Daniel Guerin ( né en 1904)

Autobiographie de jeunesse

EXTRAITS :

(…) Ainsi, dans le quartier des éditeurs, je rencontrai un coirsier cycliste, casquette plate et hexagonale, chandail de grosse laine, culotte bouffante à fond de cuir, souliers " ad hoc ", graciles et plats, en bandoulière une toile verte bourrée de livres. Il était grand brun, frisé, avec un regard qui se voulait dur, une provocante virilité : un vrai type de titi parisien. (…)
La violence divinatoire du désir m'inspira des mots si appropriés que j'obtins incontinent un rendez-vous. (…) Le jeune Marcel y pénétra dans sa tenue cycliste, amenant avec lui une odeur indéfinissable de transpiration, d'huile lubrifiante et d'arôme mâle. Je vois encore son air médusé, admiratif, de jeune travailleur privé, chez lui, de confort et d'art. en le recevant, mon propos n'était pas seulement d'ordre sentimental il y entrait déjà un appétit de transgression sociale. Je lançais un défi à ma classe.
Du moins est-ce ainsi qu'aujourd'hui avec le recul des ans, j'essaie d'interpréter mon comportement d'alors. Mais, sur le moment, je ne cherchais guère à m'analyser ; je n'étais pas porté à déchiffrer le pourquoi de mes inclinations et de mes prédilections. L'instinct le plus élémentaire me poussait, les yeux fermés, vers le peuple. M'évader de la cloche sous laquelle on m'avait étiolé, échapper à l'isolante " Culture ", faire voler en éclats la ségrégation dans laquelle on m'avait bouclé dès l'enfance étaient comme une triomphale réparation. Je me précipitais avec encore plus de curiosité que de concupiscence vers ces gaillards dont ne me séparaient plus d'opaques barrières. Leur mode de vie simplifié à l'extrême, leur pittoresque et mâle accoutrement, leur vert langage, parfois pour moi quelque peu hermétique, leur teint hâlé par le plein air, leur vigueur musculaire, leur animalité franche et naturelle que ne freinaient ou ne tarissaient encore à l'époque aucune fictive inhibition, aucun préjugé petit-bourgeois (ils étaient, de surplus, moins accaparés qu'aujourd'hui par les filles), tout chez eux me surprenait, me métamorphosait, m'enchantait. (…)

(…) je goûtais le plaisir à l'état pur sans y mêler ni la sensibilité, ni l'intelligence, ni l'amour-propre. Je ne m'embarrassais plus de ce qui était devenu pour moi l'accessoire (les fatras et les boniments de la sublimation) et je recherchais l'essentiel. L'essentiel : un jeune corps nu dans des draps frais. Je notais : " Repos pour le cœur qui a souffert, et vacances pour l'intelligence qui a travaillé ; seuls les membres se fatiguent, mais de la plus douce des fatigues. Ne jamais cesser de s'entourer de frais visages. Remplir tous les coins de l'horizon avec de jeunes bras et de jeunes lèvres ; ne plus voir la laideur du monde ni la mort ".

Autobiographie de
Jeunesse
Ed. Belfond - 1971
p. 166 à 168