Julien Green ( né en 1900)
Sud
EXTRAIT :
(…)
IAN : Il me suffirait d'un mot pour vous ouvrir les yeux, mais ce mot que je
meurs de ne pouvoir dire vous semblerait plus mystérieux et plus abominable que
tout le reste.
ERIK MAC CLURE : Plus abominable! Vous vous faites de moi une
idée singulière. Je crois que vous me prenez pour un de ces puritains qui jadis
envoyaient au bûcher les hommes et les femmes soupçonnés d'avoir encouru la
réprobation du seigneur. Grâce à Dieu, le monde a changé. Je conçois très bien
que vous soyez amoureux, puisque je le suis moi-même. L'amour n'est pas un
péché.
IAN : L'amour n'est pas un péché ?
ERIK MAC CLURE : Cette phrase
a l'air de vous surprendre. De nous deux, n'est-ce pas vous le puritain ?
IAN : Je voudrais vous poser une question. Me le permettez-vous ?
ERIK
MAC CLURE : Mais naturellement. Je verrai si je puis y répondre.
IAN : Vous
m'avez dit tout à l'heure que la personne dont vous êtes épris ne savait rien de
cet amour. N'avez-vous pas été tenté de lui avouer ?
ERIK MAC CLURE : Sans
doute; mais il est trop tard. Je crois vous l'avoir dit.
IAN : N'est-ce pas
plutôt que vous n'osiez pas, que le courage vous a manqué, que vous avez tremblé
pour la première fois, peut-être, tremblé devant un être humain ?
ERIK MAC
CLURE : Non. Vous vous trompez. Je n'ai pas voulu lui infliger une épreuve
inutile, lui inspirer peut-être un amour qui l'eût fait souffrir.
IAN :
Quelle libération, pourtant, si vous aviez pu lui dire que vous l'aimiez !
ERIK MAC CLURE : Une libération. Oui. J'y ai beaucoup songé, mais il ne
fallait pas.
IAN : Convenez-vous qu'un homme manque de courage au point de
ne pouvoir avouer son amour ? Qu'il se tienne devant la personne dont il est
épris et ne puisse lui dire : " je vous aime… "
ERIK MAC CLURE : Oui. On
peut être très courageux et n'avoir pas ce courage-là.
IAN : Même si l'on
doit en mourir ?
ERIK MAC CLURE : Même si l'on doit en mourir. Lieutenant.
Wiczewski, quelque chose m'attire vers vous que je ne saurais bien m'expliquer
moi-même, car à vrai dire, je ne vous connais pas. Je me souviens qu'il y a cinq
ans, alors que j'étais encore au collège, je me pris d'une affection subite pour
un camarade à qui je n'avais peut-être pas dit vingt mots dans l'espace de tout
un semestre. Nous devînmes inséparables et comme nous étions fort religieux l'un
et l'autre, nous échangeâmes nos livres de prières. Tout cela paraît un peu
ridicule aujourd'hui, mais nous n'avions pas plus de quinze ans et nous étions
aussi sincères qu'on peut l'être. Depuis, le garçon s'est marié. Il a même
épousé une jeune fille dont j'étais amoureux, mais je n'en ai jamais voulu à mon
rival. Je ne sais pourquoi je pense à lui en vous voyant…
Sud
Ed. Plon, poche 1982