Julien Green ( né en 1900)

L'expatrié

EXTRAITS :

26 janvier - Une nouvelle lecture plus attentive du De Profundis de Wilde, dans l'édition complète de 1949, fait grandir à mes yeux ce personnage si durement incompris. Ayant tout perdu sur terre, il voulait défendre sa propre mémoire et cesser d'être un objet de dérision et de mépris. Il s'était conduit sottement par amour, par amour pour une petite fripouille qui n'en valait certes pas la peine, mais qui avait des cheveux d'or et un profil qui faisait du poète son esclave ; mais l'esclave le jugeait avec une lucidité terrible : Dans une langue d'une force et d'une simplicité insoupçonnées, il détaillait avec une précision impitoyable la bassesse de son tyran, son manque d'imagination, son cœur durci par la recherche du plaisir dont il parlait ad nauseam. Et l'esclave l'aimait. 'Nous nous rencontrions dans la boue. Je vous aimais. Je voulais aller en prison, non pas avec la haine, mais avec l'amour dans le cœur, autrement qu'adviendrait-il de mon âme… " Il se voyait peu à peu dépouillé jusqu'à son dernier shilling par celui qu'un poète appela plus tard " that little horror ". Mais That little horror excellait dans le vice et ses cheveux était d'or… On n'a jamais vu un grand écrivain, un " lord of words " acclamé par le monde, sombrer lentement de jour en jour jusqu'à se retrouver en prison. On songe à un enlisement interminable. Il ne voulait pas laisser le souvenir, l'image d'un imbécile, il implorait une réhabilitation posthume. Sa seule excuse : " Je l'aimais ". Dans tout cela la grandeur n'est pas absente.

L'expatrié
(page 407)
Ed. du Sud