Marcel Jouhandeau (1888-1979)

Tiresias

 

EXTRAITS

(�) Le patron, Breton d'origine, tr�s catholique, tr�s li� avec l'Action fran�aise. Et en m�me temps il faisait ce m�tier. Quand il allait en Bretagne, il suivait les processions du Saint-Sacrement avec un cierge. Et puis il revenait pour tenir sa Maison. Il avait �t� le valet d'un prince. Sur l'invitation de Proust, il g�rait un h�tel de passe o� un homme qui aimait les gar�ons pouvait �tre s�r de trouver un gar�on� Vous savez, Proust �tait l� extr�mement discret comme dans ses livres. Alors quand il venait, c'�tait arrang� comme expr�s pour lui et �� servait � tout le monde. Il y avait un carreau qui avait des raies. A travers ce carreau, il d�signait la personne avec qui il voulait passer un moment. Cette personne �tait pri�e de monter, de se d�shabiller (il y avait une chaise � c�t� de la porte), de poser ses v�tements sur cette chaise, et de se masturber devant le lit o� Proust �tait �tendu, avec le drap jusqu'au menton. Et si Proust arrivait � ses fins, alors c'�tait fini.

(�) Boulevers�, ce matin, par l'attitude g�n�reuse d'un jeune homme qui, s'apercevant que j'admirais son invraisemblable beaut�, s'immobilisa un moment, les mains ouvertes, sur les marches de la maison o� il allait dispara�tre, comme s'il se f�t d�lib�r�ment et complice expos� � l'adoration d'un amant dont il e�t devin� l'�moi.

Comment ne pas recueillir avec ferveur l'offrande qui m'�tait faite, bien s�r que ce passant ne m'oublierait pas plus que moi lui. Ce soir, comme je vais de ce pas, en pensant � lui, me donner � n'importe qui, c'est � moi qu'il songera dans les bras d'un autre. On ne sait ce qui �mane de certains �tres qui ressemblent � la lumi�re � la fois et � la chaleur et vous enveloppent et vous p�n�trent de loin et vous grisent et vous endorment avec l'insistance d'un parfum
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(�) Il n'est pas de clavier plus �tendu que notre corps, du moment qu'il a �t� soumis d�s la jeunesse � toutes sortes d'exercices pr�paratoires. En lui, � la fin, il n'est pas de ressort qui n'ait son timbre et une r�sonance dont les degr�s de subtilit� et d'intensit� sont infinis. Bien s�r il s'agit de trouver le virtuose qui les r�v�le, les anime et les am�ne � concerter sous la m�lodie.

(�) Pendant que je me d�shabille � mon habitude, lentement, je m'observe a d�rob�e. Pierre, qui en deux temps s'est d�barrass� de son pantalon, de son pull, de ses sandales, d�j� nu, me regarde faire, �tendu sur le lit, les mains jointes derri�re sa nuque, avec la secr�te intention pour m'exciter de faire �tat de ses charmes ; les touffes de poils des aisselles et de l'aine dessinent dans l'espace un triangle o� se classe la rondeur pleine de ses formes opulentes, comme nou�es aux biceps, pectoraux tendus, mollet en poire. Entre les cuisses �cart�es largement se montre un sexe admirable au repos parmi des attributs dignes de lui, comme au flanc d'un navire en partance pour quelque aventure fabuleuse, un �norme et noir paquet de cordage.

(�) En m�me temps, sa main me touche au bon endroit, sa caresse m'excite et m'apaise. Il m'entoure peu � peu la taille de son bras massif qui p�se sur ma hanche et tout d'un coup me ceinture te me broie. Son visage s'�clipse, je le sens descendre le long de mes reins, � la recherche de profondeurs qu'il visite comme chez lui. Au passage de son doigt, puis de sa langue, je m'�panouis. La confiance na�t. A peine ai-je senti sa chaleur install�e en moi, son visage remonte des ab�mes. Comme s'il fr�lait chacune de mes vert�bres l'une apr�s l'autre au passage et c'est quand il me mord la nuque et que je sens son corps allong� le long du mien, ses t�tons sensibles au-dessus de mes �paules, que la pointe carr�e de son phallus, battant mes fesses, comme expr�s pour me faire �prouver sa raideur, h�site encore une fois sur le seuil et enfin me pourfend. Bien en selle, apr�s une longue promenade au trot, d'un coup de reins, il me retourne et mes jambes pass�es comme un collier autour de son cou, je peux contempler, entre ses deux �paules qui me cachent toute la pi�ce, une face de Titan maussade qui se balance, passant de l'insulte la plus cruelle � la c�linerie, d'une expression de douleur � la b�atitude, avant de se fondre de bonheur. Sa bouche � la mienne attach�e, nos yeux se ferment en m�me temps que sa s�ve br�lante m'inonde et que la mienne se r�pand entre nos deux c�urs, d�b�cle salu�e par des r�les sans fin, comme il n'arrive qu'aux b�tes fauves qui s'accouplent en for�ts.

Tiresias
Ed. Pauvert 1979
p. 61 � 65