André Gide (1869-1951)

L'immoraliste

EXTRAITS :

Extrait 1

Un matin, j'eus une curieuse révélation sur moi-même : Moktir, le seul des protégés de ma femme qui ne m'irritât point, était seul avec moi dans ma chambre. Je me tenais debout auprès du feu, les deux coudes sur la cheminée, devant un livre, et je paraissais absorbé, mais pouvais voir se refléter dans la glace les mouvements de l'enfant à qui je tournais le dos. Une curiosité que je ne m'expliquais me faisait surveiller ses gestes. Moktir ne se savait pas observé et me croyait plongé dans la lecture. Je le vis s'approcher sans bruit d'une table où Marceline avait posé, près d'un ouvrage, une paire de petits ciseaux, s'en emparer furtivement, et d'un coup les engouffrer dans son burnous. Mon coeur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m'emplit alors fût autre choses que de l'amusement, de la joie. Quand j'eus laissé à Moktir le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et lui parlai comme si rien ne s'était passé. Marceline aimait beaucoup cet enfant ; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de la peiner qui me fit, quand je la revis, plutôt que dénoncer Moktir, imaginer je ne sais quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. A partir de ce jour, Moktir devint mon préféré.

L'immoraliste
p. 394 et 395

 

Extrait 2

Le jour suivant je vis un frère de Lassif : il était un peu plus âgé, moins beau ; il se nommait Lachmi. A l'aide de la sorte d'échelle que fait, le long du fût, la cicatrice des anciennes palmes coupées, il grimpa tout au haut d'un palmier étêté ; puis descendit agilement, laissant, sous son manteau flottant, voir une nudité dorée. Il rapportait du haut de l'arbre, dont on avait fauché la cime, une petite gourde de terre : elle était appendue là-haut, près de la récente blessure pour recueillir la sève du palmier dont on fait un vin doux qui plaît fort aux Arabes. Sur l'invite de Lachim j'y goûtai ; mais ce goût fade, âpre et sirupeux me déplut.

L'immoraliste
Romans Pleiade page 393