Les gros mots pour le dire

Causerie littéraire avec deux enfants autour de deux livres pour eux, mais dérangeants, tant dans leur style que dans leurs thèmes.

http://www.liberation.fr/livres/98juil/980709enfants.html

 

 

Recueilli par ANNE DIATKINE, le 9/7/98

hristophe Honoré, une trentaine d'années, écrit des textes publiés dans une collection pour très jeunes lecteurs, qui ne ressemblent pas à ce que, en général, les adultes ont envie que les enfants lisent. Dans Je joue très bien tout seul, publié à l'automne dernier, le jeune narrateur, Louis, vit seul avec sa mère. Son père est mort et le petit garçon joue à faire semblant qu'il est encore vivant. Ce qui gêne le lecteur adulte, ce sont les observations de détail du petit garçon. Qui sait par exemple ce que sa mère lit aux toilettes — en français dans le texte est écrit «chiottes». Ou qui s'amuse à verser des tubes d'aspirine dans le trou des cabinets dans l'espoir que les bulles remontantes lui caressent les fesses. L'enfant fouille dans la chambre de sa mère. Observation rapide des soutiens-gorge, petites culottes. Dans le tiroir, planqué, il trouve l'Amour de A à Z. Et puis il y a les lettres des parents, dont Louis, évidemment, raffole. En se mettant dans la peau d'un petit garçon d'environ 7 ans, Christophe Honoré restitue des sensations d'enfance justes. Aussi personnelles que Hervé Guibert avec Mes parents, ou Tony Duvert et l'Ile atlantique. Sauf que sa nouvelle est destinée aux petits qui viennent d'apprendre à lire. Et si la quatrième de couverture donne très envie de l'offrir, rien n'en indique l'ambiance. Avec l'Affaire P'tit Marcel, publiée ce printemps, toujours en «Mouche», Christophe Honoré dérange de nouveau (mais moins qu'avec Je joue très bien tout seul). Crise familiale: le P'tit Marcel, après avoir enduré une vilaine blague de sa grand-mère et s'être enfermé dans les «chiottes», fugue. Il se réfugie en haut d'un sapin. Au pied de l'arbre, un couple se dénude en se disant des mots doux: «Ils vont faire l'amour devant moi et je ne veux pas voir ça.» Comment et dans quel état le P'tit Marcel va-t-il réapprivoiser le domicile familial? Par ailleurs, chez le même éditeur, dans la même collection, Mon affreux papa, de Chris Donner, provoque l'opprobre des représentants chargés de vendre le livre aux libraires. A la veille des grandes vacances, nous avons convié deux enfants de 10 ans et une institutrice à une causerie littéraire dans un café. Margot avait lu Je joue très bien tout seul et l'Affaire P'tit Marcel, et Pierre, Mon affreux papa et l'Affaire P'tit Marcel.

Qu'est-ce qui vous frappe le plus dans «l'Affaire P'tit Marcel»?

Pierre: J'ai trouvé très triste que la grand-mère fasse semblant de mourir. Et, en plus, le P'tit Marcel croit que c'est lui qui l'a tuée. On ne fait pas ça à un enfant de 6 ans. C'est très grave. Moi, si j'avais eu 6 ans, j'aurais eu vraiment peur. Le P'tit Marcel, il est tellement furieux qu'il s'enferme dans les toilettes. Et, ensuite, il s'en va. Moi, j'aurais fait comme lui. Et puis il y a les trois frères qui l'aident un petit peu. Il y en a un qui veut l'emmener en balade en voiture alors que c'est très dangereux et qu'il n'a même pas son permis. Il y en a un autre qui le fait rire en lui disant le proverbe: «Chie mou, chie dur, mais chie dans le trou. Car Dieu punit de mort ceux qui chient sur les bords.» Mais la grand-mère, elle est incroyable. Elle s'en fiche complètement. Elle dit juste qu'elle a très envie de faire pipi.

Margot: Il y a beaucoup de mots un peu familiers dans le livre. Par exemple, «clope au bec», on peut dire «cigarette à la bouche». «Chiottes», on peut dire «toilettes». «On se barre», on peut dire «on s'en va».

Pierre: Je ne crois pas que l'écrivain, il aimerait qu'on traduise son livre...

Pourquoi l'auteur a-t-il mis des gros mots?

(Temps de réflexion.)

Pierre: Pour que ça fasse plus vrai.

Margot: De toute manière, on y croit. Dans Je joue très bien tout seul, on apprend dès les premières pages que le père est mort. J'ai trouvé que c'était un peu rapide. Avant de mourir, le papa aurait pu faire une balade avec son fils... Moi, ça m'a plu parce que j'ai quand même 10 ans et que c'est une belle histoire, mais j'ai pensé que ça n'allait pas du tout pour les plus petits.

Pierre: C'est très dangereux de faire semblant que quelqu'un de mort est vivant. On peut vraiment se blesser. Parce que, après, on peut ne plus savoir et être très déçu.

Vous lisez toujours les «Tom-Tom et Nana» (chez Bayard Presse)?

Margot et Pierre: Oui, bien sûr.

Est-ce que c'est le même genre de bêtises?

(Temps de réflexion.)

Margot: La différence, c'est que, dans Tom-Tom et Nana, ce sont des bêtises imaginaires, comme remplir de mousse la maison. Alors que là... On sent que c'est plus vrai. Moi, ça m'a beaucoup étonnée que dans un livre pour 7 ans on voie un enfant jouer avec l'aspirine. Ça peut donner des idées.

Est-ce que la littérature, l'écrit, c'est le domaine du beau langage?

Margot: La littérature, c'est le domaine des livres. Un livre de géographie, c'est de la littérature. Il y a de tout. Il peut y avoir du langage parlé. C'est vrai que le P'tit Marcel m'a paru un peu petit pour dire des mots comme ça. En général, dans les livres pour enfants, on trouve plutôt du langage relevé.

Pierre: De toute manière, on ne sait pas ce qu'il y a dans les livres pour adultes. Moi, le premier gros mot que j'aie vu dans un livre, c'est dans un Spirou et Fantasio. Il y avait écrit «Mer...», avec une tache d'encre par-dessus parce que l'écrivain avait beaucoup appuyé sur son stylo. Mais on comprenait très bien.

Ça vous gêne quand il y a des fautes de français dans les livres?

Pierre: Quand je suis pris par l'histoire, je ne les remarque pas.

Margot: Page 45, dans Je joue très bien tout seul, il y a un «a» qui manque.

(Vérification faite, il s'agit d'une faute de frappe.)

L'institutrice: L'Affaire P'tit Marcel est d'emblée exclue du cadre scolaire à cause des gros mots. Je ne peux même pas la mettre dans la bibliothèque. Mais ce qui m'embarrasse le plus, c'est que ce n'est pas un roman. C'est une histoire. Pour aborder ce genre de difficultés familiales, d'habitude les auteurs transposent, inventent des personnages, font intervenir des animaux. Là, c'est trop direct.

Dans les contes aussi, il y a des histoires affreuses. Le Petit Poucet est abandonné... Hansel et Gretel doivent être grillés dans le four.

Margot: Il y a écrit conte, sur la couverture. On sait que ce n'est pas vrai.

Pierre: Moi, j'ai beaucoup aimé Mon affreux papa (de Chris Donner), alors que le papa est abominable. C'est un papa qui est pompier, qui met le feu partout pour avoir plus d'argent et sa photo dans le journal. Il joue au poker. Il va en prison. Il a une maîtresse qu'il aime et il abandonne sa fille à l'hôtel.

Margot: Il l'oublie?

Pierre: Non, il fait exprès!

Margot: C'est inimaginable, des parents comme ça! Enfin, le monde est grand. Tout existe.

Pierre: Moi, j'aime bien les livres où ce n'est pas l'auteur qui raconte l'histoire. Mais quelqu'un dans l'histoire.

Qu'est-ce que tu veux dire?

Pierre: Dans Mon affreux papa ou l'Affaire P'tit Marcel, c'est l'auteur, mais il fait semblant d'être l'enfant.

On a toujours l'impression que c'est le P'tit Marcel qui parle?

Pierre: Oui. L'écrivain n'a pas fait d'erreur.