! Tu putréfies les cadavres ! Tu formes les perles au fond de la mer ! "
-- " Et tous les germes, ô
Déesse ! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité. "
-- " Quand tu parais, il s'épand
une quiétude sur la terre ; les fleurs se forment, les flots s'apaisent, les
hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et
ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche,
douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine. "
Le croissant de la lune était
alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l'échancrure de ses deux sommets,
de l'autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour
un cercle pâle. Salammbô reprit :
-- " Mais tu es terrible, maîtresse ! ... C'est par toi que
se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs ; tes
yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les
fois que tu rajeunis. "
-- "
Où donc vas-tu ? Pourquoi changer tes formes, perpétuellement ? Tantôt mince et
recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture, ou bien au
milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante
et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char. "
-- " O Tanit ! tu m'aimes,
n'est-ce pas ? Je t'ai tant regardée ! Mais non ! tu cours dans ton azur, et moi
je reste sur la terre immobile. "
-- " Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la
corde d'argent, car mon coeur est triste ! "
L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus
haute qu'elle, et triangulaire comme un delta ; elle en fixa la pointe dans un
globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.
Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un
bourdonnement d'abeilles, et de plus en plus sonores ils s'envolaient dans la
nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de
l'Acropole.
-- " Tais-toi ! "
s'écria Salammbô.
-- "
Qu'as-tu donc, maîtresse ? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout à
présent t'inquiète et t'agite. "
-- " Je ne sais " , dit-elle.
-- " Tu te fatigues à des prières trop longues ! "
-- " Oh ! Taanach, je voudrais m'y
dissoudre comme une fleur dans du vin ! "
-- " C'est peut-être la fumée de tes parfums ? "
-- " Non ! " dit Salammbô : "
L'esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs. "
Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti
vers la contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Melkarth. -- " Mais s'il ne
revient pas " , disait-elle, " il te faudra pourtant, puisque c'était sa
volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens, et alors ton chagrin s'en
ira dans les bras d'un homme. "
-- " Pourquoi ? " demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle
avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs
membres grossiers.
-- "
Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées,
plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe de feu
roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe, je vais mourir ; et puis, quelque
chose de suave, coulant de mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma chair...
c'est une caresse qui m'enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu
s'étendait sur moi. Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le
flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être qu'un
souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'à toi, ô Mère ! "
Elle leva ses bras le plus haut
possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son long
vêtement. Puis elle retomba sur la couche d'ivoire, haletante ; mais Taanach lui
passa autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir les
terreurs, et Salammbô dit d'une voix presque éteinte :
-- " Va me chercher Schahabarim. "
Son père n'avait pas voulu
qu'elle entrât dans le collège des prêtresses, ni même qu'on lui fit rien
connaître de la Tanit populaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant
servir sa politique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais ;
sa mère, depuis longtemps, était morte.
Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les
purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé
de parfums, l'âme pleine de prières. Jamais elle n'avait goûté de vin, ni mangé
de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses talons dans la maison d'un
mort.
Elle ignorait les
simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant par des formes différentes,
des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe, et
Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influence était
descendue de la lune sur la vierge ; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô
s'affaiblissait. Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir.
Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir.
Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité
soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d'obsessions d'autant
plus fortes qu'elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées par
elle.
Sans cesse la fille
d'Hamilcar s'inquiétait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages
et tous ses noms, qu'elle répétait sans qu'ils eussent pour elle de
signification distincte. Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme,
elle voulait connaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau
magnifique d'où dépendaient les destinées de Carthage, -- car l'idée d'un dieu
ne se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir son
simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le
dominer.
Salammbô se détourna.
Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or que Schahabarim portait au bas
de son vêtement.
Il monta les
escaliers : puis, dès le seuil de la terrasse, il s'arrêta en croisant les bras.
Ses yeux enfoncés brillaient
comme les lampes d'un sépulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe de
lin, alourdie par les grelots qui s'alternaient sur ses talons avec des pommes
d'émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu ;
sa peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes
labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.
C'était le grand prêtre de Tanit,
celui qui avait élevé Salammbô.
-- " Parle ! " dit-il. " Que veux-tu ? "
-- " J'espérais ... tu m'avais
presque promis... " Elle balbutiait, elle se troubla ; puis, tout à coup :
-- " Pourquoi me méprises-tu ?
qu'ai-je donc oublié dans les rites ? Tu es mon maître, et tu m'as dit que
personne comme moi ne s'entendait aux choses de la Déesse ; mais il y en a que
tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père ? "
Schahabarim se rappela les ordres d'Hamilcar ; il répondit
:
-- " Non, je n'ai plus rien
à t'apprendre ! "
-- " Un
Génie " , reprit-elle, " me pousse à cet amour. J'ai gravi les marches
d'Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences ; j'ai dormi sous l'olivier
d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes ; j'ai poussé les portes de
Baal-Khamon, éclaireur et fertilisateur ; j'ai sacrifié aux Kabyres souterrains,
aux dieux des bois, des vents, des fleuves et des montagnes : mais tous ils sont
trop loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu ? tandis qu'elle, je la
sens mêlée à ma vie ; elle emplit mon âme, et je tressaille à des élancements
intérieurs comme si elle bondissait pour s'échapper. Il me semble que je vais
entendre sa voix, apercevoir sa figure, des éclairs m'éblouissent, puis je
retombe dans les ténèbres. "
Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard
suppliant.
Enfin, il fit signe
d'écarter l'esclave, qui n'était pas de race chananéenne. Taanach disparut, et
Schahabarim, levant un bras dans l'air, commença :
-- " Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un
souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d'un homme dans un
rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue
sortit la Matière primitive. C'était une eau bourbeuse, noire, glacée, profonde.
Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohérentes des formes à
naître et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires. "
Puis la Matière se condensa. Elle
devint un oeuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l'autre le firmament.
Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent ; et, au fracas de la foudre,
les animaux intelligents s'éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère
étoilée ; Khamon rayonna dans le soleil ; Melkarth, avec ses bras, le poussa
derrière Gadès ; les Kabyrim descendirent sous les volcans, et Rabbetna, telle
qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumière comme un lait et sa
nuit comme un manteau.
-- " Et
après ? " dit-elle.
Il lui
avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus
hautes ; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles, et
Schahabarim, cédant à moitié, reprit :
-- " Elle inspire et gouverne les amours des hommes. "
-- " Les amours des hommes ! "
répéta Salammbô rêvant.
-- "
Elle est l'âme de Carthage " , continua le prêtre ; et bien qu'elle soit partout
épandue, c'est ici qu'elle demeure, sous le voile sacré.
-- " O père ! " s'écria Salammbô,
" je la verrai, n'est-ce pas ? tu m'y conduiras ! Depuis longtemps j'hésitais ;
la curiosité de sa forme me dévore. Pitié ! secours-moi ! partons ! "
Il la repoussa d'un geste véhément
et plein d'orgueil.
-- "
Jamais ! Ne sais-tu pas qu'on en meurt ? Les Baals hermaphrodites ne se
dévoilent que pour nous seuls, hommes par l'esprit, femmes par la faiblesse. Ton
désir est un sacrilège ; satisfais-toi avec la science que tu possèdes ! "
Elle tomba sur les genoux, mettant
ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir ; et elle sanglotait,
écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de
terreur et d'humiliation. Schahabarim, debout, restait plus insensible que les
pierres de la terrasse. Il la regardait de haut en bas frémissante à ses pieds,
il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu'il ne
pouvait, lui non plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un
vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.
Tout à coup il aperçut à l'horizon
derrière Tunis, comme des brouillards légers, qui se traînaient contre le sol ;
puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans
les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des lances,
des boucliers parurent. C'était l'armée des Barbares qui s'avançait sur
Carthage.
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Chapitre 3
SOUS LES MURS DE CARTHAGE
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Des gens de la campagne,
montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur,
arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l'armée. En trois jours, elle
avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.
On ferma les portes. Les Barbares,
presque aussitôt, parurent ; mais ils s'arrêtèrent au milieu de l'isthme, sur le
bord du lac.
D'abord ils
n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchèrent avec des palmes à la
main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande.
Le matin et à la tombée du jour,
des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un
petit homme, enveloppé soigneusement d'un manteau et dont la figure
disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant de grandes heures
à regarder l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute
égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme
l'accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.
Mais Carthage était défendue dans
toute la largeur de l'isthme : d'abord par un fossé, ensuite par un rempart de
gazon, et enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à
double étage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des
magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d'autres
écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d'orge et les
harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout
le matériel de guerre. Des tours s'élevaient sur le second étage, toutes garnies
de créneaux et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à des
crampons.
Cette première ligne
de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et
des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et
sur les dernières terrasses des fourneaux d'argile pour cuire la saumure.
Par-derrière, la ville étageait en
amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en
planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des
temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs,
diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances
inégales ; d'innombrables ruelles s'entrecroisant la coupaient du haut en bas.
On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues ;
elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans
énormes, -- à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des
immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes, comme des
fleuves sous des ponts.
La
colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de
monuments. C'étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze
et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d'azur, des
coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des
obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles
atteignaient aux frontons ; les volutes se déroulaient entre les colonnades ;
des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait
l'un sur l'autre en se cachant à demi, d'une façon merveilleuse et
incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de
patries oubliées.
Derrière
l'Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux,
s'allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations
s'espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la
ville neuve, allait jusqu'au bord de la falaise, où se dressait un phare géant
qui flambait toutes les nuits.
Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans
la plaine.
De loin ils
reconnaissaient les marchés, les carrefours ; ils se disputaient sur
l'emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des
tuiles d'or ; Melkarth, à la gauche d'Eschmoûn, portait sur sa toiture des
branches de corail ; Tanit, au-delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole
de cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes, du côté du phare. L'on
voyait à l'angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places,
partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres
énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant
à la main des fourches, des chaînes ou des javelots ; et le bleu de la mer
s'étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.
Un peuple tumultueux du matin
au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la
porte des bains : les boutiques de boissons chaudes fumaient, l'air retentissait
du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au Soleil chantaient sur les
terrasses, les boeufs que l'on égorgeait mugissaient dans les temples, des
esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l'enfoncement
des portiques, quelque prêtre apparaissait drapé d'un manteau sombre, nu-pieds
et en bonnet pointu.
Ce
spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l'admiraient, ils l'exécraient,
ils auraient voulu tout à la fois l'anéantir et l'habiter. Mais qu'y avait-il
dans le Port-Militaire, défendu par une triple muraille ? Puis, derrière la
ville, au fond de Mégara, plus haut que l'Acropole, apparaissait le palais
d'Hamilcar.
Les yeux de Mâtho
à chaque instant s'y portaient. Il montait dans les oliviers, et il se penchait,
la main étendue au bord des sourcils. Les jardins étaient vides, et la porte
rouge à croix noire restait constamment fermée.
Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant
quelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant
trois heures, il nagea tout d'une haleine. Il arriva au bas des Mappales, il
voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles,
puis retomba dans les flots et s'en revint.
Son impuissance l'exaspérait. Il était jaloux de cette
Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu'un qui l'aurait possédée. Ses
énervements l'abandonnèrent, et ce fut une ardeur d'action folle et continuelle.
La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d'un pas
rapide à travers le camp ; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du
sable sa grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui passaient. Son
coeur débordait en paroles furieuses.
-- " Laisse aller ta colère comme un char qui s'emporte " ,
disait Spendius " Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s'apaise avec du
sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine ; elle te
soutiendra ! "
Mâtho reprit le
commandement de ses soldats. Il les faisait impitoyablement manoeuvrer. On le
respectait pour son courage, pour sa force surtout. D'ailleurs, il inspirait
comme une crainte mystique ; on croyait qu'il parlait, la nuit, à des fantômes.
Les autres capitaines s'animèrent de son exemple. L'armée, bientôt, se
disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des
buccines qui réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent.
Il aurait fallu pour les écraser
dans l'isthme que deux armées pussent les prendre à la fois par-derrière, l'une
débarquant au fond du golfe d'Utique, et la seconde à la montagne des
Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille
hommes tout au plus ? S'ils inclinaient vers l'Orient, ils allaient se joindre
aux Nomades, intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S'ils se
repliaient sur l'Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque de vivres
les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles, les campagnes
environnantes ; les Riches tremblaient pour leurs beaux châteaux, pour leurs
vignobles, pour leurs cultures.
Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme
de promettre une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu'avec des
vaisseaux et des machines, on incendiât leur camp. Son collègue Giscon voulait
au contraire qu'ils fussent payés. Mais, à cause de sa popularité, les Anciens
le détestaient ; car ils redoutaient le hasard d'un maître et, par terreur de la
monarchie, s'efforçaient d'atténuer ce qui en subsistait ou la pouvait rétablir.
Il y avait en dehors des
fortifications des gens d'une autre race et d'une origine inconnue, -- tous
chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans
les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu'ils s'amusaient à faire courir le
soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de
fange et de varech, s'accrochaient contre la falaise comme des nids
d'hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle,
complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés
par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes. Les sentinelles
s'aperçurent un matin qu'ils étaient tous partis.
Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils
vinrent au camp, sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, comme des
voisins. Ils s'avançaient d'un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines,
ou bien ils s'arrêtaient pour parler aux soldats, disant que tout était fini et
qu'on allait faire justice à leurs réclamations.
Beaucoup d'entre eux voyaient pour la première fois un camp
de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils avaient imaginée, partout c'était
un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait l'armée dans
une haute muraille, inébranlable au choc des catapultes. Le sol des rues était
aspergé d'eau fraîche ; par les trous des tentes, ils apercevaient des prunelles
fauves qui luisaient dans l'ombre. Les faisceaux de piques et les panoplies
suspendues les éblouissaient comme des miroirs. Ils se parlaient à voix basse.
Ils avaient peur avec leurs longues robes de renverser quelque chose.
Les soldats demandèrent des
vivres, en s'engageant à les payer sur l'argent qu'on leur devait.
On leur envoya des boeufs, des
moutons, des pintades, des fruits secs et des lupins, avec des scombres fumés,
de ces scombres excellents que Carthage expédiait dans tous les ports. Mais ils
tournaient dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques ; et, dénigrant ce
qu'ils convoitaient, offraient pour un bélier la valeur d'un pigeon, pour trois
chèvres le prix d'une grenade. Les Mangeurs-de-choses-immondes, se portant pour
arbitres, affirmaient qu'on les dupait. Alors ils tiraient leur glaive,
menaçaient de tuer.
Des
commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d'années que l'on devait à
chaque soldat. Mais il était impossible maintenant de savoir combien on avait
engagé de Mercenaires, et les Anciens furent effrayés de la somme exorbitante
qu'ils auraient à payer. Il fallait vendre la réserve du silphium, imposer les
villes marchandes ; les Mercenaires s'impatienteraient, déjà Tunis était avec
eux : et les Riches, étourdis par les fureurs d'Hannon et les reproches de son
collègue, recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaître quelque Barbare
d'aller le voir immédiatement pour reconquérir son amitié, lui dire de bonnes
paroles. Cette confiance les calmerait.
Des marchands, des scribes, des ouvriers de l'arsenal, des
familles entières se rendirent chez les Barbares.
Les soldats laissaient entrer chez eux tous les
Carthaginois, mais par un seul passage tellement étroit que quatre hommes de
front s'y coudoyaient. Spendius, debout contre la barrière, les faisait
attentivement fouiller ; Mâtho, en face de lui, examinait cette multitude,
cherchant à retrouver quelqu'un qu'il pouvait avoir vu chez Salammbô.
Le camp ressemblait à une ville,
tant il était rempli de monde et d'agitation. Les deux foules distinctes se
mêlaient sans se confondre, l'une habillée de toile ou de laine avec des bonnets
de feutre pareils à des pommes de pin, et l'autre vêtue de fer et portant des
casques. Au milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes
de toutes les nations, brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des
olives, jaunes comme des oranges, vendues par des matelots, choisies dans les
bouges, volées à des caravanes, prises dans le sac des villes, que l'on
fatiguait d'amour tant qu'elles étaient jeunes, qu'on accablait de coups
lorsqu'elles étaient vieilles, et qui mouraient dans les déroutes au bord des
chemins, parmi les bagages, avec les bêtes de somme abandonnées. Les épouses des
Nomades balançaient sur leurs talons des robes en poil de dromadaire, carrées et
de couleur fauve ; des musiciennes de la Cyrénaïque, enveloppées de gazes
violettes et les sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes : de
vieilles négresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour faire du feu, des
fientes d'animal que l'on desséchait au soleil : les Syracusaines avaient des
plaques d'or dans la chevelure, les femmes des Lusitaniens des colliers de
coquillages, les Gauloises des peaux de loup sur leur poitrine blanche ; et des
enfants robustes, couverts de vermine, nus, incirconcis, donnaient aux passants
des coups dans le ventre avec leur tête, ou venaient par-derrière, comme de
jeunes tigres, les mordre aux mains.
Les Carthaginois se promenaient à travers le camp, surpris
par la quantité de choses dont il regorgeait. Les plus misérables étaient
tristes, et les autres dissimulaient leur inquiétude.
Les soldats leur frappaient sur
l'épaule, en les excitant à la gaieté. Dès qu'ils apercevaient quelque
personnage, ils l'invitaient à leurs divertissements. Quand on jouait au disque,
ils s'arrangeaient pour lui écraser les pieds, et au pugilat, dès la première
passe, lui fracassaient la mâchoires. Les frondeurs effrayaient les Carthaginois
avec leurs frondes, les psylles avec des vipères, les cavaliers avec leurs
chevaux. Ces gens d'occupations paisibles, à tous les outrages, baissaient la
tête et s'efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se montrer braves,
faisaient signe qu'ils voulaient devenir des soldats. On leur donnait à fendre
du bois et à étriller des mulets. On les bouclait dans une armure et on les
roulait comme des tonneaux par les rues du camp. Puis, quand ils se disposaient
à partir, les Mercenaires s'arrachaient les cheveux avec des contorsions
grotesques.
Mais beaucoup, par
sottise ou préjugé, croyaient naïvement tous les Carthaginois très riches, et
ils marchaient derrière eux en les suppliant de leur accorder quelque chose. Ils
demandaient tout ce qui leur semblait beau : une bague, une ceinture, des
sandales, la frange d'une robe, et, quand le Carthaginois dépouillé s'écriait :
-- " Mais je n'ai plus rien. Que veux-tu ? " Ils répondaient " Ta femme ! "
D'autres disaient : -- " Ta vie !
"
Les comptes militaires
furent remis aux capitaines, lus aux soldats, définitivement approuvés. Alors
ils réclamèrent des tentes : on leur donna des tentes. Puis les polémarques des
Grecs demandèrent quelques-unes de ces belles armures que l'on fabriquait à
Carthage ; le Grand-Conseil vota des sommes pour cette acquisition. Mais il
était juste, prétendaient les cavaliers, que la République les indemnisât de
leurs chevaux ; l'un affirmait en avoir perdu trois à tel siège, un autre cinq
dans telle marche, un autre quatorze dans les précipices. On leur offrit des
étalons d'Hécatompyle ; ils aimèrent mieux l'argent.
Puis ils demandèrent qu'on leur
payât en argent (en pièces d'argent et non en monnaie de cuir) tout le blé qu'on
leur devait, et au plus haut prix où il s'était vendu pendant la guerre, si bien
qu'ils exigeaient pour une mesure de farine quatre cents fois plus qu'ils
n'avaient donné pour un sac de froment. Cette injustice exaspéra ; il fallut
céder, pourtant.
Alors les
délégués des soldats et ceux du Grand-Conseil se réconcilièrent, en jurant par
le Génie de Carthage et par les Dieux des Barbares. Avec les démonstrations et
la verbosité orientales, ils se firent des excuses et des caresses. Puis les
soldats réclamèrent, comme une preuve d'amitié, la punition des traîtres qui les
avaient indisposés contre la République.
On feignit de ne pas les comprendre. Ils s'expliquèrent
plus nettement, disant qu'il leur fallait la tête d'Hannon.
Plusieurs fois par jour ils
sortaient de leur camp. Ils se promenaient au pied des murs. Ils criaient qu'on
leur jetât la tête du Suffète, et ils tendaient leurs robes pour la recevoir.
Le Grand-Conseil aurait
faibli, peut-être, sans une dernière exigence plus injurieuse que les autres :
ils demandèrent en mariage, pour leurs chefs, des vierges choisies dans les
grandes familles. C'était une idée de Spendius, que plusieurs trouvaient toute
simple et fort exécutable. Mais cette prétention de vouloir se mêler au sang
punique indigna le peuple ; on leur signifia brutalement qu'ils n'avaient plus
rien à recevoir. Alors ils s'écrièrent qu'on les avait trompés ; si avant trois
jours leur solde n'arrivait pas, ils iraient eux-mêmes la prendre dans Carthage.
La mauvaise foi des
Mercenaires n'était point aussi complète que le pensaient leurs ennemis.
Hamilcar leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues il est vrai, mais
solennelles et réitérées. Ils avaient pu croire, en débarquant à Carthage, qu'on
leur abandonnerait la ville, qu'ils se partageraient des trésors ; et quand ils
virent que leur solde à peine serait payée, ce fut une désillusion pour leur
orgueil comme pour leur cupidité.
Denys, Pyrrhus, Agathoclès et les généraux d'Alexandre
n'avaient-ils pas fourni l'exemple de merveilleuses fortunes ? L'idéal
d'Hercule, que les Chananéens confondaient avec le soleil, resplendissait à
l'horizon des armées. On savait que de simples soldats avaient porté des
diadèmes, et le retentissement des empires qui s'écroulaient faisait rêver le
Gaulois dans sa forêt de chênes, l'Ethiopien dans ses sables. Mais il y avait un
peuple toujours prêt à utiliser les courages ; et le voleur chassé de sa tribu,
le parricide errant sur les chemins, le sacrilège poursuivi par les dieux, tous
les affamés, tous les désespérés tâchaient d'atteindre au port où le courtier de
Carthage recrutait des soldats. Ordinairement elle tenait ses promesses. Cette
fois pourtant, l'ardeur de son avarice l'avait entraînée dans une infamie
périlleuse. Les Numides, les Libyens, l'Afrique entière s'allaient jeter sur
Carthage. La mer seule était libre. Elle y rencontrait les Romains ; et, comme
un homme assailli par des meurtriers, elle sentait la mort tout autour d'elle.
Il fallut bien recourir à
Giscon ; les Barbares acceptèrent son entremise. Un matin ils virent les chaînes
du port s'abaisser, et trois bateaux plats, passant par le canal de la Taenia,
entrèrent dans le lac.
Sur le
premier, à la proue, on apercevait Giscon. Derrière lui, et plus haute qu'un
catafalque, s'élevait une caisse énorme, garnie d'anneaux pareils à des
couronnes qui pendaient. Apparaissait ensuite la légion des Interprètes, coiffés
comme des sphinx, et portant un perroquet tatoué sur la poitrine. Des amis et
des esclaves suivaient, tous sans armes, et si nombreux qu'ils se touchaient des
épaules. Les trois longues barques, pleines à sombrer, s'avançaient aux
acclamations de l'armée, qui les regardait.
Dès que Giscon débarqua, les soldats coururent à sa
rencontre. Avec des sacs il fit dresser une sorte de tribune et déclara qu'il ne
s'en irait pas avant de les avoir tous intégralement payés.
Des applaudissements éclatèrent ;
il fut longtemps sans pouvoir parler.
Puis il blâma les torts de la République et ceux des
Barbares ; la faute en était à quelques mutins, qui par leur violence avaient
effrayé Carthage. La meilleure preuve de ses bonnes intentions, c'était qu'on
l'envoyait vers eux, lui, l'éternel adversaire du suffète Hannon. Ils ne
devaient point supposer au peuple l'ineptie de vouloir irriter des braves, ni
assez d'ingratitude pour méconnaître leurs services ; et Giscon se mit à la paye
des soldats en commençant par les Libyens. Comme ils avaient déclaré les listes
mensongères, il ne s'en servit point.
Ils défilaient devant lui, par nations, en ouvrant leurs
doigts pour dire le nombre des années ; on les marquait successivement au bras
gauche avec de la peinture verte ; les scribes puisaient dans le coffre béant,
et d'autres, avec un stylet, faisaient des trous sur une lame de plomb.
Un homme passa, qui marchait
lourdement, à la manière des boeufs.
-- " Monte près de moi " , dit le Suffète, suspectant
quelque fraude ; " combien d'années as-tu servi ? "
-- " Douze ans " , répondit le Libyen.
Giscon lui glissa les doigts sous
la mâchoire, car la mentonnière du casque y produisait à la longue deux
callosités ; on les appelait des carroubes, et avoir les
carroubes était une locution pour dire un vétéran.
-- " Voleur ! " s'écria le
Suffète, " ce qui te manque au visage tu dois le porter sur les épaules ! " , et
lui déchirant sa tunique, il découvrit son dos couvert de gales sanglantes ;
c'était un laboureur d'Hippo-Zaryte. Des huées s'élevèrent ; on le décapita.
Dès qu'il fut nuit, Spendius alla
réveiller les Libyens. Il leur dit :
-- " Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et les
hommes d'Italie seront payés, ils s'en retourneront.
Mais vous autres, vous resterez en Afrique, épars dans vos
tribus et sans aucune défense ! C'est alors que la République se vengera !
Méfiez-vous du voyage ! Allez-vous croire à toutes les paroles ? Les deux
suffètes sont d'accord ! Celui-là vous abuse ! Rappelez-vous l'Ile-des-Ossements
et Xantippe qu'ils ont renvoyé à Sparte sur une galère pourrie ! "
-- " Comment nous y prendre ? " ,
demandaient-ils.
-- "
Réfléchissez ! " disait Spendius.
Les deux jours suivants se passèrent à payer les gens de
Magdala, de Leptis, d'Hécatompyle ; Spendius se répandait chez les Gaulois.
-- " On solde les Libyens, ensuite
on payera les Grecs, puis les Baléares, les Asiatiques, et tous les autres !
Mais vous qui n'êtes pas nombreux, on ne vous donnera rien ! Vous ne reverrez
plus vos patries ! Vous n'aurez point de vaisseaux ! Ils vous tueront, pour
épargner la nourriture. "
Les
Gaulois vinrent trouver le Suffète. Autharite, celui qu'il avait blessé chez
Hamilcar, l'interpella. Il disparut, repoussé par les esclaves, mais en jurant
qu'il se vengerait.
Les
réclamations, les plaintes se multiplièrent. Les plus obstinés pénétraient dans
la tente du Suffète ; pour l'attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient
palper leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres et les cicatrices de
leurs blessures. Ceux qui n'étaient point encore payés s'irritaient, ceux qui
avaient reçu leur solde en demandaient une autre pour leurs chevaux ; et les
vagabonds, les bannis, prenant les armes des soldats, affirmaient qu'on les
oubliait. A chaque minute, il arrivait comme des tourbillons d'hommes ; les
tentes craquaient, s'abattaient ; la multitude serrée entre les remparts du camp
oscillait à grands cris depuis les portes jusqu'au centre. Quand le tumulte se
faisait trop fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d'ivoire, et,
regardant la mer, il restait immobile, les doigts enfoncés dans sa barbe.
Souvent Mâtho s'écartait pour
aller s'entretenir avec Spendius ; puis il se replaçait en face du Suffète, et
Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes
dardées vers lui. Par- dessus la foule, plusieurs fois, ils se lancèrent des
injures, mais qu'ils n'entendirent pas. Cependant la distribution continuait, et
le Suffète à tous les obstacles trouvait des expédients.
Les Grecs voulurent élever des
chicanes sur la différence des monnaies. Il leur fournit de telles explications
qu'ils se retirèrent sans murmures. Les Nègres réclamèrent de ces coquilles
blanches usitées pour le commerce dans l'intérieur de l'Afrique. Il leur offrit
d'en envoyer prendre à Carthage ; alors, comme les autres, ils acceptèrent de
l'argent.
Mais on avait promis
aux Baléares quelque chose de meilleur, à savoir des femmes. Le Suffète répondit
que l'on attendait pour eux toute une caravane de vierges : la route était
longue, il fallait encore six lunes. Quand elles seraient grasses et bien
frottées de benjoin, on les enverrait sur des vaisseaux, dans les ports des
Baléares.
Tout à coup, Zarxas,
beau maintenant et vigoureux, sauta comme un bateleur sur les épaules de ses
amis et il cria :
-- " En
as-tu réservé pour les cadavres ? " tandis qu'il montrait dans Carthage la porte
de Khamon.
Aux derniers feux
du soleil, les plaques d'airain la garnissant de haut en bas resplendissaient ;
les Barbares crurent apercevoir sur elle une traînée sanglante. Chaque fois que
Giscon voulait parler, leurs cris recommençaient. Enfin, il descendit à pas
graves et s'enferma dans sa tente.
Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprètes, qui
couchaient en dehors, ne bougèrent point ; ils se tenaient sur le dos, les yeux
fixes, la langue au bord des dents et la face bleuâtre. Des mucosités blanches
coulaient de leurs narines, et leurs membres étaient raides, comme si le froid
pendant la nuit les eût tous gelés. Chacun portait autour du cou un petit lacet
de joncs.
La rébellion dès
lors ne s'arrêta plus. Ce meurtre des Baléares rappelé par Zarxas confirmait les
défiances de Spendius. Ils s'imaginaient que la République cherchait toujours à
les tromper. Il fallait en finir ! On se passerait des interprètes ! Zarxas,
avec une fronde autour de la tête, chantait des chansons de guerre ; Autharite
brandissait sa grande épée ; Spendius soufflait à l'un quelque parole,
fournissait à l'autre un poignard. Les plus forts tâchaient de se payer
eux-mêmes, les moins furieux demandaient que la distribution continuât. Personne
maintenant ne quittait ses armes, et toutes les colères se réunissaient contre
Giscon dans une haine tumultueuse.
Quelques-uns montaient à ses côtés. Tant qu'ils
vociféraient des injures on les écoutait avec patience ; mais s'ils tentaient
pour lui le moindre mot, ils étaient immédiatement lapidés, ou par-derrière d'un
coup de sabre on leur abattait la tête. L'amoncellement des sacs était plus
rouge qu'un autel.
Ils
devenaient terribles après le repas, quand ils avaient bu du vin ! C'était une
joie défendue sous peine de mort dans les armées puniques, et ils levaient leur
coupe du côté de Carthage par dérision pour sa discipline. Puis ils revenaient
vers les esclaves des finances et ils recommençaient à tuer. Le mot frappe,
différent dans chaque langue, était compris de tous.
Giscon savait bien que la patrie
l'abandonnait ; mais il ne voulait point malgré son ingratitude la déshonorer.
Quand ils lui rappelèrent qu'on leur avait promis des vaisseaux, il jura par
Moloch de leur en fournir lui- même, à ses frais, et, arrachant son collier de
pierres bleues, il le jeta dans la foule en gage de serment.
Alors les Africains réclamèrent le
blé, d'après les engagements du Grand-Conseil. Giscon étala les comptes des
Syssites, tracés avec de la peinture violette sur des peaux de brebis ; il
lisait tout ce qui était entré dans Carthage, mois par mois et jour par jour.
Soudain il s'arrêta, les yeux
béants, comme s'il fût découvert entre les chiffres sa sentence de mort.
En effet, les Anciens les avaient
frauduleusement réduits et le blé, vendu pendant l'époque la plus calamiteuse de
la guerre, se trouvait à un taux si bas, qu'à moins d'aveuglement on n'y pouvait
croire.
-- " Parle ! "
crièrent-ils, " plus haut ! Ah ! c'est qu'il cherche à mentir, le lâche !
méfions-nous. "
Pendant
quelque temps, il hésita. Enfin il reprit sa besogne.
Les soldats, sans se douter qu'on
les trompait, acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites. Alors
l'abondance où s'était trouvée Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils
brisèrent la caisse de sycomore ; elle était vide aux trois quarts. Ils avaient
vu de telles sommes en sortir qu'ils la jugeaient inépuisable ; Giscon en avait
enfoui dans sa tente. Ils escaladèrent les sacs. Mâtho les conduisait, et comme
ils criaient : " L'argent ! l'argent ! " Giscon à la fin répondit :
-- " Que votre général vous en
donne ! "
Il les regardait en
face, sans parler, avec ses grands yeux jaunes et sa longue figure plus pâle que
sa barbe. Une flèche, arrêtée par les plumes, se tenait à son oreille dans son
large anneau d'or, et un filet de sang coulait de sa tiare sur son épaule.
A un geste de Mâtho, tous
s'avancèrent. Il écarta les bras ; Spendius, avec un noeud coulant, l'étreignit
aux poignets ; un autre le renversa, et il disparut dans le désordre de la foule
qui s'écroulait sur les sacs.
Ils saccagèrent sa tente. On n'y trouva que les choses
indispensables à la vie ; puis, en cherchant mieux, trois images de Tanit, et
dans une peau de singe, une pierre noire tombée de la lune. Beaucoup de
Carthaginois avaient voulu l'accompagner ; c'étaient des hommes considérables et
tous du parti de la guerre.
On
les entraîna en dehors des tentes, et on les précipita dans la fosse aux
immondices. Avec des chaînes de fer ils furent attachés par le ventre à des
pieux solides, et on leur tendait la nourriture à la pointe d'un javelot.
Autharite, tout en les
surveillant, les accablait d'invectives, mais comme ils ne comprenaient point sa
langue, ils ne répondaient pas ; le Gaulois, de temps à autre, leur jetait des
cailloux au visage pour les faire crier.
Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit l'armée. A
présent que leur colère était finie, des inquiétudes les prenaient. Mâtho
souffrait d'une tristesse vague. Il lui semblait avoir indirectement outragé
Salammbô. Ces Riches étaient comme une dépendance de sa personne. Il s'asseyait
la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque
chose de la voix dont son coeur était plein.
Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls
étaient payés. Mais, en même temps que se ravivaient les antipathies nationales
avec les haines particulières, on sentait le péril de s'y abandonner. Les
représailles, après un attentat pareil, seraient formidables. Donc il fallait
prévenir la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues n'en
finissaient pas. Chacun parlait, on n'écoutait personne, et Spendius,
ordinairement si loquace, à toutes les propositions secouait la tête.
Un soir il demanda négligemment à
Mâtho s'il n'y avait pas des sources dans l'intérieur de la ville.
-- " Pas une ! " répondit Mâtho.
Le lendemain, Spendius
l'entraîna sur la berge du lac.
-- " Maître ! " dit l'ancien esclave, " Si ton coeur est
intrépide, je te conduirai dans Carthage. "
-- " Comment ? " répétait l'autre en haletant.
-- " Jure d'exécuter tous mes
ordres, de me suivre comme une ombre ! "
Alors Mâtho, levant son bras vers la planète de Chabar,
s'écria :
-- " Par Tanit, je
le jure ! "
Spendius reprit :
-- " Demain après le coucher
du soleil, tu m'attendras au pied de l'aqueduc, entre la neuvième et la dixième
arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un casque sans aigrette et des sandales
de cuir. "
L'aqueduc dont il
parlait traversait obliquement l'isthme entier, -- ouvrage considérable -- ,
agrandi plus tard par les Romains. Malgré son dédain des autres peuples,
Carthage leur avait pris gauchement cette invention nouvelle, comme Rome
elle-même avait fait de la galère punique ; et cinq rangs d'arcs superposés,
d'une architecture trapue, avec des contreforts à la base et des têtes de lion
au sommet, aboutissaient à la partie occidentale de l'Acropole, où ils
s'enfonçaient sous la ville pour déverser presque une rivière dans les citernes
de Mégara.
A l'heure convenue,
Spendius y trouva Mâtho. Il attacha une sorte de harpon au bout d'une corde, le
fit tourner rapidement comme une fronde, l'engin de fer s'accrocha ; et ils se
mirent, l'un derrière l'autre, à grimper le long du mur.
Mais quand ils furent montés sur
le premier étage, le crampon, chaque fois qu'ils le jetaient, retombait ; il
leur fallait, pour découvrir quelque fissure, marcher sur le bord de la corniche
; à chaque rang des arcs, ils la trouvaient plus étroite. Puis la corde se
relâcha. Plusieurs fois, elle faillit se rompre.
Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure. Spendius,
de temps à autre, se penchait pour tâter les pierres avec sa main.
-- " C'est là " dit-il, "
commençons ! " Et pesant sur l'épieu qu'avait apporté Mâtho, ils parvinrent à
disjoindre une des dalles.
Ils
aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans
brides. Leurs bracelets d'or sautaient dans les vagues draperies de leurs
manteaux. On distinguait en avant un homme couronné de plumes d'autruche et qui
galopait avec une lance à chaque main.
-- " Narr'Havas ! " s'écria Mâtho.
-- " Qu'importe ! " reprit
Spendius ; et il sauta dans le trou qu'ils venaient de faire en découvrant la
dalle.
Mâtho, par son ordre,
essaya de pousser un des blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les
coudes .-- " Nous reviendrons " , dit Spendius ! " Mets-toi devant. " Alors ils
s'aventurèrent dans le conduit des eaux.
Ils en avaient jusqu'au ventre. Bientôt ils chancelèrent et
il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal
trop étroit. L'eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure : ils
se déchiraient le visage. Puis le courant les entraîna. Un air plus lourd qu'un
sépulcre leur écrasait la poitrine, et la tête sous les bras, les genoux l'un
contre l'autre, allongés tant qu'ils pouvaient, ils passaient comme des flèches
dans l'obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, tout fut noir
devant eux et la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent.
Quand ils furent remontés à la
surface, ils se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le dos, à humer
l'air, délicieusement. Des arcades, les unes derrière les autres, s'ouvraient au
milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, et l'eau
se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du
plafond laissaient descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait sur
les ondes comme des disques de lumière, et les ténèbres à l'entour,
s'épaississant vers les murs, les reculaient indéfiniment. Le moindre bruit
faisait un grand écho.
Spendius et Mâtho se remirent à nager, et, passant par
l'ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs chambres à la file. Deux autres
rangs de bassins plus petits s'étendaient parallèlement de chaque côté. Ils se
perdirent, ils tournaient, ils revenaient. Enfin, quelque chose résista sous
leurs talons. C'était le pavé de la galerie qui longeait les citernes.
Alors, s'avançant avec de grandes
précautions, ils palpèrent la muraille pour trouver une issue. Mais leurs pieds
glissaient ; ils tombaient dans les vasques profondes. Ils avaient à remonter,
puis ils retombaient encore ; et ils sentaient une épouvantable fatigue, comme
si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l'eau. Leurs yeux se
fermèrent : ils agonisaient.
Spendius se frappa la main contre les barreaux d'une
grille. Ils la secouèrent, elle céda, et ils se trouvèrent sur les marches d'un
escalier. Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointe d'un poignard,
ils écartèrent la barre que l'on ouvrait en dehors ; tout à coup le grand air
pur les enveloppa.
La nuit
était pleine de silence, et le ciel avait une hauteur démesurée. Des bouquets
d'arbres débordaient, sur les longues lignes des murs. La ville entière dormait.
Les feux des avant-postes brillaient comme des étoiles perdues.
Spendius qui avait passé trois ans
dans l'ergastule, connaissait imparfaitement les quartiers. Mâtho conjectura
que, pour se rendre au palais d'Hamilcar, ils devaient prendre sur la gauche, en
traversant les Mappales.
-- "
Non " , dit Spendius, " conduis-moi au temple de Tanit. "
Mâtho voulut parler.
-- " Rappelle-toi ! " fit l'ancien
esclave ; et, levant son bras, il lui montra la planète de Chabar qui
resplendissait.
Alors Mâtho se
tourna silencieusement vers l'Acropole.
Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui bordaient
les sentiers. L'eau coulait de leurs membres sur la poussière. Leurs sandales
humides ne faisaient aucun bruit ; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que
des torches, à chaque pas fouillait les buissons ; : -- et il marchait derrière
Mâtho, les mains posées sur les deux poignards qu'il portait aux bras, tenus
au-dessous de l'aisselle par un cercle de cuir.
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Chapitre 4
TANIT
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Quand ils furent sortis des
jardins, ils se trouvèrent arrêtés par l'enceinte de Mégara. Mais ils
découvrirent une brèche dans la grosse muraille, et passèrent.
Le terrain descendait, formant une
sorte de vallon très large. C'était une place découverte.
-- " Ecoute " , dit Spendius, " et
d'abord ne crains rien, j'exécuterai ma promesse ... "
Il s'interrompit ; il avait l'air
de réfléchir, comme pour chercher ses paroles. -- " Te rappelles-tu cette fois,
au soleil levant, où, sur la terrasse de Salammbô, je t'ai montré Carthage ?
Nous étions forts ce jour-là, mais tu n'as voulu rien entendre ! " Puis d'une
voix grave : -- " Maître, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile
mystérieux, tombé du ciel, et qui recouvre la Déesse. "
-- " Je le sais " , dit Mâtho.
Spendius reprit :
-- " Il est divin lui-même, car il
fait partie d'elle. Les dieux résident où se trouvent leurs simulacres. C'est
parce que Carthage le possède, que Carthage est puissante. " Alors se penchant à
son oreille : " Je t'ai emmené avec moi pour le ravir ! "
Mâtho recula d'horreur.
-- " Va-t'en ! cherche quelque
autre ! Je ne veux pas t'aider dans cet exécrable forfait. "
-- " Mais Tanit est ton ennemie "
, répliqua Spendius : elle te persécute, et tu meurs de sa colère. Tu t'en
vengeras. Elle t'obéira. Tu deviendras presque immortel et invincible.
Mâtho baissait la tête. Il
continua :
-- " Nous
succomberions ; l'armée d'elle-même s'anéantirait. Nous n'avons ni fuite à
espérer, ni secours, ni pardon ! Quel châtiment des Dieux peux-tu craindre,
puisque tu vas avoir leur force dans les mains ? Aimes-tu mieux périr le soir
d'une défaite, misérablement, à l'abri d'un buisson, ou parmi l'outrage de la
populace, dans la flamme des bûchers ? Maître, un jour tu entreras à Carthage,
entre les collèges des pontifes, qui baiseront tes sandales : et si le voile de
Tanit te pèse encore, tu le rétabliras dans son temple. Suis-moi ! viens le
prendre. "
Une envie terrible
dévorait Mâtho. Il aurait voulu, en s'abstenant du sacrilège, posséder le voile.
Il se disait que peut-être on n'aurait pas besoin de le prendre pour en
accaparer la vertu. Il n'allait point jusqu'au fond de sa pensée, s'arrêtant sur
la limite où elle l'épouvantait.
-- " Marchons ! " dit-il ; et ils s'éloignèrent d'un pas
rapide, côte à côte, sans parler.
Le terrain remonta, et les habitations se rapprochèrent.
Ils tournaient dans les rues étroites, au milieu des ténèbres. Des lambeaux de
sparterie fermant les portes battaient contre les murs. Sur une place, des
chameaux ruminaient devant des tas d'herbes coupées. Puis ils passèrent sous une
galerie que recouvraient des feuillages. Un troupeau de chiens aboya. Mais
l'espace tout à coup s'élargit, et ils reconnurent la face occidentale de
l'Acropole. Au bas de Byrsa s'étalait une longue masse noire : c'était le temple
de Tanit, ensemble de monuments et de jardins, de cours et d'avant-cours, bordé
par un petit mur de pierres sèches. Spendius et Mâtho le franchirent.
Cette première enceinte renfermait
un bois de platanes, par précaution contre la peste et l'infection de l'air. Çà
et là étaient disséminées des tentes où l'on vendait pendant le jour des pâtes
épilatoires, des parfums, des vêtements, des gâteaux en forme de lune, et des
images de la Déesse avec des représentations du temple, creusées dans un bloc
d'albâtre.
Ils n'avaient rien
à craindre, car les nuits où l'astre ne paraissait pas on suspendait tous les
rites : cependant Mâtho se ralentissait ; il s'arrêta devant les trois marches
d'ébène qui conduisaient à la seconde enceinte.
-- " Avance ! " dit Spendius.
Des grenadiers, des amandiers, des cyprès et des myrtes,
immobiles comme des feuillages de bronze, alternaient régulièrement ; le chemin,
pavé de cailloux bleus, craquait sous les pas, et des roses épanouies pendaient
en berceau sur toute la longueur de l'allée. Ils arrivèrent devant un trou
ovale, abrité par une grille. Alors, Mâtho, que ce silence effrayait, dit à
Spendius :
-- " C'est ici
qu'on mélange les Eaux douces avec les Eaux amères. "
-- " J'ai vu tout cela " , reprit
l'ancien esclave, " en Syrie, dans la ville de Maphug " ; et, par un escalier de
six marches d'argent, ils montèrent dans la troisième enceinte.
Un cèdre énorme en occupait le
milieu. Ses branches les plus basses disparaissaient sous des brides d'étoffes
et des colliers qu'y avaient appendus les fidèles. Ils firent encore quelques
pas, et la façade du temple se déploya.
Deux longs portiques, dont les architraves reposaient sur
des piliers trapus, flanquaient une tour quadrangulaire, ornée à sa plate-forme
par un croissant de lune. Sur les angles des portiques et aux quatre coins de la
tour s'élevaient des vases pleins d'aromates allumés. Des grenades et des
coloquintes chargeaient les chapiteaux. Des entrelacs, des losanges, des lignes
de perles s'alternaient sur les murs, et une haie en filigrane d'argent formait
un large demi-cercle devant l'escalier d'airain qui descendait du vestibule.
Il y avait à l'entrée, entre une
stèle d'or et une stèle d'émeraude, un cône de pierre ; Mâtho, en passant à
côté, se baisa la main droite.
La première chambre était très haute ; d'innombrables
ouvertures perçaient sa voûte ; en levant la tête on pouvait voir les étoiles.
Tout autour de la muraille, dans des corbeilles de roseau, s'amoncelaient des
barbes et des chevelures, prémices des adolescences ; et, au milieu de
l'appartement circulaire, le corps d'une femme sortait d'une gaine couverte de
mamelles. Grasse, barbue, et les paupières baissées, elle avait l'air de
sourire, en croisant ses mains sur le bord de son gros ventre, -- poli par les
baisers de la foule.
Puis ils
se retrouvèrent à l'air libre, dans un corridor transversal, où un autel de
proportions exiguës s'appuyait contre une porte d'ivoire. On n'allait point
au-delà : les prêtres seuls pouvaient l'ouvrir ; car un temple n'était pas un
lieu de réunion pour la multitude, mais la demeure particulière d'une divinité.
-- " L'entreprise est
impossible " , disait Mâtho. " Tu n'y avais pas songé ! Retournons ! " Spendius
examinait les murs.
Il voulait
le voile, non qu'il eût confiance en sa vertu (Spendius ne croyait qu'à
l'Oracle), mais persuadé que les Carthaginois, s'en voyant privés, tomberaient
dans un grand abattement. Pour trouver quelque issue, ils firent le tour
par-derrière.
On apercevait,
sous des bosquets de térébinthe, des édicules de forme différente. Çà et là un
phallus de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement,
poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin tombées.
Ils revinrent sur leurs pas entre
deux longues galeries qui s'avançaient parallèlement. De petites cellules
s'ouvraient au bord. Des tambourins et des cymbales étaient accrochés du haut en
bas de leurs colonnes de cèdre. Des femmes dormaient en dehors des cellules,
étendues sur des nattes. Leurs corps, tout gras d'onguents, exhalaient une odeur
d'épices et de cassolettes éteintes ; elles étaient si couvertes de tatouages,
de colliers, d'anneaux, de vermillon et d'antimoine, qu'on les eût prises, sans
le mouvement de leur poitrine, pour des idoles ainsi couchées par terre. Des
lotus entouraient une fontaine, où nageaient des poissons pareils à ceux de
Salammbô ; puis au fond, contre la muraille du temple, s'étalait une vigne dont
les sarments étaient de verre et les grappes d'émeraude : les rayons des pierres
précieuses faisaient des jeux de lumière, entre les colonnes peintes, sur les
visages endormis.
Mâtho
suffoquait dans la chaude atmosphère que rabattaient sur lui les cloisons de
cèdre. Tous ces symboles de la fécondation, ces parfums, ces rayonnements, ces
haleines l'accablaient. A travers les éblouissements mystiques, il songeait à
Salammbô. Elle se confondait avec la Déesse elle-même, et son amour s'en
dégageait plus fort, comme les grands lotus qui s'épanouissaient sur la
profondeur des eaux.
Spendius
calculait quelle somme d'argent il aurait autrefois gagnée à vendre ces femmes ;
et, d'un coup d'oeil rapide, il pesait en passant les colliers d'or.
Le temple était, de ce côté comme
de l'autre, impénétrable. Ils revinrent derrière la première chambre. Pendant
que Spendius cherchait, furetait, Mâtho, prosterné devant la porte, implorait
Tanit. Il la suppliait de ne point permettre ce sacrilège. Il tâchait de
l'adoucir avec des mots caressants, comme on fait à une personne irritée.
Spendius remarqua au- dessus de la porte une ouverture étroite.
-- " Lève-toi ! " dit-il à Mâtho,
et il le fit s'adosser contre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans
ses mains, puis un autre sur sa tête, il parvint jusqu'à la hauteur du
soupirail, s'y engagea et disparut. Puis Mâtho sentit tomber sur son épaule une
corde à noeuds, celle que Spendius avait enroulée autour de son corps avant de
s'engager dans les citernes ; et s'y appuyant des deux mains, bientôt il se
trouva près de lui dans une grande salle pleine d'ombre.
De pareils attentats étaient une
chose extraordinaire. L'insuffisance des moyens pour les prévenir témoignait
assez qu'on les jugeait impossibles. La terreur, plus que les murs, défendait
les sanctuaires. Mâtho, à chaque pas, s'attendait à mourir.
Cependant, une lueur vacillait au
fond des ténèbres ; ils s'en rapprochèrent. C'était une lampe qui brûlait dans
une coquille sur le piédestal d'une statue, coiffée du bonnet des Cabires. Des
disques en diamant parsemaient sa longue robe bleue, et des chaînes, qui
s'enfonçaient sous les dalles, l'attachaient au sol par les talons. Mâtho retint
un cri. Il balbutiait : " Ah ! la voilà ! la voilà ! ... " Spendius prit la
lampe afin de s'éclairer.
-- "
Quel impie tu es ! " murmura Mâtho. Il le suivait pourtant.
L'appartement où ils entrèrent
n'avait rien qu'une peinture noire représentant une autre femme. Ses jambes
montaient jusqu'au haut de la muraille. Son corps occupait le plafond tout
entier. De son nombril pendait à un fil un oeuf énorme, et elle retombait sur
l'autre mur, la tête en bas, jusqu'au niveau des dalles où atteignaient ses
doigts pointus.
Pour passer
plus loin, ils écartèrent une tapisserie ; mais le vent souffla, et la lumière
s'éteignit.
Alors ils
errèrent, perdus dans les complications de l'architecture. Tout à coup, ils
sentirent sous leurs pieds quelque chose d'une douceur étrange. Des étincelles
pétillaient, jaillissaient ; ils marchaient dans du feu. Spendius tâta le sol et
reconnut qu'il était soigneusement tapissé avec des peaux de lynx ; puis il leur
sembla qu'une grosse corde mouillée, froide et visqueuse, glissait entre leurs
jambes. Des fissures, taillées dans la muraille, laissaient tomber de minces
rayons blancs. Ils s'avançaient à ces lueurs incertaines. Enfin ils
distinguèrent un grand serpent noir. Il s'élança vite et disparut.
-- " Fuyons ! " s'écria Mâtho. "
C'est elle ! je la sens elle vient. "
-- " Eh non ! " répondit Spendius, " le temple est vide. "
Alors une lumière éblouissante
leur fit baisser les yeux. Puis ils aperçurent tout à l'entour une infinité de
bêtes, efflanquées, haletantes, hérissant leurs griffes, et confondues les unes
par-dessus les autres dans un désordre mystérieux qui épouvantait. Des serpents
avaient des pieds, des taureaux avaient des ailes, des poissons à têtes d'homme
dévoraient des fruits, des fleurs s'épanouissaient dans la mâchoire des
crocodiles, et des éléphants, la trompe levée, passaient en plein azur,
orgueilleusement, comme des aigles. Un effort terrible distendait leurs membres
incomplets ou multipliés. Ils avaient l'air, en tirant la langue, de vouloir
faire sortir leur âme ; et toutes les formes se trouvaient là, comme si le
réceptacle des germes, crevant dans une éclosion soudaine, se fût vidé sur les
murs de la salle.
Douze globes
de cristal bleu la bordaient circulairement, supportés par des monstres qui
ressemblaient à des tigres. Leurs prunelles saillissaient comme les yeux des
escargots, et courbant leurs reins trapus, ils se tournaient vers le fond, où
resplendissait , sur un char d'ivoire, la Rabbet suprême, l'Omniféconde, la
dernière inventée.
Des
écailles, des plumes, des fleurs et des oiseaux lui montaient jusqu'au ventre.
Pour pendants d'oreilles elle avait des cymbales d'argent qui lui battaient sur
les joues. Ses grands yeux fixes vous regardaient, et une pierre lumineuse,
enchâssée à son front dans un symbole obscène, éclairait toute la salle, en se
reflétant au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivre rouge.
Mâtho fit un pas ; une dalle
fléchit sous ses talons, et voilà que les sphères se mirent à tourner, les
monstres à rugir ; une musique s'éleva, mélodieuse et ronflante comme l'harmonie
des planètes ; l'âme tumultueuse de Tanit ruisselait épandue. Elle allait se
lever, grande comme la salle, avec les bras ouverts. Tout à coup les monstres
fermèrent la gueule, et les globes de cristal ne tournaient plus.
Puis une modulation lugubre
pendant quelque temps se traîna dans l'air, et s'éteignit enfin.
-- " Et le voile ? " dit Spendius.
Nulle part on ne l'apercevait.
Où donc se trouvait-il ? Comment le découvrir ? Et si les prêtres l'avaient
caché ? Mâtho éprouvait un déchirement au coeur et comme une déception dans sa
foi.
-- " Par ici ! " chuchota
Spendius. Une inspiration le guidait. Il entraîna Mâtho derrière le char de
Tanit, où une fente, large d'une coudée, coupait la muraille du haut en bas.
Alors ils pénétrèrent dans une
petite salle toute ronde, et si élevée qu'elle ressemblait à l'intérieur d'une
colonne. Il y avait au milieu une grosse pierre noire à demi sphérique, comme un
tambourin ; des flammes brûlaient dessus ; un cône d'ébène se dressait
par-derrière, portant une tête et deux bras.
Mais au-delà on aurait dit un nuage où étincelaient des
étoiles : des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis : Eschmoûn
avec les Kabires, quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées des
Babyloniens, puis d'autres qu'ils ne connaissaient pas. Cela passait comme un
manteau sous le visage de l'idole, et remontant étalé sur le mur, s'accrochait
par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore,
pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger. C'était là le
manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait voir.
Ils pâlirent l'un et l'autre.
-- " Prends-le ! " dit enfin
Mâtho.
Spendius n'hésita pas ;
et, s'appuyant sur l'idole, il décrocha le voile, qui s'affaissa par terre.
Mâtho posa la main dessus ; puis il entra sa tête par l'ouverture, puis il s'en
enveloppa le corps, et il écartait les bras pour le mieux contempler.
-- " Partons ! " dit Spendius.
Mâtho, en haletant, restait les
yeux fixés sur les dalles.
Tout à coup il s'écria :
-- " Mais si j'allais chez elle ? Je n'ai plus peur de sa
beauté. Que pourrait- elle faire contre moi ? Me voilà plus qu'un homme,
maintenant. Je traverserais les flammes, je marcherais dans la mer ! Un élan
m'emporte ! Salammbô ! Salammbô ! Je suis ton maître ! "
Sa voix tonnait. Il semblait à
Spendius de taille plus haute et transfiguré.
Un bruit de pas se rapprocha, une porte s'ouvrit et un
homme apparut, un prêtre, avec son haut bonnet et les yeux écarquillés. Avant
qu'il eût fait un geste, Spendius s'était précipité, et, l'étreignant à pleins
bras, lui avait enfoncé dans les flancs ses deux poignards. La tête sonna sur
les dalles.
Puis, immobiles
comme le cadavre, ils restèrent pendant quelque temps à écouter. On n'entendait
que le murmure du vent par la porte entrouverte.
Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s'y engagea.
Mâtho le suivit, et ils se trouvèrent presque immédiatement dans la troisième
enceinte, entre les portiques latéraux, où étaient les habitations des prêtres.
Derrière les cellules il
devait y avoir pour sortir un chemin plus court. Ils se hâtèrent.
Spendius, s'accroupissant au bord
de la fontaine, lava ses mains sanglantes. Les femmes dormaient. La vigne
d'émeraude brillait. Ils se remirent en marche.
Mais quelqu'un, sous les arbres, courait derrière eux ; et
Mâtho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu'on le tirait par en bas,
tout doucement. C'était un grand cynocéphale, un de ceux qui vivaient libres
dans l'enceinte de la Déesse. Comme s'il avait eu conscience du vol, il se
cramponnait au manteau. Cependant ils n'osaient le battre, dans la peur de faire
redoubler ses cris ; soudain sa colère s'apaisa et il trottait près d'eux, côte
à côte, en balançant son corps, avec ses longs bras qui pendaient. Puis, à la
barrière, d'un bond, il s'élança dans un palmier.
Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils se
dirigèrent vers le palais d'Hamilcar, Spendius comprenant qu'il était inutile de
vouloir en détourner Mâtho.
Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Muthumbal,
le marché aux herbes et le carrefour de Cynasyn. A l'angle d'un mur, un homme se
recula, effrayé par cette chose étincelante, qui traversait les ténèbres.
-- " Cache le zaïmph ! " dit
Spendius.
D'autres gens les
croisèrent ; mais ils n'en furent pas aperçus.
Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara.
Le phare, bâti par-derrière, au
sommet de la falaise, illuminait le ciel d'une grande clarté rouge, et l'ombre
du palais, avec ses terrasses superposées, se projetait sur les jardins comme
une monstrueuse pyramide. Ils entrèrent par la haie de jujubiers, en abattant
les branches à coups de poignard.
Tout gardait les traces du festin des Mercenaires. Les
parcs étaient rompus, les rigoles taries, les portes de l'ergastule ouvertes.
Personne n'apparaissait autour des cuisines ni des celliers. Ils s'étonnaient de
ce silence, interrompu quelquefois par le souffle rauque des éléphants qui
s'agitaient dans leurs entraves, et la crépitation du phare où flambait un
bûcher d'aloès.
Mâtho,
cependant, répétait :
-- " Où
est-elle ? je veux la voir ! Conduis-moi ! "
-- " C'est une démence ! " disait Spendius. " Elle
appellera, ses esclaves accourront, et, malgré ta force, tu mourras ! "
Ils atteignirent ainsi l'escalier
des galères. Mâtho leva la tête, et il crut apercevoir, tout en haut, une vague
clarté rayonnante et douce. Spendius voulut le retenir. Il s'élança sur les
marches.
En se retrouvant aux
places où il l'avait déjà vue, l'intervalle des jours écoulés s'effaça dans sa
mémoire. Tout à l'heure elle chantait entre les tables ; elle avait disparu, et
depuis lors il montait continuellement cet escalier. Le ciel, sur sa tête, était
couvert de feux ; la mer emplissait l'horizon ; à chacun de ses pas une
immensité plus large l'entourait, et il continuait à gravir avec l'étrange
facilité que l'on éprouve dans les rêves.
Le bruissement du voile frôlant contre les pierres lui
rappela son pouvoir nouveau ; mais, dans l'excès de son espérance, il ne savait
plus maintenant ce qu'il devait faire ; cette incertitude l'intimida.
De temps à autre, il collait son
visage contre les baies quadrangulaires des appartements fermés, et il crut voir
dans plusieurs des personnes endormies.
Le dernier étage, plus étroit, formait comme un dé sur le
sommet des terrasses. Mâtho en fit le tour, lentement.
Une lumière laiteuse emplissait
les feuilles de talc qui bouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et,
symétriquement disposées, elles ressemblaient dans les ténèbres à des rangs de
perles fines. Il reconnut la porte rouge à croix noire. Les battements de son
coeur redoublèrent. Il aurait voulu s'enfuir. Il poussa la porte ; elle
s'ouvrit.
Une lampe en forme
de galère brûlait suspendue dans le lointain de la chambre ; et trois rayons,
qui s'échappaient de sa carène d'argent, tremblaient sur les hauts lambris,
couverts d'une peinture rouge à bandes noires. Le plafond était un assemblage de
poutrelles, portant au milieu de leur dorure des améthystes et des topazes dans
les noeuds du bois. Sur les deux grands côtés de l'appartement, s'allongeait un
lit très bas fait de courroies blanches ; et des cintres, pareils à des
coquilles, s'ouvraient au-dessus, dans l'épaisseur de la muraille, laissant
déborder quelque vêtement qui pendait jusqu'à terre.
Une marche d'onyx entourait un
bassin ovale ; de fines pantoufles en peau de serpent étaient restées sur le
bord avec une buire d'albâtre. La trace d'un pas humide s'apercevait au-delà.
Des senteurs exquises s'évaporaient.
Mâtho effleurait les dalles incrustées d'or, de nacre et de
verre ; et malgré la polissure du sol, il lui semblait que ses pieds enfonçaient
comme s'il eût marché dans des sables.
Il avait aperçu derrière la lampe d'argent un grand carré
d'azur se tenant en l'air par quatre cordes qui remontaient, et il s'avançait,
les reins courbés, la bouche ouverte.
Des ailes de phénicoptères, emmanchées à des branches de
corail noir, traînaient parmi les coussins de pourpre et les étrilles d'écaille,
les coffrets de cèdre, les spatules d'ivoire. A des cornes d'antilope étaient
enfilés des bagues, des bracelets ; et des vases d'argile rafraîchissaient au
vent, dans la fente du mur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se
heurta les pieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inégale qui faisaient
dans la chambre comme une succession d'appartements. Au fond, des balustres
d'argent entouraient un tapis semé de fleurs peintes. Enfin il arriva contre le
lit suspendu, près d'un escabeau d'ébène servant à y monter.
Mais la lumière s'arrêtait au bord
; -- et l'ombre, telle qu'un grand rideau, ne découvrait qu'un angle du matelas
rouge avec le bout d'un petit pied nu posant sur la cheville. Alors Mâtho tira
la lampe, tout doucement.
Elle
dormait la joue dans une main et l'autre bras déplié. Les anneaux de sa
chevelure se répandaient autour d'elle si abondamment qu'elle paraissait couchée
sur des plumes noires, et sa large tunique blanche se courbait en molles
draperies, jusqu'à ses pieds, suivant les inflexions de sa taille. On apercevait
un peu ses yeux, sous ses paupières entre-closes. Les courtines,
perpendiculairement tendues, l'enveloppaient d'une atmosphère bleuâtre, et le
mouvement de sa respiration, en se communiquant aux cordes, semblait la balancer
dans l'air. Un long moustique bourdonnait.
Mâtho, immobile, tenait au bout de son bras la galère
d'argent, mais la moustiquaire s'enflamma d'un seul coup, disparut, et Salammbô
se réveilla.
Le feu s'était de
soi-même éteint. Elle ne parlait pas. La lampe faisait osciller sur les lambris
de grandes moires lumineuses.
-- " Qu'est-ce donc ? " dit-elle.
Il répondit :
-- " C'est le voile de la Déesse !
"
-- " Le voile, de la Déesse
! " s'écria Salammbô. Et appuyée sur les deux poings, elle se penchait en dehors
toute frémissante. Il reprit :
-- " J'ai été le chercher pour toi dans les profondeurs du
sanctuaire ! Regarde ! " Le zaïmph étincelait tout couvert de rayons.
-- " T'en souviens-tu ? " disait
Mâtho. " La nuit, tu apparaissais dans mes songes - ; mais je ne devinais pas
l'ordre muet de tes yeux ! " Elle avançait un pied sur l'escabeau d'ébène. " Si
j'avais compris, je serais accouru ; j'aurais abandonné l'armée ; je ne serais
pas sorti de Carthage. Pour t'obéir, je descendrais par la caverne d'Hadrumète
dans le royaume des Ombres... Pardonne ! c'étaient comme des montagnes qui
pesaient sur mes jours ; et pourtant quelque chose m'entraînait ! Je tâchais de
venir jusqu'à toi ! Sans les Dieux, est-ce que jamais j'aurais osé ! ... Partons
! il faut me suivre ! ou, si tu ne veux pas, je vais rester. Que m'importe...
Noie mon âme ans le souffle de ton haleine ! Que mes lèvres s'écrasent à baiser
tes mains ! "
-- " Laisse-moi
voir ! " disait-elle. " Plus près ! Plus près ! "
L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les
feuilles de talc dans les murs. Salammbô s'appuyait en défaillant contre les
coussins du lit.
-- " Je
t'aime ! " criait Mâtho.
Elle
balbutia : -- " Donne-le ! " Et ils se rapprochaient.
Elle s'avançait toujours, vêtue de
sa simarre blanche qui traînait, avec ses grands yeux attachés sur le voile.
Mâtho la contemplait, ébloui par les splendeurs de sa tête, et tendant vers elle
le zaïmph, il allait l'envelopper dans une étreinte. Elle écartait les bras.
Tout à coup elle s'arrêta, et ils restèrent béants à se regarder.
Sans comprendre ce qu'il
sollicitait, une horreur la saisit. Ses sourcils minces remontèrent, ses lèvres
s'ouvraient ; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une des patères d'airain
qui pendaient aux coins du matelas rouge, en criant :
-- " Au secours ! au secours !
Arrière, sacrilège ! infâme ! maudit ! A moi, Taanach, Kroûm, Ewa, Micipsa,
Schaoûl ! "
Et la figure de
Spendius effarée, apparaissant dans la muraille entre les buires d'argile, jeta
ces mots :
-- " Fuis donc !
ils accourent ! "
Un grand
tumulte monta en ébranlant les escaliers et un flot de monde, des femmes, des
valets, des esclaves, s'élancèrent dans la chambre avec des épieux, des
casse-tête, des coutelas, des poignards. Ils furent comme paralysés
d'indignation en apercevant un homme ; les servantes poussaient le hurlement des
funérailles, et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire.
Mâtho se tenait derrière les
balustres. Avec le zaïmph qui l'enveloppait, il semblait un dieu sidéral tout
environné du firmament. Les esclaves s'allaient jeter sur lui. Elle les arrêta :
-- " N'y touchez pas ! C'est
le manteau de la Déesse ! "
Elle s'était reculée dans un angle ; mais elle fit un pas
vers lui, et, allongeant son bras nu :
-- " Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit ! Haine,
vengeance, massacre et douleur ! Que Gurzil, dieu des batailles, te déchire !
que Matisman, dieu des morts, t'étouffe ! et que l'Autre, -- celui qu'il ne faut
pas nommer -- te brûle ! "
Mâtho poussa un cri comme à la blessure d'une épée. Elle
répéta plusieurs fois : -- " Va-t'en ! va-t'en ! "
La foule des serviteurs s'écarta, et Mâtho, baissant la
tête, passa lentement au milieu d'eux ; mais à la porte il s'arrêta, car la
frange du zaïmph s'était accrochée à une des étoiles d'or qui pavaient les
dalles. Il le tira brusquement d'un coup d'épaule, et descendit les escaliers.
Spendius, bondissant de
terrasse en terrasse et sautant par-dessus les haies, les rigoles, s'était
échappé des jardins. Il arriva au pied du phare. Le mur en cet endroit se
trouvait abandonné, tant la falaise était inaccessible. Il s'avança jusqu'au
bord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant, se laissa glisser tout le
long jusqu'en bas ; puis il atteignit à la nage le cap des Tombeaux, fit un
grand détour par la lagune salée, et, le soir, rentra au camp des Barbares.
Le soleil s'était levé ; et, comme
un lion qui s'éloigne, Mâtho descendait les chemins, en jetant autour de lui des
yeux terribles.
Une rumeur
indécise arrivait à ses oreilles. Elle était partie du palais et elle
recommençait au loin, du côté de l'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris
le trésor de la République dans le temple de Moloch ; d'autres parlaient d'un
prêtre assassiné. On s'imaginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans
la ville.
Mâtho, qui ne savait
comment sortir des enceintes, marchait droit devant lui. On l'aperçut, alors une
clameur s'éleva. Tous avaient compris ; ce fut une consternation, puis une
immense colère.
Du fond des
Mappales, des hauteurs de l'Acropole, des catacombes, des bords du lac, la
multitude accourut. Les patriciens sortaient de leur palais, les vendeurs de
leurs boutiques ; les femmes abandonnaient leurs enfants ; on saisit des épées,
des haches, des bâtons ; mais l'obstacle qui avait empêché Salammbô les arrêta.
Comment reprendre le voile ? Sa vue seule était un crime : il était de la nature
des Dieux et son contact faisait mourir.
Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés se
tordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient au hasard : on montait
sur les maisons, sur les terrasses, sur l'épaule des colosses et dans la mâture
des navires. Il s'avançait cependant, et à chacun de ses pas la rage augmentait,
mais la terreur aussi. Les rues se vidaient à son approche, et ce torrent
d'hommes qui fuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu'au sommet des
murailles. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouverts comme pour le
dévorer, des dents qui claquaient, des poings tendus, et les imprécations de
Salammbô retentissaient en se multipliant.
Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre, et
des pierres ronflaient : mais les coups, mal dirigés (car on avait peur
d'atteindre le zaïmph), passaient au-dessus de sa tête. D'ailleurs, se faisant
du voile un bouclier, il le tendait à droite, à gauche, devant lui, par-derrière
; et ils n'imaginaient aucun expédient. Il marchait de plus en plus vite,
s'engageant par les rues ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des
chariots, des pièges ; à chaque détour il revenait en arrière. Enfin il entra
sur la place de Khamon, où les Baléares avaient péri ; Mâtho s'arrêta, pâlissant
comme quelqu'un qui va mourir. Il était bien perdu cette fois ; la multitude
battait des mains.
Il courut
jusqu'à la grande porte fermée. Elle était très haute, tout en coeur de chêne,
avec des clous de fer et doublée d'airain. Mâtho se jeta contre. Le peuple
trépignait de joie, voyant l'impuissance de sa fureur ; alors il prit sa
sandale, cracha dessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entière
hurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l'écraser. Mâtho promena
sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes battaient à l'étourdir ; il se
sentait envahi par l'engourdissement des gens ivres. Tout à coup il aperçut la
longue chaîne que l'on tirait pour manoeuvrer la bascule de la porte. D'un bond
il s'y cramponna, en roidissant ses bras, en s'arc-boutant des pieds ; et, à la
fin, les battants énormes s'entrouvrirent.
Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph
et l'éleva sur sa tête le plus haut possible. L'étoffe, soutenue par le vent de
la mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure
de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi, traversa toute la plaine jusqu'aux tentes
des soldats, et le peuple, sur les murs, regardait s'en aller la fortune de
Carthage.
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Chapitre 6
HANNON
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-- " J'aurais dû l'enlever ! "
disait-il le soir à Spendius.
-- Il fallait la saisir, l'arracher de sa maison ! Personne
n'eût osé rien contre moi ! "
Spendius ne l'écoutait pas. Etendu sur le dos, il se
reposait avec délices, près d'une grande jarre pleine d'eau miellée, où de temps
à autre il se plongeait la tête pour boire plus abondamment.
Mâtho reprit :
-- " Que faire ? ... Comment
rentrer dans Carthage ? "
-- "
Je ne sais " , lui dit Spendius.
Cette impassibilité l'exaspérait ; il s'écria :
-- " Eh ! la faute vient de toi !
Tu m'entraînes, puis tu m'abandonnes, lâche que tu es ! Pourquoi donc
t'obéirais-je ? Te crois-tu mon maître ? Ah ! prostitueur, esclave, fils
d'esclave ! "
" Il grinçait des dents et levait
sur Spendius sa large main.
Le
Grec ne répondit pas. Un lampadaire d'argile brûlait doucement contre le mât de
la tente, où le zaïmph rayonnait dans la panoplie suspendue. Tout à coup, Mâtho
chaussa ses cothurnes, boucla sa jaquette à lames d'airain, prit son casque.
-- " Où vas-tu ? " demanda
Spendius.
-- " J'y retourne !
Laisse-moi ! Je la ramènerai ! Et s'ils se présentent je les écrase comme des
vipères ! Je la ferai mourir, Spendius ! " Il répéta : " Oui ! Je la tuerai ! tu
verras, je la tuerai ! "
Mais
Spendius, qui tendait l'oreille, arracha brusquement le zaïmph et le jeta dans
un coin, en accumulant par-dessus des toisons. On entendit un murmure de voix,
des torches brillèrent, et Narr'Havas entra, suivi d'une vingtaine d'hommes
environ.
Ils portaient des
manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des
pendants d'oreilles en bois, des chaussures en peau d'hyène ; et, restés sur le
seuil, ils s'appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent.
Narr'Havas était le plus beau de tous ; des courroies garnies de perles
serraient ses bras minces ; le cercle d'or attachant autour de sa tête son large
vêtement retenait une plume d'autruche qui lui pendait par-derrière l'épaule :
un continuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaient aiguisés comme
des flèches, et il y avait dans toute sa personne quelque chose d'attentif et de
léger.
Il déclara qu'il venait
se joindre aux Mercenaires, car la République menaçait depuis longtemps son
royaume. Donc il avait intérêt à secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur
être utile.
-- " Je vous
fournirai des éléphants (mes forêts en sont pleines), du vin, de l'huile, de
l'orge, des dattes, de la poix et du soufre pour les sièges, vingt mille,
fantassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse à toi, Mâtho, c'est que la
possession du zaïmph t'a rendu le premier de l'armée. " Il ajouta : " Nous
sommes d'anciens amis d'ailleurs. "
Mâtho, cependant, considérait Spendius, qui écoutait assis
sur les peaux de mouton, tout en faisant avec la tête de petits signes
d'assentiment. Narr'Havas parlait. Il attestait les Dieux, il maudissait
Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot. Tous ses hommes à la fois
poussèrent un grand hurlement, et Mâtho, emporté par cette colère, s'écria qu'il
acceptait l'alliance.
Alors on
amena un taureau blanc avec une brebis noire, symbole du jour et symbole de la
nuit. On les égorgea au bord d'une fosse. Quand elle fut pleine de sang ils y
plongèrent leurs bras. Puis Narr'Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho,
et Mâtho la sienne sur la poitrine de Narr'Havas. Ils répétèrent ce stigmate sur
la toile de leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit à manger, et on brûla le
reste des viandes avec la peau, les ossements, les cornes et les ongles.
Une immense acclamation avait
salué Mâtho lorsqu'il était revenu portant le voile de la Déesse ; ceux mêmes
qui n'étaient pas de la religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasme
qu'un Génie survenait. Quant à chercher à s'emparer du zaïmph, aucun n'y songea
; la manière mystérieuse dont il l'avait acquis suffisait, dans l'esprit des
Barbares, à en légitimer la possession. Ainsi pensaient les soldats de race
africaine. Les autres, dont la haine était moins vieille, ne savaient que
résoudre. S'ils avaient eu des navires, ils se seraient immédiatement en allés.
Spendius, Narr'Havas et Mâtho
expédièrent des hommes à toutes les tribus du territoire punique.
Carthage exténuait ces peuples.
Elle en tirait des impôts exorbitants ; et les fers, la hache ou la croix
punissaient les retards et jusqu'aux murmures. Il fallait cultiver ce qui
convenait à la République, fournir ce qu'elle demandait ; personne n'avait le
droit de posséder une arme ; quand les villages se révoltaient, on vendait les
habitants ; les gouverneurs étaient estimés comme des pressoirs d'après la
quantité qu'ils faisaient rendre. Puis, au-delà des régions directement soumises
à Carthage, s'étendaient les alliés ne payant qu'un médiocre tribut ; derrière
les alliés vagabondaient les Nomades, qu'on pouvait lâcher sur eux. Par ce
système les récoltes étaient toujours abondantes, les haras savamment conduits,
les plantations superbes. Le vieux Caton, un maître en fait de labours et
d'esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard, en fut ébahi, et le cri de mort
qu'il répétait dans Rome n'était que l'exclamation d'une jalousie cupide.
Durant la dernière guerre, les
exactions avaient redoublé, si bien que les villes de Libye, presque toutes,
s'étaient livrées à Régulus. Pour les punir, on avait exigé d'elles mille
talents, vingt mille boeufs, trois cents sacs de poudre d'or, des avances de
grains considérables, et les chefs des tribus avaient été mis en croix ou jetés
aux lions.
Tunis surtout
exécrait Carthage ! Plus vieille que la métropole, elle ne lui pardonnait point
sa grandeur ; elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au
bord de l'eau, comme une bête venimeuse qui la regardait. Les déportations, les
massacres et les épidémies ne l'affaiblissaient pas. Elle avait soutenu
Archagate, fils d'Agathoclès. Les Mangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y
trouvèrent des armes.
Les
courriers n'étaient pas encore partis que dans les provinces une joie
universelle éclata. Sans rien attendre, on étrangla dans les bains les
intendants des maisons et les fonctionnaires de la République ; on retira des
cavernes les vieilles armes que l'on cachait ; avec le fer des charrues on
forgea des épées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots, et les
femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants d'oreilles, tout
ce qui pouvait servir à la destruction de Carthage. Chacun y voulait contribuer.
Les paquets de lances s'amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs.
On expédia des bestiaux et de l'argent. Mâtho paya vite aux Mercenaires
l'arrérage de leur solde, et cette idée de Spendius le fit nommer général en
chef, schalischim des Barbares.
En même temps, les secours d'hommes affluaient. D'abord
parurent les gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Des
caravanes de Nègres furent saisies, on les arma, et des marchands qui venaient à
Carthage, dans l'espoir d'un profit plus certain, se mêlèrent aux Barbares. Il
arrivait incessamment des bandes nombreuses. Des hauteurs de l'Acropole on
voyait l'armée qui grossissait.
Sur la plate-forme de l'aqueduc, les gardes de la Légion
étaient postés en sentinelles ; et près d'eux, de distance en distance,
s'élevaient des cuves en airain où bouillonnaient des flots d'asphalte. En bas,
dans la plaine, la grande foule s'agitait tumultueusement. Ils étaient
incertains, éprouvant cet embarras que la rencontre des murailles inspire
toujours aux Barbares.
Utique
et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance. Colonies phéniciennes comme Carthage,
elles se gouvernaient elles-mêmes, et, dans les traités que concluait la
République, faisaient chaque fois admettre des clauses pour les en distinguer.
Cependant elles respectaient cette soeur plus forte qui les protégeait, et elles
ne croyaient point qu'un amas de Barbares fût capable de la vaincre ; ils
seraient au contraire exterminés. Elles désiraient rester neutres et vivre
tranquilles.
Mais leur
position les rendait indispensables. Utique, au fond d'un golfe, était commode
pour amener dans Carthage les secours du dehors. Si Utique seule était prise,
Hippo-Zaryte, à six heures plus loin sur la côte, la remplacerait, et la
métropole, ainsi ravitaillée, se trouverait inexpugnable.
Spendius voulait qu'on entreprît
le siège immédiatement, Narr'Havas s'y opposa ; il fallait d'abord se porter sur
la frontière. C'était l'opinion des vétérans, celle de Mâtho lui-même, et il fut
décidé que Spendius irait attaquer Utique, Mâtho Hippo-Zaryte ; le troisième
corps d'armée, s'appuyant à Tunis, occuperait la plaine de Carthage ; Autharite
s'en chargea. Quant à Narr'Havas, il devait retourner dans son royaume pour y
prendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les routes.
Les femmes crièrent bien fort à
cette décision ; elles convoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens
aussi réclamèrent. On les avait appelés contre Carthage, et voilà qu'on s'en
allait ! Les soldats presque seuls partirent. Mâtho commandait ses compagnons
avec les Ibériens, les Lusitaniens, les hommes de l'Occident et des îles, et
tous ceux qui parlaient grec avaient demandé Spendius, à cause de son esprit.
La stupéfaction fut grande
quand on vit l'armée se mouvoir tout à coup ; puis elle s'allongea sous la
montagne de l'Ariane, par le chemin d'Utique, du côté de la mer. Un tronçon
demeura devant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l'autre bord du
golfe, à la lisière des bois, où il s'enfonça.
Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être. Les deux
cités tyriennes ne résisteraient pas ; ils reviendraient sur Carthage. Déjà une
armée considérable l'entamait, en occupant l'isthme par la base, et bientôt elle
périrait affamée, car on ne pouvait vivre sans l'auxiliaire des provinces, les
citoyens ne payant pas, comme à Rome, de contributions. Le génie politique
manquait à Carthage. Son éternel souci du pain l'empêchait d'avoir cette
prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable
Libyque, elle s'y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots,
mugissaient autour d'elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable
machine.
Le trésor se trouvait
épuisé par la guerre romaine et par tout ce qu'on avait gaspillé, perdu, tandis
qu'on marchandait les Barbares. Cependant il fallait des soldats et pas un
gouvernement ne se fiait à la République. Ptolémée naguère lui avait refusé deux
mille talents. D'ailleurs le rapt du voile les décourageait. Spendius l'avait
bien prévu.
Mais ce peuple,
qui se sentait haï, étreignait sur son coeur, son argent et ses dieux ; et son
patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement.
D'abord, le pouvoir dépendait de
tous sans qu'aucun fût assez fort pour l'accaparer. Les dettes particulières
étaient considérées comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne
avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de la piraterie
par ceux de l'usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les
pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Elle ouvrait seule toutes les
magistratures, et bien que la puissance et l'argent se perpétuassent dans les
mêmes familles, on tolérait l'oligarchie, parce qu'on avait l'espoir d'y
atteindre.
Les sociétés de
commerçants, où l'on élaborait les lois, choisissaient les inspecteurs des
finances, qui, au sortir de leur charge, nommaient les cent membres du Conseil
des Anciens, dépendant eux-mêmes de la Grande Assemblée, réunion générale de
tous les riches. Quant aux deux suffètes, à ces restes de rois, moindres que des
consuls, ils étaient pris le même jour dans deux familles distinctes. On les
divisait par toutes sortes de haines, pour qu'ils s'affaiblissent
réciproquement. Ils ne pouvaient délibérer sur la guerre ; et, quand ils étaient
vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait.
Donc la force de Carthage émanait des Syssites,
c'est-à-dire d'une grande cour au centre de Malqua, à l'endroit, disait-on, où
avait abordé la première barque de matelots phéniciens, la mer depuis lors
s'étant beaucoup retirée. C'était un assemblage de petites chambres d'une
architecture archaïque en troncs de palmier, avec des encoignures de pierre, et
séparées les unes des autres pour recevoir isolément les différentes compagnies.
Les Riches se tassaient là tout le jour pour débattre leurs intérêts et ceux du
gouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu'à l'extermination de Rome.
Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute terrasse
bordant le mur de la cour ; et d'en bas on les apercevait attablés dans les
airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se
promenaient sur les viandes et leurs grandes boucles d'oreilles qui se
penchaient entre les buires, -- tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant
et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s'ébattent dans la mer.
Mais à présent ils ne pouvaient
dissimuler leurs inquiétudes, ils étaient trop pâles ; la foule qui les
attendait aux portes, les escortait jusqu'à leurs palais pour en tirer quelque
nouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons étaient fermées ; les
rues s'emplissaient, se vidaient soudain ; on montait à l'Acropole : on courait
vers le port ; chaque nuit le Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut
convoqué sur la place de Kamon, et l'on décida de s'en remettre à Hannon, le
vainqueur d'Hécatompyle.
C'était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens
d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ses revenus égalaient ceux des Barca. Personne
n'avait une telle expérience dans les choses de l'administration.
Il décréta l'enrôlement de tous
les citoyens valides, il plaça des catapultes sur les tours, il exigea des
provisions d'armes exorbitantes, il ordonna même la construction de quatorze
galères dont on n'avait pas besoin ; et il voulut que tout fût enregistré,
soigneusement écrit. Il se faisait transporter à l'arsenal, au phare, dans le
trésor des temples ; on apercevait toujours sa grande litière qui, en se
balançant de gradin en gradin, montait les escaliers de l'Acropole. Dans son
palais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer à la bataille, il
hurlait, d'une voix terrible, des manoeuvres de guerre.
Tout le monde, par excès de
terreur, devenait brave. Les Riches, dès le chant des coqs, s'alignaient le long
des Mappales ; et, retroussant leurs robes, ils s'exerçaient à manier la pique.
Mais, faute d'instructeur, on se disputait. Ils s'asseyaient essoufflés sur les
tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s'imposèrent un régime. Les uns,
s'imaginant qu'il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se
gorgeaient, et d'autres, incommodés par leur corpulence, s'exténuaient de jeûnes
pour se faire maigrir.
Utique
avait déjà réclamé plusieurs fois les secours de Carthage. Mais Hannon ne
voulait point partir tant que le dernier écrou manquait aux machines de guerre.
Il perdit encore trois lunes à équiper les cent douze éléphants qui logeaient
dans les remparts ; c'étaient les vainqueurs de Régulus ; le peuple les
chérissait ; on ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis. Hannon fit
refondre les plaques d'airain dont on garnissait leur poitrail, dorer leurs
défenses, élargir leurs tours, et tailler dans la pourpre la plus belle des
caparaçons bordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appelait leurs
conducteurs des Indiens (d'après les premiers, sans doute, venus des Indes), il
ordonna que tous fussent costumés à la mode indienne, c'est-à-dire avec un
bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon de byssus qui formait, par
ses plis transversaux, comme les deux valves d'une coquille appliquée sur les
hanches.
L'armée d'Autharite
restait toujours devant Tunis. Elle se cachait derrière un mur fait avec la boue
du lac et défendu au sommet par des broussailles épineuses. Des Nègres y avaient
planté çà et là, sur de grands bâtons, d'effroyables figures, masques humains
composés avec des plumes d'oiseaux, têtes de chacal ou de serpents, qui
bâillaient vers l'ennemi pour l'épouvanter ; -- et, par ce moyen, s'estimant
invincibles, les Barbares dansaient, luttaient, jonglaient, convaincus que
Carthage ne tarderait pas à périr. Un autre qu'Hannon eût écrasé facilement
cette multitude qu'embarrassaient des troupeaux et des femmes. D'ailleurs, ils
ne comprenaient aucune manoeuvre, et Autharite découragé n'en exigeait plus
rien.
Ils s'écartaient, quand
il passait en roulant ses gros yeux bleus. Puis, arrivé au bord du lac, il
retirait son sayon en poil de phoque, dénouait la corde qui attachait ses longs
cheveux rouges et les trempait dans l'eau. Il regrettait de n'avoir pas déserté
chez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d'Eryx.
Souvent, au milieu du jour, le
soleil perdait ses rayons tout à coup. Alors, le golfe et la pleine mer
semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de poussière brune,
perpendiculairement étalé, accourait en tourbillonnant ; les palmiers se
courbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir des pierres sur la
croupe des animaux ; et le Gaulois, les lèvres collées contre les trous de sa
tente, râlait d'épuisement et de mélancolie. Il songeait à la senteur des
pâturages par les matins d'automne, à des flocons de neige, aux beuglements des
aurochs perdus dans le brouillard, et, fermant ses paupières, il croyait
apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les
marais, au fond des bois.
D'autres que lui regrettaient la patrie, bien qu'elle ne
fût pas aussi lointaine. En effet, les Carthaginois captifs pouvaient distinguer
au-delà du golfe, sur les pentes de Byrsa, les velarium de leurs maisons,
étendus dans les cours. Mais des sentinelles marchaient autour d'eux,
perpétuellement. On les avait tous attachés à une chaîne commune. Chacun portait
un carcan de fer, et la foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les
femmes montraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux qui
pendaient sur leurs membres amaigris.
Toutes les fois qu'Autharite considérait Giscon, une fureur
le prenait au souvenir de son injure ; il l'eût tué sans le serment qu'il avait
fait à Narr'Havas. Alors il rentrait dans sa tente, buvait un mélange d'orge et
de cumin jusqu'à s'évanouir d'ivresse, -- puis se réveillait au grand soleil,
dévoré par une soif horrible.
Mâtho cependant assiégeait Hippo-Zaryte.
Mais la ville était protégée par
un lac communiquant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs
qui la dominaient se développait un mur fortifié de tours. Jamais il n'avait
commandé de pareilles entreprises. Puis la pensée de Salammbô l'obsédait, et il
rêvait dans les plaisirs de sa beauté, comme les délices d'une vengeance qui le
transportait d'orgueil. C'était un besoin de la revoir, âcre, furieux,
permanent. Il songea même à s'offrir comme parlementaire, espérant qu'une fois
dans Carthage il parviendrait jusqu'à elle. Souvent il faisait sonner l'assaut,
et, sans rien attendre, s'élançait sur le môle qu'on tâchait d'établir dans la
mer. Il arrachait les pierres avec ses mains, bouleversait, frappait, enfonçait
partout son épée. Les Barbares se précipitaient pêle- mêle ; les échelles
rompaient avec un grand fracas, et des masses d'hommes s'écroulaient dans l'eau
qui rejaillissait en flots rouges contre les murs. Enfin, le tumulte
s'affaiblissait, et les soldats s'éloignaient pour recommencer.
Mâtho allait s'asseoir en dehors
des tentes ; il essuyait avec son bras sa figure éclaboussée de sang, et, tourné
vers Carthage, il regardait l'horizon.
En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes
et les platanes, s'étalaient deux larges étangs qui rejoignaient un autre lac
dont on n'apercevait pas les contours. Derrière une montagne surgissaient
d'autres montagnes, et au milieu du lac immense, se dressait une île toute noire
et de forme pyramidale. Sur la gauche, à l'extrémité du golfe, des tas de sable
semblaient de grandes vagues blondes arrêtées, tandis que la mer, plate comme un
dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu'au bord du ciel. La
verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes
; des caroubes brillaient comme des boutons de corail ; des pampres retombaient
du sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l'eau ; des alouettes
huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des
tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise.
Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait à plat
ventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et il pleurait ; il se sentait
misérable, chétif, abandonné. Jamais il ne la posséderait, et il ne pouvait même
s'emparer d'une ville.
La
nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph. A quoi cette chose des
Dieux lui servait-elle ? et des doutes survenaient dans la pensée du Barbare.
Puis il lui semblait au contraire que le vêtement de la Déesse dépendait de
Salammbô, et qu'une partie de son âme y flottait plus subtile qu'une haleine ;
et il le palpait, le humait, s'y plongeait le visage, il le baisait en
sanglotant. Il s'en recouvrait les épaules pour se faire illusion et se croire
auprès d'elle.
Quelquefois il
s'échappait tout à coup ; à la clarté des étoiles, il enjambait les soldats qui
dormaient, roulés dans leurs manteaux ; puis, aux portes du camp, il s'élançait
sur un cheval, et, deux heures après, il se trouvait à Utique dans la tente de
Spendius.
D'abord, il parlait
du siège ; mais il n'était venu que pour soulager sa douleur en causant de
Salammbô :
Spendius
l'exhortait à la sagesse.
-- "
Repousse de ton âme ces misères qui la dégradent ! Tu obéissais autrefois, à
présent tu commandes une armée, et si Carthage n'est pas conquise, du moins on
nous accordera des provinces, nous deviendrons des rois ! "
Mais, comment la possession du
zaïmph ne leur donnait-elle pas la victoire ? D'après Spendius, il fallait
attendre.
Mâtho s'imagina que
le voile concernait exclusivement les hommes de race chananéenne, et, dans sa
subtilité de Barbare, il se disait : -- " Donc le zaïmph ne fera rien pour moi ;
mais, puisqu'ils l'ont perdu, il ne fera rien pour eux. "
Ensuite, un scrupule le troubla,
il avait peur, en adorant Aptouknos, le dieu des Libyens, d'offenser Moloch ; et
il demanda timidement à Spendius auquel des deux il serait bon de sacrifier un
homme.
-- " Sacrifie toujours
! " dit Spendius, en riant.
Mâtho, qui ne comprenait point cette indifférence,
soupçonna le Grec d'avoir un génie dont il ne voulait pas parler.
Tous les cultes, comme toutes les
races, se rencontraient dans ces armées de Barbares, et l'on considérait les
dieux des autres, car ils effrayaient aussi. Plusieurs mêlaient à leur religion
natale des pratiques étrangères. On avait beau ne pas adorer les étoiles, telle
constellation étant funeste ou secourable, on lui faisait des sacrifices ; une
amulette inconnue, trouvée par hasard dans un péril, devenait une divinité ; ou
bien c'était un nom, rien qu'un nom, et que l'on répétait sans même chercher à
comprendre ce qu'il pouvait dire. Mais, à force d'avoir pillé des temples, vu
quantité de nations et d'égorgements, beaucoup finissaient par ne plus croire
qu'au destin et à la mort ; et chaque soir ils s'endormaient dans la placidité
des bêtes féroces. Spendius aurait craché sur les images de Jupiter Olympien ;
cependant il redoutait de parler haut dans les ténèbres, et il ne manquait pas,
tous les jours, de se chausser d'abord du pied droit.
Il élevait, en face d'Utique, une
longue terrasse quadrangulaire. Mais, à mesure qu'elle montait, le rempart
grandissait aussi ; ce qui était abattu par les uns, presque immédiatement se
trouvait relevé par les autres. Spendius ménageait ses hommes, rêvait des plans
; il tâchait de se rappeler les stratagèmes qu'il avait entendu raconter dans
ses voyages. Pourquoi Narr'Havas ne revenait-il pas ? On était plein
d'inquiétudes.
Hannon avait
terminé ses apprêts. Par une nuit sans lune, il fit, sur des radeaux, traverser
à ses éléphants et à ses soldats le golfe de Carthage. Puis ils tournèrent la
montagne des Eaux-Chaudes pour éviter Autharite, -- et continuèrent avec tant de
lenteur qu'au lieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait calculé le
Suffète, on n'arriva qu'en plein soleil, dans la troisième journée.
Utique avait, du côté de l'orient,
une plaine qui s'étendait jusqu'à la grande lagune de Carthage ; derrière elle,
débouchait à angle droit une vallée comprise entre deux basses montagnes
s'interrompant tout à coup ; les Barbares s'étaient campés plus loin sur la
gauche, de manière à bloquer le port ; et ils dormaient dans leurs tentes (car
ce jour-là les deux partis, trop las pour combattre, se reposaient), lorsque, au
tournant des collines, l'armée carthaginoise parut.
Des goujats munis de frondes étaient espacés sur les ailes.
Les gardes de la Légion, sous leurs armures en écailles d'or, formaient la
première ligne, avec leurs gros chevaux sans crinière, sans poil, sans oreilles
et qui avaient au milieu du front une corne d'argent pour les faire ressembler à
des rhinocéros. Entre leurs escadrons, des jeunes gens, coiffés d'un petit
casque, balançaient dans chaque main un javelot de frêne ; les longues piques de
la lourde infanterie s'avançaient par-derrière. Tous ces marchands avaient
accumulé sur leurs corps le plus d'armes possible : on en voyait qui portaient à
la fois une lance, une hache, une massue, deux glaives ; d'autres, comme des
porcs-épics, étaient hérissés de dards, et leurs bras s'écartaient de leurs
cuirasses en lames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent les
échafaudages des hautes machines : carrobalistes, onagres, catapultes et
scorpions, oscillant sur des chariots tirés par des mulets et des quadriges de
boeufs -- et à mesure que l'armée se développait, les capitaines, en haletant,
couraient de droite et de gauche pour communiquer des ordres, faire joindre les
files et maintenir les intervalles. Ceux des Anciens qui commandaient étaient
venus avec des casques de pourpre dont les franges magnifiques s'embarrassaient
dans les courroies de leurs cothurnes. Leurs visages, tout barbouillés de
vermillon, reluisaient sous des casques énormes surmontés de dieux et, comme ils
avaient des boucliers à bordure d'ivoire couverte de pierreries, on aurait dit
des soleils qui passaient sur des murs d'airain.
Les Carthaginois manoeuvraient si lourdement que les
soldats, par dérision, les engagèrent à s'asseoir. Ils criaient qu'ils allaient
tout à l'heure vider leurs gros ventres, épousseter la dorure de leur peau et
leur faire boire du fer.
Au
haut du mât planté devant la tente de Spendius, un lambeau de toile verte
apparut ; c'était le signal. L'armée carthaginoise y répondit par un grand
tapage de trompettes, de cymbales, de flûtes en os d'âne et de tympanons. Déjà
les Barbares avaient sauté en dehors des palissades. On était à portée de
javelot, face à face.
Un
frondeur baléare s'avança d'un pas, posa dans sa lanière une de ses balles
d'argile, tourna son bras : un bouclier d'ivoire éclata, et les deux armées se
mêlèrent.
Avec la pointe des
lances, les Grecs, en piquant les chevaux aux naseaux, les firent se renverser
sur leurs maîtres. Les esclaves qui devaient lancer des pierres les avaient
prises trop grosses ; elles retombaient près d'eux. Les fantassins puniques, en
frappant de taille avec leurs longues épées, se découvraient le flanc droit. Les
Barbares enfoncèrent leurs lignes ; ils les égorgeaient à plein glaive ; ils
trébuchaient sur les moribonds et les cadavres, tout aveuglés par le sang qui
leur jaillissait au visage. Ce tas de piques, de casques, de cuirasses, d'épées
et de membres confondus tournait sur soi-même, s'élargissant et se serrant avec
des contractions élastiques. Les cohortes carthaginoises se trouèrent de plus en
plus, leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; enfin la litière du
Suffète (sa grande litière à pendeloques de cristal), que l'on apercevait depuis
le commencement, balancée dans les soldats comme une barque sur les flots, tout
à coup sombra. Il était mort sans doute ? Les Barbares se trouvèrent seuls.
La poussière autour d'eux tombait
et ils commençaient à chanter, lorsque Hannon lui-même parut au haut d'un
éléphant. Il était nu-tête, sous un parasol de byssus, que portait un nègre
derrière lui. Son collier, à plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique
noire ; des cercles de diamants comprimaient ses bras énormes, et, la bouche
ouverte, il brandissait une pique démesurée, épanouie par le bout comme un lotus
et plus brillante qu'un miroir. Aussitôt la terre s'ébranla, -- et les Barbares
virent accourir, sur une seule ligne, tous les éléphants de Carthage avec leurs
défenses dorées, les oreilles peintes en bleu, revêtus de bronze, et secouant
par-dessus leurs caparaçons d'écarlate des tours de cuir, où dans chacune trois
archers tenaient un grand arc ouvert.
A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s'étaient
rangés au hasard. Une terreur les glaça ; ils restèrent indécis.
Déjà du haut des tours on leur
jetait des javelots, des flèches, des phalariques, des masses de plomb ;
quelques-uns, pour y monter, se cramponnaient aux franges des caparaçons. Avec
des coutelas on leur abattait les mains, et ils tombaient à la renverse sur des
glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, les éléphants passaient
dans les phalanges comme des sangliers dans des touffes d'herbes ; ils
arrachèrent les pieux du camp avec leurs trompes, le traversèrent d'un bout à
l'autre en renversant les tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares
avaient fui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallée par où les
Carthaginois étaient venus.
Hannon vainqueur se présenta devant les portes d'Utique. Il
fit sonner de la trompette. Les trois Juges de la ville parurent, au sommet
d'une tour, dans la baie des créneaux.
Les gens d'Utique ne voulaient point recevoir chez eux des
hôtes aussi bien armés. Hannon s'emporta. Enfin ils consentirent à l'admettre
avec une faible escorte.
Les
rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants. Il fallut les laisser
dehors.
Dès que le Suffète fut
dans la ville, les principaux le vinrent saluer. Il se fit conduire aux étuves,
et appela ses cuisiniers.
Trois heures après, il était encore enfoncé dans l'huile de
cinnamome dont on avait rempli la vasque ; et, tout en se baignant, il mangeait,
sur une peau de boeuf étendue, des langues de phénicoptères avec des graines de
pavot assaisonnées au miel. Près de lui, son médecin qui, immobile dans une
longue robe jaune, faisait de temps à autre réchauffer l'étuve, et deux jeunes
garçons penchés sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Mais les
soins de son corps n'arrêtaient pas son amour de la chose publique, et il
dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, comme on venait de faire des
prisonniers, il se demandait quel châtiment terrible inventer.
-- " Arrête ! " dit-il à un
esclave qui écrivait, debout, dans le creux de sa main. " Qu'on m'en amène ! Je
veux les voir. "
Et du fond de
la salle emplie d'une vapeur blanchâtre où les torches jetaient des taches
rouges, on poussa trois Barbares : un Samnite, un Spartiate et un Cappadocien.
-- " Continue ! " dit Hannon.
-- " Réjouissez-vous, lumière
des Baals ! votre suffète a exterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur la
République ! Ordonnez des prières ! "
Il aperçut les captifs, et alors éclatant de rire :
-- " Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criez plus si
fort aujourd'hui ! C'est moi ! Me reconnaissez-vous ? Où sont donc vos épées ?
Quels hommes terribles, vraiment ! " Et il feignait de se vouloir cacher, comme
s'il en avait peur. -- " Vous demandiez des chevaux, des femmes, des terres, des
magistratures, sans doute, et des sacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous
en fournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! On vous mariera à
des potences toutes neuves ! Votre solde ? on vous la fondra dans la bouche en
lingots de plomb ! et je vous mettrai à de bonnes places, très hautes, au milieu
des nuages, pour être rapprochés des aigles ! "
Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, le
regardaient sans comprendre ce qu'il disait. Blessés aux genoux, on les avait
saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaînes de leurs mains
traînaient par le bout, sur les dalles. Hannon s'indigna de leur impassibilité.
-- " A genoux ! à genoux !
chacals ! poussière ! vermine ! excréments ! Et ils ne répondent pas ! Assez !
taisez-vous ! Qu'on les écorche vifs ! Non ! Tout à l'heure ! "
Il soufflait comme un hippopotame,
en roulant ses yeux. L'huile parfumée débordait sous la masse de son corps, et,
se collant contre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisait
paraître rose.
Il reprit :
-- " Nous avons, pendant quatre
jours, grandement souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont
perdus. Malgré leur position, le courage extraordinaire... Ah ! Demonades !
comme je souffre ! Qu'on réchauffe les briques, et qu'elles soient rouges ! "
On entendit un bruit de
râteaux et de fourneaux. L'encens fuma plus fort dans les larges cassolettes, et
les masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les
articulations une pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait
de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soif incessante le
dévorait ; l'homme vêtu de jaune ne céda pas à cette envie, et, lui tendant une
coupe d'or où fumait un bouillon de vipère :
-- " Bois ! " dit-il, " pour que la force des serpents, nés
du soleil, pénètre dans la moelle de tes os, et prends courage, ô reflet des
Dieux ! Tu sais d'ailleurs qu'un prêtre d'Eschmoûn observe autour du Chien les
étoiles cruelles d'où dérive ta maladie. Elles pâlissent comme les macules de ta
peau, et tu n'en dois pas mourir. "
-- " Oh ! oui, n'est-ce pas ? " répéta le Suffète, " je
n'en dois pas mourir ! " Et de ses lèvres violacées s'échappait une haleine plus
nauséabonde que l'exhalaison d'un cadavre. Deux charbons semblaient brûler à la
place de ses yeux, qui n'avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse lui
pendait sur le front ; ses deux oreilles, en s'écartant de sa tête, commençaient
à grandir, et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses
narines lui donnaient un aspect étrange et effrayant, l'air d'une bête farouche.
Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement ; il dit :
-- " Tu as peut-être raison,
Demonades ? En effet, voilà bien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens
robuste. Tiens ! regarde comme je mange ! "
Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se
prouver à lui- même qu'il se portait bien, il entamait les farces de fromage et
d'origan, les poissons désossés, les courges, les huîtres, avec des oeufs, des
raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. Tout en regardant les
prisonniers, il se délectait dans l'imagination de leur supplice. Cependant il
se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s'exhalait en injures
contre ces trois hommes.
-- "
Ah ! traîtres ! ah ! misérables ! infâmes ! maudits ! Et vous m'outragiez, moi !
moi ! le Suffète ! Leurs services, le prix de leur sang, comme ils disent ! Ah !
oui ! leur sang ! leur sang ! " Puis, se parlant à lui-même : -- " Tous périront
! on n'en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieux les conduire à Carthage ! on me
verrait... mais je n'ai pas, sans doute, emporté assez de chaînes ? Ecris :
envoyez-moi ... Combien sont- ils ? qu'on aille le demander à Muthumbal ! Va !
pas de pitié ! et qu'on m'apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupées
! "
Mais des cris bizarres, à
la fois rauques et aigus, arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon
et le retentissement des plats que l'on posait autour de lui. Ils redoublèrent,
et tout à coup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si la
bataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville.
Les Carthaginois n'avaient point
cherché à poursuivre les Barbares. Ils s'étaient établis au pied des murs, avec
leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes, et ils se
réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandis que le camp
des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu'un amas de ruines. Spendius
avait repris son courage. Il expédia Zarxas vers Mâtho, parcourut les bois,
rallia ses hommes (les pertes n'étaient pas considérables), -- et enragés
d'avoir été vaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on
découvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par les Carthaginois. Alors
Spendius fit enlever des porcs dans les métairies, les barbouilla de bitume, y
mit le feu et les poussa vers Utique.
Les éléphants, effrayés par ces flammes, s'enfuirent. Le
terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revinrent en arrière ; -- et à
grands coups d'ivoire et sous leurs pieds, ils éventraient les Carthaginois, les
étouffaient, les aplatissaient. Derrière eux, les Barbares descendaient la
colline ; le camp punique, sans retranchements, dès la première charge fut
saccagé, et les Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes, car on ne
voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires.
Le jour se levait ; on vit, du côté de l'Occident, arriver
les fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliers parurent ; c'était
Narr'Havas avec ses Numides. Sautant par-dessus les ravins et les buissons, ils
forçaient les fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement
de fortune interrompit le Suffète. Il cria pour qu'on vînt l'aider à sortir de
l'étuve.
Les trois captifs
étaient toujours devant lui. Alors un nègre (le même qui, dans la bataille,
portait son parasol) se pencha vers son oreille.
-- " Eh bien ! . . ? ... " répondit le Suffète lentement.
-- " Ah ! tue-les ! "
ajouta-t-il d'un ton brusque.
L'Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard et les
trois têtes tombèrent. Une d'elles, en rebondissant parmi les épluchures du
festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la bouche
ouverte et les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur ;
les trois corps, couchés sur leur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme
trois fontaines, et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de
poudre bleue. Le Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, et il
s'en frotta les genoux : c'était un remède.
Le soir venu, il s'échappa de la ville avec son escorte,
puis s'engagea dans la montagne, pour rejoindre son armée.
Il parvint à en retrouver les
débris.
Quatre jours après, il
était à Gorza, sur le haut d'un défilé, quand les troupes de Spendius se
présentèrent en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de leur colonne,
les eussent facilement arrêtées ; les Carthaginois les regardèrent passer tout
stupéfaits. Hannon reconnut à l'arrière-garde le roi des Numides ; Narr'Havas
s'inclina pour le saluer, en faisant un signe qu'il ne comprit pas.
On s'en revint à Carthage avec
toutes sortes de terreurs. On marchait la nuit seulement ; le jour on se cachait
dans les bois d'oliviers. A chaque étape quelques-uns mouraient ; ils se crurent
perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermaeum, où des vaisseaux
vinrent les prendre.
Hannon
était si fatigué, si désespéré, -- la perte des éléphants surtout l'accablait,
-- qu'il demanda, pour en finir, du poison à Demonades. D'ailleurs, il se
sentait déjà tout étendu sur sa croix.
Carthage n'eut pas la force de s'indigner contre lui. On
avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d'argent, quinze
mille six cent vingt-trois shekels d'or, dix-huit éléphants, quatorze membres du
Grand- Conseil, trois cents Riches, huit mille citoyens, du blé pour trois
lunes, un bagage considérable et toutes les machines de guerre ! La défection de
Narr'Havas était certaine, les deux sièges recommençaient. L'armée d'Autharite
s'étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l'Acropole, on apercevait
dans la campagne de longues fumées montant jusqu'au ciel ; c'étaient les
châteaux des Riches qui brûlaient.
Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se
repentit de l'avoir méconnu, et le parti de la paix, lui-même, vota les
holocaustes pour le retour d'Hamilcar.
La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait la
nuit entendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée en jetant
des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples.
Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait plus.
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Chapitre 7
HAMILCAR BARCA
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L'Annonciateur-des-Lunes qui
veillait toutes les nuits au haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler avec sa
trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin, du côté de l'Occident,
quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface
de la mer.
C'était un navire à
trois rangs de rames ; il y avait à la proue un cheval sculpté. Le soleil se
levait ; l'Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puis saisissant
à plein bras son clairon, il poussa sur Carthage un grand cri d'airain.
De toutes les maisons des gens
sortirent ; on ne voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le môle
était couvert de peuple. Enfin on reconnut la trirème d'Hamilcar.
Elle s'avançait d'une façon
orgueilleuse et farouche, l'antenne toute droite, la voile bombée dans la
longueur du mât, en fendant l'écume autour d'elle ; ses gigantesques avirons
battaient l'eau en cadence ; de temps à autre l'extrémité de sa quille, faite
comme un soc de charrue, apparaissait, et sous l'éperon qui terminait sa proue,
le cheval à tête d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait courir sur les
plaines de la mer.
Autour du
promontoire, comme le vent avait cessé, la voile tomba, et l'on aperçut auprès
du pilote un homme debout, tête nue ; c'était lui, le suffète Hamilcar ! Il
portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient ; un manteau rouge
s'attachant à ses épaules laissait voir ses bras ; deux perles très longues
pendaient à ses oreilles, et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire,
touffue.
Cependant la galère
ballottée au milieu des rochers côtoyait le môle, et la foule la suivait sur les
dalles en criant :
-- " Salut
! bénédiction ! Oeil de Khamon ! ah ! délivre-nous ! C'est la faute des Riches !
ils veulent te faire mourir ! Prends garde à toi, Barca ! "
Il ne répondait pas, comme si la
clameur des océans et des batailles l'eût complètement assourdi. Mais quand il
fut sous l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamilcar releva la tête et,
les bras croisés, il regarda le temple d'Eschmoûn. Sa vue monta plus haut
encore, dans le grand ciel pur ; d'une voix âpre, il cria un ordre à ses
matelots ; la trirème bondit ; elle érafla l'idole établie à l'angle du môle
pour arrêter les tempêtes ; et dans le port marchand plein d'immondices,
d'éclats de bois et d'écorces de fruits, elle refoulait, éventrait les autres
navires amarrés à des pieux et finissant par des mâchoires de crocodile. Le
peuple accourait, quelques- uns se jetèrent à la nage.
Déjà elle se trouvait au fond,
devant la porte hérissée de clous. La porte se leva, et la trirème disparut sous
la voûte profonde.
Le
Port-Militaire était complètement séparé de la ville ; quand des ambassadeurs
arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans un couloir qui
débouchait à gauche, devant le temple de Khamoûn. Cette grande place d'eau,
ronde comme une coupe, avait une bordure de quais où étaient bâties des loges
abritant les navires. En avant de chacune d'elles montaient deux colonnes,
portant à leur chapiteau des cornes d'Ammon, ce qui formait une continuité des
portiques tout autour du bassin. Au milieu, dans une île, s'élevait une maison
pour le Suffète-de-la-mer.
L'eau était si limpide que l'on apercevait le fond pavé de
cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait pas jusque-là, et Hamilcar, en
passant, reconnaissait les trirèmes qu'il avait autrefois commandées.
Il n'en restait plus qu'une
vingtaine peut-être, à l'abri, par terre, penchées sur le flanc ou droites sur
la quille, avec des poupes très hautes et des proues bombées, couvertes de
dorures et de symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs ailes, les
Dieux-Patæques leurs bras, les taureaux leurs cornes d'argent ; -- et toutes à
moitié dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d'histoires et exhalant encore
la senteur des voyages, comme des soldats mutilés qui revoient leur maître,
elles semblaient lui dire : -- " C'est nous ! c'est nous ! et toi aussi tu es
vaincu ! "
Nul, hormis le
Suffète-de-la-mer , ne pouvait entrer dans la maison- amiral. Tant qu'on n'avait
pas la preuve de sa mort, on le considérait comme existant toujours. Les Anciens
évitaient par là un maître de plus, et ils n'avaient pas manqué pour Hamilcar
d'obéir à la coutume.
Le
Suffète s'avança dans les appartements déserts. A chaque pas il retrouvait des
armures, des meubles, des objets connus qui l'étonnaient cependant, et même sous
le vestibule il y avait encore, dans une cassolette, la cendre des parfums
allumés au départ pour conjurer Melkarth. Ce n'était pas ainsi qu'il espérait
revenir. ! Tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu se déroula dans sa
mémoire : les assauts, les incendies, les légions, les tempêtes Drépanum,
Syracuse, Lilybée, le mont Etna, le plateau d'Eryx, cinq ans de batailles, --
jusqu'au jour funeste où, déposant les armes, avait il perdu la Sicile. Puis il
revoyait des bois de citronniers, des pasteurs avec des chèvres sur des
montagnes grises ; et son coeur bondissait à l'imagination d'une autre Carthage
établie là-bas. Ses projets, ses souvenirs bourdonnaient dans sa tête, encore
étourdie par le tangage du vaisseau ; une angoisse l'accablait, et devenu
faible, tout à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des Dieux.
Alors il monta au dernier étage de
sa maison ; puis ayant retiré d'une coquille d'or suspendue à son bras une
spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale.
De minces rondelles noires,
encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre, l'éclairaient
doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés,
pareils à ceux des urnes dans les columbarium. Ils contenaient chacun une pierre
ronde, obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d'un esprit supérieur,
seuls, honoraient ces abaddirs tombés de la lune. Par leur chute, ils
signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur, la nuit ténébreuse,
et par leur densité, la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère
étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussé
sans doute à travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes posées
dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes après les
autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et, tombant
à genoux, il s'étendit par terre, les deux bras allongés.
Le jour extérieur frappait contre
les feuilles de laitier noir. Des arborescences, des monticules, des
tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane ; et
la lumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être
par-derrière le soleil, dans les mornes espaces des créations futures. Il
s'efforçait à bannir de sa pensée toutes les formes, tous les symboles et les
appellations des Dieux, afin de mieux saisir l'esprit immuable que les
apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait,
tandis qu'il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant
et plus intime. Quand il se releva, il était plein d'une intrépidité sereine,
invulnérable à la miséricorde, à la crainte, et comme sa poitrine étouffait, il
alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage.
La ville descendait en se creusant
par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d'or, ses
maisons, ses touffes de palmiers, çà et là, ses boules de verre d'où
jaillissaient des feux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure
de cette corne d'abondance qui s'épanchait vers lui. Il apercevait en bas les
ports, les places, l'intérieur des cours, le dessin des rues, les hommes tout
petits presque à ras des dalles. Ah ! Si Hannon n'était pas arrivé trop tard le
matin des îles Aegates ? Ses yeux plongèrent dans l'extrême horizon, et il
tendit du côté de Rome ses deux bras frémissants.
La multitude occupait les degrés de l'Acropole. Sur la
place de Khamon on se poussait pour voir le Suffète sortir, les terrasses peu à
peu se chargeaient de monde ; quelques-uns le reconnurent, on le saluait, il se
retira, afin d'irriter mieux l'impatience du peuple.
Hamilcar trouva en bas, dans la
salle, les hommes les plus importants de son parti : Istatten, Subeldia,
Hictamon, Yeoubas et d'autres. Ils lui racontèrent tout ce qui s'était passé
depuis la conclusion de la paix : l'avarice des Anciens, le départ des soldats,
leur retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le vol du zaïmph, Utique
secourue, puis abandonnée ; mais aucun n'osa lui dire les événements qui le
concernaient. Enfin on se sépara, pour se revoir pendant la nuit à l'assemblée
des Anciens, dans le temple de Moloch.
Ils venaient de sortir quand un tumulte s'éleva en dehors,
à la porte. Malgré les serviteurs, quelqu'un voulait entrer ; et comme le tapage
redoublait, Hamilcar commanda d'introduire l'inconnu.
On vit paraître une vieille
négresse, cassée, ridée, tremblante, l'air stupide, et enveloppée jusqu'aux
talons dans de larges voiles bleus. Elle s'avança en face du Suffète, ils se
regardèrent l'un l'autre quelque temps ; tout à coup Hamilcar tressaillit ; sur
un geste de sa main, les esclaves s'en allèrent. Alors, lui faisant signe de
marcher avec précaution, il l'entraîna par le bras dans une chambre lointaine.
La négresse se jeta par terre,
à ses pieds pour les baiser ; il la releva brutalement.
-- " Où l'as-tu laissé, Iddibal ?
"
-- " Là-bas, Maître " ; et
en se débarrassant de ses voiles, avec sa manche elle se frotta la figure ; la
couleur noire, le tremblement sénile, la taille courbée, tout disparut. C'était
un robuste vieillard, dont la peau semblait tannée par le sable, le vent et la
mer. Une houppe de cheveux blancs se levait sur son crâne, comme l'aigrette d'un
oiseau ; et, d'un coup d'oeil ironique, il montrait par terre le déguisement
tombé.
-- " Tu as bien fait,
Iddibal ! C'est bien ! - " Puis, comme le perçant de son regard aigu : " Aucun
encore ne se doute ? "
Le
vieillard lui jura par les Kabyres que le mystère était gardé. Ils ne quittaient
pas leur cabane à trois jours d'Hadrumète, rivage peuplé de tortues avec des
palmiers sur la dune. -- " Et selon ton ordre, ô Maître ! je lui apprends à
lancer des javelots et à conduire des attelages ! "
-- " Il est fort, n'est-ce pas ? "
-- " Oui, Maître, et intrépide
aussi ! Il n'a peur ni des serpents, ni du tonnerre, ni des fantômes. Il court
pieds nus, comme un pâtre, sur le bord des précipices. "
-- " Parle ! Parle ! "
-- " Il invente des pièges pour
les bêtes farouches. L'autre lune, croirais- tu, il a surpris un aigle ; il le
traînait, et le sang de l'oiseau et le sang de l'enfant s'éparpillaient dans
l'air en larges gouttes, telles que des roses emportées. La bête, furieuse,
l'enveloppait du battement de ses ailes ; il l'étreignait contre sa poitrine, et
à mesure qu'elle agonisait ses rires redoublaient, éclatants et superbes comme
des chocs d'épées. "
Hamilcar
baissait la tête, ébloui par ces présages de grandeur.
-- " Mais, depuis quelque temps,
une inquiétude l'agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer ;
il est triste, il repousse le pain, il s'informe des Dieux et il veut connaître
Carthage ! "
-- " Non ! non !
pas encore ! " s'écria le Suffète.
Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait
Hamilcar, et il reprit :
-- "
Comment le retenir ? Il me faut déjà lui faire des promesses, et je ne suis venu
à Carthage que pour lui acheter un poignard à manche d'argent avec des perles
tout autour. " Puis il conta qu'ayant aperçu le Suffète sur la terrasse, il
s'était donné aux gardiens du port pour une des femmes de Salammbô, afin de
pénétrer jusqu'à lui.
Hamilcar
resta longtemps comme perdu dans ses délibérations ; enfin il dit :
-- " Demain tu te présenteras à
Mégara, au coucher du soleil, derrière les fabriques de pourpre, en imitant par
trois fois le cri d'un chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque
lune tu reviendras à Carthage. N'oublie rien ! Aime-le ! Maintenant, tu peux lui
parler d'Hamilcar. "
L'esclave
reprit son costume, et ils sortirent ensemble de la maison et du port.
Hamilcar continua seul à pied,
sans escorte, car les réunions des Anciens étaient, dans les circonstances
extraordinaires, toujours secrètes, et l'on s'y rendait mystérieusement.
D'abord il longea la face
orientale de l'Acropole, passa ensuite par le Marché-aux-herbes, les galeries de
Kinsido, le Faubourg-des- parfumeurs. Les rares lumières s'éteignaient, les rues
plus larges se faisaient silencieuses, puis des ombres glissèrent dans les
ténèbres. Elles le suivaient, d'autres survinrent, et toutes se dirigeaient
comme lui du côté des Mappales.
Le temple de Moloch était bâti au pied d'une gorge
escarpée, dans un endroit sinistre. On n'apercevait d'en bas que de hautes
murailles montant indéfiniment, telles que les parois d'un monstrueux tombeau.
La nuit était sombre, un brouillard grisâtre semblait peser sur la mer. Elle
battait contre la falaise avec un bruit de râles et de sanglots ; et des ombres
peu à peu s'évanouissaient comme si elles eussent passé à travers les murs.
Mais, sitôt qu'on avait franchi la
porte, on se trouvait dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des
arcades. Au milieu, se levait une masse d'architecture à huit pans égaux. Des
coupoles la surmontaient en se tassant autour d'un second étage qui supportait
une manière de rotonde, d'où s'élançait un cône à courbe rentrante, terminé par
une boule au sommet.
Des feux
brûlaient dans des cylindres en filigrane emmanchés à des perches que portaient
des hommes. Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et rougissaient
les peignes d'or fixant à la nuque leurs cheveux tressés. Ils couraient,
s'appelaient pour recevoir les Anciens.
Sur les dalles, de place en place, étaient accroupis comme
des sphinx des lions énormes, symboles vivants du Soleil dévorateur. Ils
sommeillaient, les paupières entre-closes. Mais réveillés par les pas et par les
voix, ils se levaient lentement, venaient vers les Anciens, qu'ils
reconnaissaient à leur costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le
dos avec des bâillements sonores ; la vapeur de leur haleine passait sur la
lumière des torches. L'agitation redoubla, des portes se fermèrent, tous les
prêtres s'enfuirent, et les Anciens disparurent sous les colonnes qui faisaient
autour du temple un vestibule profond.
Elles étaient disposées de façon à reproduire par leurs
rangs circulaires, compris les uns dans les autres, la période saturnienne
contenant les années, les années les mois, les mois les jours, et se touchaient
à la fin contre la muraille du sanctuaire.
C'était là que les Anciens déposaient leurs bâtons en corne
de narval, -- car une loi toujours observée punissait de mort celui qui entrait
à la séance avec une arme quelconque. Plusieurs portaient au bas de leur
vêtement une déchirure arrêtée par un galon de pourpre, pour bien montrer qu'en
pleurant la mort de leurs proches ils n'avaient point ménagé leurs habits, et ce
témoignage d'affliction empêchait la fente de s'agrandir. D'autres gardaient
leur barbe enfermée dans un petit sac de peau violette, que deux cordons
attachaient aux oreilles. Tous s'abordèrent en s'embrassant poitrine contre
poitrine. Ils entouraient Hamilcar, ils le félicitaient ; on aurait dit des
frères qui revoient leur frère.
Ces hommes étaient généralement trapus, avec des nez
recourbés comme ceux des colosses assyriens. Quelques-uns cependant, par leurs
pommettes plus saillantes, leur taille plus haute et leurs pieds plus étroits,
trahissaient une origine africaine, des ancêtres nomades. Ceux qui vivaient
continuellement au fond de leurs comptoirs avaient le visage pâle ; d'autres
gardaient sur eux comme la sévérité du désert, et d'étranges joyaux
scintillaient à tous les doigts de leurs mains, hâlés par les soleils inconnus.
On distinguait des navigateurs au balancement de leur démarche, tandis que les
hommes d'agriculture sentaient le pressoir, les herbes sèches et la sueur de
mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer des campagnes, ces ramasseurs
d'argent équipaient des navires, ces propriétaires de culture nourrissaient des
esclaves exerçant des métiers. Tous étaient savants dans les disciplines
religieuses, experts en stratagèmes, impitoyables et riches. Ils avaient l'air
fatigués par de longs soucis. Leurs yeux pleins de flammes regardaient avec
défiance, et l'habitude des voyages et du mensonge, du trafic et du
commandement, donnait à toute leur personne un aspect de ruse et de violence,
une sorte de brutalité discrète et convulsive. D'ailleurs, l'influence du Dieu
les assombrissait.
Ils
passèrent d'abord par une salle voûtée, qui avait la forme d'un oeuf. Sept
portes, correspondant aux sept planètes, étalaient contre sa muraille sept
carrés de couleur différente. Après une longue chambre, ils entrèrent dans une
autre salle pareille.
Un
candélabre tout couvert de fleurs ciselées brûlait au fond, et chacune de ses
huit branches en or portait dans un calice de diamants une mèche de byssus. Il
était posé sur la dernière des longues marches qui allaient vers un grand autel,
terminé aux angles par des cornes d'airain. Deux escaliers latéraux conduisaient
à son sommet aplati ; on n'en voyait pas les pierres ; c'était comme une
montagne de cendres accumulées, et quelque chose d'indistinct fumait dessus,
lentement. Puis au-delà, plus haut que le candélabre, et bien plus haut que
l'autel, se dressait le Moloch, tout en fer, avec sa poitrine d'homme où
bâillaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes s'étendaient sur le mur, ses mains
allongées descendaient jusqu'à terre ; trois pierres noires, que bordait un
cercle jaune, figuraient trois prunelles à son front, et, comme pour beugler, il
levait dans un effort terrible sa tête de taureau.
Autour de l'appartement étaient rangés des escabeaux
d'ébène. Derrière chacun d'eux, une tige en bronze posant sur trois griffes
supportait un flambeau. Toutes ces lumières se reflétaient dans les losanges de
nacre qui pavaient la salle. Elle était si haute que la couleur rouge des
murailles, en montant vers la voûte, se faisait noire, et les trois yeux de
l'idole apparaissaient tout en haut, comme des étoiles à demi perdues dans la
nuit.
Les Anciens s'assirent
sur les escabeaux d'ébène, ayant mis par-dessus leur tête la queue de leur robe.
Ils restaient immobiles, les mains croisées dans leurs larges manches, et le
dallage de nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant de l'autel vers la
porte, coulait sous leurs pieds nus.
Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos, sur
quatre sièges d'ivoire formant la croix, le grand-prêtre d'Eschmoûn en robe
d'hyacinthe, le grand-prêtre de Tanit en robe de lin blanc, le grand-prêtre de
Khamon en robe de laine fauve, et le grand-prêtre de Moloch en robe de pourpre.
Hamilcar s'avança vers le
candélabre. Il tourna tout autour, en considérant les mèches qui brûlaient, puis
jeta sur elles une poudre parfumée ; des flammes violettes parurent à
l'extrémité des branches.
Alors une voix aiguë s'éleva, une autre y répondit ; et les
cent Anciens, les quatre pontifes, et Hamilcar debout, tous à la fois,
entonnèrent un hymne, et répétant toujours les mêmes syllabes et renforçant les
sons, leurs voix montaient, éclatèrent, devinrent terribles, puis, d'un seul
coup, se turent.
On attendit
quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrine une petite statuette à trois
têtes, bleue comme du saphir, et il la posa devant lui. C'était l'image de la
vérité, le génie même de sa parole. Puis il la replaça dans son sein, et tous,
comme saisis d'une colère soudaine, crièrent :
-- " Ce sont tes bons amis les Barbares ! Traître ! infâme
! Tu reviens pour nous voir périr, n'est-ce pas ? Laissez-le parler ! - " -- "
Non ! non ! "
Ils se
vengeaient de la contrainte où le cérémonial politique les avait tout à l'heure
obligés ; : et bien qu'ils eussent souhaité le retour d'Hamilcar, ils
s'indignaient maintenant de ce qu'il n'avait point prévenu leurs désastres ou
plutôt ne les avait pas subis comme eux.
Quand le tumulte fut calmé, le pontife de Moloch se leva.
-- " Nous te demandons
pourquoi tu n'es pas revenu à Carthage ? "
-- " Que vous importe ! " répondit dédaigneusement le
Suffète.
Leurs cris
redoublèrent.
-- " De quoi
m'accusez-vous ! J'ai mal conduit la guerre, peut-être ? Vous avez vu
l'ordonnance de mes batailles, vous autres qui laissez commodément à des
Barbares... "
-- " Assez,
assez ! "
Il reprit, d'une
voix basse, pour se faire mieux écouter :
-- " Oh ! cela est vrai ! Je me trouve, lumières des Baals
; il en est parmi vous d'intrépides ! Giscon, lève-toi ! "
" Et parcourant la marche de
l'autel, les paupières à demi fermées, comme pour chercher quelqu'un, il répéta
: " Lève-toi, Giscon ! tu peux m'accuser, ils te défendront ! Mais où est-il ? "
Puis, comme se ravisant : " Ah ! dans sa maison, sans doute ? entouré de ses
fils, commandant à ses esclaves, heureux, et comptant sur le mur les colliers
d'honneur que la patrie lui a donnés ? "
Ils s'agitaient avec des haussements d'épaules, comme
flagellés par les lanières. -- " Vous ne savez même pas s'il est vivant ou s'il
est mort ! " Et sans se soucier de leurs clameurs, il disait qu'en abandonnant
le Suffète, c'était la République qu'on avait abandonnée. De même la paix
romaine, si avantageuse qu'elle leur parût, était plus funeste que vingt
batailles. Quelques-uns applaudirent, les moins riches du Conseil, suspects
d'incliner toujours vers le peuple ou vers la tyrannie. Leurs adversaires, chefs
des Syssites et administrateurs, en triomphaient par le nombre ; les plus
considérables s'étaient rangés près d'Hannon, qui siégeait à l'autre bout de la
salle, devant la haute porte, fermée par une tapisserie d'hyacinthe.
Il avait peint avec du fard les
ulcères de sa figure. Mais la poudre d'or de ses cheveux lui était tombée sur
les épaules, où elle faisait deux plaques brillantes, et ils paraissaient
blanchâtres, fins et crépus comme de la laine. Des linges imbibés d'un parfum
gras qui dégouttelait sur les dalles, enveloppaient ses mains, et sa maladie
sans doute avait considérablement augmenté, car ses yeux disparaissaient sous
les plis de ses paupières. Pour voir, il lui fallait se renverser la tête. Ses
partisans l'engageaient à parler. Enfin, d'une voix rauque et hideuse :
-- " Moins d'arrogance, Barca !
Nous avons tous été vaincus ! Chacun supporte son malheur ! résigne-toi ! "
-- " Apprends-nous plutôt " , dit
en souriant Hamilcar, " comment tu as conduit tes galères dans la flotte romaine
? "
-- " J'étais chassé par le
vent " , répondit Hannon.
-- "
Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans sa fiente : tu étales ta sottise !
tais-toi ! " Et ils commencèrent à s'incriminer sur la bataille des Iles
Aegates.
Hannon l'accusait de
n'être pas venu à sa rencontre.
-- " Mais c'eût été dégarnir Eryx. Il fallait prendre le
large ; qui t'empêchait ? Ah ! j'oubliais ! tous les éléphants ont peur de la
mer ! "
Les gens d'Hamilcar
trouvèrent la plaisanterie si bonne qu'ils poussèrent de grands rires. La voûte
en retentissait, comme si l'on eût frappé des tympanons.
Hannon dénonça l'indignité d'un
tel outrage ; cette maladie lui étant survenue par un refroidissement au siège
d'Hécatompyle, et des pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d'hiver sur
une muraille en ruine.
Hamilcar reprit :
-- " Si vous m'aviez aimé autant que celui-là, il y aurait
maintenant une grande joie dans Carthage ! Combien de fois n'ai-je pas crié vers
vous ! et toujours vous me refusiez de l'argent ! "
-- " Nous en avions besoin " , dirent les chefs des
Syssites.
-- " Et quand mes
affaires étaient désespérées, nous avons bu l'urine des mulets et mangé les
courroies de nos sandales, -- quand j'aurais voulu que les brins d'herbe fussent
des soldats, et faire des bataillons avec la pourriture de nos morts, vous
rappeliez chez vous ce qui me restait de vaisseaux ! "
-- " Nous ne pouvions pas tout
risquer " , répondit Baat-Baal, possesseur de mines d'or dans la
Gétulie-Darytienne.
-- " Que
faisiez-vous cependant, ici, à Carthage, dans vos maisons, derrière vos murs ?
Il y a des Gaulois sur l'Eridan qu'il fallait pousser, des Chananéens à Cyrène
qui seraient venus, et tandis que les Romains envoient à Ptolémée des
ambassadeurs... "
-- " Il nous
vante les Romains, à présent ! " Quelqu'un lui cria : " Combien t'ont-ils payé
pour les défendre ? "
-- "
Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locres, de Métaponte et
d'Héraclée ! J'ai brûlé tous leurs arbres, j'ai pillé tous leurs temples, et
jusqu'à la mort des petits-fils de leurs petits-fils... "
-- " Eh ! tu déclames comme un
rhéteur ! " fit Kapouras, un marchand très illustre. " Que veux-tu donc ? "
-- " Je dis qu'il faut être plus
ingénieux ou plus terrible ! Si l'Afrique entière rejette votre joug, c'est que
vous ne savez pas, maîtres débiles, l'attacher à ses épaules ! Agathoclès,
Régulus, Coepio, tous les hommes hardis n'ont qu'à débarquer pour la prendre ;
et quand les Libyens qui sont à l'Orient s'entendront avec les Numides qui sont
à l'Occident, et que les Nomades viendront du sud et les Romains du nord ... "
Un cri d'horreur s'éleva. " Oh
! vous frapperez vos poitrines, vous vous roulerez dans la poussière et vous
déchirerez vos manteaux ! N'importe ! il faudra s'en aller tourner la meule dans
Suburre et faire la vendange sur les collines du Latium. "
Ils se battaient la cuisse droite
pour marquer leur scandale, et les manches de leur robe se levaient comme de
grandes ailes d'oiseaux effarouchés. Hamilcar, emporté par un esprit,
continuait, debout sur la plus haute marche de l'autel, frémissant, terrible ;
il levait les bras, et les rayons du candélabre qui brûlait derrière lui
passaient entre ses doigts comme des javelots d'or.
-- " Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots,
vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds ! Les chacals se
coucheront dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux. Il n'y aura plus
que le cri des aigles et l'amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage ! "
Les quatre pontifes étendirent
leurs mains pour écarter l'anathème. Tous s'étaient levés. Mais le
Suffète-de-la-mer, magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil, était
inviolable tant que l'assemblée des Riches ne l'avait pas jugé. Une épouvante
s'attachait à l'autel. Ils reculèrent.
Hamilcar ne parlait plus. L'oeil fixe et la face aussi pâle
que les perles de sa tiare, il haletait, presque effrayé par lui-même et
l'esprit perdu dans des visions funèbres. De la hauteur où il était, tous les
flambeaux sur les tiges de bronze lui semblaient une vaste couronne de feux,
posée à ras des dalles ; des fumées noires, s'en échappant, montaient dans les
ténèbres de la voûte ; et le silence pendant quelques minutes fut tellement
profond qu'on entendait au loin le bruit de la mer.
Puis les Anciens se mirent à s'interroger. Leurs intérêts,
leur existence se trouvait attaquée par les Barbares. Mais on ne pouvait les
vaincre sans le secours du Suffète et cette considération, malgré leur orgueil,
leur fit oublier toutes les autres. On prit à part ses amis.
Il y eut des réconciliations
intéressées, des sous-entendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus se
mêler d'aucun gouvernement. Tous le conjurèrent. Ils le suppliaient : et comme
le mot de trahison revenait dans leurs discours, il s'emporta. Le seul traître,
c'était le Grand- Conseil, car l'engagement des soldats expirant avec la guerre,
ils devenaient libres dès que la guerre était finie ; : il exalta même leur
bravoure et tous les avantages qu'on en pourrait tirer en les intéressant à la
République par des donations, des privilèges.
Alors Magdassan un ancien Gouverneur de provinces, dit en
roulant ses yeux jaunes :
-- "
Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es devenu un Grec ou un Latin, je ne
sais quoi ! Que parles-tu de récompenses pour ces hommes ? Périssent dix mille
Barbares plutôt qu'un seul d'entre nous ! "
Les Anciens approuvaient de la tête en murmurant :
-- " Oui, faut-il tant se gêner ?
On en trouve toujours ! "
-- "
Et l'on s'en débarrasse commodément, n'est-ce pas ? On les abandonne, ainsi que
vous avez fait en Sardaigne. On avertit l'ennemi du chemin qu'ils doivent
prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien on les débarque au
milieu de la mer. En revenant, j'ai vu le rocher tout blanc de leurs os ! "
-- " Quel malheur ! " fit
impudemment Kapouras.
-- "
Est-ce qu'ils n'ont pas cent fois tourné à l'ennemi ! " exclamaient les autres.
Hamilcar s'écria :
-- " Pourquoi donc, malgré vos
lois, les avez-vous rappelés à Carthage ? Et quand ils sont dans votre ville,
pauvres et nombreux au milieu de toutes vos richesses, l'idée ne vous vient pas
de les affaiblir par la moindre division ! Ensuite vous les congédiez avec leurs
femmes et avec leurs enfants, tous, sans garder un seul otage ! Comptiez-vous
qu'ils s'assassineraient pour vous épargner la douleur de tenir vos serments ?
Vous les haïssez, parce qu'ils sont forts ! Vous me haïssez encore plus, moi,
leur maître ! Oh ! je l'ai senti, tout à l'heure, quand vous me baisiez les
mains, et que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre ! "
Si les lions qui dormaient dans la
cour fussent entrés en hurlant, la clameur n'eût pas été plus épouvantable. Mais
le pontife d'Eschmoûn se leva, et, les deux genoux l'un contre l'autre, les
coudes au corps, tout droit et les mains à demi ouvertes, il dit :
-- " Barca, Carthage a besoin que
tu prennes contre les Mercenaires le commandement général des forces puniques !
"
-- " Je refuse " , répondit
Hamilcar.
-- " Nous te
donnerons pleine autorité ! - " crièrent les chefs des Syssites.
-- " Non ! "
-- " Sans aucun contrôle, sans
partage, tout l'argent que tu voudras, tous les captifs, tout le butin,
cinquante zerets de terre par cadavre d'ennemi. "
-- " Non ! non ! parce qu'il est impossible de vaincre avec
vous ! "
-- " Il en a peur. "
-- " Parce que vous êtes
lâches, avares, ingrats, pusillanimes et fous ! "
-- Il les ménage !
-- " Pour se mettre à leur tête " , dit quelqu'un.
-- " Et revenir sur nous " , dit
un autre ; et du fond de la salle, Hannon hurla :
-- " Il veut se faire roi ! "
Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les
flambeaux : leur foule s'élança vers l'autel ; ils brandissaient des poignards.
Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et à demi
courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les
défiait, immobile sous le candélabre d'or.
Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des armes ;
c'était un crime ; ils se regardèrent les uns les autres, effrayés. Comme tous
étaient coupables, chacun bien vite se rassura, et peu à peu, tournant le dos au
Suffète, ils redescendirent, enragés d'humiliation. Pour la seconde fois, ils
reculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils restèrent debout. Plusieurs
qui s'étaient blessé les doigts les portaient à leur bouche ou les roulaient
doucement dans le bas de leur manteau, et ils allaient s'en aller quand Hamilcar
entendit ces paroles :
-- " Eh
! c'est une délicatesse pour ne pas affliger sa fille ! "
Une voix plus haute s'éleva :
-- " Sans doute, puisqu'elle prend
ses amants parmi les Mercenaires ! "
D'abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent rapidement
Schahabarim. Mais, seul, le prêtre de Tanit était resté à sa place ; et Hamilcar
n'aperçut de loin que son haut bonnet. Tous lui ricanaient à la face. A mesure
qu'augmentait son angoisse, leur joie redoublait, et, au milieu des huées, ceux
qui étaient par-derrière criaient :
-- " On l'a vu sortir de sa chambre ! "
-- " Un matin du mois de Tammouz !
"
-- " C'est le voleur du
zaïmph ! "
-- " Un homme très
beau ! "
-- " Plus grand que
toi ! "
Il arracha sa tiare,
insigne de sa dignité, -- sa tiare à huit rangs mystiques dont le milieu portait
une coquille d'émeraude -- et à deux mains, de toutes ses forces, il la lança
par terre ; les cercles d'or en se brisant rebondirent, et les perles sonnèrent
sur les dalles. Ils virent alors sur la blancheur de son front une longue
cicatrice ; elle s'agitait comme un serpent entre ses sourcils ; tous ses
membres tremblaient. Il monta un des escaliers latéraux qui conduisaient sur
l'autel et il marchait dessus ! C'était se vouer au Dieu, s'offrir en
holocauste. Le mouvement de son manteau agitait les lueurs du candélabre plus
bas que ses sandales, et la poudre fine, soulevée par ses pas, l'entourait comme
un nuage jusqu'au ventre. Il s'arrêta entre les jambes du colosse d'airain. Il
prit dans ses mains deux poignées de cette poussière dont la vue seule faisait
frissonner d'horreur tous les Carthaginois, et il dit :
-- " Par les cent flambeaux de vos
Intelligences ! par les huit feux des Kabyres ! par les étoiles, les météores et
les volcans ! par tout ce qui brûle ! par la soif du Désert et la salure de
l'Océan ! par la caverne d'Hadrumète et l'empire des Ames ! par l'extermination
! par la cendre de vos fils, et la cendre des frères de vos aïeux, avec qui
maintenant je confonds la mienne ! vous, les Cent du Conseil de Carthage, vous
avez menti en accusant ma fille ! Et moi, Hamilcar Barca, Suffète-de-la-mer,
Chef des Riches et Dominateur du peuple, devant Moloch-à-tête-de- taureau, je
jure... " On s'attendait à quelque chose d'épouvantable, mais il reprit d'une
voix plus haute et plus calme : " Que même je ne lui en parlerai pas ! "
Les serviteurs sacrés, portant des
peignes d'or, entrèrent, -- les uns avec des éponges de pourpre et les autres
avec des branches de palmier. Ils relevèrent le rideau d'hyacinthe étendu devant
la porte : et par l'ouverture de cet angle, on aperçut au fond des autres salles
le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte, en s'appuyant à l'horizon
sur la mer toute bleue. Le soleil, sortant des flots, montait. Il frappa tout à
coup contre la poitrine du colosse d'airain, divisé en sept compartiments que
fermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s'ouvrait dans un horrible
bâillement ; ses naseaux énormes se dilataient, le grand jour l'animait, lui
donnait un air terrible et impatient, comme s'il avait voulu bondir au- dehors
pour se mêler avec l'astre, le Dieu, et parcourir ensemble les immensités.
Cependant les flambeaux répandus
par terre brûlaient encore, en allongeant çà et là sur les pavés de nacre comme
des taches de sang. Les Anciens chancelaient, épuisés ; ils aspiraient à pleins
poumons la fraîcheur de l'air ; la sueur coulait sur leurs faces livides ; à
force d'avoir crié, ils ne s'entendaient plus. Mais leur colère contre le
Suffète n'était point calmée ; en manière d'adieux ils lui jetaient des menaces,
et Hamilcar leur répondait :
-- " A la nuit prochaine, Barca, dans le temple d'Eschmoûn
! "
-- " J'y serai ! "
-- " Nous te ferons condamner par
les Riches ! "
-- " Et moi par
le peuple ! "
-- " Prends
garde de finir sur la croix ! "
-- " Et vous, déchirés dans les rues ! "
Dès qu'ils furent sur le seuil de
la cour, ils reprirent un calme maintien.
Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la porte.
La plupart s'en allèrent sur des mules blanches. Le Suffète sauta dans son char,
prit les rênes ; les deux bêtes, courbant leur encolure et frappant en cadence
les cailloux qui rebondissaient, montèrent au grand galop toute la voie des
Mappales, et le vautour d'argent, à la pointe du timon, semblait voler tant le
char passait vite.
La route
traversait un champ, planté de longues dalles, aiguës par le sommet, telles que
des pyramides, et qui portaient, entaillée à leur milieu, une main ouverte comme
si le mort couché dessous l'eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque chose.
Ensuite, étaient disséminées des cabanes en terre, en branchages, en claies de
joncs, toutes de forme conique. De petits murs en cailloux, des rigoles d'eau
vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals séparaient irrégulièrement
ces habitations, qui se tassaient de plus en plus, en s'élevant vers les jardins
du Suffète. Mais Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois
étages faisaient trois monstrueux cylindres, le premier bâti en pierres, le
second en briques, et le troisième, tout en cèdre, -- supportant une coupole de
cuivre sur vingt-quatre colonnes de genévrier, d'où retombaient, en manière de
guirlandes, des chaînettes d'airain entrelacées. Ce haut édifice dominait les
bâtiments qui s'étendaient à droite, les entrepôts, la maison-de-commerce,
tandis que le palais des femmes se dressait au fond des cyprès, -- alignés comme
deux murailles de bronze.
Quand le char retentissant fut entré par la porte étroite,
il s'arrêta sous un large hangar, où des chevaux, retenus à des entraves,
mangeaient des tas d'herbes coupées.
Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une
multitude, ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des soldats,
ayant été ramenés à Carthage. Les laboureurs, vêtus de peaux de bêtes,
traînaient des chaînes rivées à leurs chevilles ; les ouvriers des manufactures
de pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux ; les marins, des bonnets
verts ; les pêcheurs, des colliers de corail ; les chasseurs, un filet sur
l'épaule ; et les gens de Mégara, des tuniques blanches ou noires, des caleçons
de cuir, des calottes de paille, de feutre ou de toile, selon leur service ou
leurs industries différentes.
Par-derrière se pressait une populace en haillons. Ils
vivaient, ceux-là, sans aucun emploi, loin des appartements, dormaient la nuit
dans les jardins, dévoraient les restes des cuisines, -- moisissure humaine qui
végétait à l'ombre du palais. Hamilcar les tolérait, par prévoyance encore plus
que par dédain. Tous, en témoignage de joie, s'étaient mis une fleur à
l'oreille, et beaucoup d'entre eux ne l'avaient jamais vu.
Mais des hommes, coiffés comme des
sphinx et munis de grands bâtons, s'élancèrent dans la foule, en frappant de
droite et de gauche. C'était pour repousser les esclaves curieux de voir le
maître, afin qu'il ne fût pas assailli sous leur nombre et incommodé par leur
odeur.
Alors, tous se jetèrent
à plat ventre en criant :
-- "
Oeil de Baal, que ta maison fleurisse ! "
" Et
entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans l'avenue des cyprès,
l'Intendant-des-intendants, Abdalonim, coiffé d'une mitre blanche, s'avança vers
Hamilcar, un encensoir à la main.
Salammbô descendait alors l'escalier des galères. Toutes
ses femmes venaient derrière elle ; et, à chacun de ses pas, elles descendaient
aussi. Les têtes des Négresses marquaient de gros points noirs la ligne des
bandeaux à plaque d'or qui serraient le front des Romaines. D'autres avaient
dans les cheveux des flèches d'argent, des papillons d'émeraude, ou de longues
aiguilles étalées en soleil. Sur la confusion de ces vêtements blancs, jaunes et
bleus, les anneaux, les agrafes, les colliers, les franges, les bracelets
resplendissaient ; un murmure d'étoffes légères s'élevait ; on entendait le
claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus posant sur le bois :
-- et, çà et là, un grand eunuque, qui les dépassait des épaules, souriait la
face en l'air. Quand l'acclamation des hommes se fut apaisée, en se cachant le
visage avec leurs manches, elles poussèrent ensemble un cri bizarre, pareil au
hurlement d'une louve, et il était si furieux et si strident qu'il semblait
faire, du haut en bas, vibrer comme une lyre le grand escalier d'ébène tout
couvert de femmes.
Le vent
soulevait leurs voiles, et les minces tiges des papyrus se balançaient
doucement. On était au mois de Schebaz, en plein hiver. Les grenadiers en fleur
se bombaient sur l'azur du ciel, et, à travers les branches, la mer apparaissait
avec une île au loin, à demi perdue dans la brume.
Hamilcar s'arrêta, en apercevant Salammbô. Elle lui était
survenue après la mort de plusieurs enfants mâles. D'ailleurs, la naissance des
filles passait pour une calamité dans les religions du Soleil. Les Dieux, plus
tard, lui avaient envoyé un fils ; mais il gardait quelque chose de son espoir
trahi et comme l'ébranlement de la malédiction qu'il avait prononcée contre
elle. Salammbô, cependant, continuait à marcher.
Des perles de couleurs variées descendaient en longues
grappes de ses oreilles sur ses épaules et jusqu'aux coudes. Sa chevelure était
crêpée, de façon à simuler un nuage. Elle portait, autour du cou, de petites
plaques d'or quadrangulaires représentant une femme entre deux lions cabrés ; et
son costume reproduisait en entier l'accoutrement de la Déesse. Sa robe
d'hyacinthe, à manches larges, lui serrait la taille en s'évasant par le bas. Le
vermillon de ses lèvres faisait paraître ses dents plus blanches, et l'antimoine
de ses paupières ses yeux plus longs. Ses sandales, coupées dans un plumage
d'oiseau, avaient des talons très hauts et elle était pâle extraordinairement, à
cause du froid sans doute.
Enfin elle arriva près d'Hamilcar, et, sans le regarder,
sans lever la tête, elle lui dit :
-- " Salut, Oeil de Baalim, gloire éternelle ! triomphe !
loisir ! satisfaction ! richesse ! Voilà longtemps que mon coeur était triste,
et la maison languissait. Mais le maître qui revient est comme Tainmmouz
ressuscité ; et sous ton regard, ô père, une joie, une existence nouvelle va
partout s'épanouir ! "
Et
prenant des mains de Taanach un petit vase oblong où fumait un mélange de
farine, de beurre, de cardamome et de vin : -- " Bois à pleine gorge " dit-elle,
" la boisson du retour préparée par ta servante. "
Il répliqua --- " Bénédiction sur toi ! " et il saisit
machinalement le vase d'or qu'elle lui tendait.
Cependant, il l'examinait avec une attention si âpre que
Salammbô troublée balbutia :
-- " On t'a dit, ô maître ! ... "
-- " Oui ! je sais ! " fit
Hamilcar à voix basse.
Etait-ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Et il
ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu'il espérait à lui seul
dissiper.
-- " O père ! "
exclama Salammbô, " tu n'effaceras pas ce qui est irréparable ! "
Alors il se recula, et Salammbô
s'étonnait de son ébahissement ; car elle ne songeait point à Carthage mais au
sacrilège dont elle se trouvait complice. Cet homme, qui faisait trembler les
légions et qu'elle connaissait à peine, l'effrayait comme un dieu ; il avait
deviné, il savait tout, quelque chose de terrible allait venir. Elle s'écria : "
Grâce ! "
Hamilcar baissa la
tête, lentement.
Bien qu'elle
voulût s'accuser, elle n'osait ouvrir les lèvres ; et cependant elle étouffait
du besoin de se plaindre et d'être consolée. Hamilcar combattait l'envie de
rompre son serment. Il le tenait par orgueil, ou par crainte d'en finir avec son
incertitude : et il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce
qu'elle cachait au fond de son coeur.
Peu à peu, en haletant, Salammbô s'enfonçait la tête dans
les épaules, écrasée par ce regard trop lourd. Il était sûr maintenant qu'elle
avait failli dans l'étreinte d'un Barbare ; il frémissait, il leva ses deux
poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses femmes, qui s'empressèrent autour
d'elle.
Hamilcar tourna les
talons. Tous les intendants le suivirent.
On ouvrit la porte des entrepôts, et il entra dans une
vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons d'une roue à son moyeu, de
longs couloirs qui conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre
s'élevait au centre avec des balustres pour soutenir des coussins accumulés sur
des tapis.
Le Suffète se
promena d'abord à grands pas rapides ; : il respirait bruyamment, il frappait la
terre du talon, il se passait la main sur le front comme un homme harcelé par
les mouches. Mais il secoua la tête, et, en apercevant l'accumulation des
richesses, il se calma ; : sa pensée, qu'attiraient les perspectives des
couloirs, se répandait dans les autres salles pleines de trésors plus rares. Des
plaques de bronze, des lingots d'argent et des barres de fer alternaient avec
les saumons d'étain apportés des Cassitérides par la mer Ténébreuse : les gommes
du pays des Noirs débordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; poudre d'or,
tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles. De
minces filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre les lins d'Egypte,
de Grèce, de Taprobane et de Judée : des madrépores, tels que de larges
buissons, se hérissaient au pied des murs : et une odeur indéfinissable
flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des épices et des plumes d'autruche
liées en gros bouquets tout au haut de la voûte. Devant chaque couloir, des
dents d'éléphant posées debout, en se réunissant par les pointes, formaient un
arc au-dessus de la porte.
Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les
intendants se tenaient les bras croisés, la tête basse, tandis qu'Abdalonim
levait d'un air orgueilleux sa mitre pointue.
Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. C'était un vieux
pilote aux paupières éraillées par le vent, et des flocons blancs descendaient
jusqu'à ses hanches, comme si l'écume des tempêtes lui était restée sur la
barbe.
Il répondit qu'il avait
envoyé une flotte par Gadès et Thymiamata, pour tâcher d'atteindre Eziongaber,
en doublant la Corne-du-Sud et le promontoire des Aromates.
D'autres avaient continué dans
l'Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des
navires s'embarrassait dans les herbes, l'horizon retentissait continuellement
du bruit des cataractes, des brouillards couleur de sang obscurcissaient le
soleil, une brise toute chargée de parfums endormait les équipages ; et à
présent ils ne pouvaient rien dire, tant leur mémoire était troublée. Cependant
on avait remonté les fleuves des Scythes, pénétré en Colchide, chez les
Ingriens, chez les Estiens, ravi dans l'archipel quinze cents vierges et coulé
bas tous les vaisseaux étrangers naviguant au-delà du cap Oestrymon, pour que le
secret des routes ne fût pas connu. Le roi Ptolémée retenait l'encens de
Schesbar, Syracuse, Elathia, la Corse et les îles n'avaient rien fourni, et le
vieux pilote baissa la voix pour annoncer qu'une trirème était prise à Rusicada
par les Numides, -- " car ils sont avec eux, Maître " .
Hamilcar fronça les sourcils ;
puis il fit signe de parler au Chef-des- voyages, enveloppé d'une robe brune
sans ceinture, et la tête prise dans une longue écharpe d'étoffe blanche qui,
passant au bord de sa bouche, lui retombait par-derrière sur l'épaule.
Les caravanes étaient parties
régulièrement à l'équinoxe d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant
sur l'extrême Ethiopie avec d'excellents chameaux, des outres neuves et des
provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, -- les autres
étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du désert ; -- et il
disait avoir vu, bien au-delà du Harousch-Noir, après les Atarantes et le pays
des grands singes, d'immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en
or, un fleuve couleur de lait, large comme une mer ; des forêts d'arbres bleus,
des collines d'aromates, des monstres à figure humaine végétant sur les rochers
et dont les prunelles, pour vous regarder, s'épanouissent comme des fleurs ;
puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal qui
supportent le soleil. D'autres étaient revenus de l'Inde avec des paons, du
poivre et des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vont acheter des calcédoines par
le chemin des Syrtes et le temple d'Ammon, sans doute ils avaient péri dans les
sables. Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs
provenances habituelles ; mais il n'osait à présent, lui, le Chef-des-voyages,
en équiper aucune.
Hamilcar
comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne. Avec un sourd gémissement, il
s'appuya sur l'autre coude ; et le Chef-des- métairies avait si peur de parler,
qu'il tremblait horriblement malgré ses épaules trapues et ses grosses prunelles
rouges. Sa face, camarde comme celle d'un dogue, était surmontée d'un réseau en
fils d'écorces ; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous les poils
et où reluisaient deux formidables coutelas.
Dès qu'Hamilcar se détourna, il se mit, en criant, à
invoquer tous les Baals. Ce n'était pas sa faute ! il n'y pouvait rien ! Il
avait observé les températures, les terrains, les étoiles, fait les plantations
au solstice d'hiver, les élagages au décours de la lune, inspecté les esclaves,
ménagé leurs habits.
Mais
Hamilcar s'irritait de cette loquacité. Il claqua de la langue et l'homme au
coutelas d'une voix rapide :
-- " Ah ! Maître ! ils ont tout pillé ! tout saccagé ! tout
détruit ! Trois mille pieds d'arbres sont coupés à Maschala, et à Ubada les
greniers défoncés, les citernes comblées ! A Tedès, ils ont emporté quinze cents
gomors de farine ; à Marazzana, tué les pasteurs, mangé les troupeaux, brûlé ta
maison, ta belle maison à poutres de cèdre, où tu venais l'été ! Les esclaves de
Tuburbo, qui sciaient de l'orge, se sont enfuis vers les montagnes ; et les
ânes, les bardeaux, les mulets, les boeufs de Taormine, et les chevaux orynges,
plus un seul ! tous emmenés ! C'est une malédiction ! je n'y survivrai pas ! "
Il reprenait en pleurant : " Ah ! Si tu savais comme les celliers étaient pleins
et les charrues reluisantes ! Ah ! les beaux béliers ! ah ! les beaux taureaux !
"
La colère d'Hamilcar
l'étouffait. Elle éclata :
--
" Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre ? Pas de mensonges ! dites vrai ! Je veux
savoir tout ce que j'ai perdu, jusqu'au dernier sicle, jusqu'au dernier cab !
Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes ; ceux des
métairies, ceux de la maison ! Et si votre conscience est trouble, malheur sur
vos têtes ! Sortez ! "
Tous
les intendants, marchant à reculons et les poings jusqu'à terre, sortirent.
Abdalonim alla prendre au milieu
d'un casier, dans la muraille, des cordes à noeuds, des bandes de toile ou de
papyrus, des omoplates de mouton chargées d'écritures fines. Il les déposa aux
pieds d'Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois fils
intérieurs où étaient passées des boules d'or, d'argent et de corne, et il
commença :
-- " Cent
quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales, louées aux Carthaginois-nouveaux à
raison d'un béka par lune. "
-- " Non ! c'est trop ! ménage les pauvres ! et tu écriras
les noms de ceux qui te paraîtront les plus hardis, en tâchant de savoir s'ils
sont attachés à la République ! Après ? "
Abdalonim hésitait, surpris de cette générosité.
Hamilcar lui arracha des mains les
bandes de toile.
-- "
Qu'est-ce donc ? trois palais autour de Khamon à douze késitah par mois !
Mets-en vingt ! Je ne veux pas que les Riches me dévorent. "
L'Intendant-des-intendants, après
un long salut, reprit :
-- "
Prêté à Tigillas, jusqu'à la fin de la saison, deux kikar au denier trois,
intérêt maritime : à Bar-Malkarth, quinze cents sicles sur le gage de trente
esclaves. Mais douze sont morts dans les marais salins. "
-- " C'est qu'ils n'étaient pas
robustes " , dit en riant le Suffète. " N'importe ! S'il a besoin d'argent,
satisfais-le ! Il faut toujours prêter, et à des intérêts divers, selon la
richesse des personnes. "
Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce qu'avaient
rapporté les mines de fer d'Annaba, les pêcheries de corail, les fabriques de
pourpre, la ferme de l'impôt sur les Grecs domiciliés, l'exportation de l'argent
en Arabie où il valait dix fois l'or, les prises des vaisseaux, déduction faite
du dixième pour le temple de la Déesse.
-- "
Chaque fois j'ai déclaré un quart de moins, Maître ! "
" Hamilcar comptait avec les billes ; elles sonnaient sous
ses doigts.
-- " Assez !
Qu'as-tu payé ? "
-- " A
Stratoniclès de Corinthe et à trois marchands d'Alexandrie, sur les lettres que
voilà (elles sont rentrées), dix mille drachmes athéniennes et douze talents
d'or syriens. La nourriture des équipages s'élevant à vingt mines par mois pour
une trirème... "
-- " Je le
sais ! combien de perdues ? "
-- " En voici le compte sur ces lames de plomb. " , dit
l'intendant. " Quant aux navires nolisés en commun, comme il a fallu souvent
jeter les cargaisons à la mer, on a réparti les pertes inégales par têtes
d'associés. Pour des cordages empruntés aux arsenaux et qu'il a été impossible
de leur rendre, les Syssites ont exigé huit cents késitah, avant l'expédition
d'Utique. "
-- " Encore eux "
fit Hamilcar en baissant la tête ; et il resta quelque temps comme écrasé par le
poids de toutes les haines qu'il sentait sur lui.
-- " Mais je ne vois pas les dépenses de Mégara ? "
Abdalonim, en pâlissant, alla
prendre, dans un autre casier, des planchettes de sycomore enfilées par paquets
à des cordes de cuir.
Hamilcar
l'écoutait, curieux des détails domestiques, et s'apaisant à la monotonie de
cette voix qui énumérait des chiffres ; Abdalonim se ralentissait. Tout à coup
il laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se jeta lui-même à plat
ventre, les bras étendus, dans la position des condamnés. Hamilcar, sans
s'émouvoir, ramassa les tablettes ; et ses lèvres s'écartèrent et ses yeux
s'agrandirent, lorsqu'il aperçut, à la dépense d'un seul jour, une exorbitante
consommation de viandes, de poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates, avec des
vases brisés, des esclaves morts, des tapis perdus.
Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin des
Barbares. Il n'avait pu se soustraire à l'ordre des Anciens, -- Salammbô,
d'ailleurs, voulant que l'on prodiguât l'argent pour mieux recevoir les soldats.
Au nom de sa fille, Hamilcar
se leva d'un bond. Puis, en serrant les lèvres, il s'accroupit sur les coussins
; il en déchirait les franges avec ses ongles, haletant, les prunelles fixes.
-- " Lève-toi ! , " dit-il ;
et il descendit.
Abdalonim le
suivait ; ses genoux tremblaient. Mais, saisissant une barre de fer, il se mit
comme un furieux à desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et bientôt
parurent sur la longueur du couloir plusieurs de ces larges couvercles qui
bouchaient des fosses où l'on conservait le grain.
-- " Tu le vois, Oeil de Baal, " dit le serviteur en
tremblant, " ils n'ont pas encore tout pris ! et elles sont profondes, chacune,
de cinquante coudées et combles jusqu'au bord ! Pendant ton voyage, j'en ai fait
creuser dans les arsenaux, dans les jardins, partout ! ta maison est pleine de
blé, comme ton coeur de sagesse. "
Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar :
: -- " C'est bien, Abdalonim ! " Puis, se penchant à son
oreille : " Tu en feras venir de l'Etrurie, du Brutium, d'où il te plaira, et
n'importe à quel prix ! Entasse et garde ! Il faut que je possède, à moi seul,
tout le blé de Carthage. "
Puis, quand ils furent à l'extrémité du couloir, Abdalonim,
avec une des clefs qui pendaient à sa ceinture, ouvrit une grande chambre
quadrangulaire, divisée au milieu par des piliers de cèdre. Des monnaies d'or,
d'argent et d'airain, disposées sur des tables ou enfoncées dans des niches,
montaient le long des quatre murs jusqu'aux lambourdes du toit. D'énormes
couffes en peau d'hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs entiers de
sacs plus petits ; des tas de billion faisaient des monticules sur les dalles ;
et, çà et là, quelque pile trop haute s'étant écroulée avait l'air d'une colonne
en ruine. Les grandes pièces de Carthage, représentant Tanit avec un cheval sous
un palmier, se mêlaient à celles des colonies, marquées d'un taureau, d'une
étoile, d'un globe ou d'un croissant. Puis l'on voyait disposées, par sommes
inégales, des pièces de toutes les valeurs, de toutes les dimensions, de tous
les âges, -- depuis les vieilles d'Assyrie, minces comme l'ongle, jusqu'aux
vieilles du Latium, plus épaisses que la main, avec les boutons d'Egine, les
tablettes de la Bactriane, les courtes tringles de l'ancienne Lacédémone ;
plusieurs étaient couvertes de rouille, encrassées, verdies par l'eau ou
noircies par le feu, ayant été prises dans des filets ou après les sièges parmi
les décombres des villes. Le Suffète eut bien vite supputé si les sommes
présentes correspondaient aux gains et aux dommages qu'on venait de lui lire ;
et il s'en allait lorsqu'il aperçut trois jarres d'airain complètement vides.
Abdalonim détourna la tête en signe d'horreur, et Hamilcar résigné ne parla
point.
Ils traversèrent
d'autres couloirs, d'autres salles et arrivèrent enfin devant une porte où, pour
la garder mieux, un homme était attaché par le ventre à une longue chaîne
scellée contre le mur, coutume des Romains nouvellement introduite à Carthage.
Sa barbe et ses ongles avaient démesurément poussé, et il se balançait de droite
et de gauche avec l'oscillation continuelle des bêtes captives. Sitôt qu'il
reconnut Hamilcar, il s'élança vers lui en criant :
-- " Grâce, Oeil de Baal ! pitié ! tue-moi ! Voilà dix ans
que je n'ai vu le soleil ! Au nom de ton père, grâce ! "
Hamilcar, sans lui répondre,
frappa dans ses mains, trois hommes parurent ; et, tous les quatre à la fois, en
raidissant leurs bras, ils retirèrent de ses anneaux la barre énorme qui fermait
la porte. Hamilcar prit un flambeau, et disparut dans les ténèbres.
C'était, croyait-on, l'endroit des
sépultures de la famille ; mais on n'eût trouvé qu'un large puits. Il était
creusé seulement pour dérouter les voleurs, et ne cachait rien. Hamilcar passa
auprès ; puis, en se baissant, il fit tourner sur ses rouleaux une meule très
lourde, et, par cette ouverture, il entra dans un appartement bâti en forme de
cône.
Des écailles d'airain
couvraient les murs ; au milieu, sur un piédestal de granit, s'élevait la statue
d'un Kabyre avec le nom d'Alètes, inventeur des mines dans la Celtibérie. Contre
sa base, par terre, étaient disposés en croix de larges boucliers d'or et des
vases d'argent monstrueux, à goulot fermé, d'une forme extravagante et qui ne
pouvaient servir ; car on avait coutume de fondre ainsi des quantités de métal
pour que les dilapidations et même les déplacements fussent presque impossibles.
Avec son flambeau, il alluma
une lampe de mineur fixée au bonnet de l'idole ; des feux verts, jaunes, bleus,
violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup, illuminèrent la salle.
Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d'or
accrochées comme des lampadaires aux lames d'airain, ou dans leurs blocs natifs
rangés au bas du mur. C'étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups de
fronde, des escarboucles formées par l'urine des lynx, des glossopètres tombés
de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les trois
espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espèces d'émeraudes.
Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à
de la poussière d'argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en
étoiles. Les céraunies engendrées par le tonnerre étincelaient près des
calcédoines qui guérissent les poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca
pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent les
avortements, et des cornes d'Ammon que l'on place sous les lits afin d'avoir des
songes.
Les feux des pierres
et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d'or. Hamilcar,
debout, souriait, les bras croisés ; -- et il se délectait moins dans le
spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles,
inépuisables, infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son coeur
quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout près des génies souterrains.
C'était comme la joie d'un Kabyre ; et les grands rayons lumineux frappant son
visage lui semblaient l'extrémité d'un invisible réseau, qui, à travers des
abîmes, l'attachaient au centre du monde.
Une idée le fit tressaillir, et, s'étant placé derrière
l'idole, il marcha droit vers le mur. Puis il examina parmi les tatouages de son
bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait,
en chiffres chananéens, le nombre treize. Alors il compta jusqu'à la treizième
des plaques d'airain, releva encore une fois sa large manche ; et, la main
droite étendue, il lisait à une autre place de son bras d'autres lignes plus
compliquées, tandis qu'il promenait ses doigts délicatement, à la façon d'un
joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa sept coups ; et, d'un seul
bloc, toute une partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau, où étaient enfermées
des choses mystérieuses, qui n'avaient pas de nom, et d'une incalculable valeur.
Hamilcar descendit les trois marches ; il prit dans une cuve d'argent une peau
de lama flottant sur un liquide noir, puis il remonta.
Abdalonim se remit alors à marcher
devant lui. Il frappait les pavés avec sa haute canne garnie de sonnettes au
pommeau, et, devant chaque appartement, criait le nom d'Hamilcar, entouré de
louanges et de bénédictions.
Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les
couloirs, on avait accumulé le long des murs des poutrelles d'algummin, des sacs
de lausonia, des gâteaux en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue toutes
pleines de perles. Le Suffète, en passant, les effleurait avec sa robe, sans
même regarder de gigantesques morceaux d'ambre, matière presque divine formée
par les rayons du soleil.
Un
nuage de vapeur odorante s'échappa.
-- " Pousse la porte ! "
Ils entrèrent.
Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient des
herbes, agitaient des charbons, versaient de l'huile dans des jarres, ouvraient
et fermaient les petites cellules ovoïdes creusées tout autour de la muraille et
si nombreuses que l'appartement ressemblait à l'intérieur d'une ruche. Du
myrobalon, du bdellium, du safran et des violettes en débordaient. Partout
étaient éparpillées des gommes, des poudres, des racines, des fioles de verre,
des branches de filipendule, des pétales de roses ; et l'on étouffait dans les
senteurs, malgré les tourbillons de styrax qui grésillait au milieu sur un
trépied d'airain.
Le
Chef-des-odeurs-suaves, pâle et long comme un flambeau de cire, s'avança vers
Hamilcar pour écraser dans ses mains un rouleau de métopion, tandis que deux
autres lui frottaient les talons avec des feuilles de baccaris. Il les repoussa
; c'étaient des Cyrénéens de moeurs infâmes, mais que l'on considérait à cause
de leurs secrets.
Afin de
montrer sa vigilance, le Chef-des-odeurs offrit au Suffète, sur une cuiller
d'électrum, un peu de malobathre à goûter ; puis, avec une alène, il perça trois
besoars indiens. Le maître, qui savait les artifices, prit une corne pleine de
baume, et, l'ayant approchée des charbons, il la pencha sur sa robe ; une tache
brune y parut, c'était une fraude. Alors, il considéra le Chef-des-odeurs
fixement, et, sans rien dire, lui jeta la corne de gazelle en plein visage.
Si indigné qu'il fût des
falsifications commises à son préjudice, en apercevant des paquets de nard qu'on
emballait pour les pays d'outre- mer, il ordonna d'y mêler de l'antimoine, afin
de le rendre plus lourd.
Puis
il demanda où se trouvaient trois boîtes de psagas, destinées à son usage.
Le Chef-des-odeurs avoua qu'il
n'en savait rien, des soldats étaient venus avec des couteaux, en hurlant ; il
leur avait ouvert les cases.
-- " Tu les crains donc plus que moi ! " , s'écria le
Suffète ; et, à travers la fumée, ses prunelles, comme des torches, étincelaient
sur le grand homme pâle qui commençait à comprendre. " Abdalonim ! avant le
coucher du soleil, tu le feras passer par les verges. Déchire-le ! "
Ce dommage, moindre que les
autres, l'avait exaspéré ; car, malgré ses efforts pour les bannir de sa pensée,
il retrouvait continuellement les Barbares. Leurs débordements se confondaient
avec la honte de sa fille, et il en voulait à toute la maison de la connaître et
de ne pas la lui dire. Mais quelque chose le poussait à s'enfoncer dans son
malheur ; et, pris d'une rage d'inquisition, il visita sous les hangars,
derrière la maison-de- commerce, les provisions de bitume, de bois, d'ancres et
de cordages, de miel et de cire, le magasin des étoffes, les réserves de
nourritures, le chantier des marbres, le grenier du silphium.
Il alla de l'autre côté des
jardins inspecter, dans leurs cabanes, les artisans domestiques dont on vendait
les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d'autres tressaient des
filets, d'autres peignaient des coussins, découpaient des sandales, des ouvriers
d'Egypte avec un coquillage polissaient des papyrus, la navette des tisserands
claquait, les enclumes des armuriers retentissaient.
Hamilcar leur dit :
-- " Battez des glaives ! battez
toujours ! il m'en faudra. " Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope
macérée dans les poisons pour qu'on lui taillât une cuirasse plus solide que
celles d'airain, et qui serait inattaquable au fer et à la flamme.
Dès qu'il abordait les ouvriers,
Abdalonim, afin de détourner sa colère, tâchait de l'irriter contre eux en
dénigrant leurs ouvrages par des murmures.
-- " Quelle besogne ! c'est une honte ! Vraiment le Maître
est trop bon. " Hamilcar, sans l'écouter, s'éloignait. Il se ralentit, car de
grands arbres calcinés d'un bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois où
les pasteurs ont campé, barraient les chemins ; et les palissades étaient
rompues, l'eau des rigoles se perdait, des éclats de verres, des ossements de
singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribe d'étoffe
çà et là pendait aux buissons ; sous les citronniers, les fleurs pourries
faisaient un fumier jaune. En effet, les serviteurs avaient tout abandonné,
croyant que le maître ne reviendrait plus.
A chaque pas, il découvrait quelque désastre nouveau, une
preuve encore de cette chose qu'il s'était interdit d'apprendre. Voilà
maintenant qu'il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant des immondices
; et il ne tenait pas ces hommes, tous devant lui au bout d'une catapulte, pour
les faire voler en éclats ! Il se sentait humilié de les avoir défendus ;
c'était une duperie, une trahison ; et, comme il ne pouvait se venger ni des
soldats, ni des Anciens, ni de Salammbô, ni de personne, et que sa colère
cherchait quelqu'un, il condamna aux mines, d'un seul coup, tous les esclaves
des jardins.
Abdalonim
frissonnait chaque fois qu'il le voyait se rapprocher des parcs. Mais Hamilcar
prit le sentier du moulin, d'où l'on entendait sortir une mélopée lugubre.
Au milieu de la poussière, les
lourdes meules tournaient, c'est-à-dire deux cônes de porphyre superposés, et
dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur le second à l'aide de fortes
barres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes poussaient, tandis que
d'autres, attelés, tiraient. Le frottement de la bricole avait formé autour de
leurs aisselles des croûtes purulentes comme on en voit au garrot des ânes, et
le haillon noir et flasque qui couvrait à peine leurs reins et pendait par le
bout, battait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux étaient
rouges, les fers de leurs pieds sonnaient, toutes leurs poitrines haletaient
d'accord. Ils avaient sur la bouche, fixée par deux chaînettes, de bronze, une
muselière, pour qu'il leur fût impossible de manger la farine, et des gantelets
sans doigts enfermaient leurs mains pour les empêcher d'en prendre.
A l'entrée du maître, les barres
de bois craquèrent plus fort. Le grain, en se broyant, grinçait. Plusieurs
tombèrent sur les genoux ; les autres, continuant, passaient par-dessus.
Il demanda Giddenem, le gouverneur
des esclaves ; et ce personnage parut, étalant sa dignité dans la richesse de
son costume ; car sa tunique, fendue sur les côtés, était de pourpre fine, de
lourds anneaux tiraient ses oreilles, et, pour joindre les bandes d'étoffes qui
enveloppaient ses jambes, un lacet d'or, comme un serpent autour d'un arbre,
montait de ses chevilles à ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout chargés
de bagues, un collier en grains de gagates pour reconnaître les hommes sujets au
mal sacré.
Hamilcar lui fit
signe de détacher les muselières. Alors tous, avec des cris de bêtes affamées,
se ruèrent sur la farine, qu'ils dévoraient en s'enfonçant le visage dans les
tas.
-- " Tu les exténues ! "
dit le Suffète.
Giddenem
répondit qu'il fallait cela pour les dompter.
-- " Ce n'était guère la peine de t'envoyer à Syracuse dans
l'école des esclaves. Fais venir les autres ! "
Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les
coureurs, les porteurs de litière, les hommes des étuves et les femmes avec
leurs enfants, tous se rangèrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis la
maison-de-commerce jusqu'au parc des bêtes fauves. Ils retenaient leur haleine.
Un silence énorme emplissait Mégara. Le soleil s'allongeait sur la lagune, au
bas des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à pas, marchait.
-- " Qu'ai-je à faire de ces vieux
? " dit-il ; " vends-les ! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes ! et trop de
Crétois, ils sont menteurs ! Achète- moi des Cappadociens, des Asiatiques et des
Nègres. "
Il s'étonna du petit
nombre des enfants. -- " Chaque année, Giddenem, la maison doit avoir des
naissances ! Tu laisseras toutes les nuits les cases ouvertes pour qu'ils se
mêlent en liberté. "
Il se fit
montrer ensuite les voleurs, les paresseux, les mutins. Il distribuait des
châtiments avec des reproches à Giddenem ; et Giddenem, comme un taureau,
baissait son front bas, où s'entrecroisaient deux larges sourcils.
-- " Tiens, Oeil de Baal " ,
dit-il, en désignant un Libyen robuste, " en voilà un que l'on a surpris la
corde au cou. "
-- " Ah ! tu
veux mourir ? " fit dédaigneusement le Suffète.
Et l'esclave, d'un ton intrépide :
-- " Oui ! "
Alors, sans se soucier de
l'exemple ni du dommage pécuniaire, Hamilcar dit aux valets :
-- " Emportez-le ! "
Peut-être y avait-il dans sa
pensée l'intention d'un sacrifice. C'était un malheur qu'il s'infligeait afin
d'en prévenir de plus terribles.
Giddenem avait caché les mutilés derrière les autres.
Hamilcar les aperçut :
-- "
Qui t'a coupé le bras, à toi ? "
-- " Les soldats, Oeil de Baal. "
Puis, à un Samnite qui chancelait
comme un héron blessé :
-- "
Et toi, qui t'a fait cela ? "
C'était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec une
barre de fer.
Cette atrocité
imbécile indigna le Suffète ; et, arrachant des mains de Giddenem son collier de
gagates :
-- " Malédiction au
chien qui blesse le troupeau. Estropier des esclaves, bonté de Tanit ! Ah ! tu
ruines ton maître ! Qu'on l'étouffe dans le fumier. Et ceux qui manquent ? Où
sont-ils ? Les as-tu assassinés avec les soldats ? "
Sa figure était si terrible que
toutes les femmes s'enfuirent. Les esclaves, se reculant, faisaient un grand
cercle autour d'eux ; Giddenem baisait frénétiquement ses sandales ; Hamilcar,
debout, restait les bras levés sur lui.
Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des
batailles, il se rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il s'était
détourné ; et, à la lueur de sa colère, comme aux fulgurations d'un orage, il
revoyait d'un seul coup tous ses désastres à la fois. Les gouverneurs des
campagnes avaient fui par terreur des soldats, par connivence peut-être, tous le
trompaient, depuis trop longtemps il se contenait.
-- " Qu'on les amène ! " cria-t-il, " et marquez-les au
front avec des fers rouges, comme des lâches ! "
Alors, on apporta et l'on répandit au milieu du jardin des
entraves, des carcans, des couteaux, des chaînes pour les condamnés aux mines,
des cippes qui serraient les jambes, des numella qui enfermaient les épaules, et
des scorpions, fouets à triples lanières terminées par des griffes en airain.
Tous furent placés la face
vers le soleil, du côté de Moloch-dévorateur, étendus par terre sur le ventre ou
sur le dos, et les condamnés à la flagellation, debout contre les arbres, avec
deux hommes auprès d'eux, un qui comptait les coups et un autre qui frappait.
Il frappait à deux bras ; les
lanières en sifflant faisaient voler l'écorce des platanes. Le sang
s'éparpillait en pluie dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient au
pied des arbres en hurlant. Ceux que l'on ferrait s'arrachaient le visage avec
les ongles. On entendait les vis de bois craquer ; des heurts sourds
retentissaient ; parfois un cri aigu, tout à coup, traversait l'air. Du côté des
cuisines, entre des vêtements en lambeaux et des chevelures abattues, des
hommes, avec des éventails, avivaient des charbons, et une odeur de chair qui
brûle passait. Les flagellés défaillant, mais retenus par les liens de leurs
bras, roulaient leur tête sur leurs épaules en fermant les yeux. Les autres, qui
regardaient, se mirent à crier d'épouvante, et les lions, se rappelant peut-être
le festin, s'allongeaient en bâillant contre le bord des fosses.
On vit alors Salammbô sur la
plate-forme de sa terrasse. Elle la parcourait rapidement de droite et de
gauche, tout effarée. Hamilcar l'aperçut. Il lui sembla qu'elle levait les bras
de son côté pour demander grâce ; avec un geste d'horreur, il s'enfonça dans le
parc des éléphants.
Ces
animaux faisaient l'orgueil des grandes maisons puniques. Ils avaient porté les
aïeux, triomphé dans les guerres, et on les vénérait comme favoris du Soleil.
Ceux de Mégara étaient les
plus forts de Carthage. Hamilcar, avant de partir, avait exigé d'Abdalonim le
serment qu'il les surveillerait. Mais ils étaient morts de leurs mutilations ;
et trois seulement restaient, couchés au milieu de la cour, sur la poussière,
devant les débris de leur mangeoire.
Ils le reconnurent et vinrent à lui.
L'un avait les oreilles
horriblement fendues, l'autre au genou une large plaie, et le troisième la
trompe coupée.
Cependant, ils
le regardaient d'un air triste, comme des personnes raisonnables ; et celui qui
n'avait plus de trompe, en baissant sa tête énorme et pliant les jarrets,
tâchait de le flatter doucement avec l'extrémité hideuse de son moignon.
A cette caresse de l'animal, deux
larmes lui jaillirent des yeux. Il bondit sur Abdalonim.
-- " Ah ! misérable ! la croix !
la croix ! "
Abdalonim,
s'évanouissant, tomba par terre à la renverse.
Derrière les fabriques de pourpre, dont les lentes fumées
bleues montaient dans le ciel, un aboiement de chacal retentit ; Hamilcar
s'arrêta.
La pensée de son
fils, comme l'attouchement d'un dieu, l'avait tout à coup calmé. C'était un
prolongement de sa force, une continuation indéfinie de sa personne qu'il
entrevoyait, et les esclaves ne comprenaient pas d'où lui était venu cet
apaisement.
En se dirigeant
vers les fabriques de pourpre, il passa devant l'ergastule, longue maison de
pierre noire bâtie dans une fosse carrée avec un petit chemin tout autour et
quatre escaliers aux angles.
Pour achever son signal, Iddibal sans doute attendait la
nuit. Rien ne presse encore, songeait Hamilcar ; et il descendit dans la prison.
Quelques-uns lui crièrent : -- " Retourne " ; les plus hardis le suivirent.
La porte ouverte battait au vent.
Le crépuscule entrait par les meurtrières étroites, et l'on distinguait dans
l'intérieur des chaînes brisées pendant aux murs.
Voilà tout ce qui restait des captifs de guerre.
Alors Hamilcar pâlit
extraordinairement, et ceux qui étaient penchés en dehors sur la fosse le virent
qui s'appuyait d'une main contre le mur pour ne pas tomber.
Mais le chacal, trois fois de
suite, cria. Hamilcar releva la tête ; il ne proféra pas une parole, il ne fit
pas un geste. Puis, quand le soleil fut complètement couché, il disparut
derrière la haie de nopals, et le soir, à l'assemblée des Riches, dans le temple
d'Eschmoûn, il dit en entrant :
-- " Lumières des Baalim, j'accepte le commandement des
forces puniques contre l'armée des Barbares ! "
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Chapitre 8
LA BATAILLE DU MACAR
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Dès le lendemain, il tira des
Syssites deux cent vingt-trois mille kikar d'or, il décréta un impôt de quatorze
shekel sur les Riches. Les femmes mêmes contribuèrent ; on payait pour les
enfants, et, chose monstrueuse dans les habitudes carthaginoises, il força les
collèges des prêtres à fournir de l'argent.
Il réclama tous les chevaux, tous les mulets, toutes les
armes. Quelques- uns voulurent dissimuler leurs richesses, on vendit leurs biens
; et, pour intimider l'avarice des autres, il donna soixante armures et quinze
cents gommor de farine, autant à lui seul que la Compagnie-de-l'ivoire.
Il envoya dans la Ligurie acheter
des soldats, trois mille montagnards habitués à combattre des ours ; d'avance on
leur paya six lunes, à quinze mines par jour. Cependant, il fallait une armée.
Mais il n'accepta pas, comme Hannon, tous les citoyens. Il repoussa d'abord les
gens d'occupations sédentaires, puis ceux qui avaient le ventre trop gros ou
l'aspect pusillanime ; et il admit des hommes déshonorés, la crapule de Malqua,
des fils de Barbares, des affranchis. Pour récompense, il promit à des
Carthaginois-nouveaux le droit de cité complet.
Son premier soin fut de réformer la Légion. Ces beaux
jeunes hommes qui se considéraient comme la majesté militaire de la République,
se gouvernaient eux-mêmes. Il cassa leurs officiers ; il les traitait rudement,
les faisait courir, sauter, monter tout d'une haleine la pente de Byrsa, lancer
des javelots, lutter corps à corps, coucher la nuit sur les places. Leurs
familles venaient les voir et les plaignaient.
Il commanda des glaives plus courts, des brodequins plus
forts. Il fixa le nombre des valets et réduisit les bagages ; et comme on
gardait dans le temple de Moloch trois cents pilums romains, malgré les
réclamations du pontife, il les prit.
Avec ceux qui étaient revenus d'Utique et d'autres que les
particuliers possédaient, il organisa une phalange de soixante-douze éléphants
et les rendit formidables. Il arma leurs conducteurs d'un maillet et d'un
ciseau, afin de pouvoir dans la mêlée leur fendre le crâne s'ils s'emportaient.
Il ne permit point que ses
généraux fussent nommés par le Grand- Conseil. Les Anciens tâchaient de lui
objecter les lois, il passait au travers ; on n'osait plus murmurer, tout pliait
sous la violence de son génie.
A lui seul il se chargeait de la guerre, du gouvernement et
des finances ; et, afin de prévenir les accusations, il demanda comme
examinateur de ses comptes le suffète Hannon.
Il faisait travailler aux remparts, et, pour avoir des
pierres, démolir les vieilles murailles intérieures, à présent inutiles. Mais la
différence des fortunes, remplaçant la hiérarchie des races, continuait à
maintenir séparés les fils des vaincus et ceux des conquérants ; aussi les
patriciens virent d'un oeil irrité la destruction de ces ruines, tandis que la
plèbe, sans trop savoir pourquoi, s'en réjouissait.
Les troupes en armes, du matin au soir, défilaient dans les
rues ; à chaque moment on entendait sonner les trompettes ; sur des chariots
passaient des boucliers, des tentes, des piques : les cours étaient pleines de
femmes qui déchiraient de la toile ; l'ardeur de l'un à l'autre se communiquait
: l'âme d'Hamilcar emplissait la République.
Il avait divisé ses soldats par nombres pairs, en ayant
soin de placer dans la longueur des files, alternativement, un homme fort et un
homme faible, pour que le moins vigoureux ou le plus lâche fût conduit à la fois
et poussé par deux autres. Mais avec ses trois mille Ligures et les meilleurs de
Carthage, il ne put former qu'une phalange simple de quatre mille
quatre-vingt-seize hoplites, défendus par des casques de bronze, et qui
maniaient des sarisses de frêne, longues de quatorze coudées.
Deux mille jeunes hommes portaient
des frondes, un poignard et des sandales. Il les renforça de huit cents autres
armés d'un bouclier rond et d'un glaive à la romaine.
La grosse cavalerie se composait
des dix-neuf cents gardes qui restaient de la Légion, couverts par des lames de
bronze vermeil, comme les Clinabares assyriens. Il avait de plus quatre cents
archers à cheval, de ceux qu'on appelait des Tarentins, avec des bonnets en peau
de belette, une hache à double tranchant et une tunique de cuir. Enfin douze
cents Nègres du quartier des caravanes, mêlés aux Clinabares, devaient courir
auprès des étalons, en s'appuyant d'une main sur la crinière. Tout était prêt,
et cependant Hamilcar ne partait pas.
Souvent la nuit il sortait de Carthage, seul, et il
s'enfonçait plus loin que la lagune, vers les embouchures du Macar. Voulait-il
se joindre aux Mercenaires ? Les Ligures campant sur les Mappales entouraient sa
maison.
Les appréhensions des
Riches parurent justifiées quand on vit, un jour, trois cents Barbares
s'approcher des murs. Le Suffète leur ouvrit les portes ; c'étaient des
transfuges ; ils accouraient vers leur maître, entraînés par la crainte ou par
la fidélité.
Le retour
d'Hamilcar n'avait point surpris les Mercenaires ; cet homme, dans leurs idées,
ne pouvait pas mourir. Il revenait pour accomplir ses promesses : espérance qui
n'avait rien d'absurde tant l'abîme était profond entre la Patrie et l'Armée.
D'ailleurs, ils ne se croyaient point coupables ; on avait oublié le festin.
Les espions qu'ils surprirent les
détrompèrent. Ce fut un triomphe pour les acharnés ; les tièdes même devinrent
furieux. Puis les deux sièges les accablaient d'ennui ; rien n'avançait ; mieux
valait une bataille ! Aussi beaucoup d'hommes se débandaient, couraient la
campagne. A la nouvelle des armements ils revinrent ; Mâtho en bondit de joie. "
Enfin ! enfin ! " s'écria-t-il.
Alors le ressentiment qu'il gardait à Salammbô se tourna
contre Hamilcar. Sa haine, maintenant, apercevait une proie déterminée ; et
comme la vengeance devenait plus facile à concevoir, il croyait presque la tenir
et déjà s'y délectait. En même temps il était pris d'une tendresse plus haute,
dévoré par un désir plus âcre. Tour à tour il se voyait au milieu des soldats,
brandissant sur une pique la tête du Suffète, puis dans la chambre au lit de
pourpre, serrant la vierge entre ses bras, couvrant sa figure de baisers,
passant ses mains sur ses grands cheveux noirs ; et cette imagination qu'il
savait irréalisable le suppliciait. Il se jura, puisque ses compagnons l'avaient
nommé schalischim, de conduire la guerre ; la certitude qu'il n'en reviendrait
pas le poussait à la rendre impitoyable.
Il arriva chez Spendius, et lui dit :
-- " Tu vas prendre tes hommes !
J'amènerai les miens. Avertis Autharite ! Nous sommes perdus si Hamilcar nous
attaque ! M'entends-tu ? Lève- toi ! "
Spendius demeura stupéfait devant cet air d'autorité.
Mâtho, d'habitude, se laissait conduire, et les emportements qu'il avait eus
étaient vite retombés. Mais à présent il semblait tout à la fois plus calme et
plus terrible ; une volonté superbe fulgurait dans ses yeux, pareille à la
flamme d'un sacrifice.
Le Grec
n'écouta pas ses raisons. Il habitait une des tentes carthaginoises à bordures
de perles, buvait des boissons fraîches dans des coupes d'argent, jouait au
cottabe, laissait croître sa chevelure et conduisait le siège avec lenteur. Du
reste, il avait pratiqué des intelligences dans la ville et ne voulait point
partir, sûr qu'avant peu de jours elle s'ouvrirait.
Narr'Havas, qui vagabondait entre les trois armées, se
trouvait alors près de lui. Il appuya son opinion, et même il blâma le Libyen de
vouloir, par un excès de courage, abandonner leur entreprise.
-- " Va-t'en, si tu as peur ! "
s'écria Mâtho ; " tu nous avais promis de la poix, du soufre, des éléphants, des
fantassins, des chevaux ! où sont-ils ? "
Narr'Havas lui rappela qu'il avait exterminé les dernières
cohortes d'Hannon ; -- quant aux éléphants, on les chassait dans les bois, il
armait les fantassins, les chevaux étaient en marche ; et le Numide, en
caressant la plume d'autruche qui lui retombait sur l'épaule, roulait ses yeux
comme une femme et souriait d'une manière irritante. Mâtho, devant lui, ne
trouvait rien à répondre.
Mais
un homme que l'on ne connaissait pas entra, mouillé de sueur, effaré, les pieds
saignants, la ceinture dénouée ; sa respiration secouait ses flancs maigres à
les faire éclater, et tout en parlant un dialecte inintelligible, il ouvrait de
grands yeux, comme s'il eût raconté quelque bataille. Le roi bondit dehors et
appela ses cavaliers.
Ils se
rangèrent dans la plaine, en formant un cercle devant lui. Narr'Havas, à cheval,
baissait la tête et se mordait les lèvres. Enfin il sépara ses hommes en deux
moitiés, dit à la première de l'attendre ; puis d'un geste impérieux, enlevant
les autres au galop, il disparut dans l'horizon, du côté des montagnes.
-- " Maître ! " murmura Spendius,
" je n'aime pas ces hasards extraordinaires, le Suffète qui revient, Narr'Havas
qui s'en va... "
-- " Eh !
qu'importe ? " , fit dédaigneusement Mâtho.
C'était une raison de plus pour prévenir Hamilcar en
rejoignant Autharite. Mais si l'on abandonnait le siège des villes, leurs
habitants sortiraient, les attaqueraient par-derrière, et l'on aurait en face
des Carthaginois. Après beaucoup de paroles, les mesures suivantes furent
résolues et immédiatement exécutées.
Spendius, avec quinze mille hommes, se porta jusqu'au pont
bâti sur le Macar, à trois milles d'Utique ; on en fortifia les angles par
quatre tours énormes garnies de catapultes. Avec des troncs d'arbres, des pans
de roches, des entrelacs d'épines et des murs de pierres, on boucha, dans les
montagnes, tous les sentiers, toutes les gorges ; sur leurs sommets on entassa
des herbes qu'on allumerait pour servir de signaux, et des pasteurs habiles à
voir de loin, de place en place, y furent postés.
Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Hannon par la
montagne des Eaux-Chaudes. Il devait penser qu'Autharite, maître de l'intérieur,
lui fermerait la route. Puis un échec au début de la campagne le perdrait,
tandis que la victoire serait à recommencer bientôt, les Mercenaires étant plus
loin. Il pouvait encore débarquer au cap des Raisins, et de là marcher sur une
des villes. Mais il se trouvait alors entre les deux armées, imprudence dont il
n'était pas capable avec des forces peu nombreuses. Donc il devait longer la
base de l'Ariana, puis tourner à gauche pour éviter les embouchures du Macar et
venir droit au pont. C'est là que Mâtho l'attendait.
La nuit, à la lueur des torches,
il surveillait les pionniers. Il courait à Hippo-Zaryte, aux ouvrages des
montagnes, revenait, ne se reposait pas. Spendius enviait sa force ; mais pour
la conduite des espions, le choix des sentinelles, l'art des machines et tous
les moyens défensifs, Mâtho écoutait docilement son compagnon ; et ils ne
parlaient plus de Salammbô, -- l'un n'y songeant pas, et l'autre empêché par une
pudeur.
Souvent il s'en allait
du côté de Carthage pour tâcher d'apercevoir les troupes d'Hamilcar. Il dardait
ses yeux sur l'horizon ; il se couchait à plat ventre, et dans le bourdonnement
de ses artères croyait entendre une armée.
Il dit à Spendius que si, avant trois jours, Hamilcar
n'arrivait pas, il irait avec tous ses hommes à sa rencontre lui offrir la
bataille. Deux jours encore se passèrent. Spendius le retenait ; le matin du
sixième, il partit.
Les
Carthaginois n'étaient pas moins que les Barbares impatients de la guerre. Dans
les tentes et dans les maisons, c'était le même désir, la même angoisse ; tous
se demandaient ce qui retardait Hamilcar.
De temps à autre, il montait sur la coupole du temple
d'Eschmoûn, près de l'Annonciateur-des-Lunes, et il regardait le vent.
Un jour, c'était le troisième du
mois de Tibby, on le vit descendre de l'Acropole, à pas précipités. Dans les
Mappales une grande clameur s'éleva. Bientôt les rues s'agitèrent, et partout
les soldats commençaient à s'armer au milieu des femmes en pleurs qui se
jetaient contre leur poitrine, puis ils couraient vite sur la place de Khamon
prendre leurs rangs. On ne pouvait les suivre ni même leur parler, ni
s'approcher des remparts ; pendant quelques minutes, la ville entière fut
silencieuse comme un grand tombeau. Les soldats songeaient, appuyés sur leurs
lances, et les autres, dans les maisons, soupiraient.
Au coucher du soleil, l'armée
sortit par la porte occidentale ; mais au lieu de prendre le chemin de Tunis ou
de gagner les montagnes dans la direction d'Utique, on continua par le bord de
la mer ; et bientôt ils atteignirent la Lagune, où des places rondes, toutes
blanches de sel, miroitaient comme de gigantesques plats d'argent, oubliés sur
le rivage.
Puis les flaques
d'eau se multiplièrent. Le sol, peu à peu, devenant plus mou, les pieds
s'enfonçaient. Hamilcar ne se retourna pas. Il allait toujours en tête ; et son
cheval, couvert de macules jaunes comme un dragon, en jetant de l'écume autour
de lui, avançait dans la fange à grands coups de reins. La nuit tomba, une nuit
sans lune. Quelques-uns crièrent qu'on allait périr ; il leur arracha leurs
armes, qui furent données aux valets. La boue cependant était de plus en plus
profonde. Il fallut monter sur les bêtes de sommes ; d'autres se cramponnaient à
la queue des chevaux ; les robustes tiraient les faibles, et le corps des
Ligures poussait l'infanterie avec la pointe des piques.
L'obscurité redoubla. On avait
perdu la route. Tous s'arrêtèrent.
Alors les esclaves du Suffète partirent en avant pour
chercher les balises plantées par son ordre de distance en distance. Ils
criaient dans les ténèbres, et de loin l'armée les suivait.
Enfin on sentit la résistance du
sol. Puis une courbe blanchâtre se dessina vaguement, et ils se trouvèrent sur
le bord du Macar. Malgré le froid, on n'alluma pas de feu.
Au milieu de la nuit, des rafales
de vent s'élevèrent, Hamilcar fit réveiller les soldats, mais pas une trompette
ne sonna : leurs capitaines les frappaient doucement sur l'épaule.
Un homme d'une haute taille
descendit dans l'eau. Elle ne venait pas à la ceinture ; on pouvait passer.
Le Suffète ordonna que trente-deux
des éléphants se placeraient dans le fleuve cent pas plus loin, tandis que les
autres, plus bas, arrêteraient les lignes d'hommes emportées par le courant ; et
tous, en tenant leurs armes au-dessus de leur tête, traversèrent le Macar comme
entre deux murailles. Il avait remarqué que le vent d'ouest, en poussant les
sables, obstruait le fleuve et formait dans sa largeur une chaussée naturelle.
Maintenant il était sur la
rive gauche en face d'Utique, et dans une vaste plaine, avantage pour ses
éléphants qui faisaient la force de son armée.
Ce tour de génie enthousiasma les soldats. Une confiance
extraordinaire leur revenait. Ils voulaient tout de suite courir aux Barbares ;
le Suffète les fit se reposer pendant deux heures. Dès que le soleil parut, on
s'ébranla dans la plaine sur trois lignes : les éléphants d'abord, l'infanterie
légère avec la cavalerie derrière elle, la phalange marchait ensuite.
Les Barbares campés à Utique, et
les quinze mille autour du pont, furent surpris de voir au loin la terre
onduler. Le vent qui soufflait très fort chassait des tourbillons de sable ; ils
se levaient comme arrachés du sol, montaient par grands lambeaux de couleur
blonde, puis se déchiraient et recommençaient toujours, en cachant aux
Mercenaires l'armée punique. A cause des cornes dressées au bord des casques,
les uns croyaient apercevoir un troupeau de boeufs ; d'autres, trompés par
l'agitation des manteaux, prétendaient distinguer des ailes, et ceux qui avaient
beaucoup voyagé, haussant les épaules, expliquaient tout par les illusions du
mirage. Cependant, quelque chose d'énorme continuait à s'avancer. De petites
vapeurs, subtiles comme des haleines, couraient sur la surface du désert ; le
soleil, plus haut maintenant, brillait plus fort : une lumière âpre, et qui
semblait vibrer, reculait la profondeur du ciel, et, pénétrant les objets,
rendait la distance incalculable. L'immense plaine se développait de tous les
côtés à perte de vue ; et les ondulations des terrains, presque insensibles, se
prolongeaient jusqu'à l'extrême horizon, fermé par une grande ligne bleue qu'on
savait être la mer. Les deux armées, sorties des tentes, regardaient ; les gens
d'Utique, pour mieux voir, se tassaient sur les remparts.
Enfin ils distinguèrent plusieurs
barres transversales, hérissées de points égaux. Elles devinrent plus épaisses,
grandirent ; des monticules noirs se balançaient ; tout à coup des buissons
carrés parurent ; c'étaient des éléphants et des lances ; un seul cri s'éleva :
-- " Les Carthaginois ! " et, sans signal, sans commandement, les soldats
d'Utique et ceux du pont coururent pêle-mêle, pour tomber ensemble sur Hamilcar.
A ce nom, Spendius
tressaillit. Il répétait en haletant : " Hamilcar ! Hamilcar ! " et Mâtho
n'était pas là ! Que faire ? Nul moyen de fuir ! La surprise de l'événement, sa
terreur du Suffète et surtout l'urgence d'une résolution immédiate le
bouleversaient ; il se voyait traversé de mille glaives, décapité, mort.
Cependant on l'appelait ; trente mille hommes allaient le suivre ; une fureur
contre lui-même le saisit ; il se rejeta sur l'espérance de la victoire ; elle
était pleine de félicités, et il se crut plus intrépide qu'Epaminondas. Pour
cacher sa pâleur, il barbouilla ses joues de vermillon, puis il boucla ses
cnémides, sa cuirasse, avala une patère de vin pur et courut après sa troupe,
qui se hâtait vers celle d'Utique.
Elles se rejoignirent toutes les deux si rapidement que le
Suffète n'eut pas le temps de ranger ses hommes en bataille. Peu à peu, il se
ralentissait. Les éléphants s'arrêtèrent ; ils balançaient leurs lourdes têtes,
chargées de plumes d'autruche, tout en se frappant les épaules avec leur trompe.
Au fond de leurs intervalles,
on distinguait les cohortes des vélites, plus loin les grands casques des
Clinabares, avec des fers qui brillaient au soleil, des cuirasses, des panaches
des étendards agités. Mais l'armée carthaginoise, grosse de onze mille trois
cent-quatre-vingt-seize hommes, semblait à peine les contenir, car elle formait
un carré long, étroit des flancs et resserré sur soi-même.
En les voyant si faibles, les
Barbares, trois fois plus nombreux, furent pris d'une joie désordonnée ; on
n'apercevait pas Hamilcar. Il était resté là-bas, peut-être ? Qu'importait
d'ailleurs ! Le dédain qu'ils avaient de ces marchands renforçait leur courage ;
et avant que Spendius eût commandé la manoeuvre, tous l'avaient comprise et déjà
l'exécutaient.
Ils se
développèrent sur une grande ligne droite, qui débordait les ailes de l'armée
punique, afin de l'envelopper complètement. Mais, quand on fut à trois cents pas
d'intervalle, les éléphants, au lieu d'avancer, se retournèrent ! puis voilà que
les Clinabares, faisant volte-face, les suivirent ; et la surprise des
Mercenaires redoubla en apercevant tous les hommes de trait qui couraient pour
les rejoindre. Les Carthaginois avaient donc peur, ils fuyaient ! Une huée
formidable éclata dans les troupes des Barbares, et, du haut de son dromadaire,
Spendius s'écriait : -- " Ah ! je le savais bien ! En avant ! en avant ! "
Alors les javelots, les dards, les
balles des frondes jaillirent à la fois. Les éléphants, la croupe piquée par les
flèches, se mirent à galoper plus vite ; une grosse poussière les enveloppait,
et, comme des ombres dans un nuage, ils s'évanouirent.
Cependant, on entendait au fond un
grand bruit de pas, dominé par le son aigu des trompettes qui soufflaient avec
furie. Cet espace, que les Barbares avaient devant eux, plein de tourbillons et
de tumulte, attirait comme un gouffre ; quelques-uns s'y lancèrent. Des cohortes
d'infanterie apparurent ; elles se refermaient ; et, en même temps, tous les
autres voyaient accourir les fantassins avec des cavaliers au galop.
En effet, Hamilcar avait ordonné à
la phalange de rompre ses sections, aux éléphants, aux troupes légères et à la
cavalerie de passer par ces intervalles pour se porter vivement sur les ailes,
et calculé si bien la distance des Barbares, que, au moment où ils arrivaient
contre lui, l'armée carthaginoise tout entière faisait une grande ligne droite.
Au milieu se hérissait la
phalange, formée par des syntagmes ou carrés pleins, ayant seize hommes de
chaque côté. Tous les chefs de toutes les files apparaissaient entre de longs
fers aigus qui les débordaient inégalement, car les six premiers rangs
croisaient leurs sarisses en les tenant par le milieu, et les dix rangs
inférieurs les appuyaient sur l'épaule de leurs compagnons se succédant devant
eux. Toutes les figures disparaissaient à moitié dans la visière des casques ;
des cnémides en bronze couvraient toutes les jambes droites ; les larges
boucliers cylindriques descendaient jusqu'aux genoux ; et cette horrible masse
quadrangulaire remuait d'une seule pièce, semblait vivre comme une bête et
fonctionner comme une machine. Deux cohortes d'éléphants la bordaient
régulièrement ; tout en frissonnant, ils faisaient tomber les éclats des flèches
attachés à leur peau noire. Les Indiens accroupis sur leur garrot, parmi les
touffes de plumes blanches, les retenaient avec la cuiller du harpon, tandis
que, dans les tours, des hommes cachés jusqu'aux épaules promenaient, au bord de
grands arcs tendus, des quenouilles en fer garnies d'étoupes allumées. A la
droite et à la gauche des éléphants, voltigeaient les frondeurs, une fronde
autour des reins, une seconde sur la tête, une troisième à la main droite. Puis
les Clinabares, chacun flanqué d'un nègre, tendaient leurs lances entre les
oreilles de leurs chevaux tout couverts d'or comme eux. Ensuite s'espaçaient les
soldats armés à la légère avec des boucliers en peau de lynx, d'où dépassaient
les pointes des javelots qu'ils tenaient dans leur main gauche ; et les
Tarentins, conduisant deux chevaux accouplés, relevaient aux deux bouts cette
muraille de soldats.
L'armée
des Barbares, au contraire, n'avait pu maintenir son alignement. Sur sa longueur
exorbitante il s'était fait des ondulations, des vides ; tous haletaient,
essoufflés d'avoir couru.
La
phalange s'ébranla lourdement en poussant toutes ses sarisses ; sous ce poids
énorme la ligne des Mercenaires, trop mince, bientôt plia par le milieu.
Alors les ailes carthaginoises se
développèrent pour les saisir : les éléphants les suivaient. Avec ses lances
obliquement tendues, la phalange coupa les Barbares ; deux tronçons énormes
s'agitèrent ; les ailes, à coup de fronde et de flèche, les rabattaient sur les
phalangistes. Pour s'en débarrasser, la cavalerie manquait ; sauf deux cents
Numides qui se portèrent contre l'escadron droit des Clinabares, tous les autres
se trouvaient enfermés, ne pouvaient sortir de ces lignes. Le péril était
imminent et une résolution urgente.
Spendius ordonna d'attaquer la phalange simultanément par
les deux flancs, afin de passer tout au travers. Mais les rangs les plus étroits
glissèrent sous les plus longs, revinrent à leur place, et elle se retourna
contre les Barbares, aussi terrible de ses côtés qu'elle l'était de front tout à
l'heure.
Ils frappaient sur la
hampe des sarisses, mais la cavalerie, par-derrière, gênait leur attaque ; et la
phalange, appuyée aux éléphants, se resserrait et s'allongeait, se présentait en
carré, en cône, en rhombe, en trapèze, en pyramide. Un double mouvement
intérieur se faisait continuellement de sa tête à sa queue ; car ceux qui
étaient au bas des files accouraient vers les premiers rangs, et ceux-là, par
lassitude ou à cause des blessés, se repliaient plus bas. Les Barbares se
trouvèrent foulés sur la phalange. Il lui était impossible de s'avancer ; on
aurait dit un océan où bondissaient des aigrettes rouges avec des écailles
d'airain, tandis que les clairs boucliers se roulaient comme une écume d'argent.
Quelquefois d'un bout à l'autre, de larges courants descendaient, puis ils
remontaient, et au milieu une lourde masse se tenait immobile. Les lances
s'inclinaient et se relevaient, alternativement. Ailleurs c'était une agitation
de glaives nus si précipitée que les pointes seules apparaissaient, et des
turmes de cavalerie élargissaient des cercles, qui se refermaient derrière elles
en tourbillonnant.
Par-dessus
la voix des capitaines, la sonnerie des clairons et le grincement des lyres, les
boules de plomb et les amandes d'argile passant dans l'air, sifflaient,
faisaient sauter les glaives des mains, la cervelle des crânes. Les blessés,
s'abritant d'un bras sous leur bouclier, tendaient leur épée en appuyant le
pommeau contre le sol, et d'autres, dans des mares de sang, se retournaient pour
mordre les talons. La multitude était si compacte, la poussière si épaisse, le
tumulte si fort, qu'il était impossible de rien distinguer ; les lâches qui
offrirent de se rendre ne furent même pas entendus. Quand les mains étaient
vides, on s'étreignait corps à corps ; les poitrines craquaient contre les
cuirasses et des cadavres pendaient la tête en arrière, entre deux bras crispés.
Il y eut une compagnie de soixante Ombriens qui, fermes sur leurs jarrets, la
pique devant les yeux, inébranlables et grinçant des dents, forcèrent à reculer
deux syntagmes à la fois. Des pasteurs épirotes coururent à l'escadron gauche
des Clinabares, saisirent les chevaux à la crinière en faisant tournoyer leurs
bâtons ; les bêtes, renversant leurs hommes, s'enfuirent par la plaine. Les
frondeurs puniques, écartés çà et là, restaient béants. La phalange commençait à
osciller, les capitaines couraient éperdus, les serre-files poussaient les
soldats, et les Barbares s'étaient reformés ; ils revenaient ; la victoire était
pour eux.
Mais un cri, un cri
épouvantable éclata, un rugissement de douleur et de colère : c'étaient les
soixante-douze éléphants qui se précipitaient sur une double ligne, Hamilcar
ayant attendu que les Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les
lâcher contre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piqués que du sang
coulait sur leurs larges oreilles. Leurs trompes, barbouillées de minium, se
tenaient droites en l'air, pareilles à des serpents rouges ; leurs poitrines
étaient garnies d'un épieu, leur dos d'une cuirasse, leurs défenses allongées
par des lames de fer courbes comme des sabres, -- et pour les rendre plus
féroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin pur et d'encens.
Ils secouaient leurs colliers de grelots, criaient ; et les éléphantarques
baissaient la tête sous le jet des phalariques qui commençaient à voler du haut
des tours.
Afin de mieux leur
résister les Barbares se ruèrent, en foule compacte ; les éléphants se jetèrent
au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues de
navire, fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs
trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus
leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses,
ils les éventraient, les lançaient en l'air, et de longues entrailles pendaient
à leurs crocs d'ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares
tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d'autres, se
glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu'à la garde et
périssaient écrasés ; les plus intrépides se cramponnaient à leurs courroies ;
sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient à scier
les cuirs, et la tour d'osier s'écroulait comme une tour de pierre. Quatorze de
ceux qui se trouvaient à l'extrémité droite, irrités de leurs blessures, se
retournèrent sur le second rang ; les Indiens saisirent leur maillet et leur
ciseau et l'appliquant au joint de la tête, à tour de bras, ils frappèrent un
grand coup.
Les bêtes énormes
s'affaissèrent, tombèrent les unes par-dessus les autres. Ce fut comme une
montagne ; et sur ce tas de cadavres et d'armures, un éléphant monstrueux qu'on
appelait Fureur de Baal pris par la jambe entre des chaînes, resta jusqu'au soir
à hurler, avec une flèche dans l'oeil.
Cependant les autres, comme des conquérants qui se
délectent dans leur extermination, renversaient, écrasaient, piétinaient,
s'acharnaient aux cadavres, aux débris. Pour repousser les manipules serrés en
couronnes autour d'eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derrière, dans un
mouvement de rotation continuelle, en avançant toujours. Les Carthaginois
sentirent redoubler leur vigueur, et la bataille recommença.
Les Barbares faiblissaient ; des
hoplites grecs jetèrent leurs armes, une épouvante prit les autres. On aperçut
Spendius penché sur son dromadaire et qui l'éperonnait aux épaules avec deux
javelots. Tous alors se précipitèrent par les ailes et coururent vers Utique.
Les Clinabares, dont les
chevaux n'en pouvaient plus, n'essayèrent pas de les atteindre. Les Ligures,
exténués de soif, criaient pour se porter sur le fleuve. Mais les Carthaginois,
placés au milieu des syntagmes, et qui avaient moins souffert, trépignaient de
désir devant leur vengeance qui fuyait ; déjà ils s'élançaient à la poursuite
des Mercenaires ; Hamilcar parut.
Il retenait avec des rênes d'argent son cheval tigré tout
couvert de sueur. Les bandelettes attachées aux cornes de son casque claquaient
au vent derrière lui, et il avait mis sous sa cuisse gauche son bouclier ovale.
D'un mouvement de sa pique à trois pointes, il arrêta l'armée.
Les Tarentins sautèrent vite de
leur cheval sur le second, et partirent à droite et à gauche vers le fleuve et
vers la ville.
La phalange
extermina commodément tout ce qui restait de Barbares. Quand arrivaient les
épées, ils tendaient la gorge en fermant les paupières. D'autres se défendirent
à outrance ; on les assomma de loin, sous des cailloux, comme des chiens
enragés, Hamilcar avait recommandé de faire des captifs. Mais les Carthaginois
lui obéissaient avec rancune, tant ils sentaient de plaisir à enfoncer leurs
glaives dans les corps des Barbares. Comme ils avaient trop chaud, ils se mirent
à travailler nu-bras, à la manière des faucheurs ; et lorsqu'ils
s'interrompaient pour reprendre haleine, ils suivaient des yeux, dans la
campagne, un cavalier galopant après un soldat qui courait. Il parvenait à le
saisir par les cheveux, le tenait ainsi quelque temps, puis l'abattait d'un coup
de hache.
La nuit tomba. Les
Carthaginois, les Barbares avaient disparu. Les éléphants, qui s'étaient enfuis,
vagabondaient à l'horizon avec leurs tours incendiées. Elles brûlaient dans les
ténèbres, çà et là, comme des phares à demi perdus dans la brume ; et l'on
n'apercevait d'autre mouvement sur la plaine que l'ondulation du fleuve,
exhaussé par les cadavres et qui les charriait à la mer.
Deux heures après, Mâtho arriva.
Il entrevit à la clarté des étoiles de longs tas inégaux couchés par terre.
C'étaient des files de Barbares.
Il se baissa ; tous étaient morts, il appela au loin ; aucune voix ne lui
répondit.
Le matin même, il
avait quitté Hippo-Zaryte avec ses soldats pour marcher sur Carthage. A Utique,
l'armée de Spendius venait de partir, et les habitants commençaient à incendier
les machines. Tous s'étaient battus avec acharnement. Mais le tumulte qui se
faisait vers le pont redoublant d'une façon incompréhensible, Mâtho s'était
jeté, par le plus court chemin, à travers la montagne, et, comme les Barbares
s'enfuyaient par la plaine, il n'avait rencontré personne.
En face de lui, de petites masses
pyramidales se dressaient dans l'ombre, et en deçà du fleuve, plus près, il y
avait à ras du sol des lumières immobiles. En effet, les Carthaginois s'étaient
repliés derrière le pont, et, pour tromper les Barbares, le Suffète avait établi
des postes nombreux sur l'autre rive.
Mâtho, s'avançant toujours, crut distinguer des enseignes
puniques, car des têtes de cheval qui ne bougeaient pas apparaissaient dans
l'air, fixées au sommet des hampes en faisceau que l'on ne pouvait voir ; et il
entendit plus loin une grande rumeur, un bruit de chansons et de coupes
heurtées.
Alors, ne sachant où
il se trouvait, ni comment découvrir Spendius, tout assailli d'angoisses,
effaré, perdu dans les ténèbres, il s'en retourna par le même chemin plus
impétueusement. L'aube blanchissait, quand du haut de la montagne il aperçut la
ville, avec les carcasses des machines noircies par les flammes, comme des
squelettes de géant qui s'appuyaient aux murs.
Tout reposait dans un silence et dans un accablement
extraordinaires. Parmi ses soldats, au bord des tentes, des hommes presque nus
dormaient sur le dos, ou le front contre leur bras que soutenait leur cuirasse.
Quelques-uns décollaient de leurs jambes des bandelettes ensanglantées. Ceux qui
allaient mourir roulaient leur tête, tout doucement ; d'autres, en se traînant,
leur apportaient à boire. Le long des chemins étroits les sentinelles marchaient
pour se réchauffer, ou se tenaient la figure tournée vers l'horizon, avec leur
pique sur l'épaule, dans une attitude farouche.
Mâtho trouva Spendius abrité sous un lambeau de toile que
supportaient deux bâtons par terre, le genou dans les mains, la tête basse.
Ils restèrent longtemps sans
parler.
Enfin Mâtho murmura :
-- " Vaincus !
Spendius reprit
d'une voix sombre : -- " Oui, vaincus ! "
Et à toutes les questions il répondait par des gestes
désespérés.
Cependant des
soupirs, des râles arrivaient jusqu'à eux. Mâtho entrouvrit la toile. Alors le
spectacle des soldats lui rappela un autre désastre, au même endroit, et en
grinçant des dents :
-- "
Misérable ! une fois déjà... "
Spendius l'interrompit :
-- " Tu n'y étais pas non plus. "
-- " C'est une malédiction ! "
s'écria Mâtho. " A la fin pourtant, je l'atteindrai ! je le vaincrai ! je le
tuerai ! Ah ! Si j'avais été là... " L'idée d'avoir manqué la bataille le
désespérait plus encore que la défaite. Il arracha son glaive, le jeta par
terre. " Mais comment les Carthaginois vous ont-ils battus ? "
L'ancien esclave se mit à raconter
les manoeuvres. Mâtho croyait les voir et il s'irritait. L'armée d'Utique, au
lieu de courir vers le pont, aurait dû prendre Hamilcar par-derrière.
-- " Eh ! je le sais ! " dit
Spendius.
-- " Il fallait
doubler tes profondeurs, ne pas compromettre les vélites contre la phalange,
donner des issues aux éléphants. Au dernier moment on pouvait tout regagner :
rien ne forçait à fuir. "
Spendius répondit :
-- " Je l'ai vu passer dans son grand manteau rouge, les
bras levés, plus haut que la poussière, comme un aigle qui volait au flanc des
cohortes ; et, à tous les signes de sa tête, elles se resserraient, s'élançaient
; la foule nous a entraînés l'un vers l'autre : il me regardait ; j'ai senti
dans mon coeur comme le froid d'une épée. "
-- " Il aura peut-être choisi le jour ? " se disait tout
bas Mâtho.
Ils
s'interrogèrent, tâchant de découvrir ce qui avait amené le Suffète précisément
dans la circonstance la plus défavorable. Ils en vinrent à causer de la
situation, et, pour atténuer sa faute ou se redonner à lui- même du courage,
Spendius avança qu'il restait encore de l'espoir.
-- " Qu'il n'en reste plus, n'importe ! " dit Mâtho, " tout
seul, je continuerai la guerre ! "
-- " Et moi aussi ! " s'écria le Grec en bondissant ; il
marchait à grands pas ; ses prunelles étincelaient et un sourire étrange
plissait sa figure de chacal.
-- " Nous recommencerons, ne me quitte plus ! je ne suis
pas fait pour les batailles au grand soleil ; l'éclat des épées me trouble la
vue ; c'est une maladie, j'ai trop longtemps vécu dans l'ergastule. Mais
donne-moi des murailles à escalader la nuit, et j'entrerai dans les citadelles,
et les cadavres seront froids avant que les coqs aient chanté ! Montre-moi
quelqu'un, quelque chose, un ennemi, un trésor, une femme " ; il répéta : " Une
femme, fut-elle la fille d'un roi, et j'apporterai vivement ton désir devant tes
pieds. Tu me reproches d'avoir perdu la bataille contre Hannon, je l'ai regagnée
pourtant. Avoue-le ! mon troupeau de porcs nous a plus servi qu'une phalange de
Spartiates. " Et, cédant au besoin de se rehausser et de saisir sa revanche, il
énuméra tout ce qu'il avait fait pour la cause des Mercenaires. " C'est moi dans
les jardins du Suffète, qui ai poussé le Gaulois ! Plus tard, à Sicca, je les ai
tous enragés avec la peur de la République ! Giscon les renvoyait, mais je n'ai
pas voulu que les interprètes pussent parler. Ah ! comme la langue leur pendait
de la bouche ! t'en souviens-tu ? Je t'ai conduit dans Carthage ; j'ai volé le
zaïmph. Je t'ai mené chez elle. Je ferai plus encore : tu verras ! " Il éclata
de rire comme un fou.
Mâtho le
considérait les yeux béants. Il éprouvait une sorte de malaise devant cet homme,
qui était à la fois si lâche et si terrible.
Le Grec reprit d'un ton jovial, en faisant claquer ses
doigts :
-- " Evohé ! Après la
pluie, le soleil ! J'ai travaillé aux carrières et j'ai bu du massique dans un
vaisseau qui m'appartint, sous un tendelet d'or, comme un Ptolémée. Le malheur
doit servir à nous rendre plus habiles. A force de travail, on assouplit la
fortune. Elle aime les politiques. Elle cédera ! "
Il revint sur Mâtho et, le prenant au bras :
-- " Maître, à présent les
Carthaginois sont sûrs de leur victoire. Tu as toute une armée qui n'a pas
combattu, et tes hommes t'obéissent, à toi. Place-les en avant ; : les miens,
pour se venger, marcheront. Il me reste trois mille Cariens, douze cents
frondeurs et des archers, des cohortes entières ! . On peut même former une
phalange, retournons ! "
Mâtho, abasourdi par le désastre, n'avait jusqu'à présent
rien imaginé pour en sortir. Il écoutait, la bouche ouverte, et les lames de
bronze qui cerclaient ses côtes se soulevaient aux bondissements de son coeur.
Il ramassa son épée, en criant :
-- " Suis-moi, marchons ! "
Mais les éclaireurs, quand ils furent revenus, annoncèrent
que les morts des Carthaginois étaient enlevés, le pont tout en ruine et
Hamilcar disparu.
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Chapitre 9
EN CAMPAGNE
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Il avait pensé que les
Mercenaires l'attendraient à Utique ou qu'ils reviendraient contre lui ; et, ne
trouvant pas ses forces suffisantes pour donner l'attaque ou pour la recevoir,
il s'était enfoncé dans le sud, par la rive droite du fleuve, ce qui le mettait
immédiatement à couvert d'une surprise.
Il voulait, fermant d'abord les yeux sur leur révolte,
détacher toutes les tribus de la cause des Barbares ; puis, quand ils seraient
bien isolés au milieu des provinces, il tomberait sur eux et les exterminerait.
En quatorze jours, il pacifia
la région comprise entre Thouccaber et Utique, avec les villes de Tignicabah,
Tessourah, Vacca et d'autres encore à l'occident ; Zounghar bâtie dans les
montagnes ; Assouras célèbre par son temple, Djeraado fertile en genévriers ;
Thapitis et Hagour lui envoyèrent des ambassades. Les gens de la campagne
arrivaient les mains pleines de vivres, imploraient sa protection, baisaient ses
pieds, ceux des soldats, et se plaignaient des Barbares. Quelques-uns venaient
lui offrir, dans des sacs, des têtes de Mercenaires, tués par eux, disaient-ils,
mais qu'ils avaient coupées à des cadavres ; car beaucoup s'étaient perdus en
fuyant, et on les trouvait morts de place en place, sous les oliviers et dans
les vignes.
Pour éblouir le
peuple, Hamilcar, dès le lendemain de la victoire, avait envoyé à Carthage les
deux mille captifs faits sur le champ de bataille. Ils arrivèrent par longues
compagnies de cent hommes chacune, tous les bras attachés sur le dos avec une
barre de bronze qui les prenait à la nuque, et les blessés, en saignant,
couraient aussi ; des cavaliers, derrière eux, les chassaient à coups de fouet.
Ce fut un délire de joie ! On
se répétait qu'il y avait eu six mille Barbares de tués ; les autres ne
tiendraient pas, la guerre était finie ; on s'embrassait dans les rues, et l'on
frotta de beurre et de cinnamome la figure des Dieux-Patæques pour les
remercier. Avec leurs gros yeux, leur gros ventre et leurs deux bras levés
jusqu'aux épaules, ils semblaient vivre sous leur peinture plus fraîche et
participer à l'allégresse du peuple. Les Riches laissaient leurs portes ouvertes
; la ville retentissait du ronflement des tambourins ; les temples toutes les
nuits étaient illuminés, et les servantes de la Déesse descendues dans Malqua
établirent au coin des carrefours des tréteaux en sycomore, où elles se
prostituaient. On vota des terres pour les vainqueurs, des holocaustes pour
Melkarth, trois cents couronnes d'or pour le Suffète, et ses partisans
proposaient de lui décerner des prérogatives et des honneurs nouveaux.
Il avait sollicité les Anciens de
faire des ouvertures à Autharite pour échanger contre tous les Barbares, s'il le
fallait, le vieux Giscon avec les autres Carthaginois détenus comme lui. Les
Libyens et les Nomades qui composaient l'armée d'Autharite connaissaient à peine
ces Mercenaires, hommes de race italiote ou grecque ; et puisque la République
leur offrait tant de Barbares contre si peu de Carthaginois, c'est que les uns
étaient de nulle valeur et que les autres en avaient une considérable. Ils
craignaient un piège. Autharite refusa.
Alors les Anciens décrétèrent l'exécution des captifs, bien
que le Suffète leur eût écrit de ne pas les mettre à mort. Il comptait
incorporer les meilleurs dans ses troupes et exciter par là des défections. Mais
la haine emporta toute réserve.
Les deux mille Barbares furent attachés dans les Mappales,
contre les stèles des tombeaux ; et des marchands, des goujats de cuisine, des
brodeurs et même des femmes, les veuves des morts avec leurs enfants, tous ceux
qui voulaient, vinrent les tuer à coups de flèche. On les visait lentement, pour
mieux prolonger leur supplice : on baissait son arme, puis on la relevait tour à
tour ; et la multitude se poussait en hurlant. Des paralytiques se faisaient
amener sur des civières ; beaucoup, par précaution, apportaient leur nourriture
et restaient là jusqu'au soir ; d'autres y passaient la nuit. On avait planté
des tentes où l'on buvait. Plusieurs gagnèrent de fortes sommes à louer des
arcs.
Puis on laissa debout
tous ces cadavres crucifiés, qui semblaient sur les tombeaux autant de statues
rouges et l'exaltation gagnait jusqu'aux gens de Malqua, issus des familles
autochtones et d'ordinaire indifférents aux choses de la patrie. Par
reconnaissance des plaisirs qu'elle leur donnait, maintenant ils s'intéressaient
à sa fortune, se sentaient Puniques, et les Anciens trouvèrent habile d'avoir
ainsi fondu dans une même vengeance le peuple entier.
La sanction des Dieux n'y manqua
pas ; car de tous les côtés du ciel des corbeaux s'abattirent. Ils volaient en
tournant dans l'air avec de grands cris rauques, et faisaient un nuage énorme
qui roulait sur soi-même continuellement. On l'apercevait de Clypéa, de Rhadès
et du promontoire Hermaeum. Parfois il se crevait tout à coup, élargissant au
loin ses spirales noires ; c'était un aigle qui fondait dans le milieu, puis
repartait ; sur les terrasses, sur les dômes, à la pointe des obélisques et au
fronton des temples, il y avait, çà et là, de gros oiseaux qui tenaient dans
leur bec rougi des lambeaux humains.
A cause de l'odeur, les Carthaginois se résignèrent à
délier les cadavres. On en brûla quelques-uns ; on jeta les autres à la mer, et
les vagues poussées par le vent du nord, en déposèrent sur la plage, au fond du
golfe, devant le camp d'Autharite.
Ce châtiment avait terrifié les Barbares, sans doute, car
du haut d'Eschmoûn on les vit abattre leurs tentes, réunir leurs troupeaux,
hisser leurs bagages sur des ânes, et le soir du même jour l'armée entière
s'éloigna.
Elle devait, en se
portant depuis la montagne des Eaux-Chaudes jusqu'à Hippo-Zaryte
alternativement, interdire au Suffète l'approche des villes tyriennes avec la
possibilité d'un retour sur Carthage.
Pendant ce temps-là, les deux autres armées tâcheraient de
l'atteindre dans le sud, Spendius par l'Orient, Mâtho par l'Occident, de manière
à se joindre toutes les trois pour le surprendre et l'enlacer. Puis un renfort
qu'ils n'espéraient pas leur survint : Narr'Havas reparut, avec trois cents
chameaux chargés de bitume, vingt-cinq éléphants et six mille cavaliers.
Le Suffète, pour affaiblir les
Mercenaires, avait jugé prudent de l'occuper au loin dans son royaume. Du fond
de Carthage, il s'était entendu avec Masgaba, un brigand gétule qui cherchait à
se faire un empire. Fort de l'argent punique, le coureur d'aventures avait
soulevé les Etats numides en leur promettant la liberté. Mais Narr'Havas,
prévenu par le fils de sa nourrice, était tombé dans Cirta, avait empoisonné les
vainqueurs avec l'eau des citernes, abattu quelques têtes, tout rétabli, et il
arrivait contre le Suffète plus furieux que les Barbares.
Les chefs des quatre armées
s'entendirent sur les dispositions de la guerre. Elle serait longue : il fallait
tout prévoir.
On convint
d'abord de réclamer l'assistance des Romains, et l'on offrit cette mission à
Spendius ; comme transfuge, il n'osa s'en charger. Douze hommes des colonies
grecques s'embarquèrent à Annaba sur une chaloupe des Numides. Puis les chefs
exigèrent de tous les Barbares le serment d'une obéissance complète. Chaque jour
les capitaines inspectaient les vêtements, les chaussures ; on défendit même aux
sentinelles l'usage du bouclier, car souvent elles l'appuyaient contre leur
lance et s'endormaient debout ; ceux qui traînaient quelque bagage furent
contraints de s'en défaire ; tout, à la mode romaine, devait être porté sur le
dos. Par précaution contre les éléphants, Mâtho institua un corps de cavaliers
cataphractes, où l'homme et le cheval disparaissaient sous une cuirasse en peau
d'hippopotame hérissée de clous ; et pour protéger la corne des chevaux, on leur
fit des bottines en tresse de sparterie.
Il fut interdit de piller les bourgs, de tyranniser les
habitants de race non punique. Mais comme la contrée s'épuisait, Mâtho ordonna
de distribuer les vivres par tête de soldat, sans s'inquiéter des femmes.
D'abord ils les partagèrent avec elles. Faute de nourriture, beaucoup
s'affaiblissaient. C'était une occasion incessante de querelles, d'invectives,
plusieurs attirant les compagnes des autres par l'appât ou même la promesse de
leur portion. Mâtho commanda de les chasser toutes, impitoyablement. Elles se
réfugièrent dans le camp d'Autharite ; mais les Gauloises et les Libyennes, à
force d'outrages, les contraignirent à s'en aller.
Enfin elles vinrent sous les murs de Carthage implorer la
protection de Cérès et de Proserpine, car il y avait dans Byrsa un temple et des
prêtres consacrés à ces déesses, en expiation des horreurs commises autrefois au
siège de Syracuse. Les Syssites, alléguant leur droit d'épaves, réclamèrent les
plus jeunes pour les vendre ; et des Carthaginois- nouveaux prirent en mariage
des Lacédémoniennes qui étaient blondes.
Quelques-unes s'obstinèrent à suivre les armées. Elles
couraient sur le flanc des syntagmes, à côté des capitaines. Elles appelaient
leurs hommes, les tiraient par le manteau, se frappaient la poitrine en les
maudissant, et tendaient au bout de leurs bras leurs petits enfants nus qui
pleuraient. Ce spectacle amollissait les Barbares ; elles étaient un embarras,
un péril. Plusieurs fois on les repoussa, elles revenaient ; Mâtho les fit
charger à coups de lance par les cavaliers de Narr'Havas ; : et comme des
Baléares lui criaient qu'il leur fallait des femmes :
-- " Moi je n'en ai pas ! "
répondit-il.
A présent, le
génie de Moloch l'envahissait. Malgré les rébellions de sa conscience, il
exécutait des choses épouvantables, s'imaginant obéir à la voix d'un Dieu. Quand
il ne pouvait les ravager, Mâtho jetait des pierres dans les champs pour les
rendre stériles.
Par des
messages réitérés, il pressait Autharite et Spendius de se hâter. Mais les
opérations du Suffète étaient incompréhensibles. Il campa successivement à
Eidous, à Monchar, à Tehent ; des éclaireurs crurent l'apercevoir aux environs
d'Ischil, près des frontières de Narr'Havas, et l'on apprit qu'il avait traversé
le fleuve au-dessus de Tebourba comme pour revenir à Carthage. A peine dans un
endroit, il se transportait vers un autre. Les routes qu'il prenait restaient
toujours inconnues. Sans livrer de bataille, le Suffète conservait ses avantages
; poursuivi par les Barbares, il semblait les conduire.
Ces marches et ces contre-marches
fatiguaient encore plus les Carthaginois ; et les forces d'Hamilcar, n'étant pas
renouvelées, de jour en jour diminuaient. Les gens de la campagne lui
apportaient maintenant des vivres avec plus de lenteur. Il rencontrait partout
une hésitation, une haine taciturne ; et malgré ses supplications près du
Grand-Conseil, aucun secours n'arrivait de Carthage.
On disait (on croyait peut-être)
qu'il n'en avait pas besoin. C'était une ruse ou des plaintes inutiles ; et les
partisans d'Hannon, afin de le desservir, exagéraient l'importance de sa
victoire. Les troupes qu'il commandait, on en faisait le sacrifice ; mais on
n'allait pas ainsi continuellement fournir toutes ses demandes. La guerre était
bien assez lourde ! elle avait trop coûté, et, par orgueil, les patriciens de sa
faction l'appuyaient avec mollesse.
Alors, désespérant de la République, Hamilcar leva de force
dans les tribus tout ce qu'il lui fallait pour la guerre : du grain, de l'huile,
du bois, des bestiaux et des hommes. Mais les habitants ne tardèrent pas à
s'enfuir. Les bourgs que l'on traversait étaient vides, on fouillait les cabanes
sans y rien trouver ; bientôt une effroyable solitude enveloppa l'armée punique.
Les Carthaginois, furieux, se
mirent à saccager les provinces ; ils comblaient les citernes, incendiaient les
maisons. Les flammèches, emportées par le vent, s'éparpillaient au loin, et sur
les montagnes des forêts entières brûlaient ; elles bordaient les vallées d'une
couronne de feux ; pour passer au-delà, on était forcé d'attendre. Puis ils
reprenaient leur marche, en plein soleil, sur des cendres chaudes.
Quelquefois ils voyaient, au bord
de la route, luire dans un buisson comme des prunelles de chat-tigre. C'était un
Barbare accroupi sur les talons, et qui s'était barbouillé de poussière pour se
confondre avec la couleur du feuillage ; ou bien quand on longeait une ravine,
ceux qui étaient sur les ailes entendaient tout à coup rouler des pierres ; et,
en levant les yeux, ils apercevaient dans l'écartement de la gorge un homme
pieds nus qui bondissait.
Cependant Utique et Hippo-Zaryte étaient libres, puisque
les Mercenaires ne les assiégeaient plus. Hamilcar leur commanda de venir à son
aide. Mais, n'osant se compromettre, elles lui répondirent par des mots vagues,
des compliments, des excuses.
Il remonta dans le nord brusquement, décidé à s'ouvrir une
des villes tyriennes, dût-il en faire le siège. Il lui fallait un point sur la
côte, afin de tirer des îles ou de Cyrène des approvisionnements et des soldats,
et il convoitait le port d'Utique comme étant le plus près de Carthage.
Le Suffète partit donc de Zouitin
et tourna le lac d'Hippo-Zaryte avec prudence. Mais bientôt il fut contraint
d'allonger ses régiments en colonne pour gravir la montagne qui sépare les deux
vallées. Au coucher du soleil ils descendaient dans son sommet creusé en forme
d'entonnoir, quand ils aperçurent devant eux, à ras du sol, des louves de bronze
qui semblaient courir sur l'herbe.
Tout à coup de grands panaches se levèrent, et au grand
rythme des flûtes un chant formidable éclata. C'était l'armée de Spendius ; car
des Campaniens et des Grecs, par exécration de Carthage, avaient pris les
enseignes de Rome. En même temps, sur la gauche, apparurent de longues piques,
des boucliers en peau de léopard, des cuirasses de lin, des épaules nues.
C'étaient les Ibériens de Mâtho,
les Lusitaniens, les Baléares, les Gétules ; on entendit le hennissement des
chevaux de Narr'Havas ; ils se répandirent autour de la colline ; puis arriva la
vague cohue que commandait Autharite ; les Gaulois, les Libyens, les Nomades ;
et l'on reconnaissait au milieu d'eux les Mangeurs-de-choses-immondes aux arêtes
de poisson qu'ils portaient dans la chevelure.
Ainsi les Barbares, combinant exactement leurs marches,
s'étaient rejoints. Mais, surpris eux-mêmes, ils restèrent quelques minutes
immobiles et se consultant.
Le
Suffète avait tassé ses hommes en une masse orbiculaire, de façon à offrir
partout une résistance égale. Les hauts boucliers pointus, fichés dans le gazon
les uns près des autres, entouraient l'infanterie. Les Clinabares se tenaient en
dehors, et plus loin, de place en place, les éléphants. Les Mercenaires étaient
harassés de fatigue ; il valait mieux attendre jusqu'au jour ; et, certains de
leur victoire, les Barbares, pendant toute la nuit, s'occupèrent à manger.
Ils avaient allumé de grands feux
clairs qui, en les éblouissant, laissaient dans l'ombre l'armée punique
au-dessous d'eux. Hamilcar fit creuser autour de son camp, comme les Romains, un
fossé large de quinze pas, profond de six coudées ; avec la terre exhausser à
l'intérieur un parapet sur lequel on planta des pieux aigus qui s'entrelaçaient,
et, au soleil levant, les Mercenaires furent ébahis d'apercevoir tous les
Carthaginois ainsi retranchés comme dans une forteresse.
Ils reconnaissaient au milieu des
tentes Hamilcar qui se promenait en distribuant des ordres. Il avait le corps
pris dans une cuirasse brune tailladée en petites écailles ; et, suivi de son
cheval, de temps en temps il s'arrêtait pour désigner quelque chose de son bras
droit étendu.
Alors plus d'un
se rappela des matinées pareilles, quand, au fracas des clairons, il passait
devant eux lentement, et que ses regards les fortifiaient comme des coupes de
vin. Une sorte d'attendrissement les saisit. Ceux, au contraire, qui ne
connaissaient pas Hamilcar, dans leur joie de le tenir, déliraient.
Cependant, si tous attaquaient à
la fois, on se nuirait mutuellement dans l'espace trop étroit. Les Numides
pouvaient se lancer au travers ; mais les Clinabares défendus par des cuirasses
les écraseraient ; puis comment franchir les palissades ? Quant aux éléphants,
ils n'étaient pas suffisamment instruits.
-- " Vous êtes tous des lâches ! " s'écria Mâtho.
Et, avec les meilleurs, il se
précipita contre le retranchement. Une volée de pierres les repoussa ; car le
Suffète avait pris sur le pont leurs catapultes abandonnées.
Cet insuccès fit tourner
brusquement l'esprit mobile des Barbares. L'excès de leur bravoure disparut ;
ils voulaient vaincre, mais en se risquant le moins possible. D'après Spendius,
il fallait garder soigneusement la position que l'on avait et affamer l'armée
punique. Mais les Carthaginois se mirent à creuser des puits, et des montagnes
entourant la colline, ils découvrirent de l'eau.
Du sommet de leur palissade ils lançaient des flèches, de
la terre, du fumier, des cailloux qu'ils arrachaient du sol, pendant que les six
catapultes roulaient incessamment sur la longueur de la terrasse.
Mais les sources d'elles-mêmes se
tariraient ; on épuiserait les vivres, on userait les catapultes ; les
Mercenaires, dix fois plus nombreux, finiraient par triompher. Le Suffète
imagina des négociations afin de gagner du temps, et un matin les Barbares
trouvèrent dans leurs lignes une peau de mouton couverte d'écritures. Il se
justifiait de sa victoire : les Anciens l'avaient forcé à la guerre, et pour
leur montrer qu'il gardait sa parole, il leur offrait le pillage d'Utique ou
celui d'Hippo-Zaryte, à leur choix ; Hamilcar, en terminant, déclarait ne pas
les craindre, parce qu'il avait gagné des traîtres et que, grâce à ceux-là, il
viendrait à bout, facilement, de tous les autres.
Les Barbares furent troublés : cette proposition d'un butin
immédiat les faisait rêver ; ils appréhendaient une trahison, ne soupçonnant
point un piège dans la forfanterie du Suffète, et ils commencèrent à se regarder
les uns les autres avec méfiance. On observait les paroles, les démarches ; des
terreurs les réveillaient la nuit. Plusieurs abandonnaient leurs compagnons ;
suivant sa fantaisie on choisissait son armée, et les Gaulois avec Autharite
allèrent se joindre aux hommes de la Cisalpine dont ils comprenaient la langue.
Les quatre chefs se
réunissaient tous les soirs dans la tente de Mâtho, et, accroupis autour d'un
bouclier, ils avançaient et reculaient attentivement les petites figurines de
bois, inventées par Pyrrhus pour reproduire les manoeuvres. Spendius démontrait
les ressources d'Hamilcar ; il suppliait de ne point compromettre l'occasion et
jurait par tous les Dieux. Mâtho, irrité, marchait en gesticulant. La guerre
contre Carthage était sa chose personnelle ; il s'indignait que les autres s'en
mêlassent sans vouloir lui obéir. Autharite, à sa figure, devinait ses paroles,
applaudissait. Narr'Havas levait le menton en signe de dédain ; pas une mesure
qu'il ne jugeât funeste ; et il ne souriait plus. Des soupirs lui échappaient
comme s'il eût refoulé la douleur d'un rêve impossible, le désespoir d'une
entreprise manquée.
Pendant
que les Barbares, incertains, délibéraient, le Suffète augmentait ses défenses :
il fit creuser en deçà des palissades un second fossé, élever une seconde
muraille, construire aux angles des tours de bois ; et ses esclaves allaient
jusqu'au milieu des avant-postes enfoncer les chausse- trapes dans la terre.
Mais les éléphants, dont les rations étaient diminuées, se débattaient dans
leurs entraves. Pour ménager les herbes, il ordonna aux Clinabares de tuer les
moins robustes des étalons. Quelques-uns s'y refusèrent ; il les fit décapiter.
On mangea les chevaux. Le souvenir de cette viande fraîche, les jours suivants,
fut une grande tristesse.
Du
fond de l'amphithéâtre où ils se trouvaient resserrés, ils voyaient tout autour
d'eux, sur les hauteurs, les quatre camps des Barbares pleins d'agitation. Des
femmes circulaient avec des outres sur la tête, des chèvres en bêlant erraient
sous les faisceaux des piques ; on relevait les sentinelles, on mangeait autour
des trépieds. En effet, les tribus leur fournissaient des vivres abondamment, et
ils ne se doutaient pas eux- mêmes combien leur inaction effrayait l'armée
punique.
Dès le second jour,
les Carthaginois avaient remarqué dans le camp des Nomades une troupe de trois
cents hommes à l'écart des autres. C'étaient les Riches, retenus prisonniers
depuis le commencement de la guerre. Des Libyens les rangèrent tous au bord du
fossé, et, postés derrière eux, ils envoyaient des javelots en se faisant un
rempart de leur corps. A peine pouvait-on reconnaître ces misérables, tant leur
visage disparaissait sous la vermine et les ordures. Leurs cheveux arrachés par
endroits laissaient à nu les ulcères de leur tête, et ils étaient si maigres et
hideux qu'ils ressemblaient à des momies dans des linceuls troués. Quelques-uns,
en tremblant, sanglotaient d'un air stupide ; les autres criaient à leurs amis
de tirer sur les Barbares. Il y en avait un, tout immobile, le front baissé, qui
ne parlait pas ; sa grande barbe blanche tombait jusqu'à ses mains couvertes de
chaînes ; et les Carthaginois, en sentant au fond de leur coeur comme
l'écroulement de la République, reconnaissaient Giscon. Bien que la place fût
dangereuse, ils se poussaient pour le voir. On l'avait coiffé d'une tiare
grotesque, en cuir d'hippopotame, incrustée de cailloux. C'était une imagination
d'Autharite ; mais cela déplaisait à Mâtho.
Hamilcar, exaspéré, fit ouvrir les palissades, résolu à se
faire jour n'importe comment ; et d'un train furieux les Carthaginois montèrent
jusqu'à mi-côte, pendant trois cents pas. Un tel flot de Barbares descendit
qu'ils furent refoulés sur leurs lignes. Un des gardes de la Légion, resté en
dehors, trébuchait parmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, il lui
enfonça un poignard dans la gorge ; il l'en retira, se jeta sur la blessure, --
et, la bouche collée contre elle, avec des grondements de joie et des
soubresauts qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang à pleine
poitrine ; puis, tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son visage en
se renversant le cou pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui vient de
boire à un torrent, et, d'une voix aiguë, il entonna une chanson des Baléares,
une vague mélodie pleine de modulations prolongées, s'interrompant, alternant,
comme des échos qui se répondent dans les montagnes ; il appelait ses frères
morts et les conviait à un festin ; -- puis il laissa retomber ses mains entre
ses jambes, baissa lentement la tête, et pleura. Cette chose atroce fit horreur
aux Barbares, aux Grecs surtout.
Les Carthaginois, à partir de ce moment, ne tentèrent
aucune sortie ; -- et ils ne songeaient pas à se rendre, certains de périr dans
les supplices.
Cependant, les
vivres, malgré les soins d'Hamilcar, diminuaient effroyablement. Pour chaque
homme, il ne restait plus que dix k'kommer de blé, trois hin de millet et douze
betza de fruits secs. Plus de viande, plus d'huile, plus de salaisons, pas un
grain d'orge pour les chevaux ; on les voyait, baissant leur encolure amaigrie,
chercher dans la poussière des brins de paille piétinés. Souvent les sentinelles
en vedette sur la terrasse apercevaient, au clair de la lune, un chien des
Barbares qui venait rôder sous le retranchement, dans les tas d'immondices ; on
l'assommait avec une pierre, et, s'aidant des courroies du bouclier, on
descendait le long des palissades, puis, sans rien dire, on le mangeait. Parfois
d'horribles aboiements s'élevaient, et l'homme ne remontait plus. Dans la
quatrième dilochie de la douzième syntagme, trois phalangites, en se disputant
un rat, se tuèrent à coups de couteau.
Tous regrettaient leurs familles, leurs maisons : les
pauvres, leurs cabanes en forme de ruche, avec des coquilles au seuil des
portes, un filet suspendu, et les patriciens, leurs grandes salles emplies de
ténèbres bleuâtres, quand, à l'heure la plus molle du jour, ils se reposaient,
écoutant le bruit vague des rues mêlé au frémissement des feuilles qui
s'agitaient dans leurs jardins ; -- et, pour mieux descendre dans cette pensée,
afin d'en jouir davantage, ils entre-fermaient les paupières ; la secousse d'une
blessure les réveillait. A chaque minute, c'était un engagement, une alerte
nouvelle ; les tours brûlaient, les Mangeurs-de- choses-immondes sautaient aux
palissades ; avec des haches, on leur abattait les mains ; d'autres accouraient
; une pluie de fer tombait sur les tentes. On éleva des galeries en claies de
jonc pour se garantir des projectiles. Les Carthaginois s'y enfermèrent ; ils
n'en bougeaient plus.
Tous les
jours, le soleil qui tournait sur la colline, abandonnant, dès les premières
heures, le fond de la gorge, les laissait dans l'ombre. En face et par-derrière,
les pentes grises du terrain remontaient, couvertes de cailloux tachetés d'un
rare lichen, et, sur leurs têtes, le ciel, continuellement pur, s'étalait, plus
lisse et froid à l'oeil qu'une coupole de métal. Hamilcar était si indigné
contre Carthage qu'il sentait l'envie de se jeter dans les Barbares pour les
conduire sur elle. Puis voilà que les porteurs, les vivandiers, les esclaves
commençaient à murmurer, et ni le peuple ni le Grand-Conseil, personne
n'envoyait même une espérance. La situation était intolérable surtout par l'idée
qu'elle deviendrait pire.
A la
nouvelle du désastre, Carthage avait comme bondi de colère et de haine ; on
aurait moins exécré le Suffète, si, dès le commencement, il se fût laissé
vaincre.
Mais pour acheter
d'autres Mercenaires, le temps manquait, l'argent manquait. Quant à lever des
soldats dans la ville, comment les équiper ? Hamilcar avait pris toutes les
armes ! et qui donc les commanderait ? Les meilleurs capitaines se trouvaient
là-bas avec lui ! Cependant, des hommes expédiés par le Suffète arrivaient dans
les rues, poussaient des cris. Le Grand-Conseil s'en émut, et il s'arrangea pour
les faire disparaître.
C'était
une prudence inutile ; tous accusaient Barca de s'être conduit avec mollesse. Il
aurait dû, après sa victoire, anéantir les Mercenaires. Pourquoi avait-il ravagé
les tribus ? On s'était cependant imposé d'assez lourds sacrifices ! et les
patriciens déploraient leur contribution de quatorze shekel, les Syssites leurs
deux cent vingt-trois mille kikar d'or ; ceux qui n'avaient rien donné se
lamentaient comme les autres. La populace était jalouse des
Carthaginois-nouveaux auxquels il avait promis le droit de cité complet ; et
même les Ligures, qui s'étaient si intrépidement battus, on les confondait avec
les Barbares, on les maudissait comme eux ; leur race devenait un crime, une
complicité. Les marchands sur le seuil de leur boutique, les manoeuvres qui
passaient, une règle de plomb à la main, les vendeurs de saumure rinçant leurs
paniers, les baigneurs dans les étuves et les débitants de boissons chaudes,
tous discutaient les opérations de la campagne. On traçait avec son doigt des
plans de bataille sur la poussière ; et il n'était si mince goujat qui ne sût
corriger les fautes d'Hamilcar.
C'était, disaient les prêtres, le châtiment de sa longue
impiété. Il n'avait point offert d'holocaustes ; il n'avait pas pu purifier ses
troupes ; il avait même refusé de prendre avec lui des augures ; -- et le
scandale du sacrilège renforçait la violence des haines contenues, la rage des
espoirs trahis. On se rappelait les désastres de la Sicile, tout le fardeau de
son orgueil qu'on avait si longtemps porté ! Les collèges des pontifes ne lui
pardonnaient pas d'avoir saisi leur trésor, et ils exigèrent du Grand- Conseil
l'engagement de le crucifier, si jamais il revenait.
Les chaleurs du mois d'Eloul,
excessives cette année-là, étaient une autre calamité. Des bords du Lac, il
s'élevait des odeurs nauséabondes ; elles passaient dans l'air avec les fumées
des aromates tourbillonnant au coin des rues. On entendait continuellement
retentir des hymnes. Des flots de peuple occupaient les escaliers des temples :
toutes les murailles étaient couvertes de voiles noirs ; des cierges brûlaient
au front des Dieux- Patæques, et le sang des chameaux égorgés en sacrifice,
coulant le long des rampes, formait, sur les marches, des cascades rouges. Un
délire funèbre agitait Carthage. Du fond des ruelles les plus étroites, des
bouges les plus noirs, des figures pâles sortaient, des hommes à profil de
vipère et qui grinçaient des dents. Les hurlements aigus des femmes emplissaient
les maisons, et, s'échappant par les grillages, faisaient se retourner sur les
places ceux qui causaient debout. On croyait quelquefois que les Barbares
arrivaient ; on les avait aperçus derrière la montagne des Eaux-Chaudes ; ils
étaient campés à Tunis ; et les voix se multipliaient, grossissaient, se
confondaient en une seule clameur. Puis, un silence universel s'établissait, les
uns restaient grimpés sur le fronton des édifices, avec leur main ouverte au
bord des yeux, tandis que les autres, à plat ventre au pied des remparts,
tendaient l'oreille. La terreur passée, les colères recommençaient. Mais la
conviction de leur impuissance les replongeait bientôt dans la même tristesse.
Elle redoublait chaque soir,
quand tous, montés sur les terrasses, poussaient, en s'inclinant, par neuf fois,
un grand cri, pour saluer le Soleil. Il s'abaissait derrière la Lagune,
lentement, puis, tout à coup, il disparaissait dans les montagnes, du côté des
Barbares.
On attendait la fête
trois fois sainte où, du haut d'un bûcher, un aigle s'envolait vers le ciel,
symbole de la résurrection de l'année, message du peuple à son Baal suprême, et
qu'il considérait comme une sorte d'union, une manière de se rattacher à la
force du Soleil. D'ailleurs, empli de haine maintenant, il se tournait naïvement
vers Moloch-Homicide, et tous abandonnaient Tanit. En effet, la Rabbetna,
n'ayant plus son voile, était comme dépouillée d'une partie de sa vertu. Elle
refusait la bienfaisance de ses eaux, elle avait déserté Carthage ; c'était une
transfuge, une ennemie. Quelques-uns, pour l'outrager, lui jetaient des pierres.
Mais en l'invectivant, beaucoup la plaignaient ; on la chérissait encore et plus
profondément peut-être.
Tous
les malheurs venaient donc de la perte du zaïmph. Salammbô y avait indirectement
participé ; on la comprenait dans la même rancune ; elle devait être punie. La
vague idée d'une immolation bientôt circula dans le peuple. Pour apaiser les
Baalim, il fallait sans doute leur offrir quelque chose d'une incalculable
valeur, un être beau, jeune, vierge, d'antique maison, issu des Dieux, un astre
humain. Tous les jours des hommes que l'on ne connaissait pas envahissaient les
jardins de Mégara ; les esclaves, tremblant pour eux-mêmes, n'osaient leur
résister. Cependant, ils ne dépassaient point l'escalier des galères. Ils
restaient en bas, les yeux levés sur la dernière terrasse ; ils attendaient
Salammbô, et, durant des heures, ils criaient contre elle, comme des chiens qui
hurlent après la lune.
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Chapitre 10
LE SERPENT
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Ces clameurs de la populace
n'épouvantaient pas la fille d'Hamilcar.
Elle était troublée par des inquiétudes plus hautes : son
grand serpent, le Python noir, languissait ; et le serpent était pour les
Carthaginois un fétiche à la fois national et particulier. On le croyait fils du
limon de la terre, puisqu'il émerge de ses profondeurs et n'a pas besoin de
pieds pour la parcourir ; sa démarche rappelait les ondulations des fleuves, sa
température les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondité, et l'orbe
qu'il décrit en se mordant la queue l'ensemble des planètes, l'intelligence
d'Eschmoûn.
Celui de Salammbô
avait déjà refusé plusieurs fois les quatre moineaux vivants qu'on lui
présentait à la pleine lune et à chaque nouvelle lune. Sa belle peau, couverte
comme le firmament de taches d'or sur un fond tout noir, était jaune maintenant,
flasque, ridée et trop large pour son corps ; une moisissure cotonneuse étendait
autour de sa tête ; et dans l'angle de ses paupières, on apercevait de petits
points rouges qui paraissaient remuer. De temps à autre, Salammbô s'approchait
de sa corbeille en fils d'argent ; elle écartait la courtine de pourpre, les
feuilles de lotus, le duvet d'oiseau ; il était continuellement enroulé sur
lui-même, plus immobile qu'une liane flétrie ; et, à force de le regarder, elle
finissait par sentir dans son coeur comme une spirale, comme un autre serpent
qui, peu à peu, lui montait à la gorge et l'étranglait.
Elle était désespérée d'avoir vu
le zaïmph, et cependant, elle en éprouvait une sorte de joie, un orgueil intime.
Un mystère se dérobait dans la splendeur de ses plis ; c'était le nuage
enveloppant les Dieux, le secret de l'existence universelle, et Salammbô, en se
faisant horreur à elle-même, regrettait de ne l'avoir pas soulevé.
Presque toujours, elle était
accroupie au fond de son appartement, tenant dans ses mains sa jambe gauche
repliée, la bouche entrouverte, le menton baissé, l'oeil fixe. Elle se
rappelait, avec épouvante, la figure de son père ; elle voulait s'en aller dans
les montagnes de la Phénicie, en pèlerinage au temple d'Aphaka, où Tanit est
descendue sous la forme d'une étoile ; toutes sortes d'imaginations
l'attiraient, l'effrayaient ; d'ailleurs une solitude chaque jour plus large
l'environnait. Elle ne savait même pas ce que devenait Hamilcar.
Enfin, lasse de ses pensées, elle
se levait, et, en traînant ses petites sandales dont la semelle à chaque pas
claquait sur ses talons, elle se promenait au hasard dans la grande chambre
silencieuse. Les améthystes et les topazes du plafond faisaient çà et là
trembler des taches lumineuses, et Salammbô, tout en marchant, tournait un peu
la tête pour les voir. Elle allait prendre par le goulot les amphores suspendues
; elle se rafraîchissait la poitrine sous les larges éventails, ou bien elle
s'amusait à brûler du cinnamome dans des perles creuses. Au coucher du soleil,
Taanach retirait les losanges de feutre noir bouchant les ouvertures de la
muraille ; alors ses colombes, frottées de musc comme les colombes de Tanit,
tout à coup entraient, et leurs pattes roses glissaient sur les dalles de verre
parmi les grains d'orge qu'elle leur jetait à pleines poignées, comme un semeur
dans un champ. Mais soudain elle éclatait en sanglots, et elle restait étendue
sur le grand lit fait de courroies de boeuf, sans remuer, en répétant un mot,
toujours le même, les yeux ouverts, pâle comme une morte, insensible, froide ;
-- et cependant elle entendait le cri des singes dans les touffes des palmiers,
avec le grincement continu de la grande roue qui, à travers les étages, amenait
un flot d'eau pure dans la vasque de porphyre.
Quelquefois, durant plusieurs jours, elle refusait de
manger. Elle voyait en rêve des astres troubles qui passaient sous ses pieds.
Elle appelait Schahabarim, et, quand il était venu, n'avait plus rien à lui
dire.
Elle ne pouvait vivre
sans le soulagement de sa présence. Mais elle se révoltait intérieurement contre
cette domination ; elle sentait pour le prêtre tout à la fois de la terreur, de
la jalousie, de la haine et une espèce d'amour, en reconnaissance de la
singulière volupté qu'elle trouvait près de lui.
Il avait reconnu l'influence de la Rabbet, habile à
distinguer quels étaient les Dieux qui envoyaient les maladies ; et, pour guérir
Salammbô, il faisait arroser son appartement avec des lotions de verveine et
d'adiante ; elle mangeait tous les matins des mandragores ; elle dormait, la
tête sur un sachet d'aromates mixtionnés par les pontifes ; il avait même
employé le baaras, racine couleur de feu qui refoule dans le septentrion les
génies funestes ; enfin, se tournant vers l'étoile polaire, il murmura par trois
fois le nom mystérieux de Tanit ; mais Salammbô souffrant toujours, ses
angoisses s'approfondirent.
Personne à Carthage n'était savant comme lui. Dans sa
jeunesse, il avait étudié au collège des Mogbeds, à Borsippa, près de Babylone ;
puis visité Samothrace, Pessinunte, Ephèse, la Thessalie, la Judée, les temples
des Nabathéens, qui sont perdus dans les sables ; et, des cataractes jusqu'à la
mer, parcouru à pied les bords du Nil. La face couverte d'un voile, et en
secouant des flambeaux, il avait jeté un coq noir sur un feu de sandaraque,
devant le poitrail du Sphinx, le Père-de-la-Terreur. Il était descendu dans les
cavernes de Proserpine ; il avait vu tourner les cinq cents colonnes du
labyrinthe de Lemnos et resplendir le candélabre de Tarente, portant sur sa tige
autant de lampadaires qu'il y a de jours dans l'année ; la nuit, parfois, il
recevait des Grecs pour les interroger. La constitution du monde ne l'inquiétait
pas moins que la nature des Dieux ; avec les armilles placés dans le portique
d'Alexandrie, il avait observé les équinoxes, et accompagné jusqu'à Cyrène les
bématistes d'Evergète, qui mesurent le ciel en calculant le nombre de leurs pas
; -- si bien que maintenant grandissait dans sa pensée une religion
particulière, sans formule distincte, et, à cause de cela même, toute pleine de
vertiges et d'ardeurs. Il ne croyait plus la terre faite comme une pomme de pin
; il la croyait ronde et tombant éternellement dans l'immensité, avec une
vitesse si prodigieuse qu'on ne s'aperçoit pas de sa chute.
De la position du soleil au-dessus
de la lune, il concluait à la prédominance de Baal, dont l'astre lui-même n'est
que le reflet et la figure ; d'ailleurs, tout ce qu'il voyait des choses
terrestres le forçait à reconnaître pour suprême le principe mâle exterminateur.
Puis, il accusait secrètement la Rabbet de l'infortune de sa vie. N'était-ce pas
pour elle qu'autrefois, le grand pontife, s'avançant dans le tumulte des
cymbales, lui avait pris sous une patère d'eau bouillante sa virilité future ?
Et il suivait d'un oeil mélancolique des hommes qui se perdaient avec les
prêtresses au fond des térébinthes.
Ses jours se passaient à inspecter les encensoirs, les
vases d'or, les pinces, les râteaux pour les cendres de l'autel, et toutes les
robes des statues, jusqu'à l'aiguille de bronze servant à friser les cheveux
d'une vieille Tanit, dans le troisième édicule, près de la vigne d'émeraude. Aux
mêmes heures, il soulevait les grandes tapisseries des mêmes portes qui
retombaient ; il restait les bras ouverts dans la même attitude, ; il priait
prosterné sur les mêmes dalles, tandis qu'autour de lui un peuple de prêtres
circulait pieds nus par les couloirs pleins d'un crépuscule éternel.
Mais sur l'aridité de sa vie,
Salammbô faisait comme une fleur dans la fente d'un sépulcre. Cependant, il
était dur pour elle, et ne lui épargnait point les pénitences ni les paroles
amères. Sa condition établissait entre eux comme l'égalité d'un sexe commun, et
il en voulait moins à la jeune fille de ne pouvoir la posséder que de la trouver
si belle et surtout si pure. Souvent il voyait bien qu'elle se fatiguait à
suivre sa pensée. Alors il s'en retournait plus triste ; il se sentait plus
abandonné, plus seul, plus vide.
Des mots étranges quelquefois lui échappaient, et qui
passaient devant Salammbô comme de larges éclairs illuminant des abîmes. C'était
la nuit, sur la terrasse, quand, seuls tous les deux, ils regardaient les
étoiles, et que Carthage s'étalait en bas, sous leurs pieds, avec le golfe et la
pleine mer vaguement perdus dans la couleur des ténèbres.
Il lui exposait la théorie des
âmes qui descendent sur la terre, en suivant la même route que le soleil par les
signes du zodiaque. De son bras étendu, il montrait dans le Bélier la porte de
la génération humaine, dans le Capricorne, celle du retour vers les Dieux ; et
Salammbô s'efforçait de les apercevoir, car elle prenait ces conceptions pour
des réalités ; elle acceptait comme vrais en eux-mêmes de purs symboles et
jusqu'à des manières de langage, distinction qui n'était pas, non plus, toujours
bien nette pour le prêtre.
--
" Les âmes des morts " , disait-il, " se résolvent dans la lune comme les
cadavres dans la terre. Leurs larmes composent son humidité ; c'est un séjour
obscur plein de fange, de débris et de tempêtes. "
Elle demanda ce qu'elle y deviendrait.
D'abord, tu languiras, légère
comme une vapeur qui se balance sur les flots ; et, après des épreuves et des
angoisses plus longues, tu t'en iras dans le foyer du soleil, à la source même
de l'Intelligence !
Cependant
il ne parlait pas de la Rabbet. Salammbô s'imaginait que c'était par pudeur pour
sa déesse vaincue, et, l'appelant d'un nom commun qui désignait la lune, elle se
répandait en bénédictions sur l'astre fertile et doux. A la fin, il s'écria :
-- " Non ! non ! elle tire de
l'autre toute sa fécondité ! Ne la vois-tu pas vagabondant autour de lui comme
une femme amoureuse qui court après un homme dans un champ ? " Et sans cesse, il
exaltait la vertu de la lumière.
Loin d'abattre ses désirs mystiques, au contraire il les
sollicitait, et même il semblait prendre de la joie à la désoler par les
révélations d'une doctrine impitoyable. Salammbô, malgré les douleurs de son
amour, se jetait dessus avec emportement.
Mais plus Schahabarim se sentait douter de Tanit, plus il
voulait y croire. Au fond de son âme un remords l'arrêtait. Il lui aurait fallu
quelque preuve, une manifestation des Dieux, et, dans l'espoir de l'obtenir, le
prêtre imagina une entreprise qui pouvait à la fois sauver sa patrie et sa
croyance.
Dès lors il se mit,
devant Salammbô, à déplorer le sacrilège et les malheurs qui en résultaient
jusque dans les régions du ciel. Puis, tout à coup, il lui annonça le péril du
Suffète, assailli par trois armées que commandait Mâtho ; car Mâtho, pour les
Carthaginois, était, à cause du voile, comme le roi des Barbares ; et il ajouta
que le salut de la République et de son père dépendait d'elle seule.
-- " De moi ! " s'écria-t-elle, "
comment puis-je ... ? "
Mais
le prêtre, avec un sourire de dédain :
-- " Jamais tu ne consentiras ! "
Elle le suppliait. Enfin
Schahabarim lui dit :
-- " Il
faut que tu ailles chez les Barbares reprendre le zaïmph ! "
Elle s'affaissa sur l'escabeau
d'ébène ; et elle restait les bras allongés entre ses genoux, avec un frisson de
tous ses membres, comme une victime au pied de l'autel quand elle attend le coup
de massue. Ses tempes bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu, et,
dans sa stupeur, ne comprenait plus qu'une chose, c'est que certainement elle
allait bientôt mourir.
Mais si
Rabbetna triomphait, si le zaïmph était rendu et Carthage délivrée, qu'importe
la vie d'une femme ! pensait Schahabarim. D'ailleurs, elle obtiendrait peut-être
le voile et ne périrait pas.
Il fut trois jours sans revenir, ; le soir du quatrième,
elle l'envoya chercher.
Pour
mieux enflammer son coeur, il lui apportait toutes les invectives que l'on
hurlait contre Hamilcar en plein Conseil ; il lui disait qu'elle avait failli,
qu'elle devait réparer son crime, et que la Rabbetna ordonnait ce sacrifice.
Souvent une large clameur
traversant les Mappales arrivait dans Mégara. Schahabarim et Salammbô sortaient
vivement ; et, du haut de l'escalier des galères, ils regardaient.
C'étaient des gens sur la place de
Khamon qui criaient pour avoir des armes. Les Anciens ne voulaient pas leur en
fournir, estimant cet effort inutile ; d'autres partis, sans général, avaient
été massacrés. Enfin on leur permit de s'en aller, et, par une sorte d'hommage à
Moloch ou un vague besoin de destruction, ils arrachèrent dans les bois des
temples de grands cyprès et, les ayant allumés aux flambeaux des Kabyres, ils
les portaient dans les rues en chantant. Ces flammes monstrueuses s'avançaient,
balancées doucement ; elles envoyaient des feux sur des boules de verre à la
crête des temples, sur les ornements des colosses, sur les éperons des navires,
dépassaient les terrasses et faisaient comme des soleils qui se roulaient par la
ville. Elles descendirent l'Acropole. La porte de Malqua s'ouvrit.
-- " Es-tu prête ? " s'écria
Schahabarim, " ou leur as-tu recommandé de dire à ton père que tu l'abandonnais.
" Elle se cacha le visage dans ses voiles, et les grandes lueurs s'éloignèrent,
en s'abaissant peu à peu au bord des flots.
Une épouvante indéterminée la retenait : elle avait peur de
Moloch, peur de Mâtho. Cet homme à taille de géant, et qui était maître du
zaïmph, dominait la Rabbetna autant que le Baal et lui apparaissait entouré des
mêmes fulgurations ; puis l'âme des Dieux, quelquefois, visitait le corps des
hommes. Schahabarim, en parlant de celui-là, ne disait-il pas qu'elle devait
vaincre Moloch ? Ils étaient mêlés l'un à l'autre ; elle les confondait ; tous
les deux la poursuivaient.
Elle voulut connaître l'avenir et elle s'approcha du
serpent, car on tirait des augures d'après l'attitude des serpents. Mais la
corbeille était vide ; Salammbô fut troublée.
Elle le trouva enroulé par la queue à un des balustres
d'argent, près du lit suspendu, et il le frottait pour se dégager de sa vieille
peau jaunâtre, tandis que son corps tout luisant et clair s'allongeait comme un
glaive à moitié sorti du fourreau.
Puis les jours suivants, à mesure qu'elle se laissait
convaincre, qu'elle était plus disposée à secourir Tanit, le python se
guérissait, grossissait, il semblait revivre.
La certitude que Schahabarim exprimait la volonté des Dieux
s'établit alors dans sa conscience. Un matin, elle se réveilla déterminée, et
elle demanda ce qu'il fallait pour que Mâtho rendît le voile.
-- " Le réclamer " , dit
Schahabarim.
-- " Mais s'il
refuse ? " reprit-elle.
Le
prêtre la considéra fixement, et avec un sourire qu'elle n'avait jamais vu.
-- " Oui, comment faire ? " répéta
Salammbô.
Il roulait entre ses
doigts l'extrémité des bandelettes qui tombaient de sa tiare sur ses épaules,
les yeux baissés, immobile. Enfin, voyant qu'elle ne comprenait pas :
-- " Tu seras seule avec lui. "
-- " Après ? " dit-elle.
-- " Seule dans sa tente. "
-- " Et alors ? "
Schahabarim se mordit les lèvres.
Il cherchait quelque phrase, un détour.
-- " Si tu dois mourir, ce sera plus tard " , dit-il, plus
tard ! ne crains rien ! et quoi qu'il entreprenne, n'appelle pas ! ne t'effraye
pas ! Tu seras humble, entends-tu, et soumise à son désir qui est l'ordre du
ciel !
-- " Mais le voile ? "
-- " Les Dieux y aviseront " ,
répondit Schahabarim. Elle ajouta :
-- " Si tu m'accompagnais, ô père ? "
-- " Non ! "
Il la fit se mettre à genoux, et,
gardant la main gauche levée et la droite étendue, il jura pour elle de
rapporter dans Carthage le manteau de Tanit. Avec des imprécations terribles,
elle se dévouait aux Dieux, et chaque fois que Schahabarim prononçait un mot, en
défaillant, elle le répétait.
Il lui indiqua toutes les purifications, les jeûnes qu'elle
devait faire et comment parvenir jusqu'à Mâtho. D'ailleurs, un homme connaissant
les routes l'accompagnerait.
Elle se sentit comme délivrée. Elle ne songeait plus qu'au
bonheur de revoir le zaïmph, et maintenant elle bénissait Schahabarim de ses
exhortations.
C'était l'époque
où les colombes de Carthage émigraient en Sicile, dans la montagne d'Eryx,
autour du temple de Vénus. Avant leur départ, durant plusieurs jours, elles se
cherchaient, s'appelaient pour se réunir ; enfin elles s'envolèrent un soir ; le
vent les poussait, et cette grosse nuée blanche glissait dans le ciel, au-dessus
de la mer, très haut.
Une
couleur de sang occupait l'horizon. Elles semblaient descendre vers les flots,
peu à peu ; puis elles disparurent comme englouties et tombant d'elles-mêmes
dans la gueule du soleil. Salammbô, qui les regardait s'éloigner, baissa la
tête, et Taanach, croyant deviner son chagrin, lui dit alors doucement :
-- " Mais elles reviendront,
Maîtresse. "
-- " Oui ! Je le
sais. "
-- " Et tu les
reverras. "
-- " Peut-être ! "
fit-elle en soupirant.
Elle
n'avait confié à personne sa résolution ; pour l'accomplir plus discrètement,
elle envoya Taanach acheter dans le faubourg de Kinisdo (au lieu de les demander
aux intendants), toutes les choses qu'il lui fallait : du vermillon, des
aromates, une ceinture de lin et des vêtements neufs. La vieille esclave
s'ébahissait de ces préparatifs, sans oser pourtant lui faire de questions ; et
le jour arriva, fixé par Schahabarim, où Salammbô devait partir.
Vers la douzième heure, elle
aperçut au fond des sycomores un vieillard aveugle, la main appuyée sur l'épaule
d'un enfant qui marchait devant lui, et de l'autre il portait contre sa hanche
une espèce de cithare en bois noir. Les eunuques, les esclaves, les femmes
avaient été scrupuleusement éloignés : aucun ne pouvait savoir le mystère qui se
préparait.
Taanach alluma dans
les angles de l'appartement quatre trépieds pleins de strobus et de cardamone ;
puis elle déploya de grandes tapisseries babyloniennes et elle les tendit sur
des cordes, tout autour de la chambre : car Salammbô ne voulait pas être vue,
même par les murailles. Le joueur de kinnor se tenait accroupi derrière la
porte, et le jeune garçon, debout, appliquait contre ses lèvres une flûte de
roseau. Au loin la clameur des rues s'affaiblissait, des ombres violettes
s'allongeaient devant le péristyle des temples, et, de l'autre côté du golfe,
les bases des montagnes, les champs d'oliviers et les vagues terrains jaunes,
ondulant indéfiniment, se confondaient dans une vapeur bleuâtre ; on n'entendait
aucun bruit, un accablement indicible pesait dans l'air.
Salammbô s'accroupit sur la marche
d'onyx, au bord du bassin ; elle releva ses larges manches qu'elle attacha
derrière ses épaules, et elle commença ses ablutions, méthodiquement, d'après
les rites sacrés.
Enfin
Taanach lui apporta, dans une fiole d'albâtre, quelque chose de liquide et de
coagulé ; c'était le sang d'un chien noir, égorgé par des femmes stériles, une
nuit d'hiver, dans les décombres d'un sépulcre. Elle s'en frotta les oreilles,
les talons, le pouce de la main droite, et même son ongle resta un peu rouge,
comme si elle eût écrasé un fruit.
La lune se leva ; alors la cithare et la flûte, toutes les
deux à la fois, se mirent à jouer.
Salammbô défit ses pendants d'oreilles, son collier, ses
bracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et
pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se
rafraîchir en les éparpillant. La musique au-dehors continuait ; c'étaient trois
notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la
flûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains ;
Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses
vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d'elle.
La lourde tapisserie trembla, et
par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit
lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les
étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ;
et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L'horreur du froid ou une pudeur,
peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de
Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le
milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier
rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de
ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire,
elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et,
en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La
blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses
pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur
de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or.
Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait
mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis
la musique se taisant, il retomba.
Taanach revint près d'elle ; et quand elle eut disposé deux
candélabres dont les lumières brûlaient dans les boules de cristal pleines
d'eau, elle teignit de lausonia l'intérieur de ses mains, passa du vermillon sur
ses joues, de l'antimoine au bord de ses paupières, et allongea ses sourcils
avec un mélange de gomme, de musc, d'ébène et de pattes de mouches écrasées.
Salammbô, assise dans une chaise à
montants d'ivoire, s'abandonnait aux soins de l'esclave. Mais ces attouchements,
l'odeur des aromates et les jeûnes qu'elle avait subis, l'énervaient. Elle
devint si pâle que Taanach s'arrêta.
-- " Continue ! " dit Salammbô, et, se roidissant contre
elle-même, elle se ranima tout à coup. Alors une impatience la saisit ; elle
pressait Taanach de se hâter, et la vieille esclave en grommelant :
-- " Bien ! bien ! Maîtresse ! ...
Tu n'as d'ailleurs personne qui t'attende ! "
-- " Oui ! " dit Salammbô, " quelqu'un m'attend. "
Taanach se recula de surprise, et,
afin d'en savoir plus long :
-- " Que m'ordonnes-tu, Maîtresse ? car si tu dois rester
partie... "
Mais Salammbô
sanglotait ; l'esclave s'écria :
-- " Tu souffres ! qu'as-tu donc ? Ne t'en va pas !
emmène-moi ! Quand tu étais toute petite et que tu pleurais, je te prenais sur
mon coeur et je te faisais rire avec la pointe de mes mamelles ; tu les as
taries, Maîtresse ! " Elle se donnait des coups sur sa poitrine desséchée. "
Maintenant, je suis vieille ! je ne peux rien pour toi ! tu ne m'aimes plus ! tu
me caches tes douleurs, tu dédaignes ta nourrice ! " Et de tendresse et de
dépit, des larmes coulaient le long de ses joues, dans les balafres de son
tatouage.
-- " Non ! " dit
Salammbô, " non, je t'aime ! console-toi ! "
Taanach, avec un sourire pareil à la grimace d'un vieux
singe, reprit sa besogne. D'après les recommandations de Schahabarim, Salammbô
lui avait ordonné de la rendre magnifique ; et elle l'accommodait dans un goût
barbare, plein à la fois de recherche et d'ingénuité.
Sur une première tunique, mince,
et de couleur vineuse, elle en passa une seconde, brodée en plumes d'oiseaux.
Des écailles d'or se collaient à ses hanches, et de cette large ceinture
descendaient les flots de ses caleçons bleus, étoilés d'argent. Ensuite Taanach
lui emmancha une grande robe, faite avec la toile du pays des Sères, blanche et
bariolée de lignes vertes. Elle attacha au bord de son épaule un carré de
pourpre, appesanti dans le bas par des grains de sandastrum ; et par-dessus tous
ces vêtements, elle posa un manteau noir à queue traînante ; puis elle la
contempla, et, fière de son oeuvre, ne put s'empêcher de dire :
-- " Tu ne seras pas plus belle le
jour de tes noces ! "
-- " Mes
noces ! " répéta Salammbô ; elle rêvait, le coude appuyé sur la chaise d'ivoire.
Mais Taanach dressa devant
elle un miroir de cuivre si large et si haut qu'elle s'y aperçut tout entière.
Alors elle se leva, et, d'un coup de doigt léger, remonta une boucle de ses
cheveux, qui descendait trop bas.
Ils étaient couverts de poudre d'or, crépus sur le front et
par-derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades que terminaient des
perles. Les clartés des candélabres avivaient le fard de ses joues, l'or de ses
vêtements, la blancheur de sa peau ; elle avait autour de la taille, sur les
bras, sur les mains et aux doigts des pieds une telle abondance de pierreries
que le miroir, comme un soleil, lui renvoyait des rayons ; -- et Salammbô,
debout à côté de Taanach, se penchant pour la voir, souriait dans cet
éblouissement.
Puis elle se
promena de long en large, embarrassée du temps qui lui restait.
Tout à coup, le chant d'un coq
retentit. Elle piqua vivement sur ses cheveux un long voile jaunes, se passa une
écharpe autour du cou, enfonça ses pieds dans des bottines de cuir bleu, et elle
dit à Taanach :
-- " Va voir
sous les myrtes s'il n'y a pas un homme avec deux chevaux. "
Taanach était à peine rentrée
qu'elle descendait l'escalier des galeries.
-- " Maîtresse ! " cria la nourrice.
Salammbô se retourna, un doigt sur
la bouche, en signe de discrétion et d'immobilité.
Taanach se coula doucement le long des proues jusqu'au bas
de la terrasse ; et de loin, à la clarté de la lune, elle distingua, dans
l'avenue des cyprès, une ombre gigantesque marchant à la gauche de Salammbô
obliquement, ce qui était un présage de mort.
Taanach remonta dans la chambre. Elle se jeta par terre, en
se déchirant le visage avec ses ongles ; elle s'arrachait les cheveux, et à
pleine poitrine poussait des hurlements aigus.
L'idée lui vint que l'on pouvait les entendre ; alors elle
se tut. Elle sanglotait tout bas, la tête dans ses mains et la figure sur les
dalles.
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Chapitre 11
SOUS LA TENTE
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L'homme qui conduisait
Salammbô la fit remonter au-delà du phare, vers les Catacombes, puis descendre
le long faubourg Molouya, plein de ruelles escarpées. Le ciel commençait à
blanchir. Quelquefois, des poutres de palmier, sortant des murs, les obligeaient
à baisser la tête. Les deux chevaux, marchant au pas, glissaient ; et ils
arrivèrent ainsi à la porte de Teveste.
Ses lourds battants étaient entrebâillés ; ils passèrent ;
elle se referma derrière eux.
D'abord ils suivirent pendant quelque temps le pied des
remparts, et, à la hauteur des Citernes, ils prirent par la Taenia, étroit ruban
de terre jaune, qui, séparant le golfe du lac, se prolonge jusqu'au Rhadès.
Personne n'apparaissait autour de
Carthage, ni sur la mer, ni dans la campagne. Les flots couleur d'ardoise
clapotaient doucement, et le vent léger, poussant leur écume çà et là, les
tachetait de déchirures blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbô frissonnait
sous la fraîcheur du matin ; le mouvement, le grand air l'étourdissaient. Puis
le soleil se leva ; il la mordait sur le derrière de la tête, et,
involontairement, elle s'assoupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte,
trottaient l'amble en enfonçant leurs pieds dans le sable muet.
Quand ils eurent dépassé la
montagne des Eaux-Chaudes, ils continuèrent d'un train plus rapide, le sol étant
plus ferme.
Mais les champs,
bien qu'on fût à l'époque des semailles et des labours, d'aussi loin qu'on les
apercevait, étaient vides comme le désert. Il y avait, de place en place, des
tas de blé répandus ; ailleurs des orges roussies s'égrenaient. Sur l'horizon
clair, les villages apparaissaient en noir, avec des formes incohérentes et
découpées.
De temps à autre,
un pan de muraille à demi calciné se dressait au bord de la route. Les toits des
cabanes s'effondraient, et, dans l'intérieur, on distinguait des éclats de
poteries, des lambeaux de vêtements, toutes sortes d'ustensiles et de choses
brisées méconnaissables. Souvent un être couvert de haillons, la face terreuse
et les prunelles flamboyantes, sortait de ces ruines. Mais bien vite il se
mettait à courir ou disparaissait dans un trou. Salammbô et son guide ne
s'arrêtaient pas.
Les plaines
abandonnées se succédaient. Sur de grands espaces de terre toute blonde
s'étalait, par traînées inégales, une poudre de charbon que leurs pas
soulevaient derrière eux. Quelquefois ils rencontraient de petits endroits
paisibles, un ruisseau qui coulait parmi de longues herbes ; et, en remontant
sur l'autre bord, Salammbô, pour se rafraîchir les mains, arrachait des feuilles
mouillées. Au coin d'un bois de lauriers-roses, son cheval fit un grand écart
devant le cadavre d'un homme, étendu par terre.
L'esclave, aussitôt, la rétablit sur les coussins. C'était
un des serviteurs du Temple, un homme que Schahabarim employait dans les
missions périlleuses.
Par
excès de précaution, maintenant il allait à pied, près d'elle entre les chevaux
; et il les fouettait avec le bout d'un lacet de cuir enroulé à son bras, ou
bien il tirait d'une panetière suspendue contre sa poitrine des boulettes de
froment, de dattes et de jaunes d'oeufs, enveloppées dans des feuilles de lotus,
et il les offrait à Salammbô, sans parler, tout en courant.
Au milieu du jour, trois Barbares,
vêtus de peaux de bêtes, les croisèrent sur le sentier. Peu à peu, il en parut
d'autres, vagabondant par troupes de dix, douze, vingt-cinq hommes ; plusieurs
poussaient des chèvres ou quelque vache qui boitait. Leurs lourds bâtons étaient
hérissés de pointes en airain ; des coutelas luisaient sur leurs vêtements d'une
saleté farouche, et ils ouvraient les yeux avec un air de menace et
d'ébahissement. Tout en passant, quelques-uns envoyaient une bénédiction banale
; d'autres, des plaisanteries obscènes ; et l'homme de Schahabarim répondait à
chacun dans son propre idiome. Il leur disait que c'était un jeune garçon malade
allant pour se guérir vers un temple lointain.
Cependant le jour tombait. Des aboiements retentirent ; ils
s'en rapprochèrent.
Puis, aux
clartés du crépuscule, ils aperçurent un enclos de pierres sèches, enfermant une
vague construction. Un chien courait sur le mur. L'esclave lui jeta des cailloux
; et ils entrèrent dans une haute salle voûtée.
Au milieu, une femme accroupie se chauffait à un feu de
broussailles dont la fumée s'envolait par les trous du plafond. Ses cheveux
blancs, qui lui tombaient jusqu'aux genoux, la cachaient à demi ; et sans
vouloir répondre, d'un air idiot, elle marmottait des paroles de vengeance
contre les Barbares et contre les Carthaginois.
Le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il revint
près d'elle, en réclamant à manger. La vieille branlait la tête, et, les yeux
fixés sur les charbons, murmurait :
-- " J'étais la main. Les dix doigts sont coupés. La bouche
ne mange plus. "
L'esclave lui
montra une poignée de pièces d'or. Elle se rua dessus, mais bientôt elle reprit
son immobilité.
Enfin il lui
posa sous la gorge un poignard qu'il avait dans sa ceinture. Alors, en
tremblant, elle alla soulever une large pierre et rapporta une amphore de vin
avec des poissons d'Hippo-Zaryte confits dans du miel.
Salammbô se détourna de cette
nourriture immonde, et elle s'endormit sur les caparaçons des chevaux étendus
dans un coin de la salle.
Avant le jour, il la réveilla.
Le chien hurlait. L'esclave s'en approcha tout doucement ;
et d'un seul coup de poignard, lui abattit la tête. Puis il frotta de sang les
naseaux des chevaux pour les ranimer. La vieille lui lança par-derrière une
malédiction. Salammbô l'aperçut, et elle pressa l'amulette qu'elle portait sur
son coeur.
Ils se remirent en
marche.
De temps à autre, elle
demandait si l'on ne serait pas bientôt arrivé. La route ondulait sur de petites
collines. On n'entendait que le grincement des cigales. Le soleil chauffait
l'herbe jaunie ; la terre était toute fendillée par des crevasses, qui
faisaient, en la divisant, comme des dalles monstrueuses. Quelquefois une vipère
passait, des aigles volaient ; l'esclave courait toujours ; Salammbô rêvait sous
ses voiles, et malgré la chaleur ne les écartait pas, dans la crainte de salir
ses beaux vêtements.
A des
distances régulières, des tours s'élevaient, bâties par les Carthaginois, afin
de surveiller les tribus. Ils entraînaient dedans pour se mettre à l'ombre, puis
repartaient.
La veille, par
prudence, ils avaient fait un grand détour. Mais, à présent, on ne rencontrait
personne ; la région étant stérile, les Barbares n'y avaient point passé.
La dévastation peu à peu
recommença. Parfois, au milieu d'un champ, une mosaïque s'étalait, seul débris
d'un château disparu ; et les oliviers, qui n'avaient pas de feuilles,
semblaient au loin de larges buissons d'épines. Ils traversèrent un bourg dont
les maisons étaient brûlées à ras du sol. On voyait le long des murailles des
squelettes humains. Il y en avait aussi de dromadaires et de mulets. Des
charognes à demi rongées barraient les rues. La nuit descendait. Le ciel était
bas et couvert de nuages.
Ils
remontèrent encore pendant deux heures dans la direction de l'Occident, et, tout
à coup, devant eux, ils aperçurent quantité de petites flammes.
Elles brillaient au fond d'un
amphithéâtre. Çà et là des plaques d'or miroitaient, en se déplaçant. C'étaient
les cuirasses des Clinabares, le camp punique ; puis ils distinguèrent aux
alentours d'autres lueurs plus nombreuses, car les armées des Mercenaires,
confondues maintenant, s'étendaient sur un grand espace.
Salammbô fit un mouvement pour
s'avancer. Mais l'homme de Schahabarim l'entraîna plus loin, et ils longèrent la
terrasse qui fermait le camp des Barbares. Une brèche s'y ouvrait, l'esclave
disparut.
Au sommet du
retranchement, une sentinelle se promenait avec un arc à la main et une pique
sur l'épaule.
Salammbô se
rapprochait toujours ; le Barbare s'agenouilla, et une longue flèche vint percer
le bas de son manteau. Puis, comme elle restait immobile, en criant, il lui
demanda ce qu'elle voulait.
--
" Parler à Mâtho " , répondit-elle. " Je suis un transfuge de Carthage. "
Il poussa un sifflement, qui se
répéta de loin en loin.
Salammbô attendit ; son cheval, effrayé, tournoyait en
reniflant.
Quand Mâtho arriva,
la lune se levait derrière elle. Mais elle avait sur le visage un voile jaune à
fleurs noires et tant de draperies autour du corps qu'il était impossible d'en
rien deviner. Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague se
dressant comme un fantôme dans les pénombres du soir.
Enfin elle lui dit :
-- " Mène-moi dans ta tente ! Je
le veux ! "
Un souvenir qu'il
ne pouvait préciser lui traversa la mémoire. Il sentait battre son coeur. Cet
air de commandement l'intimidait.
-- " Suis-moi ! " dit-il.
La barrière s'abaissa ; aussitôt elle fut dans le camp des
Barbares.
Un grand tumulte et
une grande foule l'emplissaient. Des feux clairs brûlaient sous des marmites
suspendues ; et leurs reflets empourprés, illuminant certaines places, en
laissaient d'autres dans les ténèbres, complètement. On criait, on appelait ;
des chevaux attachés à des entraves formaient de longues lignes droites au
milieu des tentes ; elles étaient rondes, carrées, de cuir ou de toile ; il y
avait des huttes en roseaux et des trous dans le sable comme en font les chiens.
Les soldats charriaient des fascines, s'accoudaient par terre, ou, s'enroulant
dans une natte, se disposaient à dormir ; et le cheval de Salammbô, pour passer
par-dessus, quelquefois allongeait une jambe et sautait.
Elle se rappelait les avoir déjà
vus ; mais leurs barbes étaient plus longues, leurs figures encore plus noires,
leurs voix plus rauques. Mâtho, en marchant devant elle, les écartait par un
geste de son bras qui soulevait son manteau rouge. Quelques-uns baisaient ses
mains ; d'autres, en pliant l'échine, l'abordaient pour lui demander des ordres
; car il était maintenant le véritable, le seul chef des Barbares ; Spendius,
Autharite et Narr'Havas étaient découragés, et il avait montré tant d'audace et
d'obstination que tous lui obéissaient.
Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier. Sa tente
était au bout, à trois cents pas du retranchement d'Hamilcar.
Elle remarqua sur la droite une
large fosse, et il lui sembla que des visages posaient contre le bord, au niveau
du sol, comme eussent fait des têtes coupées. Cependant leurs yeux remuaient, et
de ces bouches entrouvertes il s'échappait des gémissements en langage punique.
Deux nègres, portant des
fanaux de résine, se tenaient aux deux côtés de la porte. Mâtho écarta la toile
brusquement. Elle le suivit.
C'était une tente profonde, avec un mât dressé au milieu.
Un grand lampadaire en forme de lotus l'éclairait, tout plein d'une huile jaune
où flottaient des poignées d'étoupes, et on distinguait dans l'ombre des choses
militaires qui reluisaient. Un glaive nu s'appuyait contre un escabeau, près
d'un bouclier ; des fouets en cuir d'hippopotame, des cymbales, des grelots, des
colliers s'étalaient pêle-mêle sur des corbeilles en sparterie ; les miettes
d'un pain noir salissaient une couverture de feutre ; dans un coin, sur une
pierre ronde, de la monnaie de cuivre était négligemment amoncelée, et, par les
déchirures de la toile, le vent apportait la poussière du dehors avec la senteur
des éléphants, que l'on entendait manger, tout en secouant leurs chaînes.
-- " Qui es-tu ? " dit Mâtho.
Sans répondre, elle regardait
autour d'elle, lentement, puis ses yeux s'arrêtèrent au fond, où, sur un lit en
branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant.
Elle s'avança vivement. Un cri lui
échappa. Mâtho, derrière elle, frappait du pied.
-- " Qui t'amène ? pourquoi viens-tu ? "
Elle répondit en montrant le
zaïmph :
-- " Pour le prendre
! " et de l'autre main elle arracha les voiles de sa tête. Il se recula, les
coudes en arrière, béant, presque terrifié.
Elle se tenait comme appuyée sur la force des Dieux ; et,
le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle le réclamait en
paroles abondantes et superbes.
Mâtho n'entendait pas ; il la contemplait, et les
vêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire des étoffes était,
comme la splendeur de sa peau, quelque chose de spécial et n'appartenant qu'à
elle. Ses yeux, ses diamants étincelaient ; le poli de ses ongles continuait la
finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de sa tunique,
soulevant un peu de ses seins, les rapprochaient l'un de l'autre, et il se
perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où descendait un fil tenant
une plaque d'émeraudes, que l'on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle
avait pour pendants d'oreilles deux petites balances de saphir supportant une
perle creuse, pleine d'un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment
en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la
regardait tomber.
Une
curiosité indomptable l'entraîna ; et, comme un enfant qui porte la main sur un
fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légèrement
sur le haut de sa poitrine ; la chair un peu froide céda avec une résistance
élastique.
Ce contact, à peine
sensible pourtant, ébranla Mâtho jusqu'au fond de lui-même. Un soulèvement de
tout son être le précipitait vers elle. Il aurait voulu l'envelopper,
l'absorber, la boire. Sa poitrine haletait, il claquait des dents.
En la prenant par les deux
poignets, il l'attira doucement, et il s'assit alors sur une cuirasse, près du
lit de palmier que couvrait une peau de lion. Elle était debout. Il la regardait
de bas en haut, en la tenant ainsi entre ses jambes, et il répétait :
-- " Comme tu es belle ! comme tu
es belle ! "
Ses yeux
continuellement fixés sur les siens la faisaient souffrir ; et ce malaise, cette
répugnance augmentaient d'une façon si aiguë que Salammbô se retenait pour ne
pas crier. La pensée de Schahabarim lui revint ; elle se résigna.
Mâtho gardait toujours ses petites
mains dans les siennes ; et, de temps à autre, malgré l'ordre du prêtre, en
tournant le visage, elle tâchait de l'écarter avec des secousses de ses bras. Il
ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s'exhalant de sa personne.
C'était une émanation indéfinissable, fraîche, et cependant qui étourdissait
comme la fumée d'une cassolette. Elle sentait le miel, le poivre, l'encens, les
roses, et une autre odeur encore.
Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa tente, à
sa discrétion ? Quelqu'un, sans doute, l'avait poussée ? Elle n'était pas venue
pour le zaïmph ? Ses bras retombèrent, et il baissa la tête, accablé par une
rêverie soudaine.
Salammbô,
afin de l'attendrir, lui dit d'une voix plaintive :
-- " Que t'ai-je donc fait pour que tu veuilles ma mort ? "
-- " Ta mort ! "
Elle reprit :
-- " Je t'ai aperçu un soir, à la
lueur de mes jardins qui brûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves
égorgés, et ta colère était si forte que tu as bondi vers moi et qu'il a fallu
m'enfuir ! Puis une terreur est entrée dans Carthage. On criait la dévastation
des villes, l'incendie des campagnes, le massacre des soldats ; c'est toi qui
les avais perdus, c'est toi qui les avais assassinés ! Je te hais ! Ton nom seul
me ronge comme un remords. Tu es plus exécré que la peste et que la guerre
romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur, les sillons sont pleins de
cadavres ! J'ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch
! "
Mâtho se leva d'un bond ;
un orgueil colossal lui gonflait le coeur ; il se trouvait haussé à la taille
d'un Dieu.
Les narines
battantes, les dents serrées, elle continuait :
-- " Comme si ce n'était pas assez de ton sacrilège, tu es
venu chez moi, dans mon sommeil, tout couvert du zaïmph ! Tes paroles, je ne les
ai pas comprises ; mais je voyais bien que tu voulais m'entraîner vers quelque
chose d'épouvantable, au fond d'un abîme. "
Mâtho, en se tordant les bras, s'écria :
-- " Non ! non ! c'était pour te
le donner ! pour te le rendre ! Il me semblait que la Déesse avait laissé son
vêtement pour toi, et qu'il t'appartenait ! Dans son temple ou dans ta maison,
qu'importe ? n'es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme
Tanit ! " Et avec un regard plein d'une adoration infinie :
-- " A moins, peut-être que tu ne
sois Tanit ? "
-- " Moi, Tanit
! " se disait Salammbô.
Ils ne
parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait. Des moutons bêlaient, effrayés par
l'orage.
-- " Oh ! approche !
" reprit-il, " approche ! ne crains rien ! "
--Autrefois, je n'étais qu'un soldat confondu dans la plèbe
des Mercenaires, et même si doux, que je portais pour les autres du bois sur mon
dos. Est-ce que je m'inquiète de Carthage ! La foule de ses hommes s'agite comme
perdue dans la poussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les
provinces, les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de
tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin
de parvenir jusqu'à toi, pour te posséder ! D'ailleurs, en attendant, je me
vengeais ! A présent, j'écrase les hommes comme des coquilles, et je me jette
sur les phalanges, j'écarte les sarisses avec mes mains, j'arrête les étalons
par les naseaux ; une catapulte ne me tuerait pas ! Oh ! Si tu savais, au milieu
de la guerre, comme je pense à toi ! Quelquefois, le souvenir d'un geste, d'un
pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m'enlace comme un filet !
j'aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des
boucliers ! j'entends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me
détourne, tu n'es pas là ! et alors je me replonge dans la bataille ! "
Il levait ses bras où des veines
s'entrecroisaient comme des lierres sur des branches d'arbre. De la sueur
coulait sur sa poitrine, entre ses muscles carrés ; et son haleine secouait ses
flancs avec sa ceinture de bronze toute garnie de lanières qui pendaient jusqu'à
ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô, accoutumée aux eunuques, se
laissait ébahir par la force de cet homme. C'était le châtiment de la Déesse ou
l'influence de Moloch circulant autour d'elle, dans les cinq armées. Une
lassitude l'accablait ; elle écoutait avec stupeur le cri intermittent des
sentinelles, qui se répondaient.
Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales d'air
chaud. Il venait, par moment, de larges éclairs ; puis l'obscurité redoublait ;
et elle ne voyait plus que les prunelles de Mâtho, comme deux charbons dans la
nuit. Cependant, elle sentait bien qu'une fatalité l'entourait, qu'elle touchait
à un moment suprême, irrévocable, et, dans un effort, elle remonta vers le
zaïmph et leva les mains pour le saisir.
-- " Que fais-tu ? " s'écria Mâtho.
Elle répondit avec placidité :
-- " Je m'en retourne à Carthage.
"
Il s'avança en croisant les
bras, et d'un air si terrible qu'elle fut immédiatement comme clouée sur ses
talons.
-- " T'en retourner à
Carthage ! " Il balbutiait, et il répétait, en grinçant des dents :
-- " T'en retourner à Carthage !
Ah ! tu venais pour prendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître ! Non !
non, tu m'appartiens ! et personne à présent ne t'arrachera d'ici ! Oh ! je n'ai
pas oublié l'insolence de tes grands yeux tranquilles et comme tu m'écrasais
avec la hauteur de ta beauté ! A mon tour, maintenant ! Tu es ma captive, mon
esclave, ma servante ! Appelle, si tu veux, ton père et son armée, les Anciens,
les Riches et ton exécrable peuple, tout entier ! Je suis le maître de trois
cent mille soldats ! j'irai en chercher dans la Lusitanie, dans les Gaules et au
fond du désert, et je renverserai ta ville, je brûlerai tous ses temples ; les
trirèmes vogueront sur des vagues de sang ! Je ne veux pas qu'il en reste une
maison, une pierre ni un palmier ! Et si les hommes me manquent, j'attirerai les
ours des montagnes et je pousserai les lions ! N'essaye pas de t'enfuir, je te
tue ! "
Blême et les poings
crispés, il frémissait comme une harpe dont les cordes vont éclater. Tout à coup
des sanglots l'étouffèrent et, en s'affaissant sur les jarrets :
-- " Ah ! pardonne-moi ! Je suis
un infâme et plus vil que les scorpions, que la fange et la poussière ! Tout à
l'heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face, et je me
délectais comme un moribond qui boit à plat ventre au bord d'un ruisseau.
Ecrase-moi, pourvu que je sente tes pieds ! maudis-moi, pourvu que j'entende ta
voix ! Ne t'en va pas ! pitié ! je t'aime ! je t'aime ! "
Il était à genoux, par terre,
devant elle ; et il lui entourait la taille de ses deux bras, la tête en
arrière, les mains errantes ; les disques d'or suspendus à ses oreilles
luisaient sur son cou bronzé ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux pareils
à des globes d'argent ; il soupirait d'une façon caressante, et murmurait de
vagues paroles, plus légères qu'une brise et suaves comme un baiser.
Salammbô était envahie par une
mollesse où elle perdait toute conscience d'elle-même. Quelque chose à la fois
d'intime et de supérieur, un ordre des Dieux la forçait à s'y abandonner ; des
nuages la soulevaient, et, en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les
poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d'or éclata, et les
deux bouts, en s'envolant, frappèrent la toile comme deux vipères
rebondissantes. Le zaïmph tomba, l'enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho
se courbant sur sa poitrine.
-- " Moloch, tu me brûles ! " et les baisers du soldat,
plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée
dans un ouragan, prise dans la force du soleil.
Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds,
et d'un bout à l'autre les longues tresses de ses cheveux.
-- " Emporte-le " , disait-il,
est-ce que j'y tiens ! Emmène-moi avec lui ! j'abandonne l'armée ! je renonce à
tout ! Au-delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, on rencontre une île
couverte de poudre d'or, de verdure et d'oiseaux. Sur les montagnes, de grandes
fleurs pleines de parfums qui fument se balancent comme d'éternels encensoirs ;
dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait
font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l'air est
si doux qu'il empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons
dans les grottes de cristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne
l'habite, ou je deviendrai le roi du pays. "
Il balaya la poussière de ses cothurnes ; il voulut qu'elle
mît entre ses lèvres le quartier d'une grenade, il accumula derrière sa tête des
vêtements pour lui faire un coussin. Il cherchait les moyens de la servir, de
s'humilier, et même il étala sur ses jambes le zaïmph, comme un simple tapis.
-- " As-tu toujours " ,
disait-il, " ces petites cornes de gazelle où sont suspendus tes colliers ? Tu
me les donneras ; je les aime ! " Car il parlait comme si la guerre était finie,
des rires de joie lui échappaient ; et les Mercenaires, Hamilcar, tous les
obstacles avaient maintenant disparu. La lune glissait entre deux nuages. Ils la
voyaient par une ouverture de la tente.
-- " Ah ! que j'ai passé de nuits à la contempler ! elle me
semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me regardais à travers ; ton
souvenir se mêlait à ses rayonnements ; je ne vous distinguais plus ! " Et la
tête entre ses seins, il pleurait abondamment.
-- " C'est donc là ! " , songeait-elle " cet homme
formidable qui fait trembler Carthage ! "
Il s'endormit. Alors, en se dégageant de son bras, elle
posa un pied par terre, et elle s'aperçut que sa chaînette était brisée.
On accoutumait les vierges dans
les grandes familles à respecter ces entraves comme une chose presque
religieuse, et Salammbô, en rougissant, roula autour de ses jambes les deux
tronçons de la chaîne d'or.
Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes
qu'elle avait traversées, tourbillonnaient dans sa mémoire en images
tumultueuses et nettes cependant. Mais un abîme survenu les reculait loin
d'elle, à une distance infinie.
L'orage s'en allait ; de rares gouttes d'eau en claquant
une à une faisaient osciller le toit de la tente.
Mâtho, tel qu'un homme ivre, dormait étendu sur le flanc,
avec un bras qui dépassait le bord de la couche. Son bandeau de perles était un
peu remonté et découvrait son front. Un sourire écartait ses dents. Elles
brillaient entre sa barbe noire, et dans les paupières à demi closes il y avait
une gaieté silencieuse et presque outrageante.
Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les mains
croisées.
Au chevet du lit, un
poignard s'étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante
l'enflamma d'une envie sanguinaire. Des voix lamentables se traînaient au loin,
dans l'ombre, et, comme un choeur de Génies, la sollicitaient. Elle se rapprocha
; elle saisit le fer par le manche. Au frôlement de sa robe, Mâtho entrouvrit
les yeux, en avançant la bouche sur ses mains, et le poignard tomba.
Des cris s'élevèrent ; une lueur
effrayante fulgurait derrière la toile. Mâtho la souleva ; ils aperçurent de
grandes flammes qui enveloppaient le camp des Libyens.
Leurs cabanes de roseaux
brûlaient, et les tiges, en se tordant, éclataient dans la fumée et s'envolaient
comme des flèches ; sur l'horizon tout rouge, des ombres noires couraient
éperdues. On entendait les hurlements de ceux qui étaient dans les cabanes ; les
éléphants, les boeufs et les chevaux bondissaient au milieu de la foule en
l'écrasant, avec les munitions et les bagages que l'on tirait de l'incendie. Des
trompettes sonnaient. On appelait : " Mâtho ! Mâtho ! " Des gens à la porte
voulaient entrer.
-- " Viens
donc ! c'est Hamilcar qui brûle le camp d'Autharite ! "
Il fit un bond. Elle se trouva
toute seule.
Alors elle
examina le zaïmph ; et quand elle l'eut bien contemplé, elle fut surprise de ne
pas avoir ce bonheur qu'elle s'imaginait autrefois. Elle restait mélancolique
devant son rêve accompli.
Mais
le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuse apparut. Salammbô ne
distingua d'abord que les deux yeux, avec une longue barbe blanche qui pendait
jusqu'à terre ; car le reste du corps, embarrassé dans les guenilles d'un
vêtement fauve, traînait contre le sol ; et, à chaque mouvement pour avancer,
les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. En rampant ainsi, elle
arriva jusqu'à ses pieds, et Salammbô reconnut le vieux Giscon.
En effet, les Mercenaires, pour
empêcher les anciens captifs de s'enfuir, à coups de barre d'airain leur avaient
cassé les jambes ; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse, au
milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaient le bruit des
gamelles, se haussaient en criant : c'est ainsi que Giscon avait aperçu
Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise, aux petites boules de sandastrum
qui battaient contre ses cothurnes ; et, dans le pressentiment d'un mystère
considérable, en se faisant aider par ses compagnons, il était parvenu à sortir
de la fosse ; puis, avec les coudes et les mains, il s'était traîné vingt pas
plus loin, jusqu'à la tente de Mâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du
dehors et tout entendu.
-- "
C'est toi ! " dit-elle enfin, presque épouvantée.
En se haussant sur les poignets, il répliqua :
-- " Oui, c'est moi ! On me croit
mort, n'est-ce pas ? "
Elle
baissa la tête. Il reprit :
--
" Ah ! pourquoi les Baals ne m'ont-ils pas accordé cette miséricorde ! "
" Et se rapprochant de si près, qu'il la frôlait : " Ils
m'auraient épargné la peine de te maudire . ! "
Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle eut peur
de cet être immonde, qui était hideux comme une larve et terrible comme un
fantôme.
-- " J'ai cent ans,
bientôt " , dit-il. " J'ai vu Agathodès ; j'ai vu Régulus et les aigles des
Romains passer sur les moissons des champs puniques ! J'ai vu toutes les
épouvantes des batailles et la mer encombrée par les débris de nos flottes ! Des
Barbares que je commandais m'ont enchaîné aux quatre membres, comme un esclave
homicide. Mes compagnons, l'un après l'autre, sont à mourir autour de moi ;
l'odeur de leurs cadavres me réveille la nuit ; j'écarte les oiseaux qui
viennent becqueter leurs yeux ; et pourtant, pas un seul jour je n'ai désespéré
de Carthage ! Quand même j'aurais vu contre elle toutes les armées de la terre,
et les flammes du siège dépasser la hauteur des temples, j'aurais cru encore à
son éternité ! Mais, à présent, tout est fini ! tout est perdu ! Les Dieux
l'exècrent ! Malédiction sur toi qui as précipité sa ruine par ton ignominie ! "
Elle ouvrit ses lèvres.
-- " Ah ! j'étais là ! "
s'écria-t-il. " Je t'ai entendue râler d'amour comme une prostituée ; puis il te
racontait son désir, et tu te laissais baiser les mains ! Mais, si la fureur de
ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui
se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte jusque sous les
yeux de ton père ! "
-- "
Comment ? " , dit-elle.
-- "
Ah ! tu ne savais pas que les deux retranchements sont à soixante coudées l'un
de l'autre, et que ton Mâtho, par excès d'orgueil, s'est établi tout en face
d'Hamilcar. Il est là, ton père, derrière toi ; et si je pouvais gravir le
sentier qui mène sur la plate-forme, je lui crierais : Viens donc voir ta fille
dans les bras du Barbare ! Elle a mis pour lui plaire le vêtement de la Déesse ;
et, en abandonnant son corps, elle livre, avec la gloire de ton nom, la majesté
des Dieux, la vengeance de la patrie, le salut même de Carthage ! " Le mouvement
de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du long ; ses yeux, tendus sur elle,
la dévoraient ; et il répétait en haletant dans la poussière :
-- " Ah ! sacrilège ! Maudite
sois-tu ! maudite ! maudite ! "
Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée au
bout de son bras, et, sans lui répondre, elle regardait du côté d'Hamilcar.
-- " C'est par ici, n'est-ce pas ?
" dit-elle.
-- " Que t'importe
! Détourne-toi ! Va-t'en ! Ecrase plutôt ta face contre la terre ! C'est un lieu
saint que ta vue souillerait. "
Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement
ses voiles, son manteau, son écharpe. -- " J'y cours ! " s'écria-t-elle ; et,
s'échappant, Salammbô disparut.
D'abord, elle marcha dans les ténèbres sans rencontrer
personne, car tous se portaient vers l'incendie ; et la clameur redoublait, de
grandes flammes empourpraient le ciel par-derrière ; une longue terrasse
l'arrêta.
Elle tourna sur
elle-même, de droite et de gauche au hasard, cherchant une échelle, une corde,
une pierre, quelque chose enfin pour l'aider. Elle avait peur de Giscon, et il
lui semblait que des cris et des pas la poursuivaient. Le jour commençait à
blanchir. Elle aperçut un sentier dans l'épaisseur du retranchement. Elle prit
avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se
trouva sur la plate-forme.
Un
cri sonore éclata sous elle, dans l'ombre, le même qu'elle avait entendu au bas
de l'escalier des galères ; et, en se penchant, elle reconnut l'homme de
Schahabarim avec ses chevaux accouplés.
Il avait erré toute la nuit entre les deux retranchements ;
puis, inquiété par l'incendie, il était revenu en arrière, tâchant d'apercevoir
ce qui se passait dans le camp de Mâtho ; et, comme il savait que cette place
était la plus voisine de sa tente, pour obéir au prêtre, il n'en avait pas
bougé.
Il monta debout sur un
des chevaux. Salammbô se laissa glisser jusqu'à lui ; et ils s'enfuirent au
grand galop en faisant le tour du camp punique, pour trouver une porte quelque
part.
Mâtho était rentré dans
sa tente. La lampe toute fumeuse éclairait à peine, et même il crut que Salammbô
dormait. Alors, il palpa délicatement la peau du lion, sur le lit de palmier. Il
appela, elle ne répondit pas ; il arracha vivement un lambeau de la toile pour
faire venir du jour ; le zaïmph avait disparu.
La terre tremblait sous des pas multipliés. De grands cris,
des hennissements, des chocs d'armures s'élevaient dans l'air, et les fanfares
des clairons sonnaient la charge. C'était comme un ouragan tourbillonnant autour
de lui. Une fureur désordonnée le fit bondir sur ses armes, il se lança dehors.
Les longues files des Barbares
descendaient en courant la montagne, et les carrés puniques s'avançaient contre
eux, avec une oscillation lourde et régulière. Le brouillard, déchiré par les
rayons du soleil, formait de petits nuages qui se balançaient, et peu à peu, en
s'élevant, ils découvraient les étendards, les casques et la pointe des piques.
Sous les évolutions rapides, des portions de terrain encore dans l'ombre
semblaient se déplacer d'un seul morceau ; ailleurs, on aurait dit des torrents
qui s'entrecroisaient, et, entre eux, des masses épineuses restaient immobiles.
Mâtho distinguait les capitaines, les soldats, les hérauts et jusqu'aux valets
par-derrière, qui étaient montés sur des ânes. Mais au lieu de garder sa
position pour couvrir les fantassins, Narr'Havas tourna brusquement à droite,
comme s'il voulait se faire écraser par Hamilcar.
Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui se
ralentissaient ; et tous les chevaux, allongeant leur tête sans bride,
galopaient d'un train si furieux que leur ventre paraissait frôler la terre.
Puis, tout à coup, Narr'Havas marcha résolument vers une sentinelle. Il jeta son
épée, sa lance, ses javelots, et disparut au milieu des Carthaginois.
Le roi des Numides arriva dans la
tente d'Hamilcar ; et il dit, en lui montrant ses hommes qui se tenaient au loin
arrêtés :
-- " Barca ! je te
les amène. Ils sont à toi. "
Alors il se prosterna en signe d'esclavage, et, comme
preuve de sa fidélité, il rappela toute sa conduite depuis le commencement de la
guerre.
D'abord il avait
empêché le siège de Carthage et le massacre des captifs ; puis, il n'avait point
profité de la victoire contre Hannon après la défaite d'Utique. Quant aux villes
tyriennes, c'est qu'elles se trouvaient sur les frontières de son royaume.
Enfin, il n'avait pas participé à la bataille de Macar ; et même il s'était
absenté tout exprès pour fuir l'obligation de combattre le Suffète.
Narr'Havas, en effet, avait voulu
s'agrandir par des empiétements sur les provinces puniques, et, selon les
chances de la victoire, tour à tour secouru et délaissé les Mercenaires. Mais
voyant que le plus fort serait définitivement Hamilcar, il s'était tourné vers
lui ; et peut-être y avait-il dans sa défection une rancune contre Mâtho, soit à
cause du commandement ou de son ancien amour.
Le Suffète l'écouta sans l'interrompre. L'homme qui se
présentait ainsi dans une armée où on lui devait des vengeances n'était pas un
auxiliaire à dédaigner ; Hamilcar devina tout de suite l'utilité d'une telle
alliance pour ses grands projets. Avec les Numides, il se débarrasserait des
Libyens. Puis il entraînerait l'Occident à la conquête de l'Ibérie ; et, sans
lui demander pourquoi il n'était pas venu plus tôt, ni relever aucun de ses
mensonges, il baisa Narr'Havas, en heurtant trois fois sa poitrine contre la
sienne.
C'était pour en finir,
et par désespoir, qu'il avait incendié le camp des Libyens. Cette armée lui
arrivait comme un secours des Dieux ; en dissimulant sa joie, il répondit :
-- " Que les Baals te favorisent !
J'ignore ce que fera pour toi la République, mais Hamilcar n'a pas
d'ingratitude. "
Le tumulte
redoublait ; des capitaines entraient. Il s'armait tout en parlant :
-- " Allons, retourne ! Avec les
cavaliers, tu rabattras leur infanterie entre tes éléphants et les miens !
Courage ! extermine ! "
Et
Narr'Havas se précipitait, quand Salammbô parut.
Elle sauta vite à bas de son cheval. Elle ouvrit son large
manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph.
La tente de cuir, relevée dans les
coins, laissait voir le tour entier de la montagne couverte de soldats, et comme
elle se trouvait au centre, de tous les côtés on apercevait Salammbô. Une
clameur immense éclata, un long cri de triomphe et d'espoir. Ceux qui étaient en
marche s'arrêtèrent ; les moribonds, s'appuyant sur le coude, se retournaient
pour la bénir. Tous les Barbares savaient maintenant qu'elle avait repris le
zaïmph ; de loin ils la voyaient, ils croyaient la voir ; et d'autres cris, mais
de rage et de vengeance, retentissaient, malgré les applaudissements des
Carthaginois ; les cinq armées, s'étageant sur la montagne, trépignaient et
hurlaient ainsi tout autour de Salammbô.
Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des signes
de tête. Ses yeux se portaient alternativement sur le zaïmph et sur elle, et il
remarqua que sa chaînette était rompue. Alors il frissonna, saisi par un soupçon
terrible. Mais reprenant vite son impassibilité, il considéra Narr'Havas
obliquement, sans tourner la figure.
Le roi des Numides se tenait à l'écart dans une attitude
discrète ; il portait au front un peu de la poussière qu'il avait touchée en se
prosternant. Enfin le Suffète s'avança vers lui et, avec un air plein de gravité
:
-- " En récompense des
services que tu m'as rendus, Narr'Havas, je te donne ma fille. "
" Il ajouta :
" Sois mon fils et défends ton père ! "
Narr'Havas eut un grand geste de
surprise, puis se jeta sur ses mains qu'il couvrit de baisers.
Salammbô, calme comme une statue,
semblait ne pas comprendre. Elle rougissait un peu, tout en baissant les
paupières ; ses longs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues.
Hamilcar voulut immédiatement les
unir par des fiançailles indissolubles. On mit entre les mains de Salammbô une
lance qu'elle offrit à Narr'Havas : on attacha leurs pouces l'un contre l'autre
avec une lanière de boeuf, puis on leur versa du blé sur la tête, et les grains
qui tombaient autour d'eux sonnèrent comme de la grêle en rebondissant.
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Chapitre 12
L'AQUEDUC
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Douze heures après, il ne
restait plus des Mercenaires qu'un tas de blessés, de morts et d'agonisants.
Hamilcar, sorti brusquement du
fond de la gorge, était redescendu sur la pente occidentale qui regarde
Hippo-Zaryte, et, l'espace étant plus large en cet endroit, il avait eu soin d'y
attirer les Barbares. Narr'Havas les avait enveloppés avec ses chevaux ; le
Suffète, pendant ce temps-là, les refoulait, les écrasait ; puis ils étaient
vaincus d'avance par la perte du zaïmph ; ceux mêmes qui ne s'en souciaient
avaient senti une angoisse et comme un affaiblissement. Hamilcar, ne mettant pas
son orgueil à garder pour lui le champ de bataille, s'était retiré un peu plus
loin, à gauche sur des hauteurs d'où il les dominait.
On reconnaissait la forme des
camps à leurs palissades inclinées. Un long amas de cendres noires fumait sur
l'emplacement des Libyens ; le sol bouleversé avait des ondulations comme la
mer, et les tentes, avec leurs toiles en lambeaux, semblaient de vagues navires
à demi perdus dans les écueils. Des cuirasses, des fourches, des clairons, des
morceaux de bois, de fer et d'airain, du blé, de la paille et des vêtements
s'éparpillaient au milieu des cadavres ; çà et là quelque phalarique prête à
s'éteindre brûlait contre un monceau de bagages ; la terre, en de certains
endroits, disparaissait sous les boucliers ; des charognes de chevaux se
suivaient comme une série de monticules ; on apercevait des jambes, des
sandales, des bras, des cottes de mailles et des têtes dans leurs casques,
maintenues par la mentonnière et qui roulaient comme des boules ; des chevelures
pendaient aux épines ; dans des mares de sang, des éléphants, les entrailles
ouvertes, râlaient couchés avec leurs tours ; on marchait sur des choses
gluantes et il y avait des flaques de boue, bien que la pluie n'eût pas tombé.
Cette confusion de cadavres
occupait, du haut en bas, la montagne tout entière.
Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les morts.
Accroupis par groupes inégaux, ils se regardaient, effarés, et ne parlaient pas.
Au bout d'une longue prairie,
le lac d'Hippo-Zaryte resplendissait sous le soleil couchant. A droite, de
blanches maisons agglomérées dépassaient une ceinture de murailles ; puis la mer
s'étalait, indéfiniment ; -- et, le menton dans la main, les Barbares
soupiraient en songeant à leurs patries. Un nuage de poudre grise retombait.
Le vent du soir souffla ; alors
toutes les poitrines se dilatèrent ; et, à mesure que la fraîcheur augmentait,
on pouvait voir la vermine abandonner les morts qui se refroidissaient, et
courir sur le sable chaud. Au sommet des grosses pierres, des corbeaux immobiles
restaient tournés vers les agonisants.
Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil jaune, de
ces bêtes immondes qui suivaient les armées, arrivèrent tout doucement au milieu
des Barbares. D'abord ils léchèrent les caillots de sang sur les moignons encore
tièdes ; et bientôt ils se mirent à dévorer les cadavres, en les entamant par le
ventre.
Les fugitifs
reparaissaient un à un, comme des ombres ; les femmes aussi se hasardèrent à
revenir, car il en restait encore, chez les Libyens surtout, malgré le massacre
effroyable que les Numides en avaient fait.
Quelques-uns prirent des bouts de corde qu'ils allumèrent
pour servir de flambeaux. D'autres tenaient des piques entrecroisées. On plaçait
dessus les cadavres et on les transportait à l'écart.
Ils se trouvaient étendus par
longues lignes, sur le dos, la bouche ouverte, avec leurs lances auprès d'eux ;
ou bien ils s'entassaient pêle- mêle, et souvent, pour découvrir ceux qui
manquaient, il fallait creuser tout un monceau. Puis on promenait la torche sur
leur visage, lentement. Des armes hideuses leur avaient fait des blessures
compliquées. Des lambeaux verdâtres leur pendaient du front ; ils étaient
tailladés en morceaux, écrasés jusqu'à la moelle, bleuis sous des
strangulations, ou largement fendus par l'ivoire des éléphants. Bien qu'ils
fussent morts presque en même temps, des différences existaient dans leur
corruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d'une bouffissure livide, tandis
que les Africains, plus nerveux, avaient l'air enfumés, et déjà se desséchaient.
On reconnaissait les Mercenaires aux tatouages de leurs mains : les vieux
soldats d'Antiochus portaient un épervier ; ceux qui avaient servi en Egypte, la
tête d'un cynocéphale ; chez les princes de l'Asie, une hache, une grenade, un
marteau ; dans les Républiques grecques, le profil d'une citadelle ou le nom
d'un archonte ; et on en voyait dont les bras étaient couverts entièrement par
ces symboles multipliés, qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessures
nouvelles.
Pour les hommes de
race latine, les Samnites, les Etrusques, les Campaniens et les Brutiens, on
établit quatre grands bûchers.
Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des
fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les
morts ; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant ; les
Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux ; les Nasamons les
pliaient en deux avec des courroies de boeufs, et les Garamantes allèrent les
ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les
flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les
urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se
momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond
d'un golfe plein d'îlots.
Des
vociférations s'élevaient, suivies d'un long silence. C'était pour forcer les
âmes à revenir. Puis la clameur reprenait, à intervalles réguliers, obstinément.
On s'excusait près des morts
de ne pouvoir les honorer comme le prescrivaient les rites : car ils allaient,
par cette privation, circuler, durant des périodes infinies, à travers toutes
sortes de hasards et de métamorphoses : on les interpellait, on leur demandait
ce qu'ils désiraient ; d'autres les accablaient d'injures pour s'être laissé
vaincre.
La lueur des grands
bûchers apparaissait les figures exsangues, renversées de place en place sur les
débris d'armures : et les larmes excitaient les larmes, les sanglots devenaient
plus aigus, ; les reconnaissances et les étreintes plus frénétiques. Des femmes
s'étalaient sur les cadavres, bouche contre bouche, front contre front : il
fallait les battre pour qu'elles se retirassent, quand on jetait la terre. Ils
se noircissaient les joues ; ils se coupaient les cheveux ; ils se tiraient du
sang et le versaient dans les fosses ; ils se faisaient des entailles à
l'imitation des blessures qui défiguraient les morts. Des rugissements
éclataient à travers le tapage des cymbales. Quelques-uns arrachaient leurs
amulettes, crachaient dessus. Les moribonds se roulaient dans la boue sanglante
en mordant de rage leurs poings mutilés ; et quarante- trois Samnites, tout un
printemps sacré, s'entr'égorgèrent comme des gladiateurs. Bientôt le bois manqua
pour les bûchers, les flammes s'éteignirent, toutes les places étaient prises ;
-- et, las d'avoir crié, affaiblis, chancelants, ils s'endormirent auprès de
leurs frères morts, ceux qui tenaient à vivre pleins d'inquiétudes, et les
autres désirant ne pas se réveiller.
Aux blancheurs de l'aube, il parut sur les limites des
Barbares des soldats qui défilaient avec des casques levés au bout des piques ;
en saluant les Mercenaires, ils leur demandaient s'ils n'avaient rien à faire
dire dans leurs patries.
D'autres se rapprochèrent, et les Barbares reconnurent
quelques-uns de leurs anciens compagnons.
Le Suffète avait proposé à tous les captifs de servir dans
ses troupes. Plusieurs avaient intrépidement refusé ; et, bien résolu à ne point
les nourrir ni à les abandonner au Grand-Conseil, il les avait renvoyés, en leur
ordonnant de ne plus combattre Carthage. Quant à ceux que la peur des supplices
rendait dociles, on leur avait distribué les armes de l'ennemi ; et maintenant
ils se présentaient aux vaincus, moins pour les séduire que par un mouvement
d'orgueil et de curiosité.
D'abord ils racontèrent les bons traitements du Suffète ;
les Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien qu'ils les méprisassent.
Puis, aux premières paroles de reproche, les lâches s'emportèrent ; de loin ils
leur montraient leurs propres épées, leurs cuirasses, et les conviaient avec des
injures à venir les prendre. Les Barbares ramassèrent des cailloux ; tous
s'enfuirent ; et l'on ne vit plus au sommet de la montagne que les pointes des
lances dépassant le bord des palissades.
Alors une douleur, plus lourde que l'humiliation de la
défaite, accabla les Barbares. Ils songeaient à l'inanité de leur courage. Ils
restaient les yeux fixes en grinçant des dents.
La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en tumulte sur
les prisonniers carthaginois. Les soldats du Suffète, par hasard, n'avaient pu
les découvrir, et comme il s'était retiré du champ de bataille, ils se
trouvaient encore dans la fosse profonde.
On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des
sentinelles firent un cercle autour d'eux, et on laissa les femmes entrer, par
trente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de temps qu'on leur
donnait, elles couraient de l'un à l'autre, incertaines, palpitantes ; puis,
inclinées sur ces pauvres corps, elles les frappaient à tour de bras comme des
lavandières qui battent des linges ; en hurlant le nom de leurs époux, elles les
déchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles
de leurs chevelures. Les hommes y vinrent ensuite, et ils les suppliciaient
depuis les pieds, qu'ils coupaient aux chevilles, jusqu'au front, dont ils
levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête. Les
Mangeurs-de-choses-immondes furent atroces dans leurs imaginations. Ils
envenimaient les blessures en y versant de la poussière, du vinaigre, des éclats
de poterie : d'autres attendaient derrière eux ; le sang coulait et ils se
réjouissaient comme font les vendangeurs autour des cuves fumantes.
Cependant Mâtho était assis par
terre, à la place même où il se trouvait quand la bataille avait fini, les
coudes sur les genoux, les tempes dans les mains ; il ne voyait rien,
n'entendait rien, ne pensait plus.
Aux hurlements de joie que la foule poussait, il releva la
tête. Devant lui, un lambeau de toile accroché à une perche, et qui traînait par
le bas, abritait confusément des corbeilles, des tapis, une peau de lion. Il
reconnut sa tente ; et ses yeux s'attachaient contre le sol comme si la fille
d'Hamilcar, en disparaissant, se fût enfoncée sous la terre.
La toile déchirée battait au vent
; quelquefois ses longues bribes lui passaient devant la bouche, et il aperçut
une marque rouge, pareille à l'empreinte d'une main. C'était la main de
Narr'Havas, le signe de leur alliance. Alors Mâtho se leva. Il prit un tison qui
fumait encore, et il le jeta sur les débris de sa tente, dédaigneusement. Puis,
du bout de son cothurne, il repoussait vers la flamme des choses qui
débordaient, pour que rien n'en subsistât.
Tout à coup, et sans qu'on pût deviner de quel point il
surgissait, Spendius parut.
L'ancien esclave s'était attaché contre la cuisse deux
éclats de lance ; il boitait d'un air piteux, tout en exhalant des plaintes.
-- " Retire donc cela " , lui dit
Mâtho, " je sais que tu es un brave ! " Car il était si écrasé par l'injustice
des Dieux qu'il n'avait plus assez de force pour s'indigner contre les hommes.
Spendius lui fit un signe, et
il le mena dans le creux d'un mamelon, où Zarxas et Autharite se tenaient
cachés.
Ils avaient fui comme
l'esclave, l'un bien qu'il fût cruel, et l'autre malgré sa bravoure. Mais qui
aurait pu s'attendre, disaient-ils, à la trahison de Narr'Havas, à l'incendie
des Libyens, à la perte du zaïmph, à l'attaque soudaine d'Hamilcar, et surtout à
ses manoeuvres les forçant à revenir dans le fond de la montagne sous les coups
immédiats des Carthaginois ? Spendius n'avouait point sa terreur et persistait à
soutenir qu'il avait la jambe cassée.
Enfin, les trois chefs et le schalischim se demandèrent ce
qu'il fallait maintenant décider.
Hamilcar leur fermait la route de Carthage ; on était pris
entre ses soldats et les provinces de Narr'Havas ; les villes tyriennes se
joindraient aux vainqueurs ; ils allaient se trouver acculés au bord de la mer,
et toutes ces forces réunies les écraseraient. Voilà ce qui arriverait
immanquablement.
Ainsi pas un
moyen ne s'offrait d'éviter la guerre. Donc, ils devaient la poursuivre à
outrance. Mais comment faire comprendre la nécessité d'une interminable bataille
à tous ces gens découragés et saignant encore de leurs blessures ?
-- " Je m'en charge ! " dit
Spendius.
Deux heures après,
un homme, qui arrivait du côté d'Hippo-Zaryte, gravit en courant la montagne. Il
agitait des tablettes au bout de son bras, et, comme il criait très fort, les
Barbares l'entourèrent.
Elles
étaient expédiées par les soldats grecs de la Sardaigne. Ils recommandaient à
leurs compagnons d'Afrique de surveiller Giscon avec les autres captifs. Un
marchand de Samos, un certain Hipponax, venant de Carthage, leur avait appris
qu'un complot s'organisait pour les faire évader, et on engageait les Barbares à
tout prévoir ; la République était puissante.
Le stratagème de Spendius ne réussit point d'abord comme il
l'avait espéré. Cette assurance d'un péril nouveau, loin d'exciter de la fureur,
souleva des craintes ; et, se rappelant l'avertissement d'Hamilcar jeté naguère
au milieu d'eux, ils s'attendaient à quelque chose d'imprévu et qui serait
terrible. La nuit se passa dans une grande angoisse ; plusieurs même se
débarrassèrent de leurs armes pour attendrir le Suffète quand il se
présenterait.
Mais le
lendemain, à la troisième veille du jour, un second coureur parut, encore plus
haletant et noir de poussière. Le Grec lui arracha des mains un rouleau de
papyrus chargé d'écritures phéniciennes. On y suppliait les Mercenaires de ne
pas se décourager ; les braves de Tunis allaient venir avec de grands renforts.
Spendius lut d'abord la lettre
trois fois de suite ; et, soutenu par deux Cappadociens qui le tenaient assis
sur leurs épaules, il se faisait transporter de place en place, et il la
relisait. Pendant sept heures, il harangua.
Il rappelait aux Mercenaires les promesses du Grand-Conseil
; aux Africains, les cruautés des intendants ; à tous les Barbares, l'injustice
de Carthage. La douceur du Suffète était un appât pour les prendre. Ceux qui se
livreraient, on les vendrait comme des esclaves ; les vaincus périraient
suppliciés. Quant à s'enfuir, par quelles routes ? Pas un peuple ne voudrait les
recevoir. Tandis qu'en continuant leurs efforts, ils obtiendraient à la fois la
liberté, la vengeance, de l'argent ! Et ils n'attendraient pas longtemps,
puisque les gens de Tunis, la Libye entière se précipitait à leur secours. Il
montrait le papyrus déroulé : -- " Regardez donc ! lisez ! voilà leurs promesses
! Je ne mens pas. "
Des chiens
erraient, avec leur museau noir tout plaqué de rouge. Le grand soleil chauffait
les têtes nues. Une odeur nauséabonde s'exhalait des cadavres mal enfouis.
Quelques-uns même sortaient de terre jusqu'au ventre. Spendius les appelait à
lui pour témoigner des choses qu'il disait ; puis il levait ses poings du côté
d'Hamilcar.
Mâtho l'observait
d'ailleurs et, afin de couvrir sa lâcheté, il étalait une colère où peu à peu il
se trouvait pris lui-même. En se dévouant aux Dieux, il accumula des
malédictions sur les Carthaginois. Le supplice des captifs était un jeu
d'enfants. Pourquoi donc les épargner et traîner toujours derrière soi ce bétail
inutile ! -- " Non ! il faut en finir ! leurs projets sont connus ! un seul peut
nous perdre ! pas de pitié ! On reconnaîtra les bons à la vitesse des jambes et
à la force du coup. "
Alors
ils se retournèrent sur les captifs. Plusieurs râlaient encore ; on les acheva
en leur enfonçant le talon dans la bouche, ou bien on les poignardait avec la
pointe d'un javelot.
Ensuite
ils songèrent à Giscon. Nulle part on ne l'apercevait ; une inquiétude les
troubla. Ils voulaient tout à la fois se convaincre de sa mort et y participer.
Enfin, trois pasteurs samnites le découvrirent à quinze pas de l'endroit où
s'élevait naguère la tente de Mâtho. Ils le reconnurent à sa longue barbe, et
ils appelèrent les autres.
Etendu sur le dos, les bras contre les hanches et les
genoux serrés, il avait l'air d'un mort disposé pour le sépulcre. Cependant, ses
côtes maigres s'abaissaient et remontaient, et ses yeux, largement ouverts au
milieu de sa figure toute pâle, regardaient d'une façon continue et intolérable.
Les Barbares le considérèrent,
d'abord, avec un grand étonnement. Depuis le temps qu'il vivait dans la fosse,
on l'avait presque oublié ; gênés par de vieux souvenirs, ils se tenaient à
distance et n'osaient porter la main sur lui.
Mais ceux qui étaient par-derrière murmuraient et se
poussaient, quand un Garamante traversa la foule ; il brandissait une faucille ;
tous comprirent sa pensée ; leurs visages s'empourprèrent, et, saisis de honte,
ils hurlaient : " Oui ! oui ! "
L'homme au fer recourbé s'approcha de Giscon. Il lui prit
la tête, et, l'appuyant sur son genou, il la sciait à coups rapides ; elle tomba
; deux gros jets de sang firent un trou dans la poussière. Zarxas avait sauté
dessus, et, plus léger qu'un léopard, il courait vers les Carthaginois.
Puis, quand il fut aux deux tiers
de la montagne, il retira de sa poitrine la tête de Giscon en la tenant par la
barbe, il tourna son bras rapidement plusieurs fois, -- et la masse, enfin
lancée, décrivit une longue parabole et disparut derrière le retranchement
punique.
Bientôt se dressèrent
au bord des palissades deux étendards entre- croisés, signe convenu pour
réclamer les cadavres.
Alors
quatre hérauts, choisis sur la largeur de leur poitrine, s'en allèrent avec de
grands clairons, et, parlant dans les tubes d'airain, ils déclarèrent qu'il n'y
avait plus désormais, entre les Carthaginois et les Barbares, ni foi, ni pitié,
ni dieux, qu'ils se refusaient d'avance à toutes les ouvertures et que l'on
renverrait les parlementaires avec les mains coupées.
Immédiatement après, on députa
Spendius à Hippo-Zaryte afin d'avoir des vivres ; la cité tyrienne leur en
envoya le soir même. Ils mangèrent avidement. Puis, quand ils se furent
réconfortés, ils ramassèrent bien vite les restes de leurs bagages et leurs
armes rompues ; les femmes se tassèrent au centre, et sans souci des blessés
pleurant derrière eux, ils partirent par le bord du rivage à pas rapides, comme
un troupeau de loups qui s'éloignent.
Ils marchaient sur Hippo-Zaryte, décidés à la prendre, car
ils avaient besoin d'une ville.
Hamilcar, en les apercevant au loin, eut un désespoir,
malgré l'orgueil qu'il sentait à les voir fuir devant lui. Il aurait fallu les
attaquer tout de suite avec des troupes fraîches. Encore une journée pareille,
et la guerre était finie ! Si les choses traînaient, ils reviendraient plus
forts ; les villes tyriennes se joindraient à eux ; sa clémence envers les
vaincus n'avait servi de rien. Il prit la résolution d'être impitoyable.
Le soir même, il envoya au
Grand-Conseil un dromadaire chargé de bracelets recueillis sur les morts, et,
avec des menaces horribles, il ordonnait qu'on lui expédiât une autre armée.
Tous, depuis longtemps, le
croyaient perdu ; si bien qu'en apprenant sa victoire, ils éprouvèrent une
stupéfaction qui était presque de la terreur. Le retour du zaïmph, annoncé
vaguement, complétait la merveille. Ainsi, les Dieux et la force de Carthage
semblaient maintenant lui appartenir.
Personne de ses ennemis ne hasarda une plainte ou une
récrimination. Par l'enthousiasme des uns et la pusillanimité des autres, avant
le délai prescrit, une armée de cinq mille hommes fut prête.
Elle gagna promptement Utique pour
appuyer le Suffète sur ses derrières, tandis que trois mille des plus
considérables montèrent sur des vaisseaux qui devaient les débarquer à
Hippo-Zaryte, d'où ils repousseraient les Barbares.
Hannon en avait accepté le commandement ; mais il confia
l'armée à son lieutenant Magdassan, afin de conduire les troupes de débarquement
lui- même, car il ne pouvait plus endurer les secousses de la litière. Son mal,
en rongeant ses lèvres et ses narines, avait creusé dans sa face un large trou ;
à dix pas, on lui voyait le fond de sa gorge, et il se savait tellement hideux
qu'il se mettait, comme une femme, un voile sur la tête.
Hippo-Zaryte n'écouta point ses
sommations, ni celles des Barbares non plus ; mais chaque matin les habitants
leur descendaient des vivres dans des corbeilles, et, en criant du haut des
tours, ils s'excusaient sur les exigences de la République et les conjuraient de
s'éloigner. Ils adressaient par signes les mêmes protestations aux Carthaginois
qui stationnaient dans la mer.
Hannon se contentait de bloquer le port sans risquer une
attaque. Cependant, il persuada aux juges d'Hippo-Zaryte de recevoir chez eux
trois cents soldats. Puis il s'en alla vers le cap des Raisins et il fit un long
détour afin de cerner les Barbares, opération inopportune et même dangereuse. Sa
jalousie l'empêchait de secourir le Suffète ; il arrêtait ses espions, le gênait
dans tous ses plans, compromettait l'entreprise. Enfin, Hamilcar écrivit au
Grand-Conseil de l'en débarrasser, et Hannon rentra dans Carthage, furieux
contre la bassesse des Anciens et la folie de son collègue. Donc, après tant
d'espérances, on se retrouvait dans une situation encore plus déplorable ; mais
on tâchait de n'y pas réfléchir et même de n'en point parler.
Comme si ce n'était pas assez
d'infortunes à la fois, on apprit que les Mercenaires de la Sardaigne avaient
crucifié leur général, saisi les places fortes et partout égorgé les hommes de
la race chananéenne. Le peuple romain menaça la République d'hostilités
immédiates, si elle ne donnait douze cents talents avec l'île de Sardaigne tout
entière. Il avait accepté l'alliance des Barbares, et il leur expédia des
bateaux plats chargés de farine et de viandes sèches. Les Carthaginois les
poursuivirent, capturèrent cinq cents hommes : mais, trois jours après, une
flotte qui venait de la Bysacène, apportant des vivres à Carthage, sombra dans
une tempête. Les Dieux évidemment se déclaraient contre elle.
Alors, les citoyens
d'Hippo-Zaryte, prétextant une alarme, firent monter sur leurs murailles les
trois cents hommes d'Hannon ; puis, survenant derrière eux, ils les prirent aux
jambes et les jetèrent par-dessus les remparts, tout à coup. Quelques-uns qui
n'étaient pas morts furent poursuivis et allèrent se noyer dans la mer.
Utique endurait des soldats, car
Magdassan avait fait comme Hannon, et, d'après ses ordres, il entourait la
ville, sourd aux prières d'Hamilcar. Pour ceux-là, on leur donna du vin mêlé de
mandragore, puis on les égorgea dans leur sommeil. En même temps, les Barbares
arrivèrent : Magdassan s'enfuit, les portes s'ouvrirent, et dès lors les deux
villes tyriennes montrèrent à leurs nouveaux amis un opiniâtre dévouement, et à
leurs anciens alliés une haine inconcevable.
Cet abandon de la cause punique était un conseil, un
exemple. Les espoirs de délivrance se ranimèrent. Des populations, incertaines
encore, n'hésitèrent plus. Tout s'ébranla. Le Suffète l'apprit, et il
n'attendait aucun secours ! Il était maintenant irrévocablement perdu.
Aussitôt il congédia Narr'Havas,
qui devait garder les limites de son royaume. Quant à lui, il résolut de rentrer
à Carthage pour y prendre des soldats et recommencer la guerre.
Les Barbares établis à
Hippo-Zaryte aperçurent son armée comme elle descendait la montagne.
Où donc les Carthaginois
allaient-ils ? La faim sans doute les poussait ; et, affolés par les
souffrances, malgré leur faiblesse, ils venaient de livrer bataille. Mais ils
tournèrent à droite : ils fuyaient. On pouvait les atteindre, les écraser tous.
Les Barbares s'élancèrent à leur poursuite.
Les Carthaginois furent arrêtés par le fleuve. Il était
large cette fois, et le vent d'ouest n'avait pas soufflé. Les uns le passèrent à
la nage, les autres sur leurs boucliers. Ils se remirent en marche. La nuit
tomba. On ne les vit plus.
Les
Barbares ne s'arrêtèrent pas ; ils remontèrent plus loin, pour trouver une place
plus étroite. Les gens de Tunis accoururent ; ils entraînèrent ceux d'Utique. A
chaque buisson, leur nombre augmentait ; et les Carthaginois, en se couchant par
terre, entendaient le battement de leurs pas dans les ténèbres. De temps à
autre, pour les ralentir, Barca faisait lancer, derrière lui, des volées de
flèches ; plusieurs en furent tués. Quand le jour se leva, on était dans les
montagnes de l'Ariane, à cet endroit où le chemin fait un coude.
Alors Mâtho, qui marchait en tête,
crut distinguer dans l'horizon quelque chose de vert, au sommet d'une éminence.
Puis le terrain s'abaissa, et des obélisques, des dômes, des maisons parurent ;
c'était Carthage ! Il s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber, tant son
coeur battait vite.
Il
songeait à tout ce qui était survenu dans son existence depuis la dernière fois
qu'il avait passé par là ! C'était une surprise infinie, un étourdissement. Puis
une joie l'emporta, à l'idée de revoir Salammbô. Les raisons qu'il avait de
l'exécrer lui revinrent à la mémoire ; il les rejeta bien vite. Frémissant et
les prunelles tendues, il contemplait, au-delà d'Eschmoûn, la haute terrasse
d'un palais, par-dessus des palmiers ; un ' sourire d'extase illuminait sa
figure, comme s'il fût arrivé jusqu'à lui quelque grande lumière ; il ouvrait
les bras, il envoyait des baisers dans la brise et murmurait :
-- " Viens ! viens ! " un soupir
lui gonfla la poitrine, et deux larmes, longues comme des perles, tombèrent sur
sa barbe.
-- " Qui te retient
? " s'écria Spendius. " Hâte-toi donc ! En marche ! Le Suffète va nous échapper
! Mais tes genoux chancellent et tu me regardes comme un homme ivre ! "
Il trépignait d'impatience ; il
pressait Mâtho ; et, avec des clignements d'yeux, comme à l'approche d'un but
longuement visé :
-- " Ah !
nous y sommes ! Nous y voilà ! Je les tiens ! "
Il avait l'air si convaincu et triomphant que Mâtho,
surpris dans sa torpeur, se sentit entraîné. Ces paroles survenaient au plus
fort de sa détresse, poussaient son désespoir à la vengeance, montraient une
pâture à sa colère. Il bondit sur un des chameaux qui étaient dans les bagages,
lui arracha son licou ; avec la longue corde, il frappait à tour de bras les
traînards ; et il courait de droite et de gauche, alternativement, sur le
derrière de l'armée, comme un chien qui pousse un troupeau.
A sa voix tonnante, les lignes
d'hommes se resserrèrent ; les boiteux même précipitèrent leurs pas ; au milieu
de l'isthme, l'intervalle diminua. Les premiers des Barbares marchaient dans la
poussière des Carthaginois. Les deux armées se rapprochaient, allaient se
toucher. Mais la porte de Malqua, la porte de Tagaste et la grande porte de
Khamon déployèrent leurs battants. Le carré punique se divisa ; trois colonnes
s'y engloutirent, elles tourbillonnaient sous les porches. Bientôt, la masse,
trop serrée sur elle-même, n'avança plus ; les piques en l'air se heurtaient, et
les flèches des Barbares éclataient contre les murs.
Sur le seuil de Khamon, on aperçut
Hamilcar. Il se retourna en criant à ses hommes de s'écarter. Il descendit de
son cheval ; et, du glaive qu'il tenait, en le piquant à la croupe, il l'envoya
sur les Barbares.
C'était un
étalon orynge qu'on nourrissait avec des boulettes de farine, et qui pliait les
genoux pour laisser monter son maître. Pourquoi donc le renvoyait-il ? Etait-ce
un sacrifice ?
Le grand cheval
galopait au milieu des lances, renversait les hommes, et, s'embarrassant les
pieds dans ses entrailles, tombait, puis se relevait avec des bonds furieux ; et
pendant qu'ils s'écartaient, tâchaient de l'arrêter ou regardaient tout surpris,
les Carthaginois s'étaient rejoints ; ils entrèrent : la porte énorme se referma
derrière eux, en retentissant.
Elle ne céda pas. Les Barbares vinrent s'écraser contre
elle ; -- et, durant quelques minutes, sur toute la longueur de l'armée, il y
eut une oscillation de plus en plus molle et qui enfin s'arrêta.
Les Carthaginois avaient mis des
soldats sur l'aqueduc ; ils commençaient à lancer des pierres, des balles, des
poutres. Spendius représenta qu'il ne fallait point s'obstiner. Ils allèrent
s'établir plus loin, tous bien résolus à faire le siège de Carthage.
Cependant, la rumeur de la guerre
avait dépassé les confins de l'empire punique ; et, des colonnes d'Hercule
jusqu'au-delà de Cyrène, les pasteurs en rêvaient en gardant leurs troupeaux, et
les caravanes en causaient la nuit, à la lueur des étoiles. Cette grande
Carthage, dominatrice des mers, splendide comme le soleil et effrayante comme un
dieu, il se trouvait des hommes qui l'osaient attaquer ! On avait même plusieurs
fois affirmé sa chute ; et tous y avaient cru, car tous la souhaitaient : les
populations soumises, les villages tributaires, les provinces alliées, les
hordes indépendantes, ceux qui l'exécraient pour sa tyrannie, ou qui jalousaient
sa puissance, ou qui convoitaient sa richesse. Les plus braves s'étaient joints
bien vite aux Mercenaires. La défaite du Macar avait arrêté tous les autres.
Enfin, ils avaient repris confiance, peu à peu s'étaient avancés, rapprochés ;
et maintenant, les hommes des régions orientales se tenaient dans les dunes de
Clypea, de l'autre côté du golfe. Dès qu'ils aperçurent les Barbares, ils se
montrèrent.
Ce n'étaient pas
les Libyens des environs de Carthage ; depuis longtemps, ils composaient la
troisième armée ; mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du cap
Phiscus et du promontoire de Derné, ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ils
avaient traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des
ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts de plumes d'autruche, étaient venus
sur des quadriges ; les Garamantes, masqués d'un voile noir, assis en arrière
sur leurs cavales peintes ; d'autres sur des ânes, sur des onagres, sur des
zèbres, sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avec leurs familles et
leurs idoles le toit de leur cabane en forme de chaloupe. Il y avait des
Ammoniens aux membres ridés par l'eau chaude des fontaines ; des Atarantes, qui
maudissent le soleil ; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs morts sous
des branches d'arbres ; et les hideux Auséens, qui mangent des sauterelles ; les
Achyrmachides, qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui
mangent des singes.
Tous
s'étaient rangés sur le bord de la mer, en une grande ligne droite. Ils
s'avancèrent ensuite comme des tourbillons de sable soulevés par le vent. Au
milieu de l'isthme, leur foule s'arrêta, les Mercenaires établis devant eux,
près des murailles, ne voulant point bouger.
Puis, du côté de l'Ariane, apparurent les hommes de
l'Occident, le peuple des Numides. En effet. Narr'Havas ne gouvernait que les
Massyliens ; et d'ailleurs, une coutume leur permettant après les revers
d'abandonner le roi, ils s'étaient rassemblés sur le Zaine, puis l'avaient
franchi au premier mouvement d'Hamilcar. On vit d'abord accourir tous les
chasseurs de Malethut-Baal et du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui
conduisaient avec la hampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longue
crinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en peau de serpent ;
puis les Pharusiens, portant de hautes couronnes faites de cire et de résine :
et les Caunes, les Macares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un
bouclier rond en cuir d'hippopotame. Ils s'arrêtèrent au bas des Catacombes,
dans les premières flaques de la Lagune.
Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à
l'endroit qu'ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, la multitude des
Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, du Harousch-noir, du désert
d'Augyles et même de la grande contrée d'Agazymba, qui est à quatre mois au sud
des Garamantes, et de plus loin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la
crasse de leur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées
dans la poussière. Ils avaient des caleçons en fils d'écorce, des tuniques
d'herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête, et, hurlant comme
des loups, ils secouaient des tringles garnies d'anneaux et brandissaient des
queues de vache au bout d'un bâton, en manière d'étendards.
Puis derrière les Numides, les
Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres répandus au-delà
de Taggir dans les forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur
battaient sur les épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi
hauts que des ânes, et qui n'aboyaient pas.
Enfin, comme si l'Afrique ne s'était point suffisamment
vidée, et que, pour recueillir plus de fureurs, il eût fallu prendre jusqu'au
bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des hommes à profil de bête
et ricanant d'un rire idiot ; -- misérables ravagés par de hideuses maladies,
pygmées difformes, mulâtres d'un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges
clignotaient au soleil ; tout en bégayant des sons inintelligibles, ils
mettaient un doigt dans leur bouche pour faire voir qu'ils avaient faim.
La confusion des armes n'était pas
moindre que celle des vêtements et des peuples. Pas une invention de mort qui
n'y fût, depuis les poignards de bois, les haches de pierre et les tridents
d'ivoire, jusqu'à de longs sabres dentelés comme des scies, minces, et faits
d'une lame de cuivre qui pliait. Ils maniaient des coutelas, se bifurquant en
plusieurs branches pareilles à des ramures d'antilopes, des serpes attachées au
bout d'une corde, des triangles de fer, des massues, des poinçons. Les
Ethiopiens du Bambotus cachaient dans leurs cheveux de petits dards empoisonnés.
Plusieurs avaient apporté des cailloux dans des sacs. D'autres, les mains vides,
faisaient claquer leurs dents.
Une houle continuelle agitait cette multitude. Des
dromadaires, tout barbouillés de goudron comme des navires, renversaient les
femmes qui portaient leurs enfants sur la hanche. Les provisions dans les
couffes se répandaient ; on écrasait en marchant des morceaux de sel, des
paquets de gomme, des dattes pourries, des noix de gourou ; -- et parfois, sur
des seins couverts de vermine, pendait à un mince cordon quelque diamant
qu'avaient cherché les Satrapes, une pierre presque fabuleuse et suffisante pour
acheter un empire. Ils ne savaient même pas, la plupart, ce qu'ils désiraient.
Une fascination, une curiosité les poussaient ; des Nomades qui n'avaient jamais
vu de ville étaient effrayés par l'ombre des murailles.
L'isthme disparaissait maintenant
sous les hommes ; et cette longue surface, où les tentes faisaient comme des
cabanes dans une inondation, s'étalait jusqu'aux premières lignes des autres
Barbares, toutes ruisselantes de fer et symétriquement établies sur les deux
flancs de l'aqueduc.
Les
Carthaginois se trouvaient encore dans l'effroi de leur arrivée, quand ils
aperçurent, venant droit vers eux, comme des monstres et comme des édifices, --
avec leurs mâts, leurs bras, leurs cordages, leurs articulations, leurs
chapiteaux et leurs carapaces, -- les machines de siège qu'envoyaient les villes
tyriennes : soixante carrobalistes, quatre-vingts onagres, trente scorpions,
cinquante tollénones, douze béliers et trois gigantesques catapultes qui
lançaient des morceaux de roche du poids de quinze talents. Des masses d'hommes
les poussaient cramponnés à leur base ; à chaque pas un frémissement les
secouait ; elles arrivèrent ainsi jusqu'en face des murs.
Mais il fallait plusieurs jours
encore pour finir les préparatifs du siège. Les Mercenaires, instruits par leurs
défaites, ne voulaient point se risquer dans des engagements inutiles ; -- et,
de part et d'autre, on n'avait aucune hâte, sachant bien qu'une action terrible
allait s'ouvrir et qu'il en résulterait une victoire ou une extermination
complète.
Carthage pouvait
longtemps résister ; ses larges murailles offraient une série d'angles rentrants
et sortants, disposition avantageuse pour repousser les assauts.
Cependant, du côté des Catacombes,
une portion s'était écroulée, -- et, par les nuits obscures, entre les blocs
disjoints, on apercevait des lumières dans les bouges de Malqua. Ils dominaient
en de certains endroits la hauteur des remparts. C'était là que vivaient, avec
leurs nouveaux époux, les femmes des Mercenaires chassées par Mâtho. En les
revoyant, leur coeur n'y tint plus. Elles agitèrent de loin leurs écharpes ;
puis elles venaient, dans les ténèbres, causer avec les soldats par la fente du
mur, et le Grand-Conseil apprit un matin que toutes s'étaient enfuies. Les unes
avaient passé entre les pierres : d'autres, plus intrépides, étaient descendues
avec des cordes.
Enfin,
Spendius résolut d'accomplir son projet.
La guerre, en le retenant au loin, l'en avait jusqu'alors
empêché ; et depuis qu'on était revenu devant Carthage, il lui semblait que les
habitants soupçonnaient son entreprise. Mais bientôt ils diminuèrent les
sentinelles de l'aqueduc. On n'avait pas trop de monde pour la défense de
l'enceinte.
L'ancien esclave
s'exerça pendant plusieurs jours à tirer des flèches contre les phénicoptères du
Lac. Puis, un soir que la lune brillait, il pria Mâtho d'allumer au milieu de la
nuit un grand feu de paille, en même temps que tous ses hommes pousseraient des
cris ; et, prenant avec lui Zarxas, il s'en alla par le bord du golfe, dans la
direction de Tunis.
A la
hauteur des dernières arches, ils revinrent droit vers l'aqueduc ; la place
était découverte : ils s'avancèrent en rampant jusqu'à la base des piliers.
Les sentinelles de la plate-forme
se promenaient tranquillement.
De hautes flammes parurent ; des clairons retentirent ; les
soldats en vedette, croyant à un assaut, se précipitèrent du côté de Carthage.
Un homme était resté. Il
apparaissait en noir sur le fond du ciel. La lune donnait derrière lui, et son
ombre démesurée faisait au loin sur la plaine comme un obélisque qui marchait.
Ils attendirent qu'il fût bien
placé devant eux Zarxas saisit sa fronde ; par prudence ou par férocité,
Spendius l'arrêta. -- " Non, le ronflement de la balle ferait du bruit ! A moi !
"
Alors, il banda son arc de
toutes ses forces, en l'appuyant par le bas contre l'orteil de son pied gauche ;
il visa, et la flèche partit.
L'homme ne tomba point. Il disparut.
-- " S'il était blessé, nous
l'entendrions ! " dit Spendius ; et il monta vivement d'étage en étage, comme il
avait fait la première fois, en s'aidant d'une corde et d'un harpon. Puis, quand
il fut en haut, près du cadavre, il la laissa retomber. Le Baléare y attacha un
pic avec un maillet et s'en retourna.
Les trompettes ne sonnaient plus. Tout maintenant était
tranquille. Spendius avait soulevé une des dalles, était entré dans l'eau, et
l'avait refermée sur lui.
En
calculant la distance d'après le nombre de ses pas, il arriva juste à l'endroit
où il avait remarqué une fissure oblique ; et, pendant trois heures, jusqu'au
matin, il travailla d'une façon continue, furieuse, respirant à peine par les
interstices des dalles supérieures, assailli d'angoisses et vingt fois croyant
mourir. Enfin, on entendit un craquement ; une pierre énorme, en ricochant sur
les arcs inférieurs, roula jusqu'en bas, -- et, tout à coup, une cataracte, un
fleuve entier tomba du ciel dans la plaine. L'aqueduc, coupé par le milieu, se
déversait. C'était la mort pour Carthage, et la victoire pour les Barbares.
En un instant, les Carthaginois
réveillés apparurent sur les murailles, sur les maisons, sur les temples. Les
Barbares se poussaient, criaient. Ils dansaient en délire autour de la grande
chute d'eau, et, dans l'extravagance de leur joie, venaient s'y mouiller la
tête.
On aperçut au sommet de
l'aqueduc un homme avec une tunique brune, déchirée. Il se tenait penché tout au
bord, les deux mains sur les hanches, et il regardait en bas, sous lui, comme
étonné de son oeuvre.
Puis il
se redressa. Il parcourut l'horizon d'un air superbe qui semblait dire : " Tout
cela maintenant est à moi ! " Les applaudissements des Barbares éclatèrent ; les
Carthaginois, comprenant enfin leur désastre, hurlaient de désespoir. Alors, il
se mit à courir sur la plate-forme, d'un bout à l'autre, -- et, comme un
conducteur de char triomphant aux jeux Olympiques, Spendius, éperdu d'orgueil,
levait les bras.
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Chapitre 13
MOLOCH
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Les Barbares n'avaient pas
besoin d'une circonvallation du côté de l'Afrique : elle leur appartenait. Mais,
pour rendre plus facile l'approche des murailles, on abattit le retranchement
qui bordait le fossé. Ensuite, Mâtho divisa l'armée par grands demi-cercles, de
façon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenaires furent placés au
premier rang ; derrière eux, les frondeurs et les cavaliers ; tout au fond, les
bagages, les chariots, les chevaux ; en deçà de cette multitude, à trois cents
pas des tours, se hérissaient les machines.
Sous la variété infinie de leurs appellations (qui
changèrent plusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient se réduire
à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes et les autres comme des
arcs.
Les premières, les
catapultes, se composaient d'un châssis carré, avec deux montants verticaux et
une barre horizontale. A sa partie antérieure, un cylindre, muni de câbles,
retenait un gros timon portant une cuillère pour recevoir les projectiles ; la
base en était prise dans un écheveau de fils tordus, et, quand on lâchait les
cordes, il se relevait et venait frapper contre la barre, ce qui, l'arrêtant par
une secousse, multipliait sa vigueur.
Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué : sur
une petite colonne, une traverse était fixée par son milieu où aboutissait à
angle droit une espèce de canal ; aux extrémités de la traverse s'élevaient deux
chapiteaux qui contenaient un entortillage de crins ; deux poutrelles s'y
trouvaient prises pour maintenir les bouts d'une corde que l'on amenait jusqu'au
bas du canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de métal
se détachait, et, glissant sur des rainures, poussait les flèches.
Les catapultes s'appelaient
également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec
leurs pieds, et les balistes des scorpions, à cause d'un crochet dressé sur la
tablette, et qui, s'abaissant d'un coup de poing, faisait partir le ressort.
Leur construction exigeait de
savants calculs ; leurs bois devaient être choisis dans les essences les plus
dures, leurs engrenages, tous d'airain ; elles se bandaient avec des leviers,
des moufles, des cabestans ou des tympans ; de forts pivots variaient la
direction de leur tir, des cylindres les faisaient s'avancer, et les plus
considérables, que l'on apportait pièce à pièce, étaient remontées en face de
l'ennemi.
Spendius disposa les
trois grandes catapultes vers les trois angles principaux ; devant chaque porte,
il plaça un bélier, devant chaque tour une baliste, et des carrobalistes
circuleraient par-derrière. Mais il fallait les garantir contre les feux des
assiégés et combler d'abord le fossé qui les séparait des murailles.
On avança des galeries en claies
de joncs verts et des cintres en chêne, pareils à d'énormes boucliers glissant
sur trois roues ; de petites cabanes couvertes de peaux fraîches et rembourrées
de varech abritaient les travailleurs ; les catapultes et les balistes furent
défendues par des rideaux de cordages que l'on avait trempés dans du vinaigre
pour les rendre incombustibles sur la grève. Les femmes et les enfants allaient
prendre des cailloux sur la grève, ramassaient de la terre avec leurs mains et
l'apportaient aux soldats.
Les
Carthaginois se préparaient aussi.
Hamilcar les avait bien vite rassurés en déclarant qu'il
restait de l'eau dans les citernes pour cent vingt-trois jours. Cette
affirmation, sa présence au milieu d'eux, et celle du zaïmph surtout, leur
donnèrent bon espoir. Carthage se releva de son accablement ; ceux qui n'étaient
pas d'origine chananéenne furent emportés dans la passion des autres.
On arma les esclaves, on vida les
arsenaux ; les citoyens eurent chacun leur poste et leur emploi. Douze cents
hommes survivaient des transfuges, le Suffète les fit tous capitaines ; et les
charpentiers, les armuriers, les forgerons et les orfèvres furent préposés aux
machines. Les Carthaginois en avaient gardé quelques-unes, malgré les conditions
de la paix romaine. On les répara. Ils s'entendaient à ces ouvrages.
Les deux côtés, septentrional et
oriental, défendus par la mer et par le golfe, restaient inaccessibles. Sur la
muraille faisant face aux Barbares, on monta des troncs d'arbre, des meules de
moulin, des vases pleins de soufre, des cuves pleines d'huile, et l'on bâtit des
fourneaux. On entassa des pierres sur la plate-forme des tours, et les maisons
qui touchaient immédiatement au rempart furent bourrées avec du sable pour
l'affermir et augmenter son épaisseur.
Devant ces dispositions, les Barbares s'irritèrent. Ils
voulurent combattre tout de suite. Les poids qu'ils mirent dans les catapultes
étaient d'une pesanteur si exorbitante, que les timons se rompirent ; l'attaque
fut retardée.
Enfin, le
treizième jour du mois de Schabar, -- au soleil levant -- , on entendit contre
la porte de Khamon un grand coup.
Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, disposées à la
base d'une poutre gigantesque, horizontalement suspendue par des chaînes
descendant d'une potence, et une tête de bélier, tout en airain, la terminait.
On l'avait emmaillotée de peaux de boeuf ; des bracelets en fer la cerclaient de
place en place ; elle était trois fois grosse comme le corps d'un homme, longue
de cent vingt coudées, et, sous la foule des bras nus la poussant et la
ramenant, elle avançait et reculait avec une oscillation régulière.
Les autres béliers devant les
autres portes commencèrent à se mouvoir. Dans les roues creuses des tympans, on
aperçut des hommes qui montaient d'échelon en échelon. Les poulies, les
chapiteaux grincèrent, les rideaux de cordages s'abattirent, et des volées de
pierres et des volées de flèches s'élancèrent à la fois ; tous les frondeurs
éparpillés couraient. Quelques-uns s'approchaient du rempart, en cachant sous
leurs boucliers des pots de résine ; puis ils les lançaient à tour de bras.
Cette grêle de balles, de dards et de feux passait par-dessus les premiers rangs
et faisait une courbe qui retombait derrière les murs. Mais, à leur sommet, de
longues grues à mâter les vaisseaux se dressèrent ; et il en descendit de ces
pinces énormes qui se terminaient par deux demi-cercles dentelés à l'intérieur.
Elles mordirent les béliers. Les soldats, se cramponnant à la poutre, tiraient
en arrière. Les Carthaginois halaient pour la faire monter ; et l'engagement se
prolongea jusqu'au soir.
Quand
les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne, le haut des murailles se
trouvait entièrement tapissé par des balles de coton, des toiles, des coussins ;
les créneaux étaient bouchés avec des nattes ; et, sur le rempart, entre les
grues, on distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs emmanchés à des
bâtons. Aussitôt, une résistance furieuse commença.
Des troncs d'arbres, tenus par des câbles, tombaient et
retombaient alternativement en battant les béliers ; des crampons, lancés par
des balistes, arrachaient le toit des cabanes ; et, de la plate-forme des tours,
des ruisseaux de silex et de galets se déversaient.
Enfin, les béliers rompirent la porte de Khamon et la porte
de Tagaste. Mais les Carthaginois avaient entassé à l'intérieur une telle
abondance de matériaux que leurs battants ne s'ouvrirent pas. Ils restèrent
debout.
Alors, on poussa
contre les murailles des tarières, qui, s'appliquant aux joints des blocs, les
descelleraient. Les machines furent mieux gouvernées, leurs servants répartis
par escouades ; du matin au soir, elles fonctionnaient, sans s'interrompre, avec
la monotone précision d'un métier de tisserand.
Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C'était
lui-même qui bandait les écheveaux des balistes. Pour qu'il y eût, dans leurs
tensions jumelles, une parité complète, on serrait leurs cordes en frappant tour
à tour de droite et de gauche, jusqu'au moment où les deux côtés rendaient un
son égal. Spendius montait sur leur membrure. Avec le bout de son pied, il les
battait tout doucement, -- et il tendait l'oreille comme un musicien qui accorde
une lyre. Puis, quand le timon de la catapulte se relevait, quand la colonne de
la baliste tremblait à la secousse du ressort, que les pierres s'élançaient en
rayons et que les dards couraient en ruisseau, il se penchait le corps tout
entier et jetait ses bras dans l'air, comme pour les suivre.
Les soldats, admirant son adresse,
exécutaient ses ordres. Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des
plaisanteries sur les noms des machines. Ainsi, les tenailles à prendre les
béliers s'appelant des loups , et les galexies
couvertes des treilles , on était des agneaux, on
allait faire la vendange ; et, en armant leurs pièces, ils disaient aux onagres
: " Allons, rue bien ! " , et aux scorpions : " Traverse-les jusqu'au coeur ! "
Ces facéties, toujours les mêmes, soutenaient leur courage.
Cependant, les machines ne
démolissaient point le rempart. Il était formé par deux murailles et tout rempli
de terre ; elles abattaient leurs parties supérieures. Mais les assiégés, chaque
fois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des tours en bois qui devaient
être aussi hautes que les tours de pierre. On jeta, dans le fossé, du gazon, des
pieux, des galets et des chariots avec leurs roues afin de l'emplir plus vite ;
avant qu'il fût comblé, l'immense foule des Barbares ondula sur la plaine d'un
seul mouvement, et vint battre le pied des murs, comme une mer débordée.
On avança les échelles de corde,
les échelles droites et les sambuques, c'est-à-dire deux mâts d'où
s'abaissaient, par des palans, une série de bambous que terminait un pont
mobile. Elles formaient de nombreuses lignes droites appuyées contre le mur, et
les Mercenaires, à la file les uns des autres, montaient en tenant leurs armes à
la main. Pas un Carthaginois ne se montrait ; déjà, ils touchaient aux deux
tiers du rempart. Les créneaux s'ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de
dragon, des feux et de la fumée ; le sable s'éparpillait, entrait par le joint
des armures ; le pétrole s'attachait aux vêtements ; le plomb liquide sautillait
sur les casques, faisait des trous dans les chairs ; une pluie d'étincelles
s'éclaboussait contre les visages, -- et des orbites sans yeux semblaient
pleurer des larmes grosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes d'huile,
brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient à courir, enflammaient les autres.
On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de
sang. Quelques-uns qui n'avaient pas de blessure restaient immobiles, plus
raides que des pieux, la bouche ouverte et les deux bras écartés.
L'assaut, pendant plusieurs jours
de suite, recommença, -- les Mercenaires espérant triompher par un excès de
force et d'audace.
Quelquefois
un homme sur les épaules d'un autre enfonçait une fiche entre les pierres, puis
s'en servait comme d'un échelon pour atteindre au- delà, en plaçait une seconde,
une troisième ; et, protégés par le bord des créneaux dépassant la muraille, peu
à peu, ils s'élevaient ainsi ; mais, toujours, à une certaine hauteur, ils
retombaient. Le grand fossé trop plein débordait ; sous les pas des vivants, les
blessés pêle-mêle s'entassaient avec les cadavres et les moribonds. Au milieu
des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les
troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des bras et des jambes à moitié
sortis d'un monceau se tenaient tout debout, comme des échalas dans un vignoble
incendié.
Les échelles se
trouvant insuffisantes, on employa les tollénones, -- instruments composés d'une
longue poutre établie transversalement sur une autre, et portant à son extrémité
une corbeille quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se tenir avec leurs
armes.
Mâtho voulut monter
dans la première qui fut prête. Spendius l'arrêta.
Des hommes se courbèrent sur un moulinet ; la grande poutre
se leva, devint horizontale, se dressa presque verticalement, et, trop chargée
par le bout, elle pliait comme un immense roseau. Les soldats cachés jusqu'au
menton se tassaient ; on n'apercevait que les plumes des casques. Enfin, quand
elle fut à cinquante coudées dans l'air, elle tourna de droite et de gauche
plusieurs fois, puis s'abaissa ; et, comme un bras de géant qui tiendrait sur sa
main une cohorte de pygmées, elle déposa au bord du mur la corbeille pleine
d'hommes. Ils sautèrent dans la foule et jamais ils ne revinrent.
Tous les autres tollénones furent
bien vite disposés. Mais il en aurait fallu cent fois davantage pour prendre la
ville. On les utilisa d'une façon meurtrière : des archers éthiopiens se
plaçaient dans les corbeilles ; puis, les câbles étant assujettis, ils restaient
suspendus et tiraient des flèches empoisonnées. Les cinquante tollénones,
dominant les créneaux, entouraient ainsi Carthage, comme de monstrueux vautours
; et les Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dans des
convulsions atroces.
Hamilcar
y envoya des hoplites. : il leur faisait boire chaque matin le jus de certaines
herbes qui les gardait du poison.
Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de
ses soldats sur des gabares, des planches, et, tournant à la droite du port, il
vint débarquer à la Taenia. Puis ils s'avancèrent jusqu'aux premières lignes des
Barbares, et, les prenant par le flanc, ils en firent un grand carnage. Des
hommes suspendus à des cordes descendaient la nuit du haut des murs avec des
torches à la main, brûlaient les ouvrages des Mercenaires, et remontaient.
Mâtho était acharné ; chaque
obstacle renforçait sa colère ; il en arrivait à des choses terribles et
extravagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à un rendez-vous ; puis il
l'attendit. Elle ne vint pas ; cela lui parut une trahison nouvelle, -- et,
désormais, il l'exécra. S'il avait vu son cadavre, il se serait peut-être en
allé. Il doubla les avant-postes, il planta des fourches au bas du rempart, il
enfouit des chausse-trapes dans la terre, et il commanda aux Libyens de lui
apporter toute une forêt pour y mettre le feu et brûler Carthage, comme une
tanière de renards.
Spendius
s'obstinait au siège. Il cherchait à inventer des machines épouvantables et
comme jamais on n'en avait construit.
Les autres Barbares, campés au loin sur l'isthme,
s'ébahissaient de ces lenteurs ; ils murmuraient ; on les lâcha.
Alors, ils se précipitèrent avec
leurs coutelas et leurs javelots, dont ils battaient les portes. Mais la nudité
de leurs corps facilitant leurs blessures, les Carthaginois les massacraient
abondamment ; et les Mercenaires s'en réjouirent, sans doute par jalousie du
pillage. Il en résulta des querelles, des combats entre eux. Puis, la campagne
étant ravagée, bientôt on s'arracha les vivres. Ils se décourageaient. Des
hordes nombreuses s'en allèrent. La foule était si grande qu'il n'y parut pas.
Les meilleurs tentèrent de
creuser des mines ; le terrain mal soutenu s'éboula. Ils les recommencèrent en
d'autres places ; Hamilcar devinait toujours leur direction en appliquant son
oreille contre un bouclier de bronze. Il perça des contre-mines sous le chemin
que devaient parcourir les tours de bois ; quand on voulut les pousser, elles
s'enfoncèrent dans des trous.
Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable, tant
que l'on n'aurait pas élevé jusqu'à la hauteur des murailles une longue terrasse
qui permettrait de combattre sur le même niveau, on en paverait le sommet pour
faire rouler dessus les machines. Alors, il serait bien impossible à Carthage de
résister.
Elle commençait à
souffrir de la soif. L'eau, qui valait au début du siège deux késitah le bât, se
vendait maintenant un shekel d'argent ; les provisions de viande et de blé
s'épuisaient aussi ; on avait peur de la faim ; quelques-uns même parlaient de
bouches inutiles, ce qui effrayait tout le monde.
Depuis la place de Khamon jusqu'au temple de Melkarth, des
cadavres encombraient les rues ; et, comme on était à la fin de l'été, de
grosses mouches noires harcelaient les combattants. Des vieillards
transportaient les blessés, et les gens dévots continuaient les funérailles
fictives de leurs proches et de leurs amis, défunts au loin pendant la guerre.
Des statues de cire avec des cheveux et des vêtements s'étalaient en travers des
portes. Elles se fondaient à la chaleur des cierges brûlant près d'elles ; la
peinture coulait sur leurs épaules, et des pleurs ruisselaient sur la face des
vivants, qui psalmodiaient à côté des chansons lugubres. La foule, pendant ce
temps-là, courait ; des bandes armées passaient ; les capitaines criaient des
ordres, et l'on entendait toujours le heurt des béliers qui battaient le
rempart.
La température devint
si lourde que les corps, se gonflant, ne pouvaient plus entrer dans les
cercueils. On les brûlait au milieu des cours. Mais les feux, trop à l'étroit,
incendiaient les murailles voisines, et de longues flammes, tout à coup,
s'échappaient des maisons comme du sang qui jaillit d'une artère. Ainsi Moloch
possédait Carthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues, il
dévorait jusqu'aux cadavres.
Des hommes qui portaient, en signe de désespoir, des
manteaux faits de haillons ramassés, s'établirent au coin des carrefours. Ils
déclamaient contre les Anciens, contre Hamilcar, prédisaient au peuple une ruine
entière et l'engageaient à tout détruire et à tout se permettre. Les plus
dangereux étaient les buveurs de jusquiame ; dans leurs crises, ils se croyaient
des bêtes féroces et sautaient sur les passants qu'ils déchiraient. Des
attroupements se faisaient autour d'eux ; : on en oubliait la défense de
Carthage. Le Suffète imagina d'en payer d'autres pour soutenir sa politique.
Afin de retenir dans la ville le
génie des Dieux, on avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des
voiles noirs sur les Patæques et des cilices autour des autels ; on tâchait
d'exciter l'orgueil et la jalousie des Baals en leur chantant à l'oreille : " Tu
vas te laisser vaincre ! les autres sont plus forts, peut-être ? Montre-toi !
aide-nous ! afin que les peuples ne disent pas : Où sont maintenant leurs Dieux
? "
Une anxiété permanente
agitait les collèges des pontifes. Ceux de la Rabbetna surtout avaient peur, --
le rétablissement du zaïmph n'ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la
troisième enceinte, inexpugnable comme une forteresse. Un seul d'entre eux se
hasardait à sortir, le grand-prêtre Schahabarim.
Il venait chez Salammbô. Mais il restait tout silencieux,
la contemplant, les prunelles fixes, ou bien il prodiguait les paroles, et les
reproches qu'il lui faisait étaient plus durs que jamais.
Par une contradiction
inconcevable, il ne pardonnait pas à la jeune fille d'avoir suivi ses ordres ;
-- Schahabarim avait tout deviné, -- et l'obsession de cette idée avivait les
jalousies de son impuissance. Il l'accusait d'être la cause de la guerre. Mâtho,
à l'en croire, assiégeait Carthage pour reprendre le zaïmph ; et il déversait
des imprécations et des ironies sur ce Barbare, qui prétendait posséder des
choses saintes. Ce n'était pas cela pourtant que le prêtre voulait dire.
Mais, à présent, Salammbô
n'éprouvait pour lui aucune terreur. Les angoisses dont elle souffrait autrefois
l'avaient abandonnée. Une tranquillité singulière l'occupait. Ses regards, moins
errants, brillaient d'une flamme limpide.
Cependant, le python était redevenu malade ; et, comme
Salammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille Taanach s'en réjouissait,
convaincue qu'il prenait par ce dépérissement la langueur de sa maîtresse.
Un matin, elle le trouva derrière
le lit de peaux de boeuf, tout enroulé sur lui-même, plus froid qu'un marbre, et
la tête disparaissant sous un amas de vers. A ses cris, Salammbô survint. Elle
le retourna quelque temps avec le bout de sa sandale, et l'esclave fut ébahie de
son insensibilité.
La fille
d'Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec tant de ferveur. Elle passait des
journées au haut de sa terrasse, les deux coudes contre la balustrade, s'amusant
à regarder devant elle. Le sommet des murailles au bout de la ville découpait
sur le ciel des zigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient, tout
du long, comme une bordure d'épis. Elle apercevait au-delà, entre les tours, les
manoeuvres des Barbares ; les jours que le siège était interrompu, elle pouvait
même distinguer leurs occupations. Ils raccommodaient leurs armes, se
graissaient la chevelure, ou bien lavaient dans la mer leurs bras sanglants ;
les tentes étaient closes ; les bêtes de somme mangeaient ; et, au loin, les
faux des chars, tous rangés en demi-cercle, semblaient un cimeterre d'argent
étendu à la base des monts. Les discours de Schahabarim revenaient à sa mémoire.
Elle attendait son fiancé Narr'Havas. Elle aurait voulu, malgré sa haine, revoir
Mâtho. De tous les Carthaginois, elle était la seule personne, peut- être, qui
lui eût parlé sans peur.
Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s'asseyait en
haletant sur les coussins et il la considérait d'un air presque attendri, comme
s'il eût trouvé dans ce spectacle un délassement à ses fatigues. Il
l'interrogeait quelquefois sur son voyage au camp des Mercenaires. Il lui
demanda même si personne, par hasard, ne l'y avait poussée ; et, d'un signe de
tête, elle répondit que non, tant Salammbô était fière d'avoir sauvé le zaïmph.
Mais le Suffète revenait
toujours à Mâtho, sous prétexte de renseignements militaires. Il ne comprenait
rien à l'emploi des heures qu'elle avait passées dans la tente. En effet,
Salammbô ne parlait pas de Giscon ; car, les mots ayant par eux-mêmes un pouvoir
effectif, les malédictions que l'on rapportait à quelqu'un pouvaient se tourner
contre lui ; et elle taisait son envie d'assassinat, de peur d'être blâmée de
n'y avoir point cédé. Elle disait que le schalischim paraissait furieux, qu'il
avait crié beaucoup, puis qu'il s'était endormi. Salammbô n'en racontait pas
davantage, par honte peut-être, ou bien par un excès de candeur faisant qu'elle
n'attachait guère d'importance aux baisers du soldat. Tout cela, du reste,
flottait dans sa tête, mélancolique et brumeux comme le souvenir d'un rêve
accablant ; et elle n'aurait su de quelle manière, par quels discours
l'exprimer.
Un soir qu'ils se
trouvaient ainsi l'un en face de l'autre, Taanach tout effarée survint. Un
vieillard, avec un enfant, était là, dans les cours, et voulait voir le Suffète.
Hamilcar pâlit, puis répliqua
vivement :
-- " Qu'il monte !
"
Iddibal entra, sans se
prosterner. Il tenait par la main un jeune garçon couvert d'un manteau en poil
de bouc ; et aussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure :
-- " Le voilà, Maître ! Prends-le
! "
Le Suffète et l'esclave
s'enfoncèrent dans un coin de la chambre.
L'enfant était resté au milieu, tout debout ; et, d'un
regard plus attentif qu'étonné, il parcourait le plafond, les meubles, les
colliers de perles traînant sur les draperies de pourpre, et cette majestueuse
jeune femme inclinée vers lui.
Il avait dix ans peut-être, et n'était pas plus haut qu'un
glaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. On aurait dit
que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narines de son nez mince
palpitaient largement ; sur toute sa personne s'étalait l'indéfinissable
splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises. Quand il eut rejeté
son manteau trop lourd, il resta revêtu d'une peau de lynx attachée autour de sa
taille, et il appuyait résolument sur les dalles ses petits pieds nus tout
blancs de poussière. Mais, sans doute, il devina que l'on agitait des choses
importantes, car il se tenait immobile, une main derrière le dos et le menton
baissé, avec un doigt dans la bouche.
Enfin Hamilcar, d'un signe, attira Salammbô et il lui dit à
voix basse :
-- " Tu le
garderas chez toi, entends-tu ! Il faut que personne, même de la maison, ne
connaisse son existence ! "
Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois à
Iddibal s'il était bien sûr qu'on ne les eût pas remarqués.
-- " Non ! " fit l'esclave ; " les
rues étaient vides. "
La
guerre emplissant toutes les provinces, il avait eu peur pour le fils de son
maître. Alors ne sachant où le cacher, il était venu le long des côtes, sur une
chaloupe : et, depuis trois jours Iddibal louvoyait dans le golfe, en observant
les remparts. Enfin ce soir-là, comme les alentours de Khamon semblaient
déserts, il avait franchi la passe lestement et débarqué près de l'arsenal,
l'entrée du port étant libre.
Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un immense
radeau pour empêcher les Carthaginois d'en sortir. Ils relevaient les tours de
bois, et, en même temps, la terrasse montait.
Les communications avec le dehors étant interceptées, une
famine intolérable commença.
On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes,
puis les quinze éléphants que le Suffète avait ramenés. Les lions du temple de
Moloch étaient devenus furieux et les hiérodoules n'osaient plus s'en approcher.
On les nourrit d'abord avec les blessés des Barbares ; ensuite on leur jeta des
cadavres encore tièdes ; ils les refusèrent et tous moururent. Au crépuscule,
des gens erraient le long des vieilles enceintes, et cueillaient entre les
pierres des herbes et des fleurs qu'ils faisaient bouillir dans du vin ; -- le
vin coûtait moins cher que l'eau. D'autres se glissaient jusqu'aux avant-postes
de l'ennemi et venaient sous les tentes voler de la nourriture ; les Barbares,
pris de stupéfaction, quelquefois les laissaient s'en retourner. Enfin un jour
arriva où les Anciens résolurent d'égorger, entre eux, les chevaux d'Eschmoûn.
C'étaient des bêtes saintes, dont les pontifes tressaient les crinières avec des
rubans d'or, et qui signifiaient par leur existence le mouvement du soleil,
l'idée du feu sous la forme la plus haute. Leurs chairs, coupées en portions
égales, furent enfouies derrière l'autel. Puis, tous les soirs, alléguant
quelque dévotion, les Anciens montaient vers le temple, se régalaient en
cachette ; et ils remportaient sous leur tunique un morceau pour leurs enfants.
Dans les quartiers déserts, loin des murs, les habitants moins misérables, par
peur des autres, s'étaient barricadés.
Les pierres des catapultes et les démolitions ordonnées
pour la défense avaient accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Aux
heures les plus tranquilles, tout à coup, des masses de peuple se précipitaient
en criant ; et, du haut de l'Acropole, les incendies faisaient comme des
haillons de pourpre dispersés sur les terrasses, et que le vent tordait.
Les trois grandes catapultes,
malgré tous ces travaux, ne s'arrêtaient pas. Leurs ravages étaient
extraordinaires ; ainsi, la tête d'un homme alla rebondir sur le fronton des
Syssites ; dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée par un
bloc de marbre, et son enfant avec le lit emporté jusqu'au carrefour de Cinasyn
où l'on retrouva la couverture.
Ce qu'il y avait de plus irritant, c'était les balles des
frondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les jardins et au milieu des
cours, tandis que l'on mangeait attablé devant un maigre repas et le coeur gros
de soupirs. Ces atroces projectiles portaient des lettres gravées qui
s'imprimaient dans les chairs ; et, sur les cadavres, on lisait des injures,
telles que pourceau, chacal , vermine, et parfois des plaisanteries : attrapé !
ou : je l'ai bien mérité.
La
partie du rempart qui s'étendait depuis l'angle des ports jusqu'à la hauteur des
citernes fut enfoncée. Alors les gens de Malqua se trouvèrent pris entre la
vieille enceinte de Byrsa par-derrière et les Barbares par-devant. Mais on avait
assez que d'épaissir la muraille et de la rendre le plus haut possible sans
s'occuper d'eux ; on les abandonna ; tous périrent, et, bien qu'ils fussent haïs
généralement, on en conçut pour Hamilcar une grande horreur.
Le lendemain, il ouvrit les fosses
où il gardait du blé ; ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant trois
jours on se gorgea.
La soif
n'en devint que plus intolérable ; et toujours ils voyaient devant eux la longue
cascade que faisait en tombant l'eau claire de l'aqueduc. Sous les rayons du
soleil, une vapeur fine remontait de sa base, avec un arc-en-ciel à côté, et un
petit ruisseau, formant des courbes sur la plage, se déversait dans le golfe.
Hamilcar ne faiblissait pas.
Il comptait sur un événement, sur quelque chose de décisif, d'extraordinaire.
Ses propres esclaves
arrachèrent les lames d'argent du temple de Melkarth, on tira du port quatre
longs bateaux, avec des cabestans, on les amena jusqu'au bas des Mappales, le
mur qui donnait sur le rivage fut troué : et ils partirent pour les Gaules afin
d'y acheter, à n'importe à quel prix, des Mercenaires. Cependant Hamilcar se
désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi des Numides, car il le savait
derrière les Barbares et prêt à tomber sur eux. Mais Narr'Havas, trop faible,
n'allait pas se risquer seul ; et le Suffète fit rehausser le rempart de douze
palmes, entasser dans l'Acropole tout le matériel des arsenaux et encore une
fois réparer les machines.
On
se servait, pour les entortillages des catapultes, de tendons pris au cou des
taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Cependant, il n'existait dans Carthage
ni cerfs ni taureaux. Hamilcar demanda aux Anciens les cheveux de leurs femmes ;
toutes les sacrifièrent ; la quantité ne fut pas suffisante. On avait, dans les
bâtiments des Syssites, douze cents esclaves nubiles, de celles que l'on
destinait aux prostitutions de la Grèce et de l'Italie, et leurs cheveux, rendus
élastiques par l'usage des onguents, se trouvaient merveilleux pour les machines
de guerre. Mais la perte plus tard serait trop considérable. Donc, il fut décidé
qu'on choisirait, parmi les épouses des plébéiens, les plus belles chevelures.
Sans aucun souci des besoins de la patrie, elles crièrent en désespérées quand
les serviteurs des Cent vinrent, avec des ciseaux, mettre la main sur elles.
Un redoublement de fureur animait
les Barbares. On les voyait au loin prendre la graisse des morts pour huiler
leurs machines, et d'autres en arrachaient les ongles qu'ils cousaient bout à
bout afin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les
catapultes des vases pleins de serpents apportés par les Nègres ; les pots
d'argile se cassaient sur les dalles, les serpents couraient, semblaient
pulluler, et, tant ils étaient nombreux, sortir des murs naturellement. Puis,
les Barbares, mécontents de leur invention, la perfectionnèrent ; ils lançaient
toutes sortes d'immondices, des excréments humains, des morceaux de charogne,
des cadavres. La peste reparut. Les dents des Carthaginois leur tombaient de la
bouche, et ils avaient les gencives décolorées comme celles des chameaux après
un voyage trop long.
Les
machines furent dressées sur la terrasse, bien qu'elle n'atteignît pas encore
partout à la hauteur du rempart. Devant les Vingt-trois tours des fortifications
se dressaient vingt-trois autres tours de bois. Tous les tollénones étaient
remontés, et au milieu, un peu plus en arrière, apparaissait la formidable
hélépole de Démétrius Poliorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite.
Pyramidale comme le phare d'Alexandrie, elle était haute de cent trente coudées
et large de vingt- trois, avec neuf étages allant tous en diminuant vers le
sommet et qui étaient défendus par des écailles d'airain, percés de portes
nombreuses, remplis de soldats ; sur la plate-forme supérieure se dressait une
catapulte flanquée de deux balistes.
Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui
parleraient de se rendre ; les femmes mêmes furent embrigadées. Ils couchaient
dans les rues et l'on attendait plein d'angoisses.
Puis un matin, un peu avant le lever du soleil (c'était le
septième jour du mois de Nyssan), ils entendirent un grand cri poussé par tous
les Barbares à la fois ; les trompettes à tube de plomb ronflaient, les grandes
cornes paphlagoniennes mugissaient comme des taureaux. Tous se levèrent et
coururent au rempart.
Une
forêt de lances, de piques et d'épées se hérissait à sa base. Elle sauta contre
les murailles, les échelles s'y accrochèrent ; et, dans la baie des créneaux,
des têtes de Barbares parurent.
Des poutres soutenues par de longues files d'hommes
battaient les portes ; et, aux endroits où la terrasse manquait, les
Mercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en cohortes serrées, la première
ligne se tenant accroupie, la seconde pliant le jarret, et les autres
successivement se dressaient jusqu'aux derniers qui restaient tout droits :
tandis qu'ailleurs, pour monter dessus, les plus hauts s'avançaient en tête, les
plus bas à la queue, et tous, du bras gauche, appuyaient sur leurs casques leurs
boucliers en les réunissant par le bord si étroitement, qu'on aurait dit un
assemblage de grandes tortues. Les projectiles glissaient sur ces masses
obliques.
Les Carthaginois
jetaient des meules de moulin, des pilons, des cuves, des tonneaux, des lits,
tout ce qui pouvait faire un poids et assommer. Quelques-uns guettaient dans les
embrasures avec un filet de pêcheur, et quand arrivait le Barbare, il se
trouvait pris sous les mailles et se débattait comme un poisson. Ils
démolissaient eux-mêmes leurs créneaux ; des pans de mur s'écroulaient en
soulevant une grande poussière ; et, les catapultes de la terrasse tirant les
unes contre les autres, leurs pierres se heurtaient, et éclataient en mille
morceaux qui faisaient sur les combattants une large pluie.
Bientôt les deux foules ne
formèrent plus qu'une grosse chaîne de corps humains ; elle débordait dans les
intervalles de la terrasse, et, un peu plus lâche aux deux bouts, se roulait
sans avancer perpétuellement. Ils s'étreignaient couchés à plat ventre comme des
lutteurs. On s'écrasait. Les femmes penchées sur les créneaux hurlaient. On les
tirait par leurs voiles, et la blancheur de leurs flancs, tout à coup
découverts, brillait entre les bras des nègres y enfonçant des poignards. Des
cadavres, trop pressés dans la foule, ne tombaient pas ; soutenus par les
épaules de leurs compagnons, ils allaient quelques minutes tout debout et les
yeux fixes. Quelques-uns, les deux tempes traversées par une javeline,
balançaient leur tête comme des ours. Des bouches ouvertes pour crier restaient
béantes ; des mains s'envolaient coupées. Il y eut là de grands coups, et dont
parlèrent pendant longtemps ceux qui survécurent.
Cependant, des flèches jaillissaient du sommet des tours de
bois et des tours de pierre. Les tollénones faisaient aller rapidement leurs
longues antennes ; et comme les Barbares avaient saccagé sous les Catacombes le
vieux cimetière des autochtones, ils lançaient sur les Carthaginois des dalles
de tombeaux. Sous le poids des corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles
se coupaient, et des masses d'hommes, tous levant les bras, tombaient du haut
des airs.
Jusqu'au milieu du
jour, les vétérans des hoplites s'étaient acharnés contre la Taenia pour
pénétrer dans le port et détruire la flotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture
de Khamon un feu de paille humide ; et la fumée les aveuglant, ils se
rabattirent à gauche et vinrent augmenter l'horrible cohue qui se poussait dans
Malqua. Des syntagmes, composés d'hommes robustes, choisis tout exprès, avaient
enfoncé trois portes. De hauts barrages, faits avec des planches garnies de
clous, les arrêtèrent ; une quatrième céda facilement ; ils s'élancèrent
par-dessus en courant, et roulèrent dans une fosse où l'on avait caché des
pièges. A l'angle sud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont
la fissure était bouchée avec des briques. Le terrain par-derrière montait ; ils
le gravirent lestement. Mais ils trouvèrent en haut une seconde muraille,
composée de pierres et de longues poutres étendues tout à plat et qui
alternaient comme les pièces d'un échiquier. C'était une mode gauloise adaptée
par le Suffète au besoin de la situation ; les Gaulois se crurent devant une
ville de leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furent repoussés.
Depuis la rue de Khamon jusqu'au
Marché-aux-herbes, tout le chemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares,
et les Samnites achevaient à coups d'épieux les moribonds ; ou bien, un pied sur
le mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruines fumantes, et au loin la
bataille qui recommençait.
Les
frondeurs, distribués par-derrière, tiraient toujours. Mais à force d'avoir
servi, le ressort des frondes acarnaniennes était brisé, et plusieurs, comme des
pâtres, envoyaient des cailloux avec la main : les autres lançaient des boules
de plomb avec le manche d'un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs
cheveux noirs, se portait partout en bondissant et entraînait les Baléares. Deux
panetières étaient suspendues à ses hanches ; il y plongeait continuellement la
main gauche et son bras droit tournoyait, comme la roue d'un char.
Mâtho s'était d'abord retenu de
combattre, pour mieux commander tous les Barbares à la fois. On l'avait vu le
long du golfe avec les Mercenaires, près de la lagune avec les Numides, sur les
bords du lac entre les Nègres, et du fond de la plaine il poussait les masses de
soldats qui arrivaient incessamment contre les lignes de fortifications. Peu à
peu il s'était rapproché ; l'odeur du sang, le spectacle du carnage et le
vacarme des clairons avaient fini par lui faire bondir le coeur. Alors il était
rentré dans sa tente, et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, plus
commode pour la bataille. Le mufle s'adaptait sur la tête en bordant le visage
d'un cercle de crocs ; les deux pattes antérieures se croisaient sur la
poitrine, et celles de derrière avançaient leurs ongles jusqu'au bas de ses
genoux.
Il avait gardé son
fort ceinturon, où luisait une hache à double tranchant, et avec sa grande épée
dans les deux mains s'était précipité par la brèche, impétueusement. Comme un
émondeur qui coupe des branches de saule, et qui tâche d'en abattre le plus
possible afin de gagner plus d'argent, il marchait en fauchant autour de lui les
Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir par les flancs, il les renversait
à coups de pommeau ; quand ils l'attaquaient en face, il les perçait ; s'ils
fuyaient, il les fendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos ; il
recula d'un bond contre une porte et les écrasa. Son épée s'abaissait, se
relevait. Elle éclata sur l'angle d'un mur. Alors il prit sa lourde hache, et
par-devant, par-derrière, il éventrait les Carthaginois comme un troupeau de
brebis. Ils s'écartaient de plus en plus, et il arriva tout seul devant la
seconde enceinte, au bas de l'Acropole. Les matériaux lancés du sommet
encombraient les marches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu
des ruines, se retourna pour appeler ses compagnons.
Il aperçut leurs aigrettes
disséminées sur la multitude ; elles s'enfonçaient, ils allaient périr ; il
s'élança vers eux ; alors, la vaste couronne de plumes rouges se resserrant,
bientôt ils se rejoignirent et l'entourèrent. Mais des rues latérales une foule
énorme se dégorgeait. Il fut pris aux hanches, soulevé, et entraîné jusqu'en
dehors du rempart, dans un endroit où la terrasse était haute.
Mâtho cria un commandement : tous
les boucliers se rabattirent sur les casques ; il sauta dessus, pour s'accrocher
quelque part afin de rentrer dans Carthage ; et, tout en brandissant la terrible
hache, il courait sur les boucliers, pareils à des vagues de bronze, comme un
dieu marin sur des flots et qui secoue son trident.
Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord du
rempart, impassible et indifférent à la mort qui l'entourait. Parfois il
étendait sa main droite contre ses yeux pour découvrir quelqu'un. Mâtho vint à
passer sous lui. Tout à coup ses prunelles flamboyèrent, sa face livide se
crispa ; et en levant ses deux bras maigres il lui criait des injures.
Mâtho ne les entendit pas ; mais
il sentit entrer dans son coeur un regard si cruel et furieux qu'il en poussa un
rugissement. Il lança vers lui la longue hache ; des gens se jetèrent sur
Schahabarim ; et Mâtho, ne le voyant plus, tomba à la renverse, épuisé.
Un craquement épouvantable se
rapprochait, mêlé au rythme de voix rauques qui chantaient en cadence.
C'était la grande hélépole,
entourée par une foule de soldats. Ils la tiraient à deux mains, halaient avec
des cordes et poussaient de l'épaule ; -- car le talus, montant de la plaine sur
la terre, bien qu'il fût extrêmement doux, se trouvait impraticable pour des
machines d'un poids prodigieux. Elle avait cependant huit roues cerclées de fer,
et depuis le matin elle avançait ainsi, lentement, pareille à une montagne qui
se fût élevée sur une autre. Puis il sortit de sa base un immense bélier ; le
long des trois faces regardant la ville les portes s'abattirent, et dans
l'intérieur apparurent, comme des colonnes de fer, des soldats cuirassés. On en
voyait qui grimpaient et descendaient les deux escaliers traversant ses étages.
Quelques-uns attendaient pour s'élancer que les crampons des portes touchassent
le mur ; au milieu de la plate-forme supérieure, les écheveaux des balistes
tournaient, et le grand timon de la catapulte s'abaissait.
Hamilcar était, à ce moment-là,
debout sur le toit de Melkarth. Il avait jugé qu'elle devait venir directement
vers lui, contre l'endroit de la muraille le plus invulnérable, et, à cause de
cela même, dégarni de sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclaves
apportaient des outres sur le chemin de ronde, où ils avaient élevé, avec de
l'argile, deux cloisons transversales formant une sorte de bassin. L'eau coulait
insensiblement sur la terrasse, et Hamilcar, chose extraordinaire, ne semblait
point s'en inquiéter.
Mais,
quand l'hélépole fut à trente pas environ, il commanda d'établir des planches
par-dessus les rues, entre les maisons, depuis les citernes jusqu'au rempart ;
et des gens à la file se passaient, de main en main, des casques et des amphores
qu'ils vidaient continuellement. Les Carthaginois cependant s'indignaient de
cette eau perdue. Le bélier démolissait la muraille ; tout à coup, une fontaine
s'échappa des pierres disjointes. Alors la haute masse d'airain, à neuf étages
et qui contenait et occupait plus de trois mille soldats, commença doucement à
osciller comme un navire. En effet, l'eau pénétrant la terrasse avait devant
elle effondré le chemin ; ses roues s'embourbèrent ; au premier étage, entre des
rideaux de cuir, la tête de Spendius apparut soufflant à pleines joues dans un
cornet d'ivoire. La grande machine, comme soulevée convulsivement, avança de dix
pas peut-être ; mais le terrain de plus en plus s'amollissait, la fange gagnait
les essieux et l'hélépole s'arrêta en penchant effroyablement d'un seul côté. La
catapulte roula jusqu'au bord de la plate-forme ; et, emportée par la charge de
son timon, elle tomba, fracassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats,
debout sur les portes, glissèrent dans l'abîme, ou bien ils se retenaient à
l'extrémité des longues poutres, et augmentaient, par leur poids, l'inclinaison
de l'hélépole -- qui se démembrait en craquant dans toutes ses jointures.
Les autres Barbares s'élancèrent
pour les secourir. Ils se tassaient en foule compacte. Les Carthaginois
descendirent le rempart, et, les assaillant par-derrière, ils les tuèrent tout à
leur aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ils galopaient sur le
contour de cette multitude ; elle remonta la muraille ; la nuit survint ; peu à
peu les Barbares se retirèrent.
On ne voyait plus, sur la plaine, qu'une sorte de
fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu'à la lagune toute
blanche ; et le lac, où du sang avait coulé, s'étalait, plus loin, comme une
grande mare pourpre.
La
terrasse était maintenant si chargée de cadavres qu'on l'aurait crue construite
avec des corps humains. Au milieu se dressait l'hélépole couverte d'armures ;
et, de temps à autre, des fragments énormes s'en détachaient comme les pierres
d'une pyramide qui s'écroule. On distinguait sur les murailles de larges
traînées faites par les ruisseaux de plomb. Une tour de bois abattue, çà et là,
brûlait ; et les maisons apparaissaient vaguement, comme les gradins d'un
amphithéâtre en ruine.
De
lourdes fumées montaient, en roulant des étincelles qui se perdaient dans le
ciel noir.
Cependant, les
Carthaginois, que la soif dévorait, s'étaient précipités vers les citernes. Ils
en rompirent les portes. Une flaque bourbeuse s'étalait au fond.
Que devenir à présent ? D'ailleurs
les Barbares étaient innombrables, et, leur fatigue passée, ils
recommenceraient.
Le peuple,
toute la nuit, délibéra par sections, au coin des rues. Les uns disaient qu'il
fallait renvoyer les femmes, les malades et les vieillards ; d'autres
proposèrent d'abandonner la ville pour s'établir au loin dans une colonie. Mais
les vaisseaux manquaient, et le soleil parut qu'on n'avait rien décidé.
On ne se battit point ce jour-là,
tous étant trop accablés. Les gens qui donnaient avaient l'air de cadavres.
Alors les Carthaginois, en
réfléchissant sur la cause de leurs désastres, se rappelèrent qu'ils n'avaient
point expédié en Phénicie l'offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien ; et une
immense terreur les prit. Les Dieux, indignés contre la République, allaient
sans doute poursuivre leur vengeance.
On les considérait comme des maîtres cruels, que l'on
apaisait avec des supplications et qui se laissaient corrompre à force de
présents. Tous étaient faibles près de Moloch-le-dévorateur. L'existence, la
chair même des hommes lui appartenaient ; -- aussi, pour la sauver, les
Carthaginois avaient coutume de lui en offrir une portion qui calmait sa fureur.
On brûlait les enfants au front ou à la nuque avec des mèches de laine ; et
cette façon de satisfaire le Baal rapportant aux prêtres beaucoup d'argent, ils
ne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plus douce.
Mais cette fois, il s'agissait de
la République elle-même. Or, tout profit devant être racheté par une perte
quelconque, toute transaction se réglant d'après le besoin du plus faible et
l'exigence du plus fort, il n'y avait pas de douleur trop considérable pour le
Dieu, puisqu'il se délectait dans les plus horribles et que l'on était
maintenant à sa discrétion. Il fallait donc l'assouvir complètement. Les
exemples prouvaient que ce moyen-là contraignait le fléau à disparaître.
D'ailleurs, ils croyaient qu'une immolation par le feu purifierait Carthage. La
férocité du peuple en était d'avance alléchée. Puis, le choix devait
exclusivement tomber sur les grandes familles.
Les Anciens s'assemblèrent. La séance fut longue. Hannon y
était venu. Comme il ne pouvait plus s'asseoir, il resta couché près de la
porte, à demi perdu dans les franges de la haute tapisserie ; et quand le
pontife de Moloch leur demanda s'ils consentiraient à livrer leurs enfants, sa
voix, tout à coup, éclata dans l'ombre comme le rugissement d'un Génie au fond
d'une caverne. Il regrettait, disait-il, de n'avoir pas à en donner de son
propre sang ; et il contemplait Hamilcar, en face de lui à l'autre bout de la
salle. Le Suffète fut tellement troublé par ce regard qu'il en baissa les yeux.
Tous approuvèrent en opinant de la tête successivement ; et, d'après les rites,
il dut répondre au grand prêtre : " Oui, que cela soit. " Alors les Anciens
décrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle, -- parce qu'il y a
des choses plus gênantes à dire qu'à exécuter.
La décision, presque immédiatement, fut connue dans
Carthage ; des lamentations retentirent. Partout on entendait les femmes crier ;
leurs époux les consolaient ou les invectivaient en leur faisant des
remontrances.
Mais trois
heures après, une nouvelle plus extraordinaire se répandit : le Suffète avait
trouvé des sources au bas de la falaise. On y courut. Des trous creusés dans le
sable laissaient voir de l'eau ; et déjà quelques-uns étendus à plat ventre y
buvaient.
Hamilcar ne savait
pas lui-même si c'était par un conseil des Dieux ou le vague souvenir d'une
révélation que son père autrefois lui aurait faite ; mais, en quittant les
Anciens, il était descendu sur la plage, et, avec ses esclaves, il s'était mis à
fouir le gravier.
Il donna des
vêtements, des chaussures et du vin. Il donna tout le reste du blé qu'il gardait
chez lui. Il fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit les
cuisines, les magasins et toutes les chambres, -- celle de Salammbô exceptée. Il
annonça que six mille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi de
Macédoine envoyait des soldats.
Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent ; le soir
du troisième, elles étaient complètement taries. Alors le décret des Anciens
circula de nouveau sur toutes les lèvres et les prêtres de Moloch commencèrent
leur besogne.
Des hommes en
robes noires se présentèrent dans les maisons. Beaucoup d'avance les désertaient
sous le prétexte d'une affaire ou d'une friandise qu'ils allaient acheter ; les
serviteurs de Moloch survenaient et prenaient les enfants. D'autres les
livraient eux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de Tanit,
où les prêtresses étaient chargées jusqu'au jour solennel de les amuser et de
les nourrir.
Ils arrivèrent
chez Hamilcar tout à coup et, le trouvant dans ses jardins :
-- " Barca ! nous venons pour la
chose que tu sais... ton fils ! " Ils ajoutèrent que des gens l'avaient
rencontré un soir de l'autre lune, au milieu des Mappales, conduit par un
vieillard.
Il fut d'abord
comme suffoqué. Mais bien vite comprenant que toute dénégation serait vaine,
Hamilcar s'inclina : et il les introduisit dans la maison-de-commerce. Des
esclaves accourus d'un signe en surveillaient les alentours.
Il entra dans la chambre de
Salammbô tout éperdu.
Il
saisit d'une main Hannibal, arracha de l'autre la ganse d'un vêtement qui
traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passa l'extrémité dans la bouche pour
lui faire un bâillon et il le cacha sous le lit de peaux de boeuf, en laissant
retomber jusqu'à terre une large draperie.
Ensuite il se promena de droite et de gauche ; il levait
les bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les lèvres. Puis il resta les
prunelles fixes et haletant comme s'il allait mourir.
Mais il frappa trois fois dans ses
mains. Giddenem parut.
-- "
Ecoute ! " dit-il. " tu vas prendre parmi les esclaves un enfant mâle de huit à
neuf ans avec les cheveux noirs et le front bombé ! Amène-le ! hâte-toi ! "
Bientôt, Giddenem rentra, en
présentant un jeune garçon.
C'était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ; sa
peau semblait grisâtre comme l'infect haillon suspendu à ses flancs ; il
baissait la tête dans ses épaules, et, du revers de sa main, frottait ses yeux,
tout remplis de mouches.
Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal ! et
le temps manquait pour en choisir un autre ! Hamilcar regardait Giddenem ; il
avait envie de l'étrangler.
--
" Va-t'en ! " cria-t-il ; le maître-des-esclaves s'enfuit.
Donc le malheur qu'il redoutait
depuis si longtemps était venu, et il cherchait avec des efforts démesurés s'il
n'y avait pas une manière, un moyen d'y échapper.
Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On
demandait le Suffète. Les serviteurs de Moloch s'impatientaient.
Hamilcar retint un cri, comme à la
brûlure d'un fer rouge ; et il recommença de nouveau à parcourir la chambre tel
qu'un insensé. Puis il s'affaissa au bord de la balustrade, et, les coudes sur
ses genoux, il serrait son front dans ses deux poings fermés.
La vasque de porphyre contenait
encore un peu d'eau claire pour les ablutions de Salammbô. Malgré sa répugnance
et tout son orgueil, le Suffète y plonge l'enfant, et, comme un marchand
d'esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigiles et la terre
rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de la muraille deux carrés de
pourpre, lui en posa un sur la poitrine, l'autre sur le dos, et il les réunit
contre ses clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa
tête ; il passa autour de son cou un collier d'électrum, et il le chaussa de
sandales à talons de perles, -- les propres sandales de sa fille ! Mais il
trépignait de honte et d'irritation ; Salammbô, qui s'empressait à le servir,
était aussi pâle que lui. L'enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même,
s'enhardissant, il commençait à battre des mains et à sauter quand Hamilcar
l'entraîna.
Il le tenait par
le bras, fortement, comme s'il avait eu peur de le perdre ; et l'enfant, auquel
il faisait mal, pleurait un peu tout en courant près de lui.
A la hauteur de l'ergastule, sous
un palmier, une voix s'éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait
: " Maître ! oh ! Maître ! "
Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un homme
d'apparence abjecte, un de ces misérables vivant au hasard dans la maison.
-- " Que veux-tu ? " dit le
Suffète.
L'esclave, qui
tremblait horriblement, balbutia :
-- " Je suis son père ! "
Hamilcar marchait toujours ; l'autre le suivait, les reins
courbés, les jarrets fléchis, la tête en avant. Son visage était convulsé par
une angoisse indicible, et les sanglots qu'il retenait l'étouffaient, tant il
avait envie tout à la fois de le questionner et de lui crier :
-- " Grâce ! "
Enfin il osa le toucher d'un
doigt, sur le coude, légèrement.
-- " Est-ce que tu vas le ? ... " Il n'eut pas la force
d'achever, et Hamilcar s'arrêta, tout ébahi de cette douleur.
Il n'avait jamais pensé, -- tant
l'abîme les séparant l'un de l'autre se trouvait immense, -- qu'il pût y avoir
entre eux rien de commun. Cela même lui parut une sorte d'outrage et comme un
empiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus
lourd que la hache d'un bourreau ; l'esclave, s'évanouissant, tomba dans la
poussière, à ses pieds. Hamilcar enjamba par-dessus.
Les trois hommes en robes noires
l'attendaient dans la grande salle, debout contre le disque de pierre. Tout de
suite, il déchira ses vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des
cris aigus :
-- " Ah ! pauvre
petit Hannibal ! oh ! mon fils ! ma consolation ! mon espoir ! ma vie ! Tuez-moi
aussi ! emportez-moi ! Malheur ! malheur ! " Il se labourait la face avec ses
ongles, s'arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses des funérailles.
" Emmenez-le donc ! je souffre trop ! allez-vous-en ! tuez-moi comme lui. " Les
serviteurs de Moloch s'étonnaient que le grand Hamilcar eût le coeur si faible.
Ils en étaient presque attendris.
On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé,
pareil à la respiration d'une bête féroce qui accourt ; et, sur le seuil de la
troisième galerie, entre les montants d'ivoire, un homme apparut, blême,
terrible, les bras écartés ; il s'écria :
-- " Mon enfant ! "
Hamilcar, d'un bond, s'était jeté sur l'esclave ; et, en
lui couvrant la bouche de ses mains, il criait encore plus haut :
-- " C'est le vieillard qui l'a
élevé ! il l'appelle mon enfant ! il en deviendra fou ! assez ! assez ! " Et,
chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime, il sortit avec eux,
et, d'un grand coup de pied, referma la porte derrière lui.
Hamilcar tendit l'oreille pendant
quelques minutes, craignant toujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se
défaire de l'esclave pour être bien sûr qu'il ne parlerait pas ; mais le péril
n'était point complètement disparu, et cette mort, si les Dieux s'en irritaient,
pouvait se retourner contre son fils. Alors, changeant d'idée, il lui envoya par
Taanach les meilleures choses des cuisines : un quartier de bouc, des fèves et
des conserves de grenades. L'esclave, qui n'avait pas mangé depuis longtemps, se
rua dessus ; ses larmes tombaient dans les plats.
Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua les cordes
d'Hannibal. L'enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu'au sang. Il le
repoussa d'une caresse.
Pour
le faire se tenir paisible, Salammbô voulut l'effrayer avec Lamia, une ogresse
de Cyrène.
-- " Où donc
est-elle ! " demanda-t-il.
On
lui conta que les brigands allaient venir pour le mettre en prison. Il reprit :
-- " Qu'ils viennent, et je les tue ! "
Hamilcar lui dit alors l'épouvantable vérité. Mais il
s'emporta contre son père, prétendant qu'il pouvait bien anéantir tout le
peuple, puisqu'il était le maître de Carthage.
Enfin, épuisé d'efforts et de colère, il s'endormit, d'un
sommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos appuyé contre un coussin
d'écarlate ; sa tête retombait un peu en arrière, et son petit bras, écarté de
son corps, restait tout droit dans une attitude impérative.
Quand la nuit fut noire, Hamilcar
l'enleva doucement et descendit sans flambeau l'escalier des galères. En passant
par la maison-de-commerce, il prit une couffe de raisins avec une buire d'eau
pure ; l'enfant se réveilla devant la statue d'Alètes, dans le caveau des
pierreries ; et il souriait, -- comme l'autre -- , sur le bras de son père, à la
lueur des clartés qui l'environnaient.
Hamilcar était bien sûr qu'on ne pouvait lui prendre son
fils. C'était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par un
souterrain que lui seul connaissait, et, en jetant les yeux à l'entour, il
aspira une large bouffée d'air. Puis il le déposa sur un escabeau, près des
boucliers d'or.
Personne, à
présent, ne le voyait ; il n'avait plus rien à observer ; alors, il se soulagea.
Comme une mère qui retrouve son premier-né perdu, il se jeta sur son fils ; il
l'étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois, l'appelait des
noms les plus doux, le couvrait de baisers ; le petit Hannibal, effrayé par
cette tendresse terrible, se taisait maintenant.
Hamilcar s'en revint à pas muets, en tâtant les murs autour
de lui ; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de la lune entrait par
une des fentes du dôme ; au milieu, l'esclave, repu, dormait, couché de tout son
long sur les pavés de marbre. Il le regarda, et une sorte de pitié l'émut. Du
bout de son cothurne, il lui avança un tapis sous la tête. Puis il releva les
yeux et considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans le ciel, et il se
sentit plus fort que les Baals et plein de mépris pour eux.
Les dispositions du sacrifice
étaient déjà commencées.
On
abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirer le dieu d'airain,
sans toucher aux cendres de l'autel. Puis, dès que le soleil se montra, les
hiérodoules le poussèrent vers la place de Khamon.
Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; ses
épaules dépassaient la hauteur des murailles ; du plus loin qu'ils
l'apercevaient, les Carthaginois s'enfuyaient bien vite, car on ne pouvait
contempler impunément le Baal que dans l'exercice de sa colère.
Une senteur d'aromates se répandit
par les rues. Tous les temples à la fois venaient de s'ouvrir ; il en sortit des
tabernacles montés sur des chariots ou sur des litières que des pontifes
portaient. De gros panaches de plumes se balançaient à leurs angles, et des
rayons s'échappaient de leurs faîtes aigus, terminés par des boules de cristal,
d'or, d'argent ou de cuivre.
C'étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal
suprême, qui retournaient vers leur principe, pour s'humilier devant sa force et
s'anéantir devant sa splendeur.
Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une
flamme de pétrole ; sur celui de Khamon, couleur d'hyacinthe, se dressait un
phallus d'ivoire, bordé d'un cercle de pierreries ; entre les rideaux
d'Eschmoûn, bleus comme l'éther, un python endormi faisait un cercle avec sa
queue ; et les Dieux-Patæques, tenus dans les bras de leurs prêtres, semblaient
de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaient la terre.
Ensuite venaient toutes les formes
inférieures de la divinité : Baal-Samin, dieu des espaces célestes ; Baal-Peor,
dieu des monts sacrés ; Baal- Zeboub, dieu de la corruption et ceux des pays
voisins et des races congénères ; l'Iarbal de la Libye, l'Adrammelech de la
Chaldée, le Kijun des Syriens ; Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses
nageoires, et le cadavre de Tammouz était traîné au milieu d'un catafalque,
entre des flambeaux et des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au
Soleil et empêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne, on
brandissait au bout de longues perches des étoiles en métal diversement
coloriées ; et tous s'y trouvaient, depuis le noir Nebo, génie de Mercure,
jusqu'au hideux Rahab, qui est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs,
pierres tombées de la lune, tournaient dans des frondes en fils d'argent ; de
petits pains, reproduisant le sexe d'une femme, étaient portés sur des
corbeilles par les prêtres de Cérès ; d'autres amenaient leurs fétiches, leurs
amulettes ; des idoles oubliées reparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux
leurs symboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir tout entière
dans une pensée de mort et de désolation.
Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en
équilibre, sur sa tête, un large vase où fumait de l'encens. Des nuages çà et là
planaient, et l'on distinguait, dans ces grosses vapeurs, les tentures, les
pendeloques et les broderies des pavillons sacrés. Ils avançaient lentement, à
cause de leur poids énorme. L'essieu des chars quelquefois s'accrochait dans les
rues, alors les dévots profitaient de l'occasion pour toucher les Baalim avec
leurs vêtements, qu'ils gardaient ensuite comme des choses saintes.
La statue d'airain continuait à
s'avancer vers la place de Khamon. Les Riches, portant des sceptres à pomme
d'émeraude, partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés de diadèmes,
s'étaient assemblés dans Kinisdo, et les maîtres des finances, les gouverneurs
des provinces, les marchands, les soldats, les matelots et la horde nombreuse
employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les
instruments de leur métier, se dirigeaient vers les tabernacles qui descendaient
de l'Acropole, entre les collèges des pontifes.
Par déférence pour Moloch, ils s'étaient ornés de leurs
joyaux les plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtements noirs,
mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries, -- et rien n'était
lugubre comme cette foule silencieuse où les pendants d'oreilles battaient
contre des faces pâles, où les tiares d'or serraient des fronts crispés par un
désespoir atroce.
Enfin le
Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes, avec des treillages,
disposèrent une enceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses
pieds, autour de lui.
Les
prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s'alignèrent devant leur temple,
sous les colonnes du portique ; ceux d'Eschmoûn, en manteaux de lin, avec des
colliers à tête de coucoupha et des tiares pointues, s'établirent sur les
marches de l'Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes, prirent
pour eux le côté de l'Occident ; les prêtres des Abaddirs, serrés dans des
bandes d'étoffes phrygiennes, se placèrent à l'Orient ; et l'on rangea sur le
côté du Midi, avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs en
manteaux rapiécés, les desservants des Patæques et les Yidonim qui, pour
connaître l'avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort. Les prêtres de
Cérès, habillés de robes bleues, s'étaient arrêtés, prudemment, dans la rue de
Satheb, et psalmodiaient à voix basse un thesmophorion en dialecte mégarien.
De temps en temps, il arrivait des
files d'hommes complètement nus, les bras écartés et tous se tenant par les
épaules. Ils tiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauque
et caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse, brillaient dans la
poussière, et ils se balançaient le corps à intervalles égaux, tous à la fois,
comme ébranlés par un seul mouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir
l'ordre, les hiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre,
la face posée contre les treillages d'airain.
Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe
blanche s'avança. Il perça lentement la foule et l'on reconnut un prêtre de
Tanit, -- le grand-prêtre Schahabarim. Des huées s'élevèrent, car la tyrannie du
principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les consciences, et la Déesse
était même tellement oubliée, que l'on n'avait pas remarqué l'absence de ses
pontifes. Mais l'ébahissement redoubla quand on l'aperçut ouvrant dans les
treillages une des portes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les
victimes. C'était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu'il venait
faire à leur dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient de le repousser.
Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus de pourpre comme des rois et
portant des couronnes à triple étage, ils conspuaient ce pâle eunuque exténué de
macérations, et des rires de colère secouaient sur leur poitrine leur barbe
noire étalée en soleil.
Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher ; et,
traversant pas à pas toute l'enceinte, il arriva sous les jambes du colosse,
puis il le toucha des deux côtés en écartant les deux bras, ce qui était une
formule solennelle d'adoration. Depuis trop longtemps, la Rabbet le torturait ;
et, par désespoir, ou peut-être à défaut d'un dieu satisfaisant complètement sa
pensée, il se déterminait enfin pour celui-là.
La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un long
murmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait les âmes à une
divinité clémente.
Mais
Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvait participer au culte du Baal.
Les hommes en manteaux rouges l'exclurent de l'enceinte ; puis, quand il fut
dehors, il tourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre,
désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s'écartait à son approche.
Cependant, un feu d'aloès, de
cèdre et de laurier brûlait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes
enfonçaient leur pointe dans la flamme ; les onguents dont il était frotté
coulaient comme de la sueur sur ses membres d'airain. Autour de la dalle ronde
où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voiles noirs, formaient un
cercle immobile ; et ses bras démesurément longs abaissaient leurs paumes
jusqu'à eux, comme pour saisir cette couronne et l'emporter dans le ciel.
Les Riches, les Anciens, les
femmes, toute la multitude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses
des maisons. Les grandes étoiles peintes ne tournaient plus : les tabernacles
étaient posés par terre ; et les fumées des encensoirs montaient
perpendiculairement, telles que des arbres gigantesques étalant au milieu de
l'azur leurs rameaux bleuâtres.
Plusieurs s'évanouirent ; d'autres devenaient inertes et
pétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur les poitrines. Les
dernières clameurs une à une s'éteignaient ; -- et le peuple de Carthage
haletait, absorbé dans le désir de sa terreur.
Enfin, le grand-prêtre de Moloch passa la main gauche sous
les voiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche de cheveux qu'il
jeta sur les flammes. Alors, les hommes en manteaux rouges entonnèrent l'hymne
sacré.
-- " Hommage à toi,
Soleil ! roi des deux zones, créateur qui s'engendre, Père et Mère, Père et
Fils, Dieu et Déesse, Déesse et Dieu ! " Et leur voix se perdit dans l'explosion
des instruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes. Les
scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal, qui en
avaient douze, grinçaient, sifflaient, tonnaient. Des outres énormes hérissées
de tuyaux faisaient un clapotement aigu ; les tambourins, battus à tour de bras,
retentissaient de coups sourds et rapides ; et, malgré la fureur des clairons,
les salsalim claquaient, comme des ailes de sauterelle.
Les hiérodoules, avec un long
crochet, ouvrirent les sept compartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le
plus haut, on introduisit de la farine ; dans le second, deux tourterelles ;
dans le troisième, un singe ; dans le quatrième, un bélier ; dans le cinquième,
une brebis ; et, comme on n'avait pas de boeufs pour le sixième, on y jeta une
peau tannée prise au sanctuaire. La septième case restait béante.
Avant de rien entreprendre, il
était bon d'essayer les bras du Dieu. De minces chaînettes partant de ses doigts
gagnaient ses épaules et redescendaient par-derrière, où des hommes, tirant
dessus, faisaient monter, jusqu'à la hauteur de ses coudes, ses deux mains
ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son ventre ; elles remuèrent
plusieurs fois de suite, à petits coups saccadés. Puis les instruments se
turent. Le feu ronflait.
Les
pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, en examinant la
multitude.
Il fallait un
sacrifice individuel, une oblation toute volontaire et qui était considérée
comme entraînant les autres. Mais personne, jusqu'à présent, ne se montrait, et
les sept allées conduisant des barrières au colosse étaient complètement vides.
Alors, pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leurs ceintures des
poinçons et ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l'enceinte les
Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet d'horribles
ferrailles et chacun choisit sa torture. Ils se passaient des broches entre les
seins ; ils se fendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d'épines sur la
tête ; puis ils s'enlacèrent par les bras, et, entourant les enfants, ils
formaient un autre grand cercle qui se contractait et s'élargissait. Ils
arrivaient contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recommençaient
toujours, attirant à eux la foule par le vertige de ce mouvement tout plein de
sang et de cris.
Peu à peu,
des gens entrèrent jusqu'au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des
perles, des vases d'or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les
offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin, un
homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ;
puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle
s'enfonça dans l'ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la
grande dalle, -- et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et
les renaissances de l'éternité.
Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s'envolant
faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage.
Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles, et la sombre
draperie les empêchait de rien voir et d'être reconnus.
Hamilcar, en manteau rouge comme
les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l'orteil de son
pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s'apercevoir
qu'il eut un grand geste d'horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il
croisa ses bras et il regardait par terre. De l'autre côté de la statue, le
Grand-Pontife restait immobile comme lui. Baissant sa tête chargée d'une mitre
assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d'or recouverte de pierres
fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées. Il pâlissait,
éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du
bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre
l'effleurait.
Les bras
d'airain allaient plus vite. Ils ne s'arrêtaient plus. Chaque fois que l'on y
posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le
charger des crimes du peuple, en vociférant : " Ce ne sont pas des hommes, mais
des boeufs ! " et la multitude à l'entour répétait : " Des boeufs ! des boeufs !
" Les dévots criaient : " Seigneur ! mange ! " et les prêtres de Proserpine, se
conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule
éleusiaque : " Verse la pluie ! enfante ! "
Les victimes, à peine au bord de l'ouverture,
disparaissaient comme une goutte d'eau sur une plaque rougie, et une fumée
blanche montait dans la grande couleur écarlate.
Cependant, l'appétit du Dieu ne s'apaisait pas. Il en
voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains
avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement
avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de
l'année solaire ; mais on en mit d'autres, et il était impossible de les
distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura
longtemps, indéfiniment jusqu'au soir. Puis les parois intérieures prirent un
éclat plus sombre. Alors, on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même
croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.
Le jour tomba ; des nuages
s'amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une
pyramide de charbons jusqu'à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout
couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le
poids de son ivresse.
A mesure
que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le nombre des
victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu'il en
fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s'écroulaient sous
les hurlements d'épouvante et de volupté mystique. Puis des fidèles arrivèrent
dans les allées, traînant leurs enfants qui s'accrochaient à eux ; et ils les
battaient pour leur faire lâcher prise et eux ; et les remettre aux hommes
rouges. Les joueurs d'instruments quelquefois s'arrêtaient, épuisés ; alors, on
entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur
les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient
autour du colosse et rugissaient comme des tigres, les Yidonim vaticinaient, les
Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages,
tous voulaient leur part du sacrifice ; et les pères dont les enfants étaient
morts autrefois jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs
ossements conservés.
Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur
les autres. On s'entr'égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent
au bord de la dalle les cendres tombées ; et ils les lançaient dans l'air, afin
que le sacrifice s'éparpillât sur la ville et jusqu'à la région des étoiles.
Ce grand bruit et cette grande
lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs ; se cramponnant pour mieux
voir sur les débris de l'hélépole, ils regardaient, béants d'horreur.
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Chapitre 14
LE DEFILE DE LA HACHE
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Les Carthaginois n'étaient pas
rentrés dans leurs maisons que les nuages s'amoncelèrent plus épais ; ceux qui
levaient la tête vers le colosse sentirent sur leur front de grosses gouttes, et
la pluie tomba.
Elle tomba
toute la nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c'était la voix de
Moloch ; il avait vaincu Tanit ; et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut
du ciel son vaste sein. Parfois on l'apercevait dans une éclaircie lumineuse
étendue sur des coussins de nuages ; puis les ténèbres se refermaient comme si,
trop lasse encore, elle voulait se rendormir ; les Carthaginois, -- croyant tous
que l'eau est enfantée par la lune, -- criaient pour faciliter son travail.
La pluie battait les terrasses et
débordait par-dessus, formait des lacs dans les cours, des cascades sur les
escaliers, des tourbillons au coin des rues. Elle se versait en lourdes masses
tièdes et en rayons pressés ; des angles de tous les édifices de gros jets
écumeux sautaient ; contre les murs il y avait comme des nappes blanchâtres
vaguement suspendues, et les toits des temples, lavés, brillaient en noir à la
lueur des éclairs. Par mille chemins des torrents descendaient de l'Acropole ;
des maisons s'écroulaient tout à coup ; et des poutrelles, des plâtras, des
meubles passaient dans les ruisseaux, qui couraient sur les dalles
impétueusement.
On avait
exposé des amphores, des buires, des toiles ; mais les torches s'éteignaient ;
on prit des brandons au bûcher du Baal, et les Carthaginois, pour boire, se
tenaient le cou renversé, la bouche ouverte. D'autres, au bord des flaques
bourbeuses, y plongeaient leurs bras jusqu'à l'aisselle, et se gorgeaient d'eau
si abondamment qu'ils la vomissaient comme des buffles. La fraîcheur peu à peu
se répandait ; ils aspiraient l'air humide en faisant jouer leurs membres, et,
dans le bonheur de cette ivresse, bientôt un immense espoir surgit. Toutes les
misères furent oubliées. La patrie encore une fois renaissait.
Ils éprouvaient comme le besoin de
rejeter sur d'autres l'excès de la fureur qu'ils n'avaient pu employer contre
eux-mêmes. Un tel sacrifice ne devait pas être inutile ; -- bien qu'ils
n'eussent aucun remords, ils se trouvaient emportés par cette frénésie que donne
la complicité des crimes irréparables.
Les Barbares avaient reçu l'orage dans leurs tentes mal
closes ; et, tout transis encore le lendemain, ils pataugeaient au milieu de la
boue, en cherchant leurs munitions et leurs armes, gâtées, perdues.
Hamilcar, de lui-même, alla
trouver Hannon ; et, suivant ses pleins pouvoirs, il lui confia le commandement.
Le vieux Suffète hésita quelques minutes entre sa rancune et son appétit de
l'autorité. Il accepta cependant.
Ensuite Hamilcar fit sortir une galère armée d'une
catapulte à chaque bout. Il la plaça dans le golfe en face du radeau ; puis il
embarqua sur les vaisseaux disponibles ses troupes les plus robustes. Il
s'enfuyait donc ; et, cinglant vers le nord, il disparut dans la brume.
Mais trois jours après (on allait
recommencer l'attaque), des gens de la côte Lybique arrivèrent tumultueusement.
Barca était entré chez eux. Il avait partout levé des vivres et il s'étendait
dans le pays.
Alors les
Barbares furent indignés comme s'il les trahissait. Ceux qui s'ennuyaient le
plus du siège, les Gaulois surtout, n'hésitèrent pas à quitter les murs pour
tâcher de le rejoindre. Spendius voulait reconstruire l'hélépole ; Mâtho s'était
tracé une ligne idéale depuis sa tente jusqu'à Mégara, il s'était juré de la
suivre ; et aucun de leurs hommes ne bougea. Mais les autres, commandés par
Autharite, s'en allèrent, abandonnant la portion occidentale du rempart.
L'incurie était si profonde que l'on ne songea même pas à les remplacer.
Narr'Havas les épiait de loin dans
les montagnes. Il fit, pendant la nuit, passer tout son monde sur le côté
extérieur de la Lagune, par le bord de la mer, et il entra dans Carthage.
Il s'y présenta comme un sauveur,
avec six mille hommes, tous portant de la farine sous leurs manteaux, et
quarante éléphants chargés de fourrages et de viandes sèches. On s'empressa vite
autour d'eux ; on leur donna des noms. L'arrivée d'un pareil secours réjouissait
encore moins les Carthaginois que le spectacle même de ces forts animaux
consacrés au Baal ; c'était un gage de sa tendresse, une preuve qu'il allait
enfin, pour les défendre, se mêler de la guerre.
Narr'Havas reçut les compliments des Anciens. Puis il monta
vers le palais de Salammbô.
Il
ne l'avait pas revue depuis cette fois où, dans la tente d'Hamilcar, entre les
cinq armées, il avait senti sa petite main froide et douce attachée contre la
sienne ; après les fiançailles, elle était partie pour Carthage. Son amour,
détourné par d'autres ambitions, lui était revenu ; et maintenant, il comptait
jouir de ses droits, l'épouser, la prendre.
Salammbô ne comprenait pas comment ce jeune homme pourrait
jamais devenir son maître ! Bien qu'elle demandât, tous les jours, à Tanit la
mort de Mâtho, son horreur pour le Libyen diminuait. Elle sentait confusément
que la haine dont il l'avait persécutée était une chose presque religieuse, --
et elle aurait voulu voir dans la personne de Narr'Havas comme un reflet de
cette violence qui la tenait encore éblouie. Elle souhaitait le connaître
davantage et cependant sa présence l'eût embarrassée. Elle lui fit répondre
qu'elle ne devait pas le recevoir.
D'ailleurs, Hamilcar avait défendu à ses gens d'admettre
chez elle le roi des Numides ; en reculant jusqu'à la fin de la guerre cette
récompense, il espérait l'entretenir son dévouement ; et Narr'Havas, par crainte
du Suffète, se retira.
Mais il
se montra hautain envers les Cent. Il changea leurs dispositions. Il exigea des
prérogatives pour ses hommes et les établit dans les postes importants ; aussi
les Barbares ouvrirent tous de grands yeux en apercevant les Numides sur les
tours.
La surprise des
Carthaginois fut encore plus forte lorsque arrivèrent, sur une vieille trirème
punique, quatre cents des leurs, faits prisonniers pendant la guerre de Sicile.
En effet, Hamilcar avait secrètement renvoyé aux Quirites les équipages des
vaisseaux latins pris avant la défection des villes tyriennes ; et Rome, par
échange de bons procédés, lui rendait maintenant ses captifs. Elle dédaigna les
ouvertures des Mercenaires dans la Sardaigne, et même elle ne voulut point
reconnaître comme sujets les habitants d'Utique.
Hiéron, qui gouvernait à Syracuse, fut entraîné par cet
exemple. Il lui fallait, pour conserver ses Etats, un équilibre entre les deux
peuples ; il avait donc intérêt au salut des Chananéens, et il se déclara leur
ami en leur envoyant douze cents boeufs avec cinquante-trois mille nebel de pur
froment.
Une raison plus
profonde faisait secourir Carthage : on sentait bien que si les Mercenaires
triomphaient, depuis le soldat jusqu'au laveur d'écuelles, tout s'insurgerait,
et qu'aucun gouvernement, aucune maison ne pourrait y résister.
Hamilcar, pendant ce temps-là,
battait les campagnes orientales. Il refoula les Gaulois et tous les Barbares se
trouvèrent eux-mêmes comme assiégés.
Alors il se mit à les harceler. Il arrivait, s'éloignait,
et, renouvelant toujours cette manoeuvre, peu à peu, il les détacha de leurs
campements. Spendius fut obligé de les suivre ; Mâtho, à la fin, céda comme lui.
Il ne dépassa point Tunis. Il
s'enferma dans ses murs. Cette obstination était pleine de sagesse ; car bientôt
on aperçut Narr'Havas qui sortait par la porte de Khamon avec ses éléphants et
ses soldats ; Hamilcar le rappelait. Mais déjà les autres Barbares erraient dans
les provinces à la poursuite du Suffète.
Il avait reçu à Clypea trois mille Gaulois. Il fit venir
des chevaux de la Cyrénaïque, des armures du Brutium, et il recommença la
guerre.
Jamais son génie ne
fut aussi impérieux et fertile. Pendant cinq lunes il les traîna derrière lui.
Il avait un but où il voulait les conduire.
Les Barbares avaient tenté d'abord de l'envelopper par de
petits détachements ; il leur échappait toujours. Ils ne se quittèrent plus.
Leur armée était de quarante mille hommes environ, et plusieurs fois ils eurent
la jouissance de voir les Carthaginois reculer.
Ce qui les tourmentait, c'était les cavaliers de Narr'Havas
! Souvent, aux heures les plus lourdes, quand on avançait par les plaines en
sommeillant sous le poids des armes, tout à coup une grosse ligne de poussière
montait à l'horizon ; des galops accouraient, et du sein d'un nuage plein de
prunelles flamboyantes, une pluie de dards se précipitait. Les Numides, couverts
de manteaux blancs, poussaient de grands cris, levaient les bras en serrant des
genoux leurs étalons cabrés, les faisaient tourner brusquement, puis
disparaissaient. Ils avaient toujours à quelque distance, sur les dromadaires,
des provisions de javelots, et ils revenaient plus terribles, hurlaient comme
des loups, s'enfuyaient comme des vautours. Ceux des Barbares placés au bord des
files tombaient un à un, -- et l'on continuait ainsi jusqu'au soir, où l'on
tâchait d'entrer dans les montagnes.
Bien qu'elles fussent périlleuses pour les éléphants,
Hamilcar s'y engagea. Il suivit la longue chaîne qui s'étend depuis le
promontoire Hermaeum jusqu'au sommet du Zagouan. C'était, croyaient-ils, un
moyen de cacher l'insuffisance de ses troupes. Mais l'incertitude continuelle où
il les maintenait finissait par les exaspérer plus qu'aucune défaite. Ils ne se
décourageaient pas, et marchaient derrière lui.
Enfin, un soir, entre la Montagne-d'Argent et la
Montagne-de-Plomb, au milieu de grosses roches, à l'entrée d'un défilé, ils
surprirent un corps de vélites ; et l'armée entière était certainement devant
ceux-là, car on entendait un bruit de pas avec des clairons ; aussitôt les
Carthaginois s'enfuirent par la gorge. Elle dévalait dans une plaine ayant la
forme d'un fer de hache et environnée de hautes falaises. Pour atteindre les
vélites, les Barbares s'y élancèrent ; tout au fond, parmi des boeufs qui
galopaient, d'autres Carthaginois couraient tumultueusement. On aperçut un homme
en manteau rouge, c'était le Suffète, on se le criait ; un redoublement de
fureur et de joie les emporta. Plusieurs, soit paresse ou prudence, étaient
restés au seuil du défilé. Mais de la cavalerie, débouchant d'un bois, à coups
de pique et de sabre, les rabattit sur les autres ; et bientôt tous les Barbares
furent en bas, dans la plaine.
Puis, cette grande masse d'hommes ayant oscillé quelque
temps, s'arrêta ; ils ne découvraient aucune issue.
Ceux qui étaient le plus près du défilé revinrent en
arrière ; mais le passage avait entièrement disparu. On héla ceux de l'avant
pour les faire continuer ; ils s'écrasaient contre la montagne, et de loin ils
invectivèrent leurs compagnons qui ne savaient pas retrouver la route.
En effet, à peine les Barbares
étaient-ils descendus, que des hommes, tapis derrière les roches, en les
soulevant avec des poutres, les avaient renversées ; et comme la pente était
rapide, ces blocs énormes, roulant pêle-mêle, avaient bouché l'étroit orifice,
complètement.
A l'autre
extrémité de la plaine s'étendait un long couloir, çà et là fendu par des
crevasses, et qui conduisait à un ravin montant vers le plateau supérieur où se
tenait l'armée punique. Dans ce couloir, contre la paroi de la falaise, on avait
d'avance disposé des échelles ; et, protégés par les détours des crevasses, les
vélites, avant d'être rejoints, purent les saisir et remonter. Plusieurs même
s'engagèrent jusqu'au bas de la ravine ; on les tira avec des câbles, car le
terrain en cet endroit était un sable mouvant et d'une telle inclinaison que,
même sur les genoux, il eût été impossible de le gravir. Les Barbares, presque
immédiatement, y arrivèrent. Mais une herse, haute de quarante coudées, et faite
à la mesure exacte de l'intervalle, s'abaissa devant eux tout à coup, comme un
rempart qui serait tombé du ciel.
Donc les combinaisons du Suffète avaient réussi. Aucun des
Mercenaires ne connaissait la montagne, et, marchant à la tête des colonnes, ils
avaient entraîné les autres. Les roches, un peu étroites par la base, s'étaient
facilement abattues, et, tandis que tous couraient, son armée, dans l'horizon,
avait crié comme en détresse. Hamilcar, il est vrai, pouvait perdre ses vélites,
la moitié seulement y resta. Il en eût sacrifié vingt fois davantage pour le
succès d'une pareille entreprise.
Jusqu'au matin, les Barbares se poussèrent en files
compactes d'un bout à l'autre de la plaine. Ils tâtaient la montagne avec leurs
mains, cherchant à découvrir un passage.
Enfin le jour se leva ; ils aperçurent partout autour d'eux
une grande muraille blanche, taillée à pic. Et pas un moyen de salut, pas un
espoir ! Les deux sorties naturelles de cette impasse étaient fermées par la
herse et par l'amoncellement des roches.
Alors, tous se regardèrent sans parler. Ils s'affaissèrent
sur eux-mêmes, en se sentant un froid de glace dans les reins, et aux paupières
une pesanteur accablante.
Ils
se relevèrent, et bondirent contre les roches. Mais les plus basses, pressées
par le poids des autres, étaient inébranlables. Ils tâchèrent de s'y cramponner
pour atteindre au sommet ; la forme ventrue de ces grosses masses repoussait
toute prise. Ils voulurent fendre le terrain des deux côtés de la gorge : leurs
instruments se brisèrent. Avec les mâts des tentes, ils firent un grand feu ; le
feu ne pouvait pas brûler la montagne.
Ils revinrent sur la herse ; elle était garnie de longs
clous, épais comme des pieux, aigus comme les dards d'un porc-épic et plus
serrés que les crins d'une brosse. Mais tant de rage les animait qu'ils se
précipitèrent contre elle. Les premiers y entrèrent jusqu'à l'échine, les
seconds refluèrent par-dessus ; et tout retomba, en laissant à ces horribles
branches des lambeaux humains et des chevelures ensanglantées.
Quand le découragement se fut un
peu calmé, on examina ce qu'il y avait de vivres. Les Mercenaires, dont les
bagages étaient perdus, en possédaient à peine pour deux jours ; et tous les
autres s'en trouvaient dénués, -- car ils attendaient un convoi promis par les
villages du Sud.
Cependant des
taureaux vagabondaient, ceux que les Carthaginois avaient lâchés dans la gorge
afin d'attirer les Barbares. Ils les tuèrent à coups de lance ; on les mangea,
et, les estomacs étant remplis, les pensées furent moins lugubres.
Le lendemain, ils égorgèrent tous
les mulets, une quarantaine environ, puis on racla leurs peaux, on fit bouillir
leurs entrailles, on pila les ossements, et ils ne désespéraient pas encore ;
l'armée de Tunis, prévenue sans doute, allait venir.
Mais le soir du cinquième jour, la
faim redoubla ; ils rongèrent les baudriers des glaives et les petites éponges
bordant le fond des casques.
Ces quarante mille hommes étaient tassés dans l'espèce
d'hippodrome que formait autour d'eux la montagne. Quelques-uns restaient devant
la herse ou à la base des roches ; les autres couvraient la plaine confusément.
Les forts s'évitaient, et les timides recherchaient les braves, qui ne pouvaient
pourtant les sauver.
On avait,
à cause de leur infection, enterré vivement les cadavres des vélites ; la place
des fosses ne s'apercevait plus.
Tous les Barbares languissaient, couchés par terre. Entre
leurs lignes, çà et là, un vétéran passait ; et ils hurlaient des malédictions
contre les Carthaginois, contre Hamilcar -- et contre Mâtho, bien qu'il fût
innocent de leur désastre ; mais il leur semblait que leurs douleurs eussent été
moindres s'il les avait partagées. Puis ils gémissaient ; quelques-uns
pleuraient tout bas, comme de petits enfants.
Ils venaient vers les capitaines et ils les suppliaient de
leur accorder quelque chose qui apaisât leurs souffrances. Les autres ne
répondaient rien, -- ou, saisis de fureur, ils ramassaient une pierre et la leur
jetaient au visage.
Plusieurs,
en effet, conservaient soigneusement, dans un trou en terre, une réserve de
nourriture, quelques poignées de dattes, un peu de farine ; et on mangeait cela
pendant la nuit, en baissant la tête sous son manteau. Ceux qui avaient des
épées les gardaient nues dans leurs mains ; les plus défiants se tenaient
debout, adossés contre la montagne.
Ils accusaient leurs chefs et les menaçaient. Autharite ne
craignait pas de se montrer. Avec cette obstination de Barbare que rien ne
rebute, vingt fois par jour il s'avançait jusqu'au fond, vers les roches,
espérant chaque fois les trouver peut-être déplacées ; et balançant ses lourdes
épaules couvertes de fourrures, il rappelait à ses compagnons un ours qui sort
de sa caverne, au printemps, pour voir si les neiges sont fondues. Spendius,
entouré de Grecs, se cachait dans une des crevasses ; comme il avait peur, il
fit répandre le bruit de sa mort.
Ils étaient maintenant d'une maigreur hideuse ; leur peau
se plaquait de marbrures bleuâtres. Le soir du neuvième jour, trois Ibériens
moururent.
Leurs compagnons,
effrayés, quittèrent la place. On les dépouilla ; et ces corps nus et blancs
restèrent sur le sable, au soleil.
Alors des Garamantes se mirent lentement à rôder tout
autour. C'étaient des hommes accoutumés à l'existence des solitudes et qui ne
respectaient aucun dieu. Enfin le plus vieux de la troupe fit un signe, et se
baissant vers les cadavres, avec leurs couteaux, ils en prirent des lanières ;
puis, accroupis sur les talons, ils mangeaient. Les autres regardaient de loin ;
on poussa des cris d'horreur ; -- beaucoup cependant, au fond de l'âme,
jalousaient leur courage.
Au
milieu de la nuit, quelques-uns de ceux-là se rapprochèrent, et, dissimulant
leur désir, ils en demandaient une mince bouchée, seulement pour essayer,
disaient-ils. De plus hardis survinrent ; leur le nombre augmenta ; ce fut
bientôt une foule. Mais presque tous, en sentant cette chair froide au bord des
lèvres, laissaient leur main retomber ; d'autres, au contraire, la dévoraient
avec délices.
Afin d'être
entraînés par l'exemple, ils s'excitaient mutuellement. Tel qui avait d'abord
refusé allait voir les Garamantes et ne revenait plus. Ils faisaient cuire les
morceaux sur des charbons à la pointe d'une épée ; on les salait avec de la
poussière et l'on se disputait les meilleurs. Quand il ne resta plus rien des
trois cadavres, les yeux se portèrent sur toute la plaine pour en trouver
d'autres.
Mais ne possédait-on
pas des Carthaginois, vingt captifs faits dans la dernière rencontre et que
personne, jusqu'à présent, n'avait remarqués ? Ils disparurent ; c'était une
vengeance, d'ailleurs. -- Puis, comme il fallait vivre, comme le goût de cette
nourriture s'était développé, comme on se mourait, on égorgea les porteurs
d'eau, les palefreniers, tous les valets des Mercenaires. Chaque jour on en
tuait. Quelques-uns mangeaient beaucoup, reprenaient des forces et n'étaient
plus tristes.
Bientôt cette
ressource vint à manquer. Alors l'envie se tourna sur les blessés et les
malades. Puisqu'ils ne pouvaient se guérir, autant les délivrer de leurs
tortures ; et, sitôt qu'un homme chancelait, tous s'écriaient qu'il était
maintenant perdu et devait servir aux autres. Pour accélérer leur mort, on
employait des ruses ; on leur volait le dernier reste de leur immonde portion ;
comme par mégarde, on marchait sur eux ; les agonisants, pour faire croire à
leur vigueur, tâchaient d'étendre les bras, de se relever, de rire. Des gens
évanouis se réveillaient au contact d'une lame ébréchée qui leur sciait un
membre ; -- et ils tuaient encore par férocité, sans besoin, pour assouvir leur
fureur.
Un brouillard lourd et
tiède, comme il en arrive dans ces régions à la fin de l'hiver, le quatorzième
jour, s'abattit sur l'armée. Ce changement de la température amena des morts
nombreuses, et la corruption se développait effroyablement vite dans la chaude
humidité retenue par les parois de la montagne. La bruine qui tombait sur les
cadavres, en les amollissant, fit bientôt de toute la plaine une large
pourriture. Des vapeurs blanchâtres flottaient au-dessus ; elles piquaient les
narines, pénétraient la peau, troublaient les yeux ; et les Barbares croyaient
entrevoir les souffles exhalés, les âmes de leurs compagnons. Un dégoût immense
les accabla. Ils n'en voulaient plus, ils aimaient mieux mourir.
Deux jours après, le temps
redevint pur et la faim les reprit. Il leur semblait parfois qu'on leur
arrachait l'estomac avec des tenailles. Alors, ils se roulaient saisis de
convulsions, jetaient dans leur bouche des poignées de terre, se mordaient les
bras et éclataient en rires frénétiques.
La soif les tourmentait encore plus, car ils n'avaient pas
une goutte d'eau, les outres, depuis le neuvième jour, étant complètement
taries. Pour tromper le besoin, ils s'appliquaient sur la langue les écailles
métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire, les fers des glaives.
D'anciens conducteurs de caravane se comprimaient le ventre avec des cordes.
D'autres suçaient un caillou. On buvait de l'urine refroidie dans les casques
d'airain.
Et ils attendaient
toujours l'armée de Tunis ! La longueur du temps qu'elle mettait à venir,
d'après leurs conjectures, certifiait son arrivée prochaine. D'ailleurs Mâtho,
qui était un brave, ne les abandonnerait pas. " Ce sera pour demain ! " se
disaient-ils ; et demain se passait.
Au commencement, ils avaient fait des prières, des voeux,
pratiqué toutes sortes d'incantations. A présent ils ne sentaient, pour leurs
Divinités, que de la haine, et, par vengeance, tâchaient de ne plus y croire.
Les hommes de caractère
violent périrent les premiers ; les Africains résistèrent mieux que les Gaulois.
Zarxas, entre les Baléares, restait étendu tout de son long, les cheveux
par-dessus le bras, inerte. Spendius trouva une plante à larges feuilles emplies
d'un suc abondant, et, l'ayant déclarée vénéneuse afin d'en écarter les autres,
il s'en nourrissait.
On était
trop faible pour abattre, d'un coup de pierre, les corbeaux qui volaient.
Quelquefois, lorsqu'un gypaète, posé sur un cadavre, le déchiquetait depuis
longtemps déjà, un homme se mettait à ramper vers lui avec un javelot entre les
dents. Il s'appuyait d'une main, et, après avoir bien visé, il lançait son arme.
La bête aux plumes blanches, troublée par le bruit, s'interrompait, regardait
tout à l'entour d'un air tranquille, comme un cormoran sur un écueil, puis elle
replongeait son hideux bec jaune ; et l'homme désespéré retombait à plat ventre
dans la poussière. Quelques-uns parvenaient à découvrir des caméléons, des
serpents. Mais ce qui les faisait vivre, c'était l'amour de la vie. Ils
tendaient leur âme sur cette idée, exclusivement, -- et se rattachaient à
l'existence par un effort de volonté qui la prolongeait.
Les plus stoïques se tenaient les
uns près des autres, assis en rond, au milieu de la plaine, çà et là, entre les
morts ; et, enveloppés dans leurs manteaux, ils s'abandonnaient silencieusement
à leur tristesse.
Ceux qui
étaient nés dans les villes se rappelaient des rues toutes retentissantes, des
tavernes, des théâtres, des bains, et les boutiques des barbiers où l'on écoute
des histoires. D'autres revoyaient des campagnes au coucher du soleil, quand les
blés jaunes ondulent et que les grands boeufs remontent les collines avec le soc
des charrues sur le cou. Les voyageurs rêvaient à des citernes, les chasseurs à
leurs forêts, les vétérans à des batailles, -- et, dans la somnolence qui les
engourdissait, leurs pensées se heurtaient avec l'emportement et la netteté des
songes. Des hallucinations les envahissaient tout à coup ; ils cherchaient dans
la montagne une porte pour s'enfuir et voulaient passer au travers. D'autres,
croyant naviguer par une tempête, commandaient la manoeuvre d'un navire, ou bien
ils se reculaient épouvantés, apercevant, dans les nuages, des bataillons
puniques. Il y en avait qui se figuraient être à un festin, et ils chantaient.
Beaucoup, par une étrange
manie, répétaient le même mot ou faisaient continuellement le même geste. Puis,
quand ils venaient à relever la tête et à se regarder, des sanglots les
étouffaient en découvrant l'horrible ravage de leurs figures. Quelques-uns ne
souffraient plus, et, pour employer les heures, ils se racontaient les périls
auxquels ils avaient échappé.
Leur mort à tous était certaine, imminente. Combien de fois
n'avaient-ils pas tenté de s'ouvrir un passage ! Quant à implorer les conditions
du vainqueur, par quel moyen ? ils ne savaient même pas où se trouvait Hamilcar.
Le vent soufflait du côté de
la ravine. Il faisait couler le sable par-dessus la herse en cascades,
perpétuellement ; et les manteaux et les chevelures des Barbares s'en
recouvraient comme si la terre, montant sur eux, avait voulu les ensevelir. Rien
ne bougeait ; l'éternelle montagne, chaque matin, leur semblait encore plus
haute.
Quelquefois des bandes
d'oiseaux passaient à tire d'aile, en plein ciel bleu, dans la liberté de l'air.
Ils fermaient les yeux pour ne pas les voir.
On sentait d'abord un bourdonnement dans les oreilles, les
ongles noircissaient, le froid gagnait la poitrine, on se couchait sur le côté
et l'on s'éteignait sans un cri.
Le dix-neuvième jour, deux mille Asiatiques étaient morts,
quinze cents de l'Archipel, huit mille de la Libye, les plus jeunes des
Mercenaires et des tribus complètes ; -- en tout vingt mille soldats, la moitié
de l'armée.
Autharite, qui
n'avait plus que cinquante Gaulois, allait se faire tuer pour en finir, quand,
au sommet de la montagne, en face de lui, il crut voir un homme.
Cet homme, à cause de l'élévation,
ne paraissait pas plus grand qu'un nain. Cependant Autharite reconnut à son bras
gauche un bouclier en forme de trèfle. Il s'écria : " Un Carthaginois ! " Et,
dans la plaine, devant la herse et sous les roches, immédiatement tous se
levèrent. Le soldat se promenait au bord du précipice ; d'en bas, les Barbares
le regardaient.
Spendius
ramassa une tête de boeuf ; puis avec deux ceintures ayant composé un diadème,
il le planta sur les cornes au bout d'une perche, en témoignage d'intentions
pacifiques. Le Carthaginois disparut. Ils attendirent.
Enfin, le soir, comme une pierre
se détachant de la falaise, tout à coup il tomba d'en haut un baudrier. Fait de
cuir rouge et couvert de broderie avec trois étoiles de diamant, il portait
empreint à son milieu la marque du Grand-Conseil : un cheval sous un palmier.
C'était la réponse d'Hamilcar, le sauf-conduit qu'il envoyait.
Ils n'avaient rien à craindre ;
tout changement de fortune amenait la fin de leurs maux. Une joie démesurée les
agita, ils s'embrassaient, pleuraient. Spendius, Autharite et Zarxas, quatre
Italiotes, un Nègre et deux Spartiates s'offrirent comme parlementaires. On les
accepta tout de suite . Ils ne savaient cependant par quel moyen s'en aller.
Mais un craquement retentit dans
la direction des roches ; et la plus élevée, ayant oscillé sur elle-même,
rebondit jusqu'en bas. En effet, si du côté des Barbares elles étaient
inébranlables, car il aurait fallu leur faire remonter un plan oblique (et,
d'ailleurs, elles se trouvaient tassées par l'étroitesse de la gorge), de
l'autre, au contraire, il suffisait de les heurter fortement pour qu'elles
descendissent. Les Carthaginois les poussèrent, et, au jour levant, elles
s'avançaient dans la plaine comme les gradins d'un immense escalier en ruine.
Les Barbares ne pouvaient
encore les gravir. On leur tendit des échelles ; tous s'y élancèrent. La
décharge d'une catapulte les refoula ; les Dix seulement furent emmenés.
Ils marchaient entre les
Clinabares, et appuyaient leur main sur la croupe des chevaux pour se soutenir.
Maintenant que leur première joie était passée, ils commençaient à concevoir des
inquiétudes. Les exigences d'Hamilcar seraient cruelles. Mais Spendius les
rassurait.
-- " C'est moi qui
parlerai ! " Et il se vantait de connaître les choses bonnes à dire pour le
salut de l'armée.
Derrière
tous les buissons, ils rencontraient des sentinelles en embuscade. Elles se
prosternaient devant le baudrier que Spendius avait mis sur son épaule.
Quand ils arrivèrent dans le camp
punique, la foule s'empressa autour d'eux, et ils entendaient comme des
chuchotements, des rires. La porte d'une tente s'ouvrit.
Hamilcar était tout au fond, assis
sur un escabeau, près d'une table basse où brillait un glaive nu. Des
capitaines, debout, l'entouraient.
En apercevant ces hommes, il fit un geste en arrière, puis
il se pencha pour les examiner.
Ils avaient les pupilles extraordinairement dilatées avec
un grand cercle noir autour des yeux, qui se prolongeait jusqu'au bas de leurs
oreilles ; leurs nez bleuâtres saillissaient entre leurs joues creuses,
fendillées par des rides profondes ; la peau de leur corps, trop large pour
leurs muscles, disparaissait sous une poussière de couleur ardoise ; leurs
lèvres se collaient contre leurs dents jaunes ; ils exhalaient une infecte odeur
; on aurait dit des tombeaux entrouverts, des sépulcres vivants.
Au milieu de la tente, il y avait,
sur une natte où les capitaines allaient s'asseoir, un plat de courges qui
fumait. Les Barbares y attachaient leurs yeux en grelottant de tous les membres,
et des larmes venaient à leurs paupières. Ils se contenaient, cependant.
Hamilcar se détourna pour parler à
quelqu'un. Alors, ils se ruèrent dessus, tous, à plat ventre. Leurs visages
trempaient dans la graisse, et le bruit de leur déglutition se mêlait aux
sanglots de joie qu'ils poussaient. Plutôt par étonnement que par pitié, sans
doute, on les laissa finir la gamelle. Puis, quand ils se furent relevés,
Hamilcar commanda, d'un signe, à l'homme qui portait le baudrier de parler.
Spendius avait peur ; il balbutiait.
Hamilcar, en l'écoutant, faisait tourner autour de son
doigt une grosse bague d'or, celle qui avait empreint sur le baudrier le sceau
de Carthage. Il la laissa tomber par terre : Spendius, tout de suite, la ramassa
; devant son maître, ses habitudes d'esclave le reprenaient. Les autres
frémirent, indignés de cette bassesse.
Mais le Grec haussa la voix, et , rapportant les crimes
d'Hannon, qu'il savait être l'ennemi de Barca, tâchant de l'apitoyer avec le
détail de leurs misères et les souvenirs de leur dévouement, il parla pendant
longtemps, d'une façon rapide, insidieuse, violente même ; à la fin, il
s'oubliait, entraîné par la chaleur de son esprit.
Hamilcar répliqua qu'il acceptait leurs excuses. Donc la
paix allait se conclure, et maintenant elle serait définitive ! Mais il exigeait
qu'on lui livrât dix des Mercenaires, à son choix, sans armes et sans tunique.
Ils ne s'attendaient pas à
cette clémence ; Spendius s'écria :
-- " Oh ! vingt, si tu veux Maître ! "
-- " Non ! dix me suffisent " ,
répondit doucement Hamilcar.
On les fit sortir de la tente afin qu'ils pussent
délibérer. Dès qu'ils furent seuls, Autharite réclama pour les compagnons
sacrifiés, et Zarxas dit à Spendius :
-- " Pourquoi ne l'as-tu pas tué ? son glaive était là,
près de toi ! "
-- " Lui ! " ,
fit Spendius ; et il répéta plusieurs fois :
" Lui ! lui ! " comme si la chose eût été impossible et
Hamilcar quelqu'un d'immortel.
Tant de lassitude les accablait qu'ils s'étendirent par
terre, sur le dos, ne sachant à quoi se résoudre.
Spendius les engageait à céder. Enfin, ils y consentirent,
et ils rentrèrent.
Alors le
Suffète mit sa main dans les mains des dix Barbares tour à tour, en serrant
leurs pouces ; puis il la frotta sur son vêtement, car leur peau visqueuse
causait au toucher une impression rude et molle, un fourmillement gras qui
horripilait. Ensuite, il leur dit :
-- " Vous êtes bien tous les chefs des Barbares et vous
avez juré pour eux ? "
-- "
Oui ! " répondirent-ils.
-- "
Sans contrainte, du fond de l'âme, avec l'intention d'accomplir vos promesses ?
"
Ils assurèrent qu'ils s'en
retournaient vers les autres pour les exécuter.
-- " Eh bien ! " reprit le Suffète, " d'après la convention
passée entre moi, Barca, et les ambassadeurs des Mercenaires, c'est vous que je
choisis, et je vous garde ! "
Spendius tomba évanoui sur la natte. Les Barbares, comme
l'abandonnant, se resserrèrent les uns près des autres : et il n'y eut pas un
mot, pas une plainte.
Leurs
compagnons, qui les attendaient, ne les voyant pas revenir, se crurent trahis.
Sans doute, les parlementaires s'étaient donnés au Suffète.
Ils attendirent encore deux jours
: puis, le matin du troisième, leur résolution fut prise. Avec des cordes, des
pics et des flèches disposées comme des échelons entre des lambeaux de toile,
ils parvinrent à escalader les roches ; et, laissant derrière eux les plus
faibles, trois mille environ, ils se mirent en marche pour rejoindre l'armée de
Tunis.
Au haut de la gorge
s'étalait une prairie clairsemée d'arbustes ; les Barbares en dévorèrent les
bourgeons. Ensuite, ils trouvèrent un champ de fèves ; et tout disparut comme si
un nuage de sauterelles eût passé par là. Trois heures après, ils arrivèrent sur
un second plateau, que bordait une ceinture de collines vertes.
Entre les ondulations de ces
monticules, des gerbes couleur d'argent brillaient, espacées les unes des autres
; les Barbares, éblouis par le soleil, apercevaient confusément, en dessous, de
grosses masses noires qui les supportaient. Elles se levèrent, comme si elles se
fussent épanouies. C'étaient des lances dans des tours, sur des éléphants
effroyablement armés.
Outre
l'épieu de leur poitrail, les poinçons de leurs défenses, les plaques d'airain
qui couvraient leurs flancs, et les poignards tenus à leurs grenouillères, --
ils avaient au bout de leurs trompes un bracelet de cuir où était passé le
manche d'un large coutelas ; partis tous à la fois du fond de la plaine, ils
s'avançaient de chaque côté, parallèlement.
Une terreur sans nom glaça les Barbares. Ils ne tentèrent
même pas de s'enfuir. Déjà, ils se trouvaient enveloppés.
Les éléphants entrèrent dans cette
masse d'hommes ; et les éperons de leur poitrail la divisaient, les lances de
leurs défenses la retournaient comme des socs de charrues ; ils coupaient,
taillaient, hachaient avec les faux de leurs trompes ; les tours, pleines de
phalariques, semblaient des volcans en marche ; on ne distinguait qu'un large
amas où les chairs humaines faisaient des taches blanches, les morceaux d'airain
des plaques grises, le sang des fusées rouges ; les horribles animaux, passant
au milieu de tout cela, creusaient des sillons noirs. Le plus furieux était
conduit par un Numide couronné d'un diadème de plumes. Il lançait des javelots
avec une vitesse effrayante, tout en jetant par intervalles un long sifflement
aigu ; -- les grosses bêtes, dociles comme des chiens, pendant le carnage
tournaient un oeil de son côté.
Leur cercle peu à peu se rétrécissait ; les Barbares,
affaiblis, ne résistaient pas ; bientôt, les éléphants furent au centre de la
plaine. L'espace leur manquait ; ils se tassaient, à demi cabrés, les ivoires
s'entrechoquaient. Tout à coup, Narr'Havas les apaisa, et, tournant la croupe,
ils s'en revinrent au trot vers les collines.
Cependant, deux syntagmes s'étaient réfugiés à droite dans
un pli du terrain, avaient jeté leurs armes, et, tous à genoux vers les tentes
puniques, ils levaient leurs bras pour implorer grâce.
On leur attacha les jambes et les
mains ; puis, quand ils furent étendus par terre les uns près des autres, on
ramena les éléphants.
Les
poitrines craquaient comme des coffres que l'on brise ; chacun de leurs pas en
écrasait deux ; leurs gros pieds enfonçaient dans les corps avec un mouvement
des hanches qui les faisait paraître boiter. Ils continuaient, et allèrent
jusqu'au bout.
Le niveau de la
plaine redevint immobile. La nuit tomba. Hamilcar se délectait devant le
spectacle de sa vengeance ; mais soudain il tressaillit.
Il voyait, et tous voyaient à six
cents pas de là, sur la gauche, au sommet d'un mamelon, des Barbares encore ! En
effet, quatre cents des plus solides, des Mercenaires Etrusques, Libyens et
Spartiates, dès le commencement avaient gagné les hauteurs, et jusque-là s'y
étaient tenus incertains. Après ce massacre de leurs compagnons, ils résolurent
de traverser les Carthaginois ; déjà ils descendaient en colonnes serrées, d'une
façon merveilleuse et formidable.
Un héraut leur fut immédiatement expédié. Le Suffète avait
besoin de soldats ; il les recevait sans condition, tant il admirait leur
bravoure. Ils pouvaient même, ajouta l'homme de Carthage, se rapprocher quelque
peu, dans un endroit qu'il leur désigna, et où ils trouveraient des vivres.
Les Barbares y coururent et
passèrent la nuit à manger. Alors, les Carthaginois éclatèrent en rumeurs contre
la partialité du Suffète pour les Mercenaires.
Céda-t-il à ces expansions d'une haine insatiable, ou bien
était-ce un raffinement de perfidie ? Le lendemain, il vint lui-même sans épée,
tête nue, dans une escorte de Clinabares, et il leur déclara qu'ayant trop de
monde à nourrir, son intention n'était pas de les conserver. Cependant, comme il
lui fallait des hommes et qu'il ne savait par quel moyen choisir les bons, ils
allaient se combattre à outrance ; puis il admettrait les vainqueurs dans sa
garde particulière. Cette mort-là en valait bien une autre ; -- et alors,
écartant ses soldats (car les étendards puniques cachaient aux Mercenaires
l'horizon), il leur montra les cent quatre- vingt-douze éléphants de Narr'Havas
formant une seule ligne droite et dont les trompes brandissaient de larges fers,
pareils à des bras de géant qui auraient tenu des haches sur leurs têtes.
Les Barbares s'entre-regardèrent
silencieusement. Ce n'était pas la mort qui les faisait pâlir, mais l'horrible
contrainte où ils se trouvaient réduits.
La communauté de leur existence avait établi entre ces
hommes des amitiés profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait la patrie ;
vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de tendresse,
et l'on s'endormait côte à côte, sous le même manteau, à la clarté des étoiles.
Puis, dans ce vagabondage perpétuel à travers toutes sortes de pays, de meurtres
et d'aventures, il s'était formé d'étranges amours, -- unions obscènes aussi
sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plus jeune au milieu
des batailles, l'aidait à franchir les précipices, épongeait sur son front la
sueur des fièvres, volait pour lui de la nourriture ; et l'autre, enfant ramassé
au bord d'une route, puis devenu Mercenaire , payait ce dévouement par mille
soins délicats et des complaisances d'épouse.
Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants
d'oreilles, cadeaux qu'ils s'étaient faits autrefois, après un grand péril, dans
des heures d'ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait frapper. On
en voyait un jeune, çà et là, qui disait à un autre dont la barbe était grise :
" Non ! non, tu es le plus robuste ! Tu nous vengeras, tue-moi ! " et l'homme
répondait : " J'ai moins d'années à vivre ! Frappe au coeur, et n'y pense plus !
Les frères se contemplaient, les deux mains serrées, et l'amant faisait à son
amant des adieux éternels, debout, en pleurant sur son épaule.
Ils retirèrent leurs cuirasses
pour que la pointe des glaives s'enfonçât plus vite. Alors, parurent les marques
des grands coups qu'ils avaient reçus pour Carthage ; on aurait dit des
inscriptions sur des colonnes.
Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la façon des
gladiateurs, et ils commencèrent par des engagements timides. Quelques-uns
s'étaient bandé les yeux, et leurs glaives ramaient dans l'air, doucement, comme
des bâtons d'aveugle. Les Carthaginois poussèrent des huées en leur criant
qu'ils étaient des lâches. Les Barbares s'animèrent, et bientôt le combat fut
général, précipité, terrible.
Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants, tombaient
dans les bras l'un de l'autre et mouraient en se donnant des baisers. Aucun ne
reculait. Ils se ruaient contre les lames tendues. Leur délire était si furieux
que les Carthaginois, de loin, avaient peur.
Enfin, ils s'arrêtèrent. Leurs poitrines faisaient un grand
bruit rauque, et l'on apercevait leurs prunelles, entre leurs longs cheveux qui
pendaient comme s'ils fussent sortis d'un bain de pourpre. Plusieurs tournaient
sur eux-mêmes, rapidement, tels que des panthères blessées au front. D'autres se
tenaient immobiles en considérant un cadavre à leurs pieds ; puis, tout à coup,
ils s'arrachaient le visage avec les ongles, prenaient leur glaive à deux mains
et se l'enfonçaient dans le ventre.
Il en restait soixante encore. Ils demandèrent à boire. On
leur cria de jeter leurs glaives ; et, quand ils les eurent jetés, on leur
apporta de l'eau.
Pendant
qu'ils buvaient, la figure enfoncée dans les vases, soixante Carthaginois,
sautant sur eux, les tuèrent avec des stylets, dans le dos.
Hamilcar avait fait cela pour
complaire aux instincts de son armée, et, par cette trahison, l'attacher à sa
personne.
Donc, la guerre
était finie ; du moins, il le croyait ; Mâtho ne résisterait pas ; dans son
impatience, le Suffète ordonna tout de suite le départ.
Ses éclaireurs vinrent lui dire
que l'on avait distingué un convoi qui s'en allait vers la Montagne-de-Plomb.
Hamilcar ne s'en soucia. Une fois les Mercenaires anéantis, les Nomades ne
l'embarrasseraient plus. L'important était de prendre Tunis. A grandes journées,
il marcha dessus.
Il avait
envoyé Narr'Havas à Carthage porter la nouvelle de la victoire ; et le roi des
Numides, fier de ses succès, se présenta chez Salammbô.
Elle le reçut dans ses jardins,
sous un large sycomore, entre des oreillers de cuir jaune, avec Taanach auprès
d'elle. Son visage était couvert d'une écharpe blanche, qui, lui passant sur la
bouche et sur le front, ne laissait voir que les yeux ; mais ses lèvres
brillaient dans la transparence du tissu comme les pierreries de ses doigts, --
car Salammbô tenait ses deux mains enveloppées, et, tout le temps qu'ils
parlèrent, elle ne fit pas un geste.
Narr'Havas lui annonça la défaite des Barbares. Elle le
remercia par une bénédiction des services qu'il avait rendus à son père. Alors
il se mit à raconter toute la campagne.
Les colombes, sur les palmiers autour d'eux, roucoulaient
doucement, et d'autres oiseaux voletaient parmi les herbes : des galéoles à
collier, des cailles de Tartessus et des pintades puniques. Le jardin, depuis
longtemps inculte, avait multiplié ses verdures ; des coloquintes montaient dans
le branchage des canéficiers, des ascléplas parsemaient les champs de roses,
toutes sortes de végétations formaient des entrelacements, des berceaux ; et des
rayons de soleil, qui descendaient obliquement, marquaient çà et là, comme dans
les bois, l'ombre d'une feuille sur la terre. Les bêtes domestiques, redevenues
sauvages, s'enfuyaient au moindre bruit. Parfois on apercevait une gazelle
traînant à ses petits sabots noirs des plumes de paon, dispersées. Les clameurs
de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure des flots. Le ciel était tout
bleu ; pas une voile n'apparaissait sur la mer.
Narr'Havas ne parlait plus ; Salammbô, sans lui répondre,
le regardait. Il avait une robe de lin, où des fleurs étaient peintes, avec des
franges d'or par le bas ; deux flèches d'argent retenaient ses cheveux tressés
au bord de ses oreilles ; il s'appuyait de la main droite contre le bois d'une
pique, orné par des cercles d'électrum et des touffes de poil.
En le considérant, une foule de
pensées vagues l'absorbait. Ce jeune homme à voix douce et à taille féminine
captivait ses yeux par la grâce de sa personne et lui semblait être comme une
soeur aînée que les Baals envoyaient pour la protéger. Le souvenir de Mâtho la
saisit : elle ne résista pas au désir de savoir ce qu'il devenait.
Narr'Havas répondit que les
Carthaginois s'avançaient vers Tunis, afin de le prendre. A mesure qu'il
exposait leurs chances de réussite et la faiblesse de Mâtho, elle paraissait se
réjouir dans un espoir extraordinaire. Ses lèvres tremblaient, sa poitrine
haletait. Quand il promit enfin de le tuer lui-même, elle s'écria :
-- " Oui ! tue-le, il le faut ! "
Le Numide répliqua qu'il
souhaitait ardemment cette mort puisque, la guerre terminée, il serait son
époux.
Salammbô tressaillit,
et elle baissa la tête.
Mais
Narr'Havas, poursuivant, compara ses désirs à des fleurs qui languissent après
la pluie, à des voyageurs perdus qui attendent le jour. Il lui dit encore
qu'elle était plus belle que la lune, meilleure que le vent du matin et que le
visage de l'hôte. Il ferait venir pour elle, du pays des Noirs, des choses comme
il n'y en avait pas à Carthage, et les appartements de leur maison seraient
sablés avec de la poudre d'or.
Le soir tombait, des senteurs de baume s'exhalaient.
Pendant longtemps, ils se regardèrent en silence, -- et les yeux de Salammbô, au
fond de ses longues draperies, avaient l'air de deux étoiles dans l'ouverture
d'un nuage. Avant que le soleil fût couché, il se retira.
Les Anciens se sentirent soulagés
d'une grande inquiétude quand il partit de Carthage. Le peuple l'avait reçu avec
des acclamations encore plus enthousiastes que la première fois. Si Hamilcar et
le roi des Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il serait impossible de
leur résister. Donc ils résolurent, pour affaiblir Barca, de faire participer à
la délivrance de la République celui qu'ils aimaient, le vieil Hannon.
Il se porta immédiatement vers les
provinces occidentales, afin de se venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa
honte. Mais les habitants et les Barbares étaient morts, cachés ou enfuis. Alors
sa colère se déchargea sur la campagne. Il brûla les ruines des ruines, il ne
laissa pas un seul arbre, pas un brin d'herbe ; les enfants et les infirmes que
l'on rencontrait, on les suppliciait ; il donnait à ses soldats les femmes à
violer avant leur égorgement ; les plus belles étaient jetées dans sa litière,
-- car son atroce maladie l'enflammait de désirs impétueux ; il les assouvissait
avec toute la fureur d'un homme désespéré.
Souvent, à la crête des collines, des tentes noires
s'abattaient comme renversées par le vent, et de larges disques à bordure
brillante, que l'on reconnaissait pour des roues de chariot, en tournant avec un
son plaintif, peu à peu s'enfonçaient dans les vallées. Les tribus, qui avaient
abandonné le siège de Carthage, erraient ainsi par les provinces, attendant une
occasion, quelque victoire des Mercenaires pour revenir. Mais, soit terreur ou
famine, elles reprirent toutes le chemin de leurs contrées, et disparurent.
Hamilcar ne fut point jaloux des
succès d'Hannon. Cependant il avait hâte d'en finir ; il lui ordonna de se
rabattre sur Tunis ; et Hannon, qui aimait sa patrie, au jour fixé se trouva
sous les murs de la ville.
Elle avait pour se défendre sa population d'autochtones ,
douze mille Mercenaires, puis tous les Mangeurs-de-choses-immondes, car ils
étaient comme Mâtho rivés à l'horizon de Carthage, et la plèbe et le Schalischim
contemplaient de loin ses hautes murailles, en rêvant par- derrière des
jouissances infinies. Dans cet accord de haines, la résistance fut lestement
organisée. On prit des outres pour faire des casques, on coupa tous les palmiers
dans les jardins pour avoir des lances, on creusa des citernes et, quant aux
vivres, ils pêchaient aux bords du lac de gros poissons blancs, nourris de
cadavres et d'immondices. Leurs remparts, maintenus en ruine par la jalousie de
Carthage, étaient si faibles, que l'on pouvait, d'un coup d'épaule, les abattre.
Mâtho en boucha les trous avec les pierres des maisons. C'était la dernière
lutte ; il n'espérait rien, et cependant il se disait que la fortune était
changeante.
Les Carthaginois,
en approchant, remarquèrent, sur le rempart, un homme qui dépassait les créneaux
de toute la ceinture. Les flèches volant autour de lui n'avaient pas l'air de
plus l'effrayer qu'un essaim d'hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne le
toucha.
Hamilcar établit son
camp sur le côté méridional -. Narr'Havas, à sa droite, occupait la plaine de
Rhàdès. Hannon le bord du Lac ; et les trois généraux devaient garder leur
position respective pour attaquer l'enceinte, tous, en même temps.
Mais Hamilcar voulut d'abord
montrer aux Mercenaires qu'il les châtierait comme des esclaves. Il fit
crucifier les dix ambassadeurs, les uns près des autres, sur un monticule, en
face de la ville.
A ce
spectacle, les assiégés abandonnèrent le rempart.
Mâtho s'était dit que, s'il pouvait passer entre les murs
et les tentes de Narr'Havas assez rapidement pour que les Numides n'eussent pas
le temps de sortir, il tomberait sur les derrières de l'infanterie
carthaginoise, qui se trouverait prise entre sa division et ceux de l'intérieur.
Il s'élança dehors avec les vétérans.
Narr'Havas l'aperçut ; il franchit la plage du Lac et vint
avertir Hannon d'expédier des hommes au secours d'Hamilcar. Croyait-il Barca
trop faible pour résister aux Mercenaires ? Etait-ce une perfidie ou une sottise
? Nul jamais ne put le savoir.
Hannon, par désir d'humilier son rival, ne balança pas. Il
cria de sonner les trompettes, et toute son armée se précipita sur les Barbares.
Ils se retournèrent et coururent droit aux Carthaginois ; ils les renversaient,
les écrasaient sous leurs pieds, et, les refoulant ainsi, ils arrivèrent jusqu'à
la tente d'Hannon qui était alors, au milieu de trente Carthaginois, les plus
illustres des Anciens.
Il
parut stupéfait de leur audace ; il appelait ses capitaines. Tous avançaient
leurs poings sous sa gorge, en vociférant des injures. La foule se poussait, et
ceux qui avaient la main sur lui le retenaient à grand- peine. Cependant, il
tâchait de leur dire à l'oreille : -- " Je te donnerai tout ce que tu veux ! Je
suis riche ! Sauve-moi ! - " Ils le tiraient ; si lourd qu'il fût, ses pieds ne
touchaient plus la terre. On avait entraîné les Anciens. Sa terreur redoubla. --
" Vous m'avez battu ! Je suis votre captif ! Je me rachète ! Ecoutez-moi, mes
amis ! " Et, porté par toutes ces épaules qui le serraient aux flancs, il
répétait : " Qu'allez-vous faire ? Que voulez-vous ? Je ne m'obstine pas, vous
voyez bien ! J'ai toujours été bon ! "
Une, croix gigantesque était dressée à la porte. Les
Barbares hurlaient : " Ici ! ici ! " mais il éleva la voix encore plus haut ;
et, au nom de leurs Dieux, il les somma de le mener au Schalischim, parce qu'il
avait à lui confier une chose d'où leur salut dépendait.
Ils s'arrêtèrent, quelques-uns
prétendant qu'il était sage d'appeler Mâtho. On partit à sa recherche.
Hannon tomba sur l'herbe ; et il
voyait, autour de lui, encore d'autres croix, comme si le supplice dont il
allait périr se fût d'avance multiplié, il faisait des efforts pour se
convaincre qu'il se trompait, qu'il n'y en avait qu'une seule, et même pour
croire qu'il n'y en avait pas du tout. Enfin on le releva.
-- " Parle ! " dit Mâtho.
Il offrit de livrer Hamilcar, puis
ils entreraient dans Carthage et seraient rois tous les deux.
Mâtho s'éloigna, en faisant signe
aux autres de se hâter. C'était, pensait- il, une ruse pour gagner du temps.
Le Barbare se trompait ; Hannon
était dans une de ces extrémités où l'on ne considère plus rien, et d'ailleurs
il exécrait tellement Hamilcar que, sur le moindre espoir de salut, il l'aurait
sacrifié avec tous ses soldats.
A la base des trente croix, les Anciens languissaient par
terre ; déjà des cordes étaient passées sous leurs aisselles. Alors le vieux
Suffète, comprenant qu'il fallait mourir, pleura. Ils arrachèrent ce qui lui
restait de vêtements -- et l'horreur de sa personne apparut. Des ulcères
couvraient cette masse sans nom ; la graisse de ses jambes lui cachait les
ongles des pieds ; il pendait à ses doigts comme des lambeaux verdâtres ; et les
larmes qui ruisselaient entre les tubercules de ses joues donnaient à son visage
quelque chose d'effroyablement triste, ayant l'air d'occuper plus de place que
sur un autre visage humain. Son bandeau royal, à demi dénoué, traînait avec ses
cheveux blancs dans la poussière.
Ils crurent n'avoir pas de cordes assez fortes pour le
grimper jusqu'au bout de la croix, et ils le clouèrent dessus, avant qu'elle fût
dressée, à la mode punique. Mais son orgueil se réveilla dans la douleur. Il se
mit à les accabler d'injures. Il écumait et se tordait, comme un monstre marin
que l'on égorge sur un rivage, en leur prédisant qu'ils finiraient tous plus
horriblement encore et qu'il serait vengé.
Il l'était. De l'autre côté de la ville, d'où s'échappaient
maintenant des jets de flammes avec des colonnes de fumée, les ambassadeurs des
Mercenaires agonisaient.
Quelques-uns, évanouis d'abord, venaient de se ranimer sous
la fraîcheur du vent ; mais ils restaient le menton sur la poitrine, et leur
corps descendait un peu, malgré les clous de leurs bras fixés plus haut que leur
tête ; de leurs talons et de leurs mains, du sang tombait par grosses gouttes,
lentement, comme des branches d'un arbre tombent des fruits mûrs, -- et
Carthage, le golfe, les montagnes et les plaines, tout leur paraissait tourner,
tel qu'une immense roue ; quelquefois, un nuage de poussière montant du sol les
enveloppait dans ses tourbillons ; ils étaient brûlés par une soif horrible,
leur langue se retournait dans leur bouche, et ils sentaient sur eux une sueur
glaciale couler, avec leur âme qui s'en allait.
Cependant, ils entrevoyaient à une profondeur infinie des
rues, des soldats en marche, des balancements de glaives ; et le tumulte de la
bataille leur arrivait vaguement, comme le bruit de la mer à des naufragés qui
meurent dans la mâture d'un navire. Les Italiotes, plus robustes que les autres,
criaient encore ; les Lacédémoniens, se taisant, gardaient leurs paupières
fermées ; Zarxas, si vigoureux autrefois, penchait comme un roseau brisé ;
l'Ethiopien, près de lui, avait la tête renversée en arrière par-dessus les bras
de la croix ; Autharite, immobile, roulait des yeux ; sa grande chevelure, prise
dans une fente de bois, se tenait droite sur son front, et le râle qu'il
poussait semblait plutôt un rugissement de colère. Quant à Spendius, un étrange
courage lui était venu ; maintenant il méprisait la vie, par la certitude qu'il
avait d'un affranchissement presque immédiat et éternel, et il attendait la mort
avec impassibilité.
Au milieu
de leur défaillance, quelquefois ils tressaillaient à un frôlement de plumes,
qui leur passait contre la bouche. De grandes ailes balançaient des ombres
autour d'eux, des croassements claquaient dans l'air ; et comme la croix de
Spendius était la plus haute, ce fut sur la sienne que le premier vautour
s'abattit. Alors il tourna son visage vers Autharite, et lui dit lentement, avec
un indéfinissable sourire :
--
" Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca ? "
-- " C'étaient nos frères ! "
répondit le Gaulois en expirant.
Le Suffète, pendant ce temps-là, avait troué l'enceinte, et
il était parvenu à la citadelle. Sous une rafale de vent, la fumée tout à coup
s'envola, découvrant l'horizon jusqu'aux murailles de Carthage ; il crut même
distinguer des gens qui regardaient sur la plate-forme d'Eschmoûn ; puis, en
ramenant ses yeux, il aperçut, à gauche, au bord du Lac, trente croix
démesurées.
En effet, pour les
rendre plus effroyables, ils les avaient construites avec les mâts de leurs
tentes attachés bout à bout ; et les trente cadavres des Anciens apparaissaient
tout en haut dans le ciel. Il y avait sur leurs poitrines comme des papillons
blancs ; c'étaient les barbes des flèches qu'on leur avait tirées d'en bas.
Au faîte de la plus grande, un
large ruban d'or brillait ; il pendait sur l'épaule, le bras manquait de ce
côté-là, et Hamilcar eut de la peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne
tenant pas sous les fiches de fer, des portions de ses membres s'étaient
détachées, -- et il ne restait à la croix que d'informes débris, pareils à ces
fragments d'animaux suspendus contre la porte des chasseurs.
Le Suffète n'avait rien pu savoir
: la ville, devant lui, masquait tout ce qui était au-delà, par-derrière ; et
les capitaines envoyés successivement aux deux généraux n'avaient pas reparu.
Alors, des fuyards arrivèrent, racontant la déroute ; et l'armée punique
s'arrêta. Cette catastrophe, tombant au milieu de leur victoire, les stupéfiait.
Ils n'entendaient plus les ordres d'Hamilcar.
Mâtho en profitait pour continuer ses ravages dans les
Numides.
Le camp d'Hannon
bouleversé, il était revenu sur eux. Les éléphants sortirent. Mais les
Mercenaires, avec des brandons arrachés aux murs, s'avancèrent par la plaine en
agitant des flammes, et les grosses bêtes, effrayées, coururent se précipiter
dans le golfe, où elles se tuaient les unes les autres en se débattant, et se
noyèrent sous le poids de leurs cuirasses. Déjà Narr'Havas avait lâché sa
cavalerie ; tous se jetèrent la face contre le sol ; puis, quand les chevaux
furent à trois pas d'eux, ils bondirent sous leurs ventres qu'ils ouvraient d'un
coup de poignard, et la moitié des Numides avait péri quand Barca survint.
Les Mercenaires, épuisés, ne
pouvaient tenir contre ses troupes. Ils reculèrent en bon ordre jusqu'à la
montagne des Eaux-Chaudes. Le Suffète eut la prudence de ne pas les poursuivre.
Il se porta vers les embouchures du Macar.
Tunis lui appartenait ; mais elle ne faisait plus qu'un
amoncellement de décombres fumants. Les ruines descendaient par les brèches des
murs, jusqu'au milieu de la plaine ; -- tout au fond, entre les bords du golfe,
les cadavres des éléphants, poussés par la brise, s'entrechoquaient, comme un
archipel de rochers noirs flottant sur l'eau.
Narr'Havas, pour soutenir cette guerre, avait épuisé ses
forêts, pris les jeunes et les vieux, les mâles et les femelles, et la force
militaire de son royaume ne s'en releva pas. Le peuple, qui les avait vus de
loin périr, en fut désolé ; des hommes se lamentaient dans les rues en les
appelant par leurs noms, comme des amis défunts :
-- " Ah ! l'invincible ! la Victoire ! le Foudroyant !
l'Hirondelle ! " Le premier jour même, on en parla plus que des citoyens morts.
Mais le lendemain on aperçut les tentes des Mercenaires sur la montagne des
Eaux-Chaudes. Alors le désespoir fut si profond, que beaucoup de gens, des
femmes surtout, se précipitèrent, la tête en bas, du haut de l'Acropole.
On ignorait les desseins
d'Hamilcar. Il vivait seul, dans sa tente, n'ayant près de lui qu'un jeune
garçon, et jamais personne ne mangeait avec eux, pas même Narr'Havas. Cependant,
il lui témoignait des égards extraordinaires depuis la défaite d'Hannon ; mais
le roi des Numides avait trop d'intérêts à devenir son fils pour ne pas s'en
méfier.
Cette inertie voilait
des manoeuvres habiles. Par toutes sortes d'artifices, Hamilcar séduisit les
chefs des villages ; et les Mercenaires furent chassés, repoussés, traqués comme
des bêtes féroces. Dès qu'ils entraient dans un bois, les arbres s'enflammaient
autour d'eux ; quand ils buvaient à une source, elle était empoisonnée ; on
murait les cavernes où ils se cachaient pour dormir. Les populations qui les
avaient jusque-là défendus, leurs anciens complices, maintenant les
poursuivaient ; ils reconnaissaient toujours dans ces bandes des armures
carthaginoises.
Plusieurs
étaient rongés au visage par des dartres rouges ; cela leur était venu,
pensaient-ils, en touchant Hannon. D'autres s'imaginaient que c'était pour avoir
mangé les poissons de Salammbô, et, loin de s'en repentir, ils rêvaient des
sacrilèges encore plus abominables, afin que l'abaissement des Dieux puniques
fût plus grand. Ils auraient voulu les exterminer.
Ils se traînèrent ainsi pendant trois mois le long de la
côte orientale, puis derrière la montagne de Selloum et jusqu'aux premiers
sables du désert. Ils cherchaient une place de refuge, n'importe laquelle.
Utique et Hippo- Zaryte seules ne les avaient pas trahis ; mais Hamilcar
enveloppait ces deux villes. Puis ils remontèrent dans le nord, au hasard, sans
même connaître les routes. A force de misères, leur tête était troublée.
Ils n'avaient plus que le
sentiment d'une exaspération qui allait en se développant ; et ils se
retrouvèrent un jour dans les gorges du Cobus, encore une fois devant Carthage !
Alors les engagements se
multiplièrent. La fortune se maintenait égale ; mais ils étaient, les uns et les
autres, tellement excédés, qu'ils souhaitaient, au lieu de ces escarmouches, une
grande bataille, pourvu qu'elle fût bien la dernière.
Mâtho avait envie d'en porter
lui-même la proposition au Suffète. Un de ses Libyens se dévoua. Tous, en le
voyant partir, étaient convaincus qu'il ne reviendrait pas.
Il revint le soir même.
Hamilcar acceptait leur défi. On
se rencontrerait le lendemain, au soleil levant, dans la plaine de Rhadès.
Les Mercenaires voulurent savoir
s'il n'avait rien dit de plus, et le Libyen ajouta :
-- " Comme je restais devant lui,
il m'a demandé ce que j'attendais : j'ai répondu : " Qu'on me tue ! "
Alors il a repris : " Non, va-t'en
! ce sera pour demain avec les autres. "
Cette générosité étonna les Barbares ; quelques-uns en
furent terrifiés, et Mâtho regretta que le parlementaire n'eût pas été tué.
Il lui restait encore trois mille
Africains, douze cents Grecs, quinze cents Campaniens, deux cents Ibères, quatre
cents Etrusques, cinq cents Samnites, quarante Gaulois et une troupe de Naffur,
bandits nomades rencontrés dans la région-des-dattes, en tout, sept mille deux
cent dix- neuf soldats, mais pas une syntagme complète. Ils avaient bouché les
trous de leurs cuirasses avec des omoplates de quadrupèdes et remplacé leurs
cothurnes d'airain par des sandales en chiffons. Des plaques de cuivre ou de fer
alourdissaient leurs vêtements ; leurs cottes de mailles pendaient en guenilles
autour d'eux et les balafres apparaissaient, comme des fils de pourpre, entre
les poils de leurs bras et de leurs visages.
Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à
l'âme et multipliaient leur vigueur ; ils sentaient confusément qu'ils étaient
les desservants d'un dieu épandu dans les coeurs d'opprimés, et comme les
pontifes de la vengeance universelle ! Puis la douleur d'une injustice
exorbitante les enrageait et surtout la vue de Carthage à l'horizon. Ils firent
le serment de combattre les uns pour les autres jusqu'à la mort.
On tua les bêtes de somme et l'on
mangea le plus possible, afin de se donner des forces ; ensuite ils dormirent.
Quelques-uns prièrent, tournés vers des constellations différentes.
Les Carthaginois arrivèrent dans
la plaine avant eux. Ils frottèrent le bord des boucliers avec de l'huile pour
faciliter le glissement des flèches ; les fantassins, qui portaient de longues
chevelures, se les coupèrent sur le front, par prudence ; et Hamilcar, dès la
cinquième heure, fit renverser toutes les gamelles, sachant qu'il est
désavantageux de combattre l'estomac trop plein. Son armée montait à quatorze
mille hommes, le double environ de l'armée barbare. Jamais il n'avait éprouvé,
cependant, une pareille inquiétude ; s'il succombait, c'était l'anéantissement
de la république et il périrait crucifié ; s'il triomphait au contraire, par les
Pyrénées, les Gaules et les Alpes il gagnerait l'Italie, et l'empire des Barca
deviendrait éternel. Vingt fois pendant la nuit il se releva pour surveiller
tout, lui-même, jusque dans les détails les plus minimes. Quant aux
Carthaginois, ils étaient exaspérés par leur longue épouvante.
Narr'Havas doutait de la fidélité
de ses Numides. D'ailleurs les Barbares pouvaient les vaincre. Une faiblesse
étrange l'avait pris ; à chaque moment, il buvait de larges coupes d'eau.
Mais un homme qu'il ne connaissait
pas ouvrit sa tente, et déposa par terre une couronne de sel gemme, ornée de
dessins hiératiques faits avec du soufre et des losanges de nacre ; on envoyait
quelquefois au fiancé sa couronne de mariage : c'était une preuve d'amour, une
sorte d'invitation.
Cependant
la fille d'Hamilcar n'avait point de tendresse pour Narr'Havas.
Le souvenir de Mâtho la gênait
d'une façon intolérable ; il lui semblait que la mort de cet homme
débarrasserait sa pensée, comme pour se guérir de la blessure des vipères, on
les écrase sur la plaie. Le roi des Numides était dans sa dépendance ; il
attendait impatiemment les noces, et comme elles devaient suivre la victoire,
Salammbô lui faisait ce présent afin d'exciter son courage. Alors ses angoisses
disparurent, et il ne songea plus qu'au bonheur de posséder une femme si belle.
La même vision avait assailli
Mâtho ; mais il la rejeta tout de suite, et son amour, qu'il refoulait, se
répandit sur ses compagnons d'armes. Il les chérissait comme des portions de sa
propre personne, de sa haine, -- et il se sentait l'esprit plus haut, les bras
plus forts ; tout ce qu'il fallait exécuter lui apparut nettement. Si parfois
des soupirs lui échappaient, c'est qu'il pensait à Spendius.
Il rangea les Barbares sur six
rangs égaux. Au milieu, il établit les Etrusques, tous attachés par une chaîne
de bronze, les hommes de trait se tenaient par-derrière, et sur deux ailes il
distribua des Naffur, montés sur des chameaux à poils ras, couverts de plumes
d'autruche.
Le Suffète disposa
les Carthaginois dans un ordre pareil. En dehors de l'infanterie, près des
vélites, il plaça les Clinabares, au-delà les Numides ; quand le jour parut, ils
étaient les uns et les autres ainsi alignés face à face. Tous, de loin, se
contemplaient avec leurs grands yeux farouches. Il y eut d'abord une hésitation.
Enfin les deux armées s'ébranlèrent.
Les Barbares s'avançaient lentement, pour ne point
s'essouffler, en battant la terre avec leurs pieds ; le centre de l'armée
punique formait une courbe convexe. Puis un choc terrible éclata, pareil au
craquement de deux flottes qui s'abordent. Le premier rang des Barbares s'était
vite entrouvert, et les gens de trait, cachés derrière les autres, lançaient
leurs balles, leurs flèches, leurs javelots. Cependant, la courbe des
Carthaginois peu à peu s'aplatissait, elle devint toute droite, puis s'infléchit
; alors les deux sections des vélites se rapprochèrent parallèlement, comme les
branches d'un compas qui se referme. Les Barbares, acharnés contre la phalange,
entraient dans sa crevasse ; ils se perdaient. Mâtho les arrêta, -- et tandis
que les ailes carthaginoises continuaient à s'avancer, il fit écouler en dehors
les trois rangs intérieurs de sa ligne ; bientôt ils débordèrent ses flancs, et
son armée apparut sur une triple longueur.
Mais les Barbares placés aux deux bouts se trouvaient les
plus faibles, ceux de la gauche surtout, qui avaient épuisé leurs carquois, et
la troupe des vélites, enfin arrivée contre eux, les entamait largement.
Mâtho les tira en arrière. Sa
droite contenait des Campaniens armés de haches ; il la poussa sur la gauche
carthaginoise ; le centre attaquait l'ennemi et ceux de l'autre extrémité, hors
de péril, tenaient les vélites en respect.
Alors Hamilcar divisa ses cavaliers par escadrons, mit
entre eux des hoplites, et il les lâcha sur les Mercenaires.
Ces masses en forme de cône
présentaient un front de chevaux, et leurs parois plus larges se hérissaient
toutes remplies de lances. Il était impossible aux Barbares de résister ; seuls,
les fantassins grecs avaient des armures d'airain ; tous les autres, des
coutelas au bout d'une perche, des faux prises dans les métairies, des glaives
fabriqués avec la jante d'une roue ; les lames trop molles se tordaient en
frappant, et pendant qu'ils étaient à les redresser sous leurs talons, les
Carthaginois, de droite et de gauche, les massacraient commodément.
Mais les Etrusques, rivés à leur
chaîne, ne bougeaient pas ; ceux qui étaient morts, ne pouvant tomber, faisaient
obstacle avec leurs cadavres ; et cette grosse ligne de bronze tour à tour
s'écartait et se resserrait, souple comme un serpent, inébranlable comme un mur.
Les Barbares venaient se reformer derrière elle, haletaient une minute, -- puis
ils repartaient, avec les tronçons de leurs armes à la main.
Beaucoup déjà n'en avaient plus,
et ils sautaient sur les Carthaginois qu'ils mordaient au visage, comme des
chiens. Les Gaulois, par orgueil, se dépouillèrent de leurs sayons ; ils
montraient de loin leurs grands corps tout blancs ; pour épouvanter l'ennemi,
ils élargissaient leurs blessures. Au milieu des syntagmes puniques on
n'entendait plus la voix du crieur annonçant les ordres ; les étendards
au-dessus de la poussière répétaient leurs signaux, et chacun allait, emporté
dans l'oscillation de la grande masse qui l'entourait.
Hamilcar commanda aux Numides
d'avancer. Mais les Naffur se précipitèrent à leur rencontre.
Habillés de vastes robes noires,
avec une houppe de cheveux au sommet du crâne et un bouclier en cuir de
rhinocéros, ils manoeuvraient un fer sans manche retenu par une corde ; et leurs
chameaux, tout hérissés de plumes, poussaient de longs gloussements rauques. Les
lames tombaient à des places précises, puis remontaient d'un coup sec, avec un
membre après elles. Les bêtes furieuses galopaient à travers les syntagmes.
Quelques-unes, dont les jambes étaient rompues, allaient en sautillant, comme
des autruches blessées.
L'infanterie punique tout entière revint sur les Barbares ;
elle les coupa. Leurs manipules tournoyaient, espacées les unes des autres. Les
armes des Carthaginois plus brillantes les encerclaient comme des couronnes d'or
; un fourmillement s'agitait au milieu, et le soleil, frappant dessus, mettait
aux pointes des glaives des lueurs blanches qui voltigeaient. Cependant, des
files de Clinabares restaient étendues sur la plaine ; des Mercenaires
arrachaient leurs armures, s'en revêtaient, puis ils retournaient au combat. Les
Carthaginois, trompés, plusieurs fois s'engagèrent au milieu d'eux. Une hébétude
les immobilisait , ou bien ils refluaient, et de triomphantes clameurs s'élevant
au loin avaient l'air de les pousser comme des épaves dans une tempête. Hamilcar
se désespérait ; tout allait périr sous le génie de Mâtho et l'invincible
courage des Mercenaires !
Mais
un large bruit de tambourins éclata dans l'horizon. C'était une foule, des
vieillards, des malades, des enfants de quinze ans et même des femmes qui, ne
résistant plus à leur angoisse, étaient partis de Carthage, et, pour se mettre
sous la protection d'une chose formidable, ils avaient pris, chez Hamilcar, le
seul éléphant que possédait maintenant la République, celui dont la trompe était
coupée.
Alors il sembla aux
Carthaginois que la Patrie, abandonnant ses murailles, venait leur commander de
mourir pour elle. Un redoublement de fureur les saisit, et les Numides
entraînèrent tous les autres.
Les Barbares, au milieu de la plaine, s'étaient adossés
contre un monticule. Ils n'avaient aucune chance de vaincre, pas même de
survivre ; mais c'étaient les meilleurs, les plus intrépides et les plus forts.
Les gens de Carthage se mirent
à envoyer, par-dessus les Numides, des broches, des lardoires, des marteaux ;
ceux dont les consuls avaient eu peur mouraient sous des bâtons lancés par des
femmes ; la populace punique exterminait les Mercenaires.
Ils s'étaient réfugiés sur le haut
de la colline. Leur cercle, à chaque brèche nouvelle, se refermait ; deux fois
il descendit, une secousse le repoussait aussitôt ; et les Carthaginois,
pêle-mêle, étendaient les bras ; ils allongeaient leurs piques entre les jambes
de leurs compagnons et fouillaient, au hasard, devant eux. Ils glissaient dans
le sang ; la pente du terrain trop rapide faisait rouler en bas les cadavres.
L'éléphant qui tâchait de gravir le monticule en avait jusqu'au ventre ; et sa
trompe écourtée, large du bout, de temps à autre se levait, comme une énorme
sangsue.
Puis tous
s'arrêtèrent. Les Carthaginois, en grinçant des dents, contemplaient le haut de
la colline où les Barbares se tenaient debout.
Enfin, ils s'élancèrent brusquement, et la mêlée
recommença. Souvent les Mercenaires les laissaient approcher en leur criant
qu'ils voulaient se rendre ; puis avec un ricanement effroyable, d'un coup, ils
se tuaient , et à mesure que les morts tombaient, les autres pour se défendre
montaient dessus. C'était comme une pyramide, qui peu à peu grandissait.
Bientôt ils ne furent que
cinquante, puis que vingt, que trois et que deux seulement, un Samnite armé
d'une hache, et Mâtho qui avait encore son épée.
Le Samnite, courbé sur ses jarrets, poussait
alternativement sa hache de droite et de gauche, en avertissant Mâtho des coups
qu'on lui portait. " Maître, par-ci ! par-là ! baisse-toi ! "
Mâtho avait perdu ses épaulières,
son casque, sa cuirasse : il était complètement nu, -- plus livide que les
morts, les cheveux tout droits, avec deux plaques d'écume au coin des lèvres, --
et son épée tournoyait si rapidement, qu'elle faisait une auréole autour de lui.
Une pierre la brisa près de la garde ; le Samnite était tué et le flot des
Carthaginois se resserrait, ils le touchaient. Alors il leva vers le ciel ses
deux mains vides, puis il ferma les yeux, -- et ouvrant les bras, comme un homme
du haut d'un promontoire qui se jette à la mer, il se lança dans les piques.
Elles s'écartèrent devant lui.
Plusieurs fois il courut contre les Carthaginois. Mais toujours ils reculaient,
en détournant leurs armes.
Son
pied heurta un glaive. Mâtho voulut le saisir. Il se sentit lié par les poings
et les genoux, et il tomba.
C'était Narr'Havas qui le suivait depuis quelque temps, pas
à pas, avec un de ces larges filets à prendre les bêtes farouches, et profitant
du moment qu'il se baissait, il l'en avait enveloppé.
Puis on l'attacha sur l'éléphant,
les quatre membres en croix ; et tous ceux qui n'étaient pas blessés,
l'escortant, se précipitèrent à grand tumulte vers Carthage.
La nouvelle de la victoire y était
parvenue, chose inexplicable, dès la troisième heure de la nuit ; la clepsydre
de Khamon avait versé la cinquième comme ils arrivaient à Malqua ; alors Mâtho
ouvrit les yeux. Il y avait tant de lumières sur les maisons que la ville
paraissait toute en flammes.
Une immense clameur venait à lui, vaguement, et, couché sur
le dos, il regardait les étoiles.
Puis une porte se referma, et des ténèbres l'enveloppèrent.
Le lendemain, à la même heure,
le dernier des hommes restés dans le défilé de la Hache expirait.
Le jour que leurs compagnons
étaient partis, les Zuaèces qui s'en retournaient avaient fait ébouler les
roches, et ils les avaient nourris quelque temps.
Les Barbares s'attendaient toujours à voir paraître Mâtho,
-- et ils ne voulaient point quitter la montagne par découragement, par
langueur, par cette obstination des malades qui se refusent à changer de place ;
enfin, les provisions épuisées, les Zuaèces s'en allèrent. On savait qu'ils
n'étaient plus que treize cents à peine, et l'on n'eut pas besoin, pour en
finir, d'employer des soldats.
Les bêtes féroces, les lions surtout, depuis trois ans que
la guerre durait, s'étaient multipliés. Narr'Havas avait fait une grande battue,
puis courant sur eux, après avoir attaché des chèvres de distance en distance,
il les avait poussés vers le défilé de la Hache ; -- et tous maintenant y
vivaient, quand arriva l'homme envoyé par les Anciens pour savoir ce qui restait
des Barbares.
Sur l'étendue de
la plaine, des lions et des cadavres étaient couchés, et les morts se
confondaient avec des vêtements et des armures. A presque tous le visage ou bien
un bras manquait ; quelques-uns paraissaient intacts encore ; d'autres étaient
desséchés complètement et des crânes poudreux emplissaient des casques ; des
pieds qui n'avaient plus de chair sortaient tout droit des cnémides, des
squelettes gardaient leurs manteaux ; des ossements, nettoyés par le soleil,
faisaient des taches luisantes au milieu du sable.
Les lions reposaient, la poitrine contre le sol et les deux
pattes allongées, tout en clignant leurs paupières sous l'éclat du jour, exagéré
par la réverbération des roches blanches. D'autres, assis sur leur croupe,
regardaient fixement devant eux ; ou bien, à demi perdus dans leurs grosses
crinières, ils dormaient roulés en boule, et tous avaient l'air repus, las,
ennuyés. Ils étaient immobiles comme la montagne et comme les morts. La nuit
descendait ; de larges bandes rouges rayaient le ciel à l'Occident.
Dans un de ces amas qui
bosselaient irrégulièrement la plaine, quelque chose de plus vague qu'un spectre
se leva. Alors un des lions se mit à marcher, découpant avec sa forme
monstrueuse une ombre noire sur le fond du ciel pourpre ; -- quand il fut tout
près de l'homme, il le renversa, d'un seul coup de patte.
Puis étalé dessus à plat ventre,
du bout de ses crocs, lentement, il étirait les entrailles.
Ensuite il ouvrit sa gueule toute
grande, et durant quelques minutes il poussa un long rugissement, que les échos
de la montagne répétèrent, et qui se perdit enfin dans la solitude.
Tout à coup, de petits graviers
roulèrent d'en haut. On entendit un frôlement de pas rapides, -- et du côté de
la herse, du côté de la gorge, des museaux pointus, des oreilles droites
parurent ; des prunelles fauves brillaient. C'étaient les chacals arrivant pour
manger les restes.
Le
Carthaginois, qui regardait penché au haut du précipice, s'en retourna.
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Chapitre 15
MATHO
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Carthage était en joie, -- une
joie profonde, universelle, démesurée, frénétique ; on avait bouché les trous
des ruines, repeint les statues des Dieux, des branches de myrte parsemaient les
rues, au coin des carrefours, l'encens fumait, et la multitude sur les terrasses
faisait avec ses vêtements bigarrés comme des tas de fleurs qui s'épanouissaient
dans l'air.
Le continuel
glapissement des voix était dominé par le cri des porteurs d'eau arrosant les
dalles ; des esclaves d'Hamilcar offraient, en son nom, de l'orge grillée et des
morceaux de viande crue ; on s'abordait ; on s'embrassait en pleurant ; les
villes tyriennes étaient prises, les Nomades dispersés, tous les Barbares
anéantis. L'Acropole disparaissait sous des velariums de couleur ; les éperons
des trirèmes, alignés en dehors du môle, resplendissaient comme une digue de
diamants ; partout on sentait l'ordre rétabli, une existence nouvelle qui
recommençait, un vaste bonheur épandu : c'était le jour du mariage de Salammbô
avec le roi des Numides.
Sur
la terrasse du temple de Khamon, de gigantesques orfèvreries chargeaient trois
longues tables où allaient s'asseoir les Prêtres, les Anciens et les Riches, et
il y en avait une quatrième plus haute, pour Hamilcar, pour Narr'Havas et pour
elle ; car Salammbô par la restitution du voile ayant sauvé la Patrie, le peuple
faisait de ses noces une réjouissance nationale, et en bas, sur la place, il
attendait qu'elle parût.
Mais
un autre désir, plus âcre , irritait son impatience : la mort de Mâtho était
promise pour la cérémonie.
On
avait proposé d'abord de l'écorcher vif, de lui couler du plomb dans les
entrailles, de le faire mourir de faim ; on l'attacherait contre un arbre, et un
singe, derrière lui, le frapperait sur la tête avec une pierre ; il avait
offensé Tanit, les Cynocéphales de Tanit la vengeraient. D'autres étaient d'avis
qu'on le promenât sur un dromadaire, après lui avoir passé en plusieurs endroits
du corps des mèches de lin trempées d'huile ; -- et ils se plaisaient à l'idée
du grand animal vagabondant par les rues avec cet homme qui se tordrait sous les
feux comme un candélabre agité par le vent.
Mais quels citoyens seraient chargés de son supplice et
pourquoi en frustrer les autres ? On aurait voulu un genre de mort où la ville
entière participât, et que toutes les mains, toutes les armes, toutes les choses
carthaginoises, et jusqu'aux dalles des rues et aux flots du golfe pussent le
déchirer, l'écraser, l'anéantir. Donc les Anciens décidèrent qu'il irait de sa
prison à la place de Khamon, sans aucune escorte, les bras attachés dans le dos
; et il était défendu de le frapper au coeur, pour le faire vivre plus
longtemps, de lui crever les yeux, afin qu'il pût voir jusqu'au bout sa torture,
de rien lancer contre sa personne et de porter sur elle plus de trois doigts
d'un seul coup.
Bien qu'il ne
dût paraître qu'à la fin du jour, quelquefois on croyait l'apercevoir, et la
foule se précipitait vers l'Acropole, les rues se vidaient, puis elle revenait
avec un long murmure. Des gens, depuis la veille, se tenaient debout à la même
place, et de loin ils s'interpellaient en se montrant leurs ongles, qu'ils
avaient laissés croître pour les enfoncer mieux dans sa chair. D'autres se
promenaient agités ; quelques-uns étaient pâles comme s'ils avaient attendu leur
propre exécution.
Tout à coup,
derrière les Mappales, de hauts éventails de plumes se levèrent au-dessus des
têtes. C'était Salammbô qui sortait de son palais ; un soupir d'allégement
s'exhala.
Mais le cortège fut
longtemps à venir ; il marchait pas à pas.
D'abord défilèrent les prêtres des Patæques, puis ceux
Eschmoûn, ceux de Melkartb et tous les autres collèges successivement, avec les
mêmes insignes et dans le même ordre qu'ils avaient observé lors du sacrifice.
Les pontifes de Moloch passèrent le front baissé, et la multitude, par une
espèce de remords, s'écartait d'eux. Mais les prêtres de la Rabbetna
s'avançaient d'un pas fier, avec des lyres à la main ; les prêtresses les
suivaient dans des robes transparentes de couleur jaune ou noire, en poussant
des cris d'oiseau, en se tordant comme des vipères ; ou bien au son des flûtes,
elles tournaient pour imiter la danse des étoiles, et leurs vêtements légers
envoyaient dans les rues des bouffées de senteurs molles. On applaudissait parmi
ces femmes les Kedeschim aux paupières peintes, symbolisant l'hermaphrodisme de
la Divinité, et parfumés et vêtus comme elles, ils leur ressemblaient malgré
leurs seins plats et leurs hanches plus étroites. D'ailleurs le principe
femelle, ce jour- là, dominait, confondait tout : une lasciveté mystique
circulait dans l'air pesant ; déjà les flambeaux s'allumaient au fond des bois
sacrés ; il devait y avoir pendant la nuit une grande prostitution ; trois
vaisseaux avaient amené de la Sicile des courtisanes et il en était venu du
désert.
Les collèges, à mesure
qu'ils arrivaient, se rangeaient dans les cours du temple, sur les galeries
extérieures et le long des doubles escaliers qui montaient contre les murailles,
en se rapprochant par le haut. Des files de robes blanches apparaissaient entre
les colonnades, et l'architecture se peuplait de statues de pierre.
Puis survinrent les maîtres des
finances, les gouverneurs des provinces et tous les Riches. Il se fit en bas un
large tumulte. Des rues avoisinantes la foule se dégorgeait ; des hiérodoules la
repoussaient à coups de bâton ; et au milieu des Anciens, couronnés de tiares
d'or, sur une litière que surmontait un dais de pourpre, on aperçut Salammbô.
Alors s'éleva un immense cri ;
les cymbales et les crotales sonnèrent plus fort, les tambourins tonnaient et le
grand dais de pourpre s'enfonça entre les deux pylônes.
Il reparut au premier étage.
Salammbô marchait dessous, lentement ; puis elle traversa la terrasse pour aller
s'asseoir au fond, sur une espèce de trône taillé dans une carapace de tortue.
On lui avança sous les pieds un escabeau d'ivoire à trois marches : au bord de
la première, deux enfants nègres se tenaient à genoux, et quelquefois elle
appuyait sur leur tête ses deux bras, chargés d'anneaux trop lourds.
Des chevilles aux hanches, elle
était prises dans un réseau de mailles étroites imitant les écailles d'un
poisson et qui luisaient comme de la nacre : une zone toute bleue serrant sa
taille laissait voir ses deux seins, par deux échancrures en forme de croissant.
Des pendeloques d'escarboucles en cachaient les pointes. Elle avait une coiffure
faite avec des plumes de paon étoilées de pierreries ; un large manteau, blanc
comme de la neige, retombait derrière elle, et les coudes au corps, les genoux
serrés, avec des cercles de diamants au haut des bras, elle restait toute
droite, dans une attitude hiératique.
Sur deux sièges plus bas étaient son père et son époux.
Narr'Havas, habillé d'une simarre blonde, portait sa couronne de sel gemme d'où
s'échappaient deux tresses de cheveux, tordues comme des cornes d'Ammon ; et
Hamilcar, en tunique violette brochée de pampres d'or, gardait à son flanc un
glaive de bataille.
Dans
l'espace que les tables enfermaient, le python du temple d'Eschmoûn, couché par
terre, entre des flaques d'huile rose, décrivait en se mordant la queue un grand
cercle noir. Il y avait au milieu du cercle une colonne de cuivre supportant un
oeuf de cristal ; et, comme le soleil frappait dessus, des rayons de tous les
côtés en partaient.
Derrière
Salammbô se développaient les prêtres de Tanit en robe de lin ; les Anciens, à
sa droite, formaient, avec leurs tiares, une grande ligne d'or, et, de l'autre
côté, les Riches, avec leurs sceptres d'émeraude, une grande ligne verte, --
tandis que, tout au fond, où étaient rangés les prêtres de Moloch, on aurait
dit, à cause de leurs manteaux, une muraille de pourpre. Les autres collèges
occupaient les terrasses inférieures. La multitude encombrait les rues. Elle
remontait sur les maisons et allait par longues files jusqu'au haut de
l'Acropole. Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et
autour d'elle l'immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives
des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le
génie même de Carthage, son âme corporifiée.
Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires à
plusieurs branches étaient plantés, comme des arbres, sur les tapis de laine
peinte qui enveloppaient les tables basses. De grandes buires d'électrum, des
amphores de verre bleu, des cuillères d'écaille et des petits pains ronds se
pressaient dans la double série des assiettes à bordures de perles ; des grappes
de raisin avec leurs feuilles étaient enroulées comme des thyrses à des ceps
d'ivoire ; des blocs de neige se fondaient sur des plateaux d'ébène, et des
limons, des grenades, des courges et des pastèques faisaient des monticules sous
les hautes argenteries ; des sangliers, la gueule ouverte, se vautraient dans la
poussière des épices ; des lièvres, couverts de leurs poils, paraissaient bondir
entre les fleurs ; des viandes composées emplissaient des coquilles ; les
pâtisseries avaient des formes symboliques ; quand on retirait les cloches des
plats, il s'envolait des colombes.
Cependant les esclaves, la tunique retroussée, circulaient
sur la pointe des orteils ; de temps à autre, les lyres sonnaient un hymne, ou
bien un choeur de voix s'élevait. La rumeur du peuple, continue comme le bruit
de la mer, flottait vaguement autour du festin et semblait le bercer dans une
harmonie plus large ; quelques-uns se rappelaient le banquet des Mercenaires ;
on s'abandonnait à des rêves de bonheur ; le soleil commençait à descendre, et
le croissant de la lune se levait déjà dans l'autre partie du ciel.
Mais Salammbô, comme si quelqu'un
l'eût appelée, tourna la tête : le peuple, qui la regardait, suivit la direction
de ses yeux.
Au sommet de
l'Acropole, la porte du cachot, taillé dans le roc au pied du temple, venait de
s'ouvrir ; et dans ce trou noir, un homme sur le seuil était debout.
Il en sortit courbé en deux, avec
l'air effaré des bêtes fauves quand on les rend libres tout à coup.
La lumière l'éblouissait, ; il
resta quelque temps immobile. Tous l'avaient reconnu et ils retenaient leur
haleine.
Le corps de cette
victime était pour eux une chose particulière et décorée d'une splendeur presque
religieuse. Ils se penchaient pour le voir, les femmes surtout. Elles brûlaient
de contempler celui qui avait fait mourir leurs enfants et leurs époux ; et du
fond de leur âme, malgré elles, surgissait une infâme curiosité, le désir de le
connaître complètement, envie mêlée de remords et qui se tournait en un surcroît
d'exécration.
Enfin il
s'avança ; alors l'étourdissement de la surprise s'évanouit. Quantité de bras se
levèrent et on ne le vit plus.
L'escalier de l'Acropole avait soixante marches. Il les
descendit comme s'il eût roulé dans un torrent, du haut d'une montagne ; trois
fois on l'aperçut qui bondissait, puis en bas, il retomba sur les deux talons.
Ses épaules saignaient, sa
poitrine haletait à larges secousses ; et il faisait pour rompre ses liens de
tels efforts que ses bras croisés sur ses reins nus se gonflaient, comme des
tronçons de serpent.
De
l'endroit où il se trouvait, plusieurs rues partaient devant lui. Dans chacune
d'elles, un triple rang de chaînes en bronze, fixées au nombril des Dieux
Patæques, s'étendait d'un bout à l'autre, parallèlement : la foule était tassée
contre les maisons, et, au milieu des serviteurs, des Anciens se promenaient en
brandissant des lanières.
Un
d'eux le poussa en avant, d'un grand coup ; Mâtho se mit à marcher.
Ils allongeaient leurs bras
par-dessus les chaînes, en criant qu'on lui avait laissé le chemin trop large ;
et il allait, palpé, piqué, déchiqueté par tous ces doigts ; lorsqu'il était au
bout d'une rue, une autre apparaissait, plusieurs fois il se jeta de côté pour
les mordre, on s'écartait bien vite, les chaînes le retenaient, et la foule
éclatait de rire.
Un enfant
lui déchira l'oreille ; une jeune fille, dissimulant sous sa manche la pointe
d'un fuseau, lui fendit la joue ; on lui enlevait des poignées de cheveux, des
lambeaux de chair ; d'autres avec des bâtons où tenaient des éponges imbibées
d'immondices lui tamponnaient le visage. Du côté droit de sa gorge, un flot de
sang jaillit : aussitôt le délire commença. Ce dernier des Barbares leur
représentait tous les Barbares, toute l'armée ; ils se vengeaient sur lui de
tous les désastres, de leurs terreurs, de leurs opprobres. La rage du peuple se
développait en s'assouvissant ; les chaînes trop tendues se courbaient, allaient
se rompre ; ils ne sentaient pas les coups des esclaves frappant sur eux pour
les refouler ; d'autres se cramponnaient aux saillies des maisons ; toutes les
ouvertures dans les murailles étaient bouchées par des têtes ; et le mal qu'ils
ne pouvaient lui faire, ils le hurlaient.
C'étaient des injures atroces, immondes, avec des
encouragements ironiques et des imprécations ; et comme ils n'avaient pas assez
de sa douleur présente, ils lui en annonçaient d'autres plus terribles encore
pour l'éternité.
Ce vaste
aboiement emplissait Carthage, avec une continuité stupide. Souvent une seule
syllabe, -- une intonation rauque, profonde, frénétique, -- était répétée durant
quelques minutes par le peuple entier. De la base au sommet les murs en
vibraient, et les deux parois de la rue semblaient à Mâtho venir contre lui et
l'enlever du sol, comme deux bras immenses qui l'étouffaient dans l'air.
Cependant il se souvenait d'avoir,
autrefois, éprouvé quelque chose de pareil. C'était la même foule sur les
terrasses, les mêmes regards, la même colère ; mais alors il marchait libre,
tous s'écartaient, un Dieu le recouvrait ; -- et ce souvenir, peu à peu se
précisant, lui apportait une tristesse écrasante. Des ombres passaient devant
ses yeux ; la ville tourbillonnait dans sa tête, son sang ruisselait par une
blessure de sa hanche, il se sentait mourir ; ses jarrets plièrent, et il
s'affaissa tout doucement, sur les dalles.
Quelqu'un alla prendre, au péristyle du temple de Melkarth,
la barre d'un trépied rougie par des charbons, et, la glissant sous la première
chaîne, il l'appuya contre sa plaie. On vit la chair fumer ; les huées du peuple
étouffèrent sa voix ; il était debout.
Six pas plus loin, et une troisième, une quatrième fois
encore il tomba ; toujours un supplice nouveau le relevait. On lui envoyait avec
des tubes des gouttelettes d'huile bouillante ; on sema sous ses pas des tessons
de verre ; il continuait à marcher. Au coin de la rue de Sateb, il s'accota sous
l'auvent d'une boutique, le dos contre la muraille, et n'avança plus.
Les esclaves du Conseil le
frappèrent avec leurs fouets en cuir d'hippopotame, si furieusement et pendant
si longtemps que les franges de leur tunique étaient trempées de sueur. Mâtho
paraissait insensible ; tout à coup, il prit son élan et il se mit à courir au
hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens qui grelottent par un grand
froid. Il enfila la rue de Boudès, la rue de Scepo, traversa le
Marché-aux-Herbes et arriva sur la place de Khamon.
Il appartenait aux prêtres, maintenant ; les esclaves
venaient d'écarter la foule ; il y avait plus d'espace. Mâtho regarda autour de
lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô.
Dès le premier pas qu'il avait fait, elle s'était levée ;
puis, involontairement, à mesure qu'il se rapprochait, elle s'était avancée peu
à peu jusqu'au bord de la terrasse ; et bientôt, toutes les choses extérieures
s'effaçant, elle n'avait aperçu que Mâtho. Un silence s'était fait dans son âme,
-- un de ces abîmes où le monde entier disparaît sous la pression d'une pensée
unique, d'un souvenir, d'un regard. Cet homme, qui marchait vers elle,
l'attirait.
Il n'avait plus,
sauf les yeux, d'apparence humaine ; c'était une longue forme complètement rouge
; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait
pas des tendons de ses poignets tout dénudés ; sa bouche restait grande ouverte
; de ses orbites sortaient deux flammes qui avaient l'air de monter jusqu'à ses
cheveux ; -- et le misérable marchait toujours !
Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était
penchée sur la balustrade ; ces effroyables prunelles la contemplaient, et la
conscience lui surgit de tout ce qu'il avait souffert pour elle. Bien qu'il
agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui entourant la taille de
ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle avait soif de les sentir encore,
de les entendre ; : elle ne voulait pas qu'il mourût ! A ce moment-là. Mâtho eut
un grand tressaillement ; elle allait crier. Il s'abattit à la renverse et ne
bougea plus. Salammbô, presque évanouie, fut rapportée sur son trône par les
prêtres s'empressant autour d'elle. Ils la félicitaient ; c'était son oeuvre.
Tous battaient des mains et trépignaient, en hurlant son nom. Un homme s'élança
sur le cadavre. Bien qu'il fût sans barbe, il avait à l'épaule le manteau des
prêtres de Moloch, et à la ceinture l'espèce de couteau leur servant à dépecer
les viandes sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d'or. D'un
seul coup il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le coeur, le posa sur
la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l'offrit au soleil.
Le soleil s'abaissait derrière les
flots ; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le coeur tout rouge.
L'astre s'enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient ; à la
dernière palpitation, il disparut.
Alors, depuis le golfe jusqu'à la lagune et de l'isthme
jusqu'au phare, dans toutes les rues, sur toutes les maisons et sur tous les
temples, ce fut un seul cri ; quelquefois il s'arrêtait, puis recommençait ; les
édifices en tremblaient ; Carthage était comme convulsée dans le spasme d'une
joie titanique et d'un espoir sans bornes.
Narr'Havas, enivré d'orgueil, passa son bras gauche sous la
taille de Salammbô, en signe de possession ; et, de la droite, prenant une
patère d'or, il but au génie de Carthage.
Salammbô se leva comme son époux, avec une coupe à la main,
afin de boire aussi. Elle retomba, la tête en arrière, par-dessus le dossier du
trône, -- blême, raidie, les lèvres ouvertes, -- et ses cheveux dénoués
pendaient jusqu'à terre.
Ainsi
mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit.
------------------------- FIN DU FICHIER salammb1 --------------------------------