André Gide (1869-1951)

Journal 1889-1939

EXTRAITS :

Extrait 1

(…) Socrate et Platon n'eussent pas aimé les jeunes gens, quel dommage pour la Grèce, quel dommage pour le monde entier ! Socrate et Platon n'eussent pas aimé les jeunes gens et n'eussent pas cherché à leur plaire, chacun de nous en serait un petit peu moins sensé. Si seulement, au lieu de s'indigner, on cherchait à savoir de quoi l'on parle. Avant de discuter, l'on devrait toujours définir. La plupart des querelles développent un malentendu. J'appelle " pédéraste " celui qui, comme le mot l'indique, s'éprend des jeunes garçons. J'appelle " sodomite " (" on dit sodomite, Monsieur, " répondait Verlaine au juge qui lui demandait d'il était vrai qu'il fût " sodomiste ") celui dont le désir s'adresse aux hommes faits. J'appelle " inverti " celui qui, dans la comédie de l'amour, assume le rôle de la femme et désire être possédé. Ces trois sortes d' " homosexuels " ne sont point toujours nettement tranchées ; il y a des glissements possibles de l'une à l'autre ; mais le plus souvent, la différence entre eux est telle qu'ils éprouvent un profond dégoût les uns pour les autres ; dégoût accompagné d'une réprobation qui ne cède parfois en rien à celle que vous (hétérosexuels) manifestez âprement pour les trois. Les pédérastes, dont je suis (pourquoi ne puis-je dire cela tout simplement, sans qu'aussitôt vous prétendiez voir, dans mon aveu, fortanterie ?) sont beaucoup plus rare, les sodomites beaucoup plus nombreux, que je ne pouvais croire d'abord. J'en parle d'après les confidences que j'ai reçues, et veux bien croire qu'en un autre temps et dans un autre pays il n'en eût pas été de même. Quant aux invertis, que j'ai fort peu fréquentés, il m'a toujours paru qu'eux seuls méritaient ce reproche de déformation morale ou intellectuelle et tombaient sous le coup de certaines accusations que l'on adresse communément à tous les homosexuels.

Journal 1889-1939
Extrait des " Pléiades ", p. 671
Colpach, 28 Août.

 

Extrait 2

(…) Un aveugle imaginerait plus facilement les couleurs, qu'un insensible les mystérieux attrait émanant de l'aspect d'un corps. Comment comprendrait-il ce trouble, ce besoin d'enveloppement, de caresse, cette réquisition de tout notre être, et l'errante imprécision du désir ?…

Idem
p. 698

 

Extrait 3

(…) J'ai connu à Tunis, en juin dernier, deux nuits de plaisirs comme je ne pensais plus pouvoir connaître de telles à mon âge. Toutes deux merveilleuses, et la seconde plus surprenante encore que la première. F…, à l'heure du couvre-feu, était venu me retrouver dans ma chambre d'hôtel, dont la sienne était heureusement toute proche. Il dit avoir quinze ans et n'en paraît pas davantage. Encore plus beau de corps que de visage. Je l'avais remarqué dès le jour de mon arrivée, mais il paraissait si farouche que j'osais à peine lui parler. Il apporta dans le plaisir une sorte de lyrisme joyeux, de frénésie amusée, où entrait sans doute presque autan d'étonnement novice que de gourmandise. Il n'était pas question de complaisance de sa part, car il prenait au jeu autan d'initiative que moi-même. Il semblait si peu se soucier de mon âge, que j'en venais à l'oublier moi-même, et je ne me souviens pas avoir jamais goûté volupté plus pleine et plus forte. Il me quitta, au petit matin, que lorsque je lui demandai de me laisser un peu dormir. Cette première nuit, il était venu sur mon invite. A la seconde nuit, quatre jours de suite, il vint de lui-même et sans que je l'eusse appelé. Un troisième soir, quelques jours pus tard, il vint encore frapper à ma porte… Quels reproches je me fais aujourd'hui de ne pas l'avoir laissé entrer ; par crainte de ne point retrouver, peut-être, une aussi parfaite joie et de gâter par surimpression un tel souvenir. Puis il partit en vacances te je ne pus le revoir.

(...) Je jurerais qu'il est puceau, et qu'il en avait un peu honte. Ses transports étaient d'une fraîcheur qui, je crois, ne peuvent tromper ; non plus que… (vais-je oser le dire ?) sa reconnaissance. Tout son être chantait merci.

Idem
p. 128-129

 

Extrait 3

(…) Gentil Mala ! sur mon lit de mort, c'est ton rire amusé, c'est ta joie, que je voudrais revoir encore.

Idem
P.1223