Extrait 1 :

 

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Tombeau pour cinq cent mille soldats

Octobre 2000

Tombeau pour cinq cent mille soldats
Pierre
Guyotat
492 p., Gallimard, 70 F

Guyotat a 25 ans lorsqu'il achève ce roman visionnaire et sanguinaire, inspiré par la guerre d'Algérie où il fut soldat.

En ce temps-là, la guerre couvrait Ecbatane. Beaucoup d'esclaves s'échappaient, s'accrochaient aux vainqueurs mais quand ceux-ci voulaient les faire parler sur la résistance des occupés, les esclaves refusaient de livrer le nom de leurs anciens maîtres, ils retombaient alors dans une plus grande servitude. Ecbatane était encore la plus vaste capitale de l'Occident: elle avait été bâtie sur quinze kilomètres de côtes. Chaque jour, les plages en contrebas du boulevard du front de mer se couvraient de cadavres de jeunes résistants débarqués la nuit et fusillés par les sentinelles de mer. Les vainqueurs avaient vaincu sans peine: ils avaient pris une ville qui se débarrassait de ses dieux. Ecbatane retournait au Septentrion, d'où ces vainqueurs, bottés, casqués, blindés, tenaient la neige de leurs semelles et la glace de leurs cils.

Depuis cent ans, la terre se refroidissait: les savants d'Ecbatane travaillaient secrètement une arme capable de la réchauffer mais les vainqueurs la leur volèrent. Un avion fut construit où l'on mit l'arme et les savants qui furent envoyés dans le Septentrion. Les vainqueurs persécutèrent ceux que la capitale rejetait hors de ses mers: aventuriers, saltimbanques, soldats. Quelques familles, dans le cœur de la capitale, ne voulurent point se soumettre aux ordres de délation et de cruauté: leurs enfants, la nuit, s'enfuyaient dans les terres, d'autres s'embarquaient dans les criques souterraines de la côte sud, tous ralliaient l'archipel de Buxtehude encore inviolé mais recouvert jour et nuit des ombres des bombardiers ennemis.

Un jeune officier d'Ecbatane, longtemps méprisé par l'état-major parce qu'il voulait précipiter la modernisation de l'armée, avait fui, le jour de la capitulation, dans l'archipel de Buxtehude, à la faveur d'une mission diplomatique auprès de ce pays allié. Ecbatane avait aussitôt condamné la rébellion de son ambassadeur extraordinaire, lequel s'employait à convaincre le gouvernement de l'archipel de la nécessité et de la grandeur de sa résistance. Buxtehude lui donna une chambre d'hôtel balnéaire où il accrocha les portraits de sa femme et de ses enfants restés en Ecbatane, puis un petit studio à la radio nationale d'où il envoyait ses appels vers Ecbatane, l'exhortant à la résistance, au renouvellement, à la limpidité politique; puis, enfin, des caisses d'armes et les bâtiments délabrés d'une petite caserne désaffectée.

Bientôt, tout le Septentrion, tout l'Occident, une partie de l'Orient s'enflammèrent. Le conquérant n'avait jamais assez de ces incendies pour éclairer les ténèbres secrètes de son âme, de sang pour y mêler ses larmes. Dans Ecbatane humiliée, il vint à l'aube du jour de capitulation, s'assit dans la galerie d'un arc de triomphe et regarda la ville endormie; sa botte raclait le ciment, un rat courait sous la balustrade, il lui prit la tête sous sa botte et l'écrasa, le sang séchait au vent vif, un garde se baissa, essuya avec son mouchoir le sang sur la botte, prit le rat et l'enveloppa dans le mouchoir. Le conquérant frappa le genou du garde qui se relevait:
- Fais porter ce rat aux cuisines, nous le ferons manger après la signature, à ces chiens.

Les vieillards, les prêtres, les patriotes s'étaient donné un chef qui plaisait au conquérant. Ce chef avait naguère gagné une grande bataille en goûtant la soupe de ses soldats. Ecbatane tremblait encore du plaisir de ses fêtes. Ses poètes, ses musiciens moururent sous le fouet, dans les forêts du Septentrion. Les yeux profonds des femmes se durcirent.

Ecbatane souffrit que son vieux chef lui parlât de tradition et de fierté nationale: naguère elle avait réinventé la conscience universelle. De ce temps date le surgissement d'une vertu nouvelle appelée bon sens, forme affaiblie de la coutume sauvage. Des poètes chantèrent les outils: râteaux, fourches, les bestiaux, les gens; on couronna des bœufs pour ce qu'ils avaient bien mérité de la patrie, on attacha des rubans nationaux aux plus lourds épis de blé; des enfants qui avaient sauvé de la noyade ou du feu frère ou mère-grand, le vieux chef les voulait voir et récompenser: on poussait l'enfant dans l'antichambre, il serrait contre sa poitrine un petit drapeau de papier dont il lui faudrait dire au chef qu'il le gardait jour et nuit sous sa chemise, le vieillard alors apparaissait, il embrassait le front de l'enfant, en se baissant jusqu'à lui; puis, sur un signe de sa main, l'aide de camp ouvrait une boîte de carton, sortait un bâtonnet gros comme un sucre d'orge et peint aux couleurs nationales:
- Prends cet emblème de mon autorité, et qu'il grandisse en même temps que ton courage.

Un enfant, fils d'esclave, mais libéré par un prêtre qui abusait de lui, pour salaire de sa générosité, fut poussé un jour par celui-ci devant le chef, il dit tout haut que le vieillard sentait l'urine: le chef était sourd, il caressa la joue de l'enfant; on donna à celui-ci le bâtonnet, il le mit aussitôt entre ses jambes:
- Le mien grandira vite, monsieur Votre Excellence, le vôtre diminue de longueur et de pouvoir.

Comme il voyait que l'enfant prenait du plaisir à lui parler, le chef lui fit donner deux grosses billes en agate que l'enfant serra de chaque côté du bâtonnet qu'il gardait entre les jambes. Le chef, qu'un rayon éblouissait, se retourna, prit le bras de son aide de camp et disparut dans un essaim de veuves. La nuit, couché sur l'enfant, le prêtre lui prenait la gorge et lui frappait les tempes avec ses poings; l'enfant les mordit, cracha sur les yeux du prêtre; celui-ci, assis au bord du lit, le menaçait de le revendre comme esclave; l'enfant dit qu'il avait faim, le prêtre le prit dans ses bras, le descendit dans la cuisine; un jeune garçon traversa le jardinet, frappa à la porte vitrée:
- Ouvrez, ouvrez, je suis poursuivi.

L'enfant toucha la clef, le prêtre le tira vers lui; coup de feu, le jeune garçon s'écroule contre la vitre illuminée; la patrouille emplit la cuisine; le sang, autour de la tête du jeune garçon, brille sous la lune, le prêtre verse à boire, un soldat voyant l'anneau sur les lèvres de l'enfant:
- Celui-là aussi en est? Buvez avec nous, prêtre. Toi, verse.

Et dans le même temps il saisit l'enfant par la taille, l'attire contre lui, pique le torse nu de l'enfant avec la pointe de son poignard et lui pince et lui tord ses tétons entre le pouce et l'index; l'enfant se débat, il roule contre la porte ouverte, ses cheveux trempent dans le sang; le prêtre caresse les insignes des soldats, se fait expliquer la signification des symboles, sa main tremble sur le métal glacé; la nuque et les joues des soldats sentent le vent et la glace.

L'enfant, relevé, se tient debout derrière le prêtre, la poitrine griffée, le pichet de vin glacé au bout du bras, les boucles ensanglantées sur les tempes.
- Prêtre, vends-moi ton marmot.
- Il est libre, il n'est plus à vendre.
- Il sert tes sacrifices nocturnes.
- Je n'ai pas encore descellé son anneau. Mais je vais vous montrer l'acte de libération.
- Donne-moi ton marmot, prêtre, ou je crie que tu caches des résistants et tu meurs gelé dans le Septentrion.

Le prêtre se lève, il étend les bras, recule, l'enfant pose le pichet sur le carrelage; le prêtre le serre contre le mur.
- Livre-moi ce marmot, je le veux.
- Vous me passerez plutôt sur le corps.
- Et ce ne serait pas pour te déplaire.
- Tuez-moi.
- L'héroïsme ne vous convient guère, à vous, prêtres renégats. Allons, baisse les bras, découvre ton amant, et trouve une subtile excuse doctrinale à ta lâcheté, comme vous faites tous depuis la mort de votre dieu.
Le prêtre baisse les bras, il se penche sur l'enfant:
- Aïssa, tu es libre, choisis.

L'enfant, ses mains accrochées aux hanches du prêtre, son pied nu touchant le pichet glacé, tremble, ses yeux roulent, brillent, l'officier le prend à l'épaule, il l'attire contre lui, retrousse les lèvres de l'enfant avec son pouce, écrase l'anneau contre les gencives puis il serre la gorge, soulève l'enfant comme un poisson par les ouïes:
- Qu'est-ce que tu sais faire, marmot?
L'enfant, étranglé, suffoque.
- Aïssa joue du violon comme tous ceux de sa race.
Les soldats soulèvent le corps du jeune garçon lequel respire encore.
- Va prendre ton violon. Je t'achète. Prêtre, je te donne l'assurance de ta sécurité.

Le prêtre monte dans la chambre, avec l'enfant; accroupis devant la commode, ils tirent les vêtements d'Aïssa, le prêtre les serre dans une petite valise, ils redescendent; l'officier prend la main de l'enfant:
- As-tu pris ton violon? Si nous retournons au Septentrion, j'aurai besoin de toi pour chasser ma mélancolie.
Le prêtre se penche sur l'enfant, mais un soldat lève son arme.

Le résistant râle; trois tanks sont arrêtés devant le jardinet: les soldats casqués jouent de l'harmonica sous la lune, l'officier monte dans la tourelle, l'enfant, resté en bas, s'appuie aux chenilles du tank, l'officier, du haut de la tourelle, lui tend le bras, l'enfant le saisit, monte, l'officier le serre contre sa jambe, les tanks démarrent, ils roulent sur le boulevard du front de mer, l'officier regarde les étoiles reflétées dans l'eau tumultueuse:
- Où as-tu mis ton violon?
et il presse le cuir de la valise, l'enfant l'ouvre, le violon brille un instant sous la lune, l'officier le touche, le caresse, pince les cordes; une chienne, couchée sur le flanc, allaite ses chiots, le tank roule et l'écrase, le sang éclabousse les phares du tank; dans l'escalier, Aïssa s'écroule sur les marches, une écume rose jaillit à la commissure des lèvres; un soldat qui monte écrase avec sa botte la main de l'enfant évanoui qui s'ouvre sur le bois trempé de neige.

A l'aube l'officier se lève, nu, rejette les draps traversés d'une lueur rose; l'enfant dort devant la porte, entortillé dans une couverture kaki, la tête roulée sur la valise; l'officier marche vers la fenêtre, crache son chewing-gum, caresse les tuiles attiédies, allume une cigarette: deux femmes, sous ombrelle bleue, passent; l'officier siffle, une femme lève la tête, elle voit le jeune homme nu assis sur le bord de la fenêtre, l'ombre de la fumée sur son front, la pénombre faite par le mur d'en face, comme un filet sur le ventre et les cuisses, l'officier sourit, sort sa cigarette, frotte sa lèvre avec son pouce; les deux femmes montent en un jardinet sur la terrasse, s'assoient sur les chaises mouillées de rosée, l'une d'elles frappe dans ses mains: une petite fille apparaît, jambes nues sous une sorte de tunique courte pailletée d'or, le haut de la tunique est humide, la femme touche:
- Qui t'a battue et mise en sang? Et puis, tais-toi, apporte le café et les toasts.

La petite fille s'échappe: du sang tout frais sur sa gorge. «Un petit cuisinier l'aura battue parce qu'elle se refusait à lui. J'encourage ces accouplements serviles.»

Elle lève de nouveau les yeux vers le jeune homme nu dont la fesse touche presque les tuiles fraîches, il sourit, voit la gorge à demi découverte de la plus jeune femme, les gouttes de rosée brillantes sur la peau nacrée, durcie comme une peau de bête, le duvet léger au-dessus de la lèvre supérieure, il cherche, du pied, ses sandales de cuir d'âne, il penche un peu la tête, la fumée bleutée par les rayons de sa cigarette s'emmêle dans ses cils, pique ses yeux; elle voit le sexe monter et dépasser la ligne des cuisses du jeune homme, elle tourne la tête, gratte avec son ongle la trace d'une fiente d'oiseau sur la table verte, l'ombrelle se déploie et roule le long de sa jambe qu'elle découvre jusqu'au genou avec le pouce, elle lève les yeux vers le jeune officier:
- L'aube s'est levée ce matin plus tôt et plus à gauche du quartier des occupants. Aimes-tu toujours autant le lieutenant Iérissos? On dit que les occupants le soupçonnent d'avoir fait sauter le train d'Ouranopolis.

Mais le chef le défend; jadis, avant la guerre, le chef le vit enfant costumé dans un goûter de lauréats, il l'attira dans le jardin, le fit asseoir sur un banc de pierre au bord du bassin, lui prit les pieds, les embrassa, ses lèvres remontent jusqu'aux genoux de l'enfant qui rougit derrière sa collerette: «Tu es orphelin? Ton père est mort dans la bataille que je commandais, ta mère dans l'usine d'armement. Tu seras soldat, je le veux. Je te donnerai un esclave écuyer. Viens dans mon château. Tu auras une arme sous ton matelas.»

Une jeep prend l'enfant avec son bagage, elle saute sur les pavés de la cour intérieure, les anciens soldats du chef, accroupis sous les portes-fenêtres, se redressent, l'enfant met une jambe hors de la jeep, le mouvement découvre le duvet du sexe sous le short entrouvert, le chef est debout, il voit, sa gorge se serre; à côté de lui, un garçon dont la lèvre est annelée courbe contre le pavé un javelot de frêne:
- Voici ton écuyer, Aravik, il te servira jour et nuit, couchera contre ta porte, voici le fouet pour le battre, et la clef de la prison.

Le garçon lève les yeux vers Iérissos, ses cils se prennent dans une cicatrice qui traverse son front et la ligne des sourcils, il ouvre les bras, tend le javelot à Iérissos, ses pieds, nus, sont couverts de fumier, de sang de cheval.

Le chef prend Iérissos à l'épaule, le garçon jette le bagage de Iérissos sur son épaule, il marche sur les pavés mouillés - depuis la guerre il pleut toute l'année. Le chef entraîne Iérissos dans la galerie centrale du château; sur le dallage, sous les fenêtres, des leviers, des petits canons dressés:
- Ceci pour protéger la Reine de la Nuit. Ses anciens amants assiègent chaque nuit le château.

Une jeune femme conduit Iérissos dans la chambre préparée; elle se penche sur le tiroir où Iérissos jette ses sous-vêtements; Iérissos voit le haut des seins de la jeune femme, ses mains s'ouvrent, se recourbent, la jeune femme lève les yeux, sourit:
- Viens les caresser, si tu le veux, je suis une esclave.

Iérissos s'accroupit, son short de flanelle grise se déchire, la jeune femme jette sa main vers la déchirure, entre les cuisses de Iérissos, l'enfant avance sa main vers les seins dorés par le soleil levant, il les touche, ses doigts pressent les tétons, une goutte de lait jaillit sur ses doigts, il la boit; la jeune femme, sa tête renversée en arrière, prend le bras de Iérissos, le repousse.

Iérissos baise cette main, baise les seins, les rayons chauffent ses lèvres, les cils de Iérissos battent sur le haut des seins, sur les tétons, la jeune femme recourbe la tête sur la tempe de Iérissos, baise les cheveux, l'oreille, Iérissos sent l'anneau courir dans les replis de son oreille, il relève brusquement la tête, prend les lèvres de l'esclave, mordille l'anneau, sa petite langue fouaille le palais bouillonnant, roule sur les dents, celles, brisées par le fouet ou la main; son poing descend entre les seins, sous la robe; la main de Bactriane prend le linge et le fait glisser dans le tiroir, puis revient sur les épaules de Iérissos, tire le col de la chemise, couvre les anneaux roulants du cou; un nuage voile le soleil, Bactriane et Iérissos s'abandonnent; la porte est grande ouverte sur le vestibule, Aravik paraît, chaussé de galoches de bois et de cuir d'âne, il se tient debout, les bras tendus chargés de bûches et d'écorces; Iérissos, couché sur le lit, les genoux levés, regarde le nuage rosé, Bactriane accroupie, range le linge, elle se relève, va vers Aravik, prend le bois sur le marbre; sur les écorces, le sang des doigts d'Aravik, lequel, toujours debout, sur le seuil, les frotte sur sa hanche; Iérissos pousse un petit cri, Bactriane se relève, court vers le lit, couvre avec sa main la bouche de Iérissos:
- Tu as des flammes dans les yeux, des nuages passent, se mêlent aux fumées; des couteaux-disques d'or tournent sur l'iris...

Les genoux, le ventre de Iérissos se contractent, Aravik détale; le chef des gardes le saisit dans l'escalier, lui force la tête contre la boule de bronze et la main sur la rampe, la bouche du garde est enduite de jus de mûres, son haleine, sur le visage d'Aravik, a le parfum de la rosée, de la boue suspendue; puis il libère la tête et la main d'Aravik, montre du doigt sa braguette déboutonnée, avance son pied dont le soulier est délacé, Aravik s'accroupit.
- J'ai vu aux cuisines une femme qui te ressemble, je l'ai prise sur la natte de l'alcôve de boucherie.

Aravik, le soulier relacé, se relève, ses doigts touchent les boutons de la braguette, ses ongles s'accrochent à l'ourlet passementé.
- Vraiment, elle te ressemblait.
Les doigts d'Aravik tremblent dans la tiédeur des cuisses du garde.
- Je l'ai blessée en tombant, avec un couteau. Boutonne.
Les doigts d'Aravik prennent les boutonnières où sont pris des filaments de sperme.
- Viens avec moi.
Le garde pousse Aravik vers les cuisines en sous-sol; au milieu de la façade est une fenêtre voilée de damas écarlate.
- Le chef a dormi chez la Reine de la Nuit.

Dans la cour intérieure, un camion d'engrais fumant ralentit, le garde grimpe sur le marchepied, une fille, le front ceint d'une visière de mica, tient le volant, le garde lui prend la tête, lui baise la bouche, ses doigts s'enfoncent dans la chevelure poudreuse de l'esclave, descendent sous la robe, dans le dos, Aravik appuie son ventre contre la roue du camion; aux quatre coins de la benne, assis sur la ridelle, quatre garçons, les mains croisées sur des pelles, regardent le ciel, le portail recouvert de mousse et d'herbes-pièges où des pourpres se débattent, guettés par les gardes ensommeillés, accroupis sous les portes-fenêtres; le garde renverse sous lui la fille, tout au long de la banquette; le moteur tourne, vibre, précipite l'orgasme, le garde se relève de l'esclave, la main de celle-ci se rétracte dans le gant, sa tête roule sur les ressorts, le garde descend du camion; l'esclave, un instant, reste étendue, sa robe retroussée jusqu'au nombril; les garçons, penchés sur les ridelles, regardent à travers les vitres de la cabine, la fille reprend le volant, démarre, le camion traverse la cour, deux gardes montent sur le marchepied, guident l'esclave jusqu'au verger; le camion s'arrête le long d'un dépôt d'ordures enflammées; les gardes crient aux garçons de descendre, les garçons sautent avec leurs pelles:
- Mettez l'engrais ici. D'abord, éteignez le feu. Il n'y a pas d'eau.

L'esclave descend avec les garçons dans le dépôt, les garçons frappent le feu avec le plat des pelles, piétinent les braises avec leurs tennis; les gardes, assis sur le marchepied du camion, boivent de l'alcool au goulot, le sexe gonflé sous la toile du treillis, ensommeillés, l'œil rivé à la taille, aux seins, au ventre de l'esclave, la chute solitaire des pommes brisant par instant leur rêverie séminale; les garçons piétinent le feu, leurs jambes nues noircissent, les braises volent, trouent la toile légère du short, contractent les doigts sur le manche des pelles; un garçon, soudain, s'accroupit, une bague étincelle, roule sur le plat de la pelle, il la prend, un garde l'a vu, il se précipite, il frappe le garçon avec la crosse de son arme, il le renverse sur les braises gluantes, pose son pied sur le ventre du garçon, frappe de nouveau la gorge, se baisse, saisit la bague, l'enfonce dans la poche de son treillis, sur la poitrine, puis il lève son arme, caresse la gâchette, tourne l'arme vers les garçons:
- Vous n'avez rien vu, même sous la torture...

L'autre garde surgit, ouvre la main du garde, fouille la poche:
- C'est la bague de la Reine de la Nuit, je l'ai vue à son doigt, hier soir, alors qu'elle et le chef tâtaient les pommes dans le verger, sous la lune.

Les deux gardes reviennent s'asseoir sur le marchepied. Le chef des gardes pousse Aravik dans la cuisine; dans les alcôves, des femmes, des garçons préparent les viandes, les poissons, les fruits, les pâtisseries; le garde s'avance, une femme, dans l'alcôve de boucherie, surprise, lâche son couteau; le garde vient, s'arrête au seuil de l'alcôve, Aravik s'élance, plonge sa tête dans le ventre de la femme, laquelle caresse la tête, la chevelure du garçon. Aravik l'étreint, ses bras joints dans le dos de la femme; la lampe, éclaboussée de sang et de lambeaux, balancée, fait remonter l'ombre sur les jambes et sur les reins d'Aravik courbé, son dos secoué par les sanglots; le garde s'avance, il arrache le garçon, il le pousse et le fait rouler dans le fond de l'alcôve, il prend la femme par le cou, appuie; la femme s'agenouille; Aravik remue dans la rigole de sang, ses jambes glissent sur la flaque, ses reins meurtris jaillissent hors du short, il tient son ventre à deux mains; le garde sort son sexe et le promène sur les lèvres de la femme, ses boules sécrétives apparaissent, répandues sur la boutonnière de la braguette; le garde renverse d'un coup de genou la femme, sur la natte où s'accrochent les doigts d'Aravik; puis, il s'accroupit, retrousse la robe ensanglantée, et se couche sur la femme; après l'accouplement, il se relève, secoue son sexe dans le treillis, la femme retourne à son étal, saisit, écrase la viande avec ses mains mouillées de sueur et de semence, ses doigts où sont enroulées des boucles brunes; le garde relève d'une main Aravik et le tire vers le seuil; la femme, posant son couteau, caresse la chevelure ensanglantée du garçon; le garde prend sur l'étal un tranchant, il saisit, penchée sur le fourneau, une fille dont le visage et la gorge découverte sont baignés de vapeur et de sang rose:
- Mets-toi nue.

La fille déboutonne le haut de sa robe jusque sous les seins, tire, enjambe, piétine la robe souillée, froissée dans les multiples étreintes des gardes; la fille est nue, les reins appuyés à la balustrade des fourneaux, le garde déboucle son ceinturon, il le fait passer dans les anses du tranchant puis il le boucle autour de la taille de l'esclave; le tranchant étincelle entre ses cuisses, une touffe de toison sort par-dessus, le garde remue le couperet, il le soulève, il enfonce son poing contre le sexe de l'esclave, ressort son poing ruisselant et le frotte entre les seins puis au visage; Aravik étreint le ventre de la femme, la viande qu'elle écrase, coupe et déchire, met dans les yeux du garçon des lueurs rouges, des lambeaux jaillissent, s'accrochent aux lèvres du garçon; le garde balance le tranchant sur les cuisses de l'esclave:
- Je veux que tu travailles tout le jour, nue, les cuisses meurtries par ce couperet.

Ce texte est extrait de Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat. Copyright Editions Gallimard


Extrait 2 :

 

Source : http://rubberdid.free.fr/19961860.htm

-Commandant, la ronde va passer; si vous pouviez attendre demain matin?

-Je t’aime, je me nourris de toi, je te mange, je te suce.

-Mon commandant, je ne suis pas comestible.

-Je déterre ma nourriture, je fouille comme un chien, je pousse ma nourriture du bout de ma gueule.

-Je suis votre charogne.

-Mon chiot au petit sexe rouge.

-Petit? C’est pas votre avis quand vous l’avez dans la gueule ou dans votre cul…

-Ne sois pas grossier.

-Vous m’aimez comme ça, plus j’en dis, plus vous bandez.

-Si je pouvais te dévorer et me dévorer aussitôt après.

-Mon commandant, la ronde vient, cachez-vous dans la cave, je vous y retrouverai.

Le garçon approche ses lèvres de l’oreille du général:

-Et je vous branlerai et je vous sucerai.

Pierre Guyotat 1940… « tombeau pour 500000 soldats » Ed.Gallimard.paris1980