LA DOUCEUR
CHRISTOPHE HONORÉ   EDITIONS DE L'OLIVIER, 156pp., 90F

http://www.liberation.fr/chapitre/honore.html

Christophe Honoré a publié un premier roman, «L'Infamille». Il écrit aussi pour la jeunsesse et pour le théâtre

Aude


L’un des gendarmes s’est approché de l’aquarium et avec son doigt, il s’est mis à toquer contre la vitre. Steven et Jérémy m’ont tout de suite regardée. Je suis sûre que s’ils avaient pu parler, ils m’auraient dit: «Hé madame la directrice! Il a pas le droit! Vous avez vu? Il touche à l’aquarium…» J’ai baissé la tête. Ma main balayait la table du réfectoire comme si des miettes de pain y traînaient, alors que non, sous mes doigts, juste la surface collante du Formica. J’ai commencé à raconter n’importe quoi. Des animateurs ont laissé les gamins mettre une étoile de mer dedans et voilà, il a tourné. S’il y a bien une ânerie à ne pas faire, c’est de mettre une étoile de mer dans un aquarium. Ça pourrit tout. J’ai relevé la tête, le gendarme semblait intéressé, il m’écoutait, j’ai insisté. J’ai dit que c’était foutu, que ça resterait trouble, qu’en fait, il vaudrait mieux le vider et passer chaque pierre sous l’eau, bien frotter, les plantes, les poissons. Tout rincer à l’eau claire. Le gendarme s’est étonné, il ignorait qu’il fallait nettoyer les choses qu’on veut mettre dans un aquarium, il croyait même le contraire. On a continué à parler. Je lui ai expliqué comment faire une mise en eau: moitié eau de mer, moitié eau douce, vous comprenez, il y a toujours bien assez de sel rapporté par les plantes, les animaux, les gravillons, ah oui, surtout, il faut utiliser des gravillons, jamais de sable, ça bouche le filtre… J’étais prête à tout pour continuer à parler… Dès que je me taisais, on n’entendait plus que le bulleur. Comment pouvions-nous faire aussi peu de bruit? C’est à cause du silence que j’ai eu peur… J’avais raison d’avoir peur. J’avais compris que je ne pouvais plus rien pour eux. Ils allaient les emmener, les interroger. Ça ne vous concerne plus, m’avait dit le vieux gendarme. Je voyais Steven qui regardait Jérémy et Jérémy qui lui souriait. C’était un sourire d’enfant. Encore aujourd’hui je me rattache à cette idée. C’était un sourire d’enfant. Mon portable a sonné, je l’ai tendu sans décrocher au gradé. Il s’est levé brusquement en le prenant, en fait il s’est mis au garde-à-vous. La conversation a duré, quoi, une minute. Il m’a redonné le portable, il ne savait pas comment l’éteindre. Le substitut du procureur autorise la garde à vue, il a dit, Jérémy et Steven sont désormais sous notre responsabilité.

J’ai proposé du cidre. J’avais soif. Ils ont refusé. Je crois qu’ils ont pensé que je voulais fêter la nouvelle. Embarrassée, je n’ai pas osé donner quelque chose aux enfants, alors qu’il y avait une bouteille de limonade sur la table.

Les trois gendarmes se sont regroupés devant la porte du réfectoire. Je me suis approchée de Steven et Jérémy parce que je pensais que c’était à moi de leur expliquer. Mais je n’avais rien à leur expliquer. Je n’avais rien à leur dire. Je me suis accroupie devant eux. Je sentais mon regard tellement dur que je me suis forcée à écarquiller les yeux, pour l’adoucir.

«On va au poste?» m’a demandé Steven.
J’ai fait oui de la tête.
«On revient quand?»
«Je ne sais pas Steven, je ne sais pas.»
«Vous avez prévenu nos parents?»
«Oui, les tiens vont arriver.»
«Et ma mère?» m’a demandé Jérémy.
«Je ne l’ai pas encore eue au téléphone. Je n’ai eu qu’une voisine.»
«Mme Loison?»
«Non, une autre.»
Jérémy s’est levé et il est allé rejoindre les gendarmes. J’ai posé mes mains sur les genoux de Steven. Il portait encore le bas de son pyjama. Il était pieds nus dans ses tennis. Il ne tremblait pas. Tout bas il m’a dit: «Antoine est tombé dans le feu»… Je lui ai répondu: «Ne t’inquiète pas, il ne faut pas avoir peur, il faut être courageux…» Mais Steven savait ce qui l’attendait. On était enfermés là depuis presque deux heures. Il voyait bien tous les autres enfants de la colo massés dans la cour. Le calme qui régnait. La gravité de la situation, personne ne l’ignorait. Tout le monde était dans la cour, des cadets aux grands. Les petits, on les avait envoyés à la plage, à cause du traumatisme. Ils devaient être cent cinquante. Aucun jeu n’a été organisé. Ils attendaient. Quand les gendarmes ont ouvert la porte, j’ai tout de suite vu les filles juniors regroupées sur les marches de l’infirmerie. Elles chantaient, mais très doucement. Nous sommes tous sortis, elles n’ont pas cessé de chanter. C’était leur choix de continuer de chanter, leur force. J’ai reconnu la chanson: Et quand serons-nous sages? Jamais, Jamais, Jamais… La terre nourrit tout, la terre nourrit tout, Les sages, les sages. La terre nourrit tout, la terre nourrit tout, les sages et les fous…

Les garçons juniors qui faisaient partie du bivouac étaient assis sur des bancs contre le mur de la cantine, ils étaient là pour témoigner mais aucun d’eux n’avait été convoqué. Ça ne se voyait pas sur leur visage ce qui s’était passé.

Jérémy s’est dirigé vers le fourgon, garé devant les pissotières. Il a attendu qu’un gendarme lui ouvre. Steven l’a suivi. Je pensais qu’il allait baisser la tête, mais non, il regardait autour de lui. Je crois qu’il cherchait l’animateur de sa tente, Guéna. Il s’est arrêté un moment pour lui sourire. Guéna s’est mis à pleurer, la tête entre les mains. Un gendarme a tapé sur l’épaule de Steven pour lui dire d’avancer. Steven n’a plus bougé. Il regardait Guéna pleurer, il regardait les autres enfants qui le dévisageaient. Le gendarme l’a un peu poussé dans le dos, Steven s’est tourné vers moi. Il m’a fait un petit signe de la main pour que je m’approche et là il m’a dit qu’il était en train de faire caca dans sa culotte. Le gendarme a entendu comme moi, il a fait comme si de rien n’était, faut y aller, il a dit. J’ai attrapé une serviette de plage qui traînait sur un séchoir, je l’ai nouée autour de sa taille et ils l’ont emmené. Ils les ont emmenés. Le fourgon a démarré, les enfants se sont écartés pour le laisser passer. Il a remonté la petite pente devant le portail. Ils ont disparu.

J’aurais voulu m’effondrer mais j’ai claqué dans mes mains. Je me répétais tu es la directrice, tu es la directrice. Tu es garante de la sécurité des autres enfants. Ils sont sous ta responsabilité. J’ai demandé à ce qu’un animateur par groupe se rende immédiatement dans mon bureau et j’ai fait ce qu’on attendait de moi, j’ai pris les choses en main. J’ai dit aux grands d’aller jouer à la thèque au stade, aux juniors d’organiser une balade vers le bois d’Amour et aux cadets, je ne sais plus, je leur ai dit que je ne voulais pas les voir dans la colo, de se débrouiller. Mon adjointe est partie livrer le goûter des petits sur la plage de l’Avant-Port. Le centre s’est vidé brusquement. Une plongeuse est passée au bureau m’annoncer qu’il n’y avait plus de pain pour le dîner, qu’il fallait téléphoner à la boulangerie. J’en ai profité pour lui faire remarquer que les tables du réfectoire étaient toutes collantes. Je vous ai demandé cent fois de repasser un coup d’éponge après celui des enfants. Si on leur demande de passer l’éponge, c’est uniquement dans un but pédagogique, pour qu’ils participent à la vie collective, mais la propreté, c’est le boulot des plongeuses, d’accord? J’avais l’air malin de faire asseoir les gendarmes devant des tables dégoûtantes… Elle a quitté le bureau en pleurant à moitié. Elle répétait: «C’est pas de ma faute ce qui est arrivé. C’est pas de ma faute!» Et elle avait raison.

 

Honoré, tous les doux sont permis
Rencontre avec Christophe Honoré, 29 ans, auteur de «la Douceur», roman du vert enfer des amours enfantines.

http://www.liberation.fr/livres/99nov/1104honore.html

Recueilli par MATHIEU LINDON, le 4/11/99  

hristophe Honoré a 29 ans. La Douceur est son deuxième roman après l'Infamille. Mais il a déjà écrit une dizaine de livres pour enfants. Peut-être cette étape de son écriture est-elle close, car les éditeurs pour la jeunesse pourraient avoir un scrupule à commander un nouveau texte à quelqu'un qui raconte ici une histoire si terrible. Pour l'instant, Christophe Honoré travaille à un scénario avec Gael Morel, le jeune réalisateur d'A toute vitesse.

Le héros de la Douceur, constitué de nombreux brefs chapitres à la première personne dont le narrateur change perpétuellement, est Steven, un gamin de 11 ans qui se retrouve mêlé à un meurtre. Il ne le commet pourtant pas, mais il est là quand un garçon qu'il aime montre le cadavre et initie des jeux avec. Cette scène n'est située ni au début ni à la fin du livre, elle n'en est nullement l'acmé. Mais les critiques y renvoient souvent Christophe Honoré qui a eu une sévère discussion sur ce point avec Frédéric Ferney dans l'émission de la Cinquième Droits d'auteur (voir Libération du xx octobre). La Douceur parle de l'enfance, de ses cruautés et de ses amours, d'une façon plus générale. «J'aurais pu donner comme titre à ce livre la Docilité si j'avais voulu être plus précis. Mais ça renvoie trop à la scène du rituel. La Douceur, j'ai eu envie de ce mot-là. Mais j'entends toujours la Douleur, de Duras. Avec la Douleur, j'aurais eu Yann Andréa sur le dos et il a déjà beaucoup à faire avec les recettes de cuisine.»

 

Quelle différence y a-t-il pour vous entre un roman pour la jeunesse et pour adultes?
Quand j'écris un roman pour adultes, je peux me permettre d'être beaucoup plus imprudent. On peut regarder les choses, les nommer. On dit toujours que les enfants sont cruels mais en quoi le sont-ils? Quel récit peut-on bâtir autour de cette cruauté-là? La Douceur veut donner une idée de la complicité autour d'un acte on va dire barbare. Les enfants ne sont jamais aussi barbares que quand ils bandent, pour dire vite. La différence par rapport aux adultes est qu'ils n'ont pas de conscience sociale. Mais torturer, tuer, bander pour quelqu'un, c'est quelque chose qu'on sait faire depuis l'enfance. Steven n'est pas complice dans le roman. Il est docile, à son désir et à ce qu'il imagine être le désir de Jérémy. La docilité de l'enfance est perverse parce qu'elle retourne le rapport qu'un enfant peut avoir dans des situations comme ça. C'est un salaud si, devant le cadavre, il prévient les moniteurs pour qu'on mette son amour en prison. Alors il est docile. L'inverse aurait été pire à assumer dans sa vie d'adulte, l'idée que son premier amour, il avait pu le trahir. Le seul côté sadique du livre est d'amener le lecteur à regarder ce qu'il ne veut pas regarder. Mon éditeur m'a dit: «Blinde-toi. On ne va pas trouver ce livre très aimable.» Mais je ne m'attendais pas à ce qu'on réduise tout à ce rituel. Ce n'était pas une provocation pour faire le malin. Cette histoire court depuis pas mal de livres, y compris pour enfants.

Depuis quand n'êtes-vous plus un enfant?
J'ai arrêté d'être un enfant parce que mon père est mort, j'avais 15 ans. Et, jusqu'à 15 ans, j'étais vraiment un enfant, pas du tout un ado. Ça a transformé mon idée de la famille. La famille, pour moi, c'est vraiment un souvenir d'enfance. J'étais un enfant plutôt heureux qui a bâti son rapport au monde sur l'effroi. La peur, et l'excitation de la peur, est ce qui a toujours dominé. Cette mort est venue éclairer des parties et des êtres de mon enfance que j'aurais peut-être oubliés. Elle est très contrastée, maintenant, mon enfance: j'y vois bien le sperme et le sang, pas seulement les vacances à la mer avec des bouées-canards. Il y a l'idée que l'écriture, non pas fatigue de la vérité, mais va vers le plus vrai des choses, surtout si on se sert de la fiction. L'effroi, c'est ce qui reste de l'enfance. Je vais passer pour un trouillard: ça me fait très peur ce que je raconte dans la Douceur. Mais je le raconte. J'ai le sentiment de progresser dans l'écriture.

Regrettez-vous cette enfance?
Ce serait terrible si, à 29 ans, j'avais déjà un rapport nostalgique à l'enfance, ça n'annoncerait rien de bon pour la vie de tous les jours. Je ne veux pas être bloqué. Je ne suis pas Peter Pan. Enfant, je voulais devenir grand. Quand mon père est mort, je me suis dit: «Si c'est ça devenir grand, ce n'est peut-être pas la peine.» L'écriture me rend plus adulte. De toute évidence, ça va être très compliqué pour moi d'avoir des enfants. Mais quand même j'en aurai un: celui que j'étais quand j'avais dix ans. Ecrire des livres, ça me permet de le faire vivre, même si c'est un peu simpliste de le dire ainsi. Les écrivains homosexuels pour enfants ne font pas les mêmes livres que les écrivains pères ou mères de famille. Ils font vivre des enfants qui ne sont pas les mêmes.

Après 15 ans, j'ai été un adulte qui refusait de parler de son enfance pendant très longtemps. Un jour, j'ai demandé quelque chose à ma mère pendant le repas de midi, comme: «Passe-moi le sel.» Et ma mère a fondu en larmes. Mes frères m'ont expliqué que ça faisait un an et demi que je n'avais pas parlé à ma mère, et je ne m'en étais même pas rendu compte. Je n'ai jamais eu l'impression d'être un autiste. Au lycée, au contraire, j'avais profité de la mort de mon père comme d'une singularité.

Quel lien avez-vous avec le lecteur?
On écrit pour une ou deux personnes. J'ai déménagé en cours d'écriture pour vivre avec quelqu'un alors que j'avais toujours vécu seul. J'ai été insupportable, je crois que ça va être très compliqué. Il faut bien que je me venge de la relecture, du fait que souvent je suis en dessous de l'idée que j'avais, il faut bien que je le fasse payer à quelqu'un. Un couple, pour ça, est l'idéal. Je suis toujours gêné quand quelqu'un me dit: «J'aime beaucoup votre livre.» C'est comme s'il me disait: «J'aime beaucoup la façon dont vous faites l'amour.» Et j'ai envie de répondre: «Mais on n'a rien fait ensemble.» L'intimité avec le lecteur, c'est le lecteur qui la construit.