Pierre-Jean Jouve (1887-1976)
Le Monde désert
EXTRAIT
(…) Un enfant qui a les pieds nus. C'est un pâtre. D'une douzaine d'années.
Brun et sérieux, gentil. Le type un peu italien déjà. Mais non, cette douceur
rude elle est des montagnes, elle m'enchante. Il taille une baguette. Il écorce
la branche avec son couteau. Il lance un pierre à sa vache parce qu'elle va trop
loin. Il se rassied. Il reprend sa baguette.
" Bonjour enfant ! " C'est
merveilleux, comme il est frais, une source dans un vallon de mousse. Je crois
que je vais l'aimer. Il a la bonté de la terre aujourd'hui. De la même nature
que cette Alpe au-dessus du fond de la forêt.
" Bonjour m'sieur. " L'enfant
n'a aucune défiance de Jacques, et pas d'intérêt pour lui non plus. Les voilà
assis près du mayen qui est vieux, cassé, tout de travers comme un donneur de
mauvais conseil (on y peut pénétrer par cette petite porte à loquet).
"
C'est à toi le mayen, dis ?
-Non. "
Il a le caractère taciturne,
l'indifférence douce des gens d'ici. Il écorce sa baguette tout comme si Jacques
n'existait pas. Cependant, Jacques tremble parce que le visage de l'enfant
s'inscrit en lui avec des trais de plus en plus ardents, de plus en plus chauds
et limpides. Quelle grâce il a ! Son teint clair. L'enfant ouvre des lèvres
charmantes, un peu gonflées, au-dessus des yeux, de bleu dur, les sourcils sont
bien dessinés et un petit front volontaire se perd sous la chevelure brune. Il
est proprement mis dans une veste qu'on a souvent lavée. Seul détail pauvre :
ses pieds nus et boueux.
Le Monde désert
Ed. Mercure de France
1960
p. 66