Agustin Gomez-Arcos

 

L'agneau carnivore : Roman  Biblio / Résumé / Première page / Extrait

 

BIBLIO

[Paris] : [Club français du livre], 1975
305 p. ; 21 cm
(Le Club français du livre)

Paris : Stock, 1975
305 p. ; 20 cm
ISBN 2-234-00354-7 (Br.)

[Bagneux] : [le Livre de Paris], 1976
305 p. ; 21 cm
(Club pour vous Hachette)
ISBN 2-245-00462-0 (Rel.)

Paris : le Livre de poche, 1979
316 p. : couv. ill. en coul. ; 17 cm
(Le Livre de poche ; 5222)
ISBN 2-253-02136-9 (Br.)

Paris : Seuil, 1985
316 p.
(Points. Roman, ISSN 0244-6707 ; 194)
ISBN 2-02-008717-0

 

Résumé


A l'image de l'Espagne vaincue par le franquisme, la maison où grandit le narrateur est hermétiquement close. A travers la haine qu'il voue à sa mère, à travers l'amour qu'il porte à son frère aîné, l'enfant va cependant découvrir le monde. Dès lors, l'innocent agneau dévore tout sur son passage, mettant à nu les rouages d'une société qui se complait dans sa défaite et son enfermement, mordant à belles dents le conformisme et les hypocrisies. Au terme de ce festin cruel et superbe, tous sont morts. Les deux frères vont pouvoir se retrouver… pour le meilleur et pour le pire. (Source : Présentation Ed Stock)

 

Extrait 1

Le défilé terminé, mon frère Antonio s'est approché de moi, a pris ma main et a passé à l'un de mes doigts une bague en or finement ciselée; il y avait un cœur gravé sur la pierre et, à l'intérieur, mes initiales, les siennes et la date de ce jour.
" C'est la date de ma première communion. Tu y tiens

? "
-Oui
-On ne dirait pas. Je ne t'ai pas vu depuis deux jours.
-Tu sauras plus tard pourquoi je tiens à cette date. On va faire un tour, maintenant. Je vais te montrer nos terres. "
Nos terres. J'ai trouvé l'expression assez bizarre. Rien de ce qui appartenait à maman, je ne l'avais jamais considéré comme mien. Mais mon frère pensait autrement.
Nous avons quitté la maison, suivis des regards de maman et de don Gonzalo, qui n'ont pas fait de commentaire. Les choses paraissaient donc rentrer dans l'ordre. J'occupais à nouveau ma place dans le monde de mon frère, qui me tenait sous sa coupe.
Dehors, sur la grande terrasse, Antonio m'a montré les limites de nos terres et m'a demandé de choisir moi-même la direction à prendre.
" Montre-moi ce que tu voudras. C'est toi qui sais. "
Il m'a pris par la main et m'a emmené vers une colline sèche et brûlée par le soleil depuis le commencement des temps. J'avais l'impression de me trouver sur une planète morte, j'étais entouré de rochers et enveloppé de poussière. C'était beau et angoissant. Un couple de corbeaux particulièrement hardis sautait d'un rocher à l'autre.
" Qu'est-ce qu'ils font là ? "
-Ils sont à l'affût des serpents.
-Il y a des serpents ici ? "
MA voix devait être un peu tremblante. Mon frère s'est mis à rigoler.
" Oui, gros comme des cordes. Mais ils ne sont pas venimeux. N'aie pas peur.
-Je n'ai pas peur.
-Bon. Tu vois là-bas la montagne ? C'est là que se trouve la source. Je vais te la montrer.
-Tu crois qu'on pourra y arriver aujourd'hui ?
-Une heure de marche. Tu ne t'en sens pas capable ?
-Bien sûr que si.
-Eh bien, allons-y ! "
Par un chemin tortueux, nous nous sommes éloignés de la colline aux serpents et nous avons marché longtemps sous les oliviers et les amandiers chargés d'amandes tendres. Là, la marche était moins pénible. Un petit vent léger essayait de montrer qu'on était au printemps, qu'il faisait frais, mais il n'y parvenait pas vraiment. Les cigales chantaient et s'arrêtaient brusquement à notre passage. Mon frère en a attrapé une dans le creux de sa main et me l'a offerte. Je l'ai prise avec un certain respect. J'avais la sensation d'avoir dans la main un morceau d bois vivant. Elle s'est mise à battre des ailes et je l'ai laissée échapper. Main mon frère Antonio ne s'est pas mis à rire comme c'était son habitude. Il avait l'air de penser à autre chose. Je me suis dit que ce n'était pas gai du tout, la traversée de nos terres. J'ai consulté ma montre en or, très ostensiblement.
" Ca fait plus d'une heure qu'on marche.
-Nous devons marcher encore. C'est un peu plus loin, tu sais. Je t'ai dit une heure pour ne pas t'affoler.
Je me suis tu.
" Tu veux monter sur mes épaules si tu es fatigué ?
-Je ne suis pas fatigué. Et je n'ai plus cinq ans pour monter sur tes épaules.
-C'est bien ce que je pensais. "
Mais, au bout d'une demi-heure de marche à travers les vignobles et prenant soin de ne pas abîmer mes vêtements de luxe, j'ai dû m'accrocher au bras de mon frère. Ila pris ma main dans la sienne et, se tournant vers moi, m'a donné le premier baiser passionné depuis ces deux jours qui m'avaient semblé une éternité. Cela a produit un effet sexuel immédiat sur lui et j'ai commencé à revivre. Je suis devenu plus loquace et n'ai laissé échapper un seul détail des incidents de notre promenade.
Vers onze heures du matin, nous avons enfin atteint le sommet de la montagne. Celle-ci était aussi caillouteuse que la colline aux serpents, mais le bleu parfait du ciel y ajoutait une beauté sereine. Deux aigles planaient si lentement qu'on aurait dit qu'ils se promenaient.
Essoufflés - moi en tout cas -, nous nous sommes arrêtés à l'entrée d'une vieille mine, entourée de jonquilles, de moustiques et de libellules. L'herbe fraîche y poussait comme un prodige de tendresse, et un lapin gris a pris la fuite en nous apercevant. On entendait un bruit d'eau. Il y avait en effet un ruisseau canalisé qui descendait vers nos terres.
Mon frère Antonio a sorti de sa poche une torche électrique et m'a dit que nous allions entrer dans la mine.
" C'est pas trop noir, là-dedans ?
-Tu es avec moi, non ? "
Il semblait fâché ou impatient. Il n'était pas dans son état normal.
Agrippé à sa main, je l'ai suivi pendant environ trois cents mètres dans le noir et l'humidité, le dos courbé. Collées contre les murs de maçonnerie, les chauves-souris s'agitaient à l'approche du rayon de lumière et me faisaient frémir. Soudain, j'ai aperçu une lueur, puis, bientôt, un soleil aveuglant au bout de l'obscurité. J'ai pensé que c'était une deuxième sortie de la mine. Je me trompais. Quand nous sommes arrivés, je me suis rendu compte que nous étions dans un énorme puits, large d'environ cinq mètres et haut d'au moins quinze. Au milieu, la source prenait naissance : le fond du puits était tapissé de sable fin, et toute la cavité n'était qu'un épais nuage de papillons blancs.
Bouche bée, je regardais cette espèce de miracle au cœur même de la pierre. Là-haut, le soleil était de plomb, mais, ici, sa chaleur était atténuée par l'ombre douce des figuiers sylvestres qui entouraient les bords du puits. Et l'essaim de papillons remplissait l'air d'une transparence dorée.
" Tu es fatigué ?
-Oui.
-Etends-toi sur le sable. Il est très propre. "
Je me suis exécuté. La source donnait au sable gris foncé une fraîcheur tiède.
" Tu as soif ?
-Oui. "
Mon frère m'a fait boire de l'eau dans le creux de ses mains.
" Chauds ?
-Oui. "
Mon frère a commencé à me déshabiller et à empiler dans un coin, soigneusement pliés, mes vêtements. Le livre de prières, le chapelet et les chaussures ont pris leur place à côté.
L'opération dura quelques minutes pendant lesquelles mon frère ne me quitta pas des yeux, et ses mains caressaient savamment toutes les parties de mon corps au fur et à mesure qu'il les dénudait. Petit à petit, je me suis aperçu que la nature de ses caresses avait changé et que ses mains cherchaient à me faire prendre conscience de leur activité et des réactions de mon propre corps. J'étais en présence de quelqu'un de nouveau, un homme dont le vrai plaisir, contrôlé depuis toujours, allait enfin s'accomplir en moi.
Et moi aussi, j'étais quelqu'un d'autre, tout en étant le même. Les sensations très connues que j'expérimentais au contact de mon frère s'accompagnaient à présent d'une force sauvage et d'une lassitude extrême. Le goût du corps du Christ n'avait pas encore disparut de ma gorge que la langue de mon frère s'y introduisait avec toute son avidité pour n'en plus laisser de traces. J'étais effrayé et exalté. Je frémissais, perdu à jamais dans cette nouvelle rencontre. Il me semblait que, sous le soleil tamisé et le tourbillon blanc des papillons, mon frère n'allait jamais se déshabiller. Le fait de me serrer tout nu contre ses vêtements suffisait à me rendre fou. Il gardait encore cachés tous ses secrets d'homme, et c'était peut-être pour cela que ma chair lui devenait de plus en plus précieuse.
Finalement, il n'a pu retenir plus longtemps son désir. Il a moitié baissé son pantalon et m'a pris d'un coup de reins.
Mon cri a fait frémir l'air rempli de papillons et une pluie de molécules s'est abattue sur nous.
-Crie! Crie plus fort! N'aie pas peur!
Mon frère était toujours dans moi, ses bras tremblants me serraient avec toute sa force et ses dents mordaient mes cheveux.
Ce fut le moment le plus long et le plus court de ma vie.
J'ai senti que c'était vraiment le jour de ma première communion et que mon frère Antonio l'avait calmement décidé comme ça. Je savais à présent, que je n'avais pas été absent de sa pensée pendant ces deux jours où il avait déserté mon lit. Tout au contraire, sa volonté d'amoureux avait planifié en détails mon retrait définitif du monde des autres et ma définitive insertion dans son monde à lui.
-Je t'ai fait mal?
-...Oui… Non…
-Tu veux que je sorte?
-Non! Reste! Reste!
-Oui! (encore ce cri où la joie et la douleur se mêlaient, et la pluie dorée de papillons.) Tonio !
-Quoi, mon petit ?
-Tu m'aimes ?
-Je t'aime ! "
Mon frère a aimé si profondément ces mots, " je t'aime ", qu'il les a répétés à l'infini, et, à chaque fois, il s'enfonçait un peu plus en moi, s'appropriait la folle découverte de mon corps, mêlant dans sa bouche son cri aux miens.
J'ai eu mon premier vrai orgasme dans l'endroit le plus beau du monde, que mon frère avait choisi pour moi. L'eau de la source murmurait à mes oreilles et mes yeux se perdaient dans un kaléidoscope de papillons. Tout cela dominé par le visage-dieu de mon frère.
" Tu sais que tu es mon dieu ?
-Je sais que tu es mon dieu. "
Qui a questionné ? Qui a répondu ? Impossible de dire. Les mots de chacun se formaient dans la bouche de l'autre. Nous les prononcions et nous les entendions de l'intérieur.
Nous sommes restés là pendant des heures. Mon frère m'a pris trois fois et j'ai bravement supporté son poids tout le temps qu'il a fallu. J'aimais la douleur impitoyable que mon frère m'imposait et qui m'amenait au bord du délire. Mais j'avais conscience que ce délire était l'univers qu'il m'avait préparé pendant des années, et qu'il y était entraîné aussi inéluctablement que moi.
Quant il n'y eut plus de soleil dans le trou aux papillons, mon frère Antonio a décidé que nous devions partir. Son pantalon était maculé de sang et je n'ai pas été capable de me tenir sur mes jambes tout de suite. Il a lavé dans l'eau de la source la partie de ma personne qu'il aimait le plus et que nous devions soigner comme il fallait pour ne pas tomber en panne. Il a trouvé que son cynisme était drôle et s'est mis à rigoler comme un fou, selon son habitude.
Je le regardais de mon visage le plus sérieux.
" Tu penses que ce n'est pas vrai ? "
Je n'ai rien répondu et me suis accroché à lui pendant qu'il m'aidait à me rhabiller. Nous avons quitté le trou aux papillons, la mine, et repris le chemin de la maison. Je marchais comme un invalide, soutenu par le bras de mon frère dont le regard commençait à s'assombrir.
" Tu ne te sens pas mal, n'est-ce pas ?
-Mais non. "
Peu à peu, j'ai récupéré mes forces ; j'ai levé la tête et l'ai embrassé sur les lèvres. Son visage s'est rempli de joie et il m'a mordu le nez.
" Ca va, maintenant ?
-Oui, ça va. Si tu veux, on remet ça tout de suite. "
Mon frère m'a serré le cou.
" Cette nuit.
-O.K. "
Nous sommes arrivés à la maison avec les derniers rayons de soleil. Affamés. Antonio a demandé à Clara si le dîner était prêt. Oui, qu'elle a répondu. Maman et don Gonzalo nous regardaient au milieu du monstrueux champ de bataille que formait le hall après la fête. Monsieur notre confesseur a demandé :
" Vous avez fait une bonne promenade ?
-Oui, merci.
-Je lui ai fait faire le tour du propriétaire. Il n'est plus un enfant depuis aujourd'hui. "
Tous les deux, maman et le curé, ont jeté inconsciemment un regard sur la braguette de mon frère, où il restait certaines taches douteuses. Je n'ai pas eu de peine à suivre le cours de leur pensée.
Quelques minutes après, nous nous sommes mis à table et, à la fin du repas, mon frère Antonio et moi somme monté dans notre chambre. Clara avait mis des draps propres parfumés aux coings et deux oreillers. Elle avait aussi déplié nos pyjamas… pour la forme. (Clara-sage)