Hervé Guibert

 

BIOGRAPHIE

 

BIBLIOGRAPHIE (Sélective)

 

Les aventures singulières

Voyage avec deux enfants

La Mort Propagande

 

 


 

 

 

Les aventures singulières : Roman  Biblio

 

BIBLIO

Paris : Éditions de Minuit, 1982
120 p. ; 18 cm
ISBN 2-7073-0613-4

 


 

 

Voyage avec deux enfants

 

BIBLIO

Paris : Éditions de Minuit, 1982
121 p. ; 18 cm
ISBN 2-7073-0624-X

 

Première Page :

 

(L'origine du voyage remonte au dimanche 14 mars 19..)

 

Vendredi 19 mars.

Dès que B. me fit la proposition de ce voyage, je projetai mon coprs entre le désert et la mer.

Mais surtout, et c'est ce qui me donnait le plaisir le plus particulier, je projetai une certaine assise de mon coprs, il était debout, sur une corniche, ou sur le haut d'une dune, entre la mer et le désert, vers lesquels il se tournait, de part et d'autre, successivement, il surplombait les deux enfant, à d'autres postes d'obsercation, en conrebas (dans ce pausage simplifié, les enfants s'employaient peut-être à guetter l'éclosion d'animaux minuscules entre les grains de sables). Mais surtout je projetai pour mon coprs un habillement inédit : non pas la demi-nudité d'un maillot, évidemment, mais la lègèreté que procure une seule épaisseur à même la peau, et une indifférence quant à la facon don mon corps pourrait être regardé, selon ses positions, aucune supercherie ne chercherai à le rendre indistinct, ce ne serait qu'un corps nu dans un vêtement et qui éventulellement abandonnerait sonvêtement pour passer dans un drap, et non plus un coprs caché parun vêtement. Donc du lin et du coton, du blanc, de l'ample, qui pourrait être soulevé par le vent, car en aucun cas la cgaleur ne devarit être pesante, et quelques taches de couleur qui éclateraient sur une cravate, un foulard, ou sweater jeté sur les épaules, quelques taches de couleur dans les mots, un sombrero. Le silence (aurait-on coupé les cordes vocales des enfants? Mais non, pour qu'ils puissent chanter, pour qu'ils puissent rire). Ce premier temps de projecion éliminait la présence de l'autre adulte dans le paysage.

 

 

 

VIRTUEL

 


 

La Mort Propagande

 

BIBLIO

Paris : R. Deforges, 1977
137 p. : couv. ill. ; 21 cm
ISBN 2-901980-57-0 (Br.)

Paris : R. Deforges, 1991
338 p. ; 22 cm
ISBN 2-905538-72-4 (br.)

Paris : Librairie générale française, 1992
315 p. ; 17 cm
(Le livre de poche ; 4385)
ISBN 2-253-06127-1 (br.)

 

Extrait 1

 

LE PRINCE BLOND

 

    Des femmes chevauchaient des aigles dont la tête était sanglante. Alors le ciel éclatait en flammes.

    Frémissement. Leurs cuisses frôlaient l’herbe sauvage. Naissance d’une source. Couronnement d’un prince blond de seize ans dans un château d’Allemagne.

     Le prince court dans la forêt, à moitié nu, et des faunes tentent de l’attraper, mais il est prince et cet enfant oiseau a des bras de cire recouverts de bracelets d’argent auxquels sont fixées des ailes, dont les nervures s’allument dans le ciel, et sont de couleur bleue.

     On allume es flambeaux, des femmes se donnent dans les jardins du château, des pages restent debout dans l’embrasure des portes, et les gentilshommes viennent les caresser, et baisers leurs lèvres qui ont le goût du vin. Les jambes fragiles du prince de seize ans, dans la grande salle du trône, apparaissent, jambes d’animal blessé et qui va mourir. Des escaliers en colimaçon renferment d’autres pages, qui jouent perpétuellement, le jour, à rester immobiles, pour que les gens croient qu’ils sont des statues. Un vieil homme cruel, dans le donjon, est le gardien d’oiseaux qu’on a capturés dans le bois et qui sont des oiseaux de proie. Faucons, éperviers, lâchés sur les voleurs et les tueurs d’enfants.

     Le prince veut monter dans sa chambre. Le roi son père lui donne la permission de monter seul. Le prince croise les pages, frôle la flamme des flambeaux accrochés au mur dans l’escalier, regarde son visage dans les vitraux qu’il rencontre, sourit à sa gouvernante qui descend dîner, revient sur ses pas, marchant sur la pierre froide pour retrouver un vitrail où voir son visage, pénètre dans son appartement, glacé par l’hiver, Le prince blond ôte les vêtements pesants sur son corps. Il marche lentement vers son lit.
   
Vision : ses pieds nus courent sur la terre, et c’est difficile de ne pas s’envoler.

     Les rubis tombent dans les coupes transparentes, on admire au passage le prince qui ressemble tant à un enfant. Les yeux du prince regardent vaguement la foule pressée autour de lui. On a dressé sur la table des oiseaux en gelée, des sangliers, des plats faits d’or, et des coupes d’argent remplies de raisins sombres.
    
C’est l’anniversaire du prince et avant de s’asseoir à la table, on vient saluer le prince, et baiser l’émeraude sur ses doigts fins. Le prince n’aime pas cette cérémonie, et il reste éternellement debout au milieu de la foule, pâle et rêvant à autre chose.
    Le prince, quand tout le château dort, va dans la chapelle et, dans l’obscurité des murs, il s’avance sur la pierre froide et ranime le bois des bancs et les marbres et les bijoux sacrés. Il les prend entre ses mains et les caresse. Et les baise. Jusqu’à ce que ses mains et sa bouche lui fassent mal, et aient redonné leur vie originelle au bois, et aux jades, et aux statues. Et quand il va s’asseoir sur la chaise de l’organiste et qu’il commence à jouer du clavecin, des visions s’ajoutent au calme de sa chair, et les objets, les bagues, les reposoirs et les ostensoirs deviennent lumière, lumière blanche trop blanche. Assis au clavecin, jouant une musique de cour, ses yeux deviennent si transparents devant la lumière qu’il ne peut les refermer sans avoir mal ni sentir ses larmes sous ses doigts.
   
Le prince regarde son père partir à la chasse sur son cheval sauvage. Des seigneurs l’accompagnent, le saluant. Tous ont des arbalètes puissantes qui entourent leur poitrine et qui lancent des flèches d’argent. Flèches d’argent qui le soir reviennent couvertes du sang des bêtes, et que des femmes devront nettoyer au château avec leurs mains rougies par le froid.
    L’animal traqué se sauve à travers la forêt, laissant derrière lui ses souffles chauds, signes tragiques de sa mort. Ses respirations déchirent ses naseaux. Ses jambes se tendent sous l’épuisement. Il sait déjà que l’homme va le tuer.
    C’est un es escorteurs du roi qui tire le premier. Et sa flèche mortelle atteint aussitôt l’animal dans sa course, déchirant d’un coup sec sa poitrine chaude et enflée. L’ossature fragile est cassée. Dernier effort : l’animal se cabre en silence, furieusement.
    Les chevaux forcés par leurs cavaliers s’approchent de lui. On félicite le roi pour sa prise.
    C’est lui qui va achever la bête, froidement. Avec son poignard qu’il dégaine. Le fer dans la chair de la bête couchée. Il retire la flèche d’argent incrustée dans la poitrine de l’animal. Animal brisé. Biche ou faon. Quand c’est un mâle, animal puissant et fier. La biche, elle, continue à souffler avec peine en déchirant ses naseaux et en battant les feuilles du sol avec ses pattes. Son pelage, coulant de sueur aux odeurs douces et chaudes, ouvert à l’endroit des blessures, grenades de fièvre.
    Mains croisées dans le sang des bêtes, tout cela plaît au roi.

     Le prince a un petit cahier, dont la couverture a été décorée par des moines. Il l’ouvre très rarement, et le grade caché dans sa chambre. Sur une page, une des rares pages de son cahier qui ne soit pas blanche, il a écrit un jour :

     Mon père part à la chasse tuer des animaux. Il les achève de ses propres mains, et il aime cela. Leur sang a une odeur âcre et douce à la fois. Je dois souvent aller chasser avec lui, mais je n’aime pas y aller. La chasse est quelque chose de si cruel ! Le soir, quand il revient, il vient m’embrasser, et il a l’odeur des bêtes qu’il a tuées. Alors, j’ai peur de lui.

    S’il accepte que je n’aille pas chasser avec lui, et que je reste au château, c’est parce qu’il a peur de me déplaire. Je ressemble à ma mère morte. Elle est morte à ma naissance, et il ne m’en a jamais parlé. C’est une servante un jour qui m’a dit que ma m ère était morte.

 

    Sur une autre page, il a écrit :

 

    Je ne veux pas être roi.

 

    Sur la dernière page sur laquelle le prince a écrit quelque chose :

 

    Ce soir, mon père est revenu de chasse. Il est venu me trouver, et il m’a dit que Julien, un des pages qui l’accompagnaient, a été tué par malheur. Il courait derrière une biche, s’exposant de la sorte à ses coups. Il n’a rien pu faire pour le sauver. Mon père ne pouvait pas savoir qu’il me ferait de la peine en me disant que Julien «était mort. Je lui ai dit que j’étais fatigué, il est parti. J’ai pleuré. Je hais mon père. C’est lui qui a transpercé la poitrine de Julien avec ses flèches d’argent. Ce soir, avant que ma gouvernante vienne fermer ma porte de chambre, j’irai dans la chapelle. J’ai demandé à mon père qu’on y mette le corps de Julien.

     Le prince est dans sa chambre (fenêtres ogivées, rideaux de velours rouge recouvrant les vitraux, alcôves de marbre, le soir, éclairées par des flambeaux. Son corps y est multiplié : empreinte laissée sur le tissu qui recouvre son lit, reflets dans les chandeliers d’argent. Seuls les grands miroirs froids restent vides. Maintenant, il en a peur et il les évite.
    Une musique de clavecin parvient à ses oreilles à travers les couloirs du château, jusqu’à sa chambre. Encore une fois, après le dîner, c’est son père qui lui a donné la permission de monter seul dans sa chambre. L’impression d’être dans une cage. Dans une demi-heure sa gouvernante va venir voir s’il est bien couché. Elle emportera les flambeaux, et fermera derrière elle la lourde porte de bois en emportant la clé. Mécaniquement, il pense à appeler Julien. Il suffit de sonner le messager et de lui dire d’aller le chercher. Mais julien est mort (frôlements dans la chapelle). Il arrivait en courant, Julien agile comme un animal qui ne se fera jamais prendre par les hommes. Il se trompait. Un jour, moi aussi, j’irai dans la forêt me faire transpercer par les flèches des chasseurs…
    Avant que la gouvernante vienne, il s’assied à son piano d’ivoire, et invente une musique. Violence peut-être.

     La gouvernante salue le prince couché. Elle regarde si la chambre est bien vide. Éteint les flambeaux, et rend froide la cire qui coulait le long des chandeliers. Elle disparaît après avoir fermé la porte et emporté avec elle la clé

     Le prince se relève (bruit des draps soulevés). Pour la première fois, il s’habille pour le rêve : une vieille chemise de soie que le roi son père lui interdit de mette, parce qu’elle est trop vieille. Dessous, son corps a la blancheur d’une fleur… Dans l’obscurité, il ouvre un meuble, et en tire un coffre de bois.

     Au matin le prince fut retrouvé mort dans sa chambre par sa gouvernante qui venait le réveiller. Sa mort subite resta un mystère, une énigme pour tout le château. Il gisait sur le ventre, à terre, oiseau brisé, au bras des grandes fenêtre ogivées (vitraux qui ont la couleur des rubis) de sa chambre. Il avait aux bras les ailes d’oiseau-jouet que son père lui avait offert pour son anniversaire, le fil d’argent serrant ses bras.

 

 

Rêve

 

    À la mort du prince, le roi fait venir d’Orient deux embaumeurs, portant des parfums et des plantes dans des bocaux d’ivoire. Au premier il demande : « prépare les onguents les plus parfaits qui soient : tu seras l’homme le plus riche sur la terre. » Au second il dit : « Lave son corps avec la myrrhe de ton pays, recouvre-le de cire encore chaude, et prépare les bandelettes : si tu fais bien ton travail, je te donnerai mes trésors. »
   
À tous deux : « je veux pouvoir le contempler à travers son cercueil de verre, et baiser son front pâle quand il me plaira. »

     Il convoque une assemblée de rois :
   
« Mon fils sera momifié. Son corps restera intact pendant des années. Le jour de ma mort, je veux qu’on enlève les bandelettes, et qu’on admire son corps d’enfant roi. C’est sur mon trône qu’il sera assis, et le jour même de ma mort couronné. Vous et vos enfants viendront en grande pompe le saluer, et baiser ses mains baguées. »

     Mains de cire d’enfant mort.

     C’est l’enterrement du prince. Le château est recouvert par la neige. Des enfants courent dans la neige et ont envie de jouer. « On doit être triste ; le prince est mort… »
    Alors les enfants du château, habillés de bleu dans la neige, montent leurs mains jusqu’au ciel. Ils mettent leurs mains nues dans le vent, et font une prière à voix basse. Et se regardent tristement sous leurs costumes trop fins. Leurs mains restent dans le ciel, on doit esquisser un pas de danse dans le parc. On doit laisser ses mains dans le ciel, jusqu’à ce qu’elles se décomposent
    Un, deux, trois, une musique lente ‘élève de leur bouche. Leur chant est un chant funèbre.
    Un, deux, trois, les enfants bougent leurs pieds, et dansent lentement. Les portes centrales, au-dessus du pont-levis, les lourdes portes en bois recouvertes de clous usés s’ouvrent sur la neige.
    Tous les hommes et les femmes de la cour, des larmes en papier noir collées sous leurs yeux, avancent lentement sur le pont-levis. Et les enfants dansant dans le parc, et mimant le mort du prince, et la douleur du prince, doivent trouver sur leurs bras la couleur du sang du prince, s’ils ne veulent pas être fouettés par les gouvernantes habillées de noir. Les enfants doivent abîmer avec une lame d’argent leurs veines si fines sous leur peau. Pour retrouver la couleur du sang du prince, et le porter à leurs lèvres, et s’en abreuver.
    Il y a une seule lame d’argent pour tous les enfants du château, et ils devront rester des jours et des nuits dans le parc avant que leur sang, qui a la couleur du sang du prince défunt, coule sur leurs bras nus et recouvre entièrement les jardins autour du château.
    On porte le prince mort dans un cercueil argenté à travers les jardins, pour que les enfants voient une dernière fois le visage trop fin du prince. Le cortège s’éloigne au travers des jardins recouverts par la neige et par un peu du sang des autres princes (le sang est trop rare sur l’herbe, et les regards des gouvernantes en noir se font plus durs). On emporte le prince à travers tout le pays. On admire partout la douceur de son corps, et tout le monde demande : « Pourquoi est-il mort ? »
    Mais les soldats et la cour sont devenus muets, et ne répondent pas.
    Sur les places publiques, on va regarder le prince mort et l’on demande toujours :
    « Pourquoi est-il mort ? »
    Au château, le sang des enfants n’a pas encore recouvert toute l’herbe des parcs, et il n’en reste plus qu’un seul, nu et dont le corps est blanc, car tous les autres enfants sont morts et restent étendus dans l’herbe mouillée de sang.
    C’est le printemps, et l’on ramène le corps du prince au château pour le déposer près de ses ancêtres dans son cercueil argenté, dans la terre. Et refermer le cercueil, pour pouvoir bien l’enfouir.
    Il ne reste plus qu’un enfant au château, dont le corps trop blanc ressemble au corps du prince mort, et dont le visage triste et fin ressemble au visage du prince mort, resté intact après tant de jours.
    On vient le voir, et l’on rouvre la bouche car on est au château parmi les nobles, dans les parcs allumés par le soleil, et l’on s’étonne de cette ressemblance.
    L’enfant a les bras recouverts de sang vermeil, et le jour du retour du prince mort il arrive à faire couler sur l’herbe rouge une dernière goutte de son sang.
    L’enfant aux lèvres bleues est aussi beau que le prince. Seul enfant vivant du château. Les gouvernantes en noir ont disparu.
    Les hommes et les femmes de la cour, les soldats, ont porté le corps du prince mort sur la pelouse, et ont déposé le cercueil d’argent près des corps des autres enfants morts.
    L’enfant, le dernier enfant vivant, vient le voir.
    Il ne dit rien.

 

 

Explication de l’énigme

 

 

    Je prends ces deux ailes d’oiseau artificielles, pour les fixer à mes bras, avec les lacets d’argent que m’a donné mon père.

     Le prince, complètement seul dans sa chambre, va essayer de voler. Technique de l’envol : écarter les bras (la cage thoracique – ossature fragile – se tend sous la peau), casser les jambes à la hauteur des genoux, s’appuyer sur l’air pour s’élever, faire attention de ne pas tomber.
   
Le pouvoir de l’oiseau : ses doigts fuselés parcourant son ventre courbé, son ventre ravin sous lequel s’étend une mer déliée. Il prit son envol, tournoya autour de lui en manœuvrant ses bras. Mais il se heurta aux vitraux des fenêtres, sa cage thoracique se brisa, et très vite son corps retomba par terre. Les ailes de verre striées d’or se cassèrent dans sa chute.
    Oiseau abattu dans son vol, dont l’ossature est trop fragile : le cœur soulève encore la peau à chacune de ses pulsations.
    Du sang collé à ses cheveux blonds.

     On est allé enterrer le prince mort dans son cercueil d’argent. L’enfant, le dernier enfant vivant, ressemblait tant au prince qu’il devint le prince du château. Le jour de son couronnement, on s’aperçut que ses bras étaient complètement morts. Sa chair était si profondément entaillée par le fer qu’on lui coupa les deux bras. Et le médecin du château fixa à son corps d’enfant des bras de cire auxquels on ajouta des armatures en fer supportant deux ailes d’oiseau en métal bleu…

 


Extrait 2 :

 

On retrouve l'écho de cette histoire un peu plus loin dans l'ouvrage, dans une nouvelle intitulée "Sans Titre"et où Guibert se montre un peu plus autobiographe.

 

 

    Le baiser d’Anton fut violent pour Aurélien. Aurélien était tombé amoureux d’Anton. Anton était un homme d’une trentaine d’années, féminin pas sa finesse et son intelligence. Anton aimait les femmes. Anton était volage. Sa bisexualité une forme de générosité. Aurélien savait cela. Il aimait Anton, qui ne le lui rendait pas. Anton considérait Aurélien comme un enfant. Aurélien ne savait pas bien parler d’Anton, parce qu’Anton lui-même ne parlait jamais de lui. Aurélien ne connaissait pas Anton, ou croyait ne pas le connaître. Anton possédait la finesse, l’intuition et la beauté des femmes intelligentes. Aurélien n’était pas important pour lui, mais Anton aimait la douceur d’Aurélien, et sa beauté. Aurélien était incapable de parler d’Anton, pourtant il lui arriva plusieurs fois de prendre sa vielle machine à écrire marron pour le faire. Aurélien savait qu’en parlant d’Anton il arrivait à accomplir son amour pour lui. L’amour cérébral, qui seul pouvait être réalisé, car Aurélien croyait qu’il n’était pas un amant. Et il n’était pas amant. Alors Aurélien prenait sa vielle machine à écrire marron, il parlait d’Anton, et il avait l’impression de masturber Anton.

    Juillet 1972 :  Aurélien tombe amoureux d’Anton en sachant que son amour ne se réalisera pas, à peine conçu, et ne s’accomplira jamais. Quelquefois il arrive à Aurélien, quand il pense à Anton, de penser à un père. Amour incestueux, imaginé, jamais réalise. Aurélien rêve d’Anton, pense à Anton, se dit qu’il a besoin d’Anton, qu’Anton lui est vital. Aurélien n’a que seize ans, on est souvent sincère quand on a seize ans.

    Anton a disparu un jour de novembre Anton, ce jour-là, a cessé d’exister pour Aurélien. Son souvenir, pourtant, est resté intact, et Aurélien a fait attention à ce qu’il ne pourrisse pas. Anton est une momie qui ne se desséchera jamais, au fond d’une armoire. Statue trop belle qu’il faut oublier, si on ne veut pas mourir soi aussi.

    Anton embrasse Aurélien. Le baiser fait violence à Aurélien. Anton embrasse Aurélien dans la voiture rouge de Marie-Claire, à deux heures du matin. Aurélien, en chemise, avait froid dans la cour du château de Noirmoutier, il va dans le noir jusqu’à la voiture où Anton est allé se réchauffer. Anton écoute la radio. Aurélien, timidement, le regarde à travers la vitre embuée de la voiture rouge. Anton lui sourit. Aurélien ouvre la porte. Il s’assied près d’Anton, et se serre contre lui. À côté d’Anton il ne bande pas. Il fait froid. Aurélien a l’impression de rêver. Anton amène les lèvres d’Aurélien aux sienne, lentement. Anton écarte les lèvres d’Aurélien et l’embrasse. Anton ouvre violemment la bouche d’Aurélien avec sa langue. Le baiser est brutal. Anton et Aurélien flottent sous l’eau. Leurs visages sont des morceaux de bois engloutis sous la mer. Anton sait respirer sous l’eau. Anton embrasse Aurélien, leur salive se mêle. Aurélien étouffe, il veut respirer, son corps se cabre. Aurélien doit émerger s’il ne veut pas mourir à Anton. Aurélien retire sa bouche, furtivement Anton sourit. Aurélien n’est pas un amant comme les autres. Aurélien est un oiseau à la cage thoracique trop fine dont le cœur soulève la peau à chacune de ses pulsations. L’ossature est trop fragile. Il ne faut pas serrer Aurélien contre soi. Aurélien, l’enfant-oiseau fragile, refuse les viols à sa pudeur. Le baiser d’Anton était beau. Quand Anton disparaît dans la nuit pour aller régler sur le plateau sa scène de combat, Aurélien se replie sur lui-même. Frôle ses lèvres avec ses doigts, et goûte la salive d’Anton. Elle a la douceur du pavot.
    Raconter le baiser d’Anton, c’est impossible pour Aurélien. Alors il écrit sur une page blanche : Anton. Juste Anton. Le garçon qu’il aime ne s’appelle même pas Anton, et Aurélien ne l’a jamais appelé Anton, ça ne fait rien. Aurélien aime Anton, presque par hasard. Anton est très sincère avec Aurélien. Aurélien comprend qu’Anton ne sera jamais important pour lui. Anton et Aurélien ne se parlent pas. Aurélien est tombé amoureux de la perversité d’Anton. Les caresse d’Anton sont intelligentes, c’est tout. Et Aurélien trouve si belles les caresses d’Aurélien. Aurélien caresse Anton. Aurélien rêve d’Anton, imagine son visage, ses cheveux noirs et ses yeux noirs. Aurélien imagine les mains d’Anton. Aurélien sur sa vieille machine à écrire marron, a envie de noter : Aurélien rêve d’Anton quand Anton est endormi.

    Pour Anton, Aurélien est un enfant. Aurélien est un joli garçon, qu’il ne veut pas influencer, de peur de l’abîmer, et de s’ennuyer avec lui, car Aurélien n’est pas un amant. Cette fois-ci, Aurélien est un peu jaloux quand Anton embrasse une fille. Ou caresse un garçon. C’est normal, puisqu’il est amoureux d’Anton. E toute façon la jalousie, ça ne veut rien dire. Aurélien trouve ce sentiment beaucoup trop simple, beaucoup trop physique pour y attacher de l’importance. Aurélien pense alors un instant qu’il n’aime Anton que d’une façon intellectuelle.

    La générosité d’Anton pour Aurélien, c’est son refus à Aurélien. Anton est assez intelligent pour savoir qu’un accomplissement serait un échec. Aurélien a seize ans et demi. Il n’est pas un amant. Anton refuse sa manne à Aurélien. Anton ne fera jamais souffrir Aurélien. Il refusera toujours sa manne à Aurélien, pourtant c’est Aurélien qu’il aime le plus. Anton ne parle presque pas à Aurélien. Leur amour est une complicité des mains, se réalise par leurs mains. Ensemble, Anton et Aurélien sont deux animaux asexués. Ils ne s’aiment qu’à cause des mains d’Anton. Aurélien aime les garçons qui ont la peau blanche. Anton n’a pas la peau blanche, mais Aurélien aime Anton.