Thomas-Edward Lawrence (1988-1935)

Sept piliers de la sagesse

 

EXTRAIT

Des bouff�es de cruaut�, de perversion, de luxure couraient � la surface de notre vie sans la troubler ; car les lois morales qui �levaient nagu�re leurs barri�res autour d'accidents pu�rils apparaissaient comme des mots plus faibles encore que les sensations. Il y avait, apprenions-nous, des choses trop aigus des souffrances trop profondes, des extases trop hautes pour que nos " moi " finis les enregistrassent. A cette acuit� d'�motion, l'esprit perdait haleine et la m�moire p�lissait jusqu'au retour de circonstances plus banalement quotidiennes.
Une telle exaltation de la pens�e, laissant aller � la d�rive et lui donnant licence en d'�tanches climats, lui faisait perdre en m�me temps sa vieille autorit� sur el corps. Le corps se montrait trop grossier pour ressentir l'extr�me de nos chagrins et de nos joies. En cons�quence, nous m�ment le corps au rebut ; nous le laiss�mes au-dessous de nous pour aller en avant, simulacre anim�, abandonn� � son propre niveau, soumis � des influences que nos instincts eussent �vit�es en temps normal. Les hommes �taient jeunes et forts ; la chair et le sang qui br�laient en eux r�clamaient inconsciemment leurs droits, tourmentaient leurs ventres d'�tranges d�sirs. Privations et dangers, sous un climat aussi torturant qu'on puisse imaginer, attisaient encore cette ardeur virile. Nous n'avions point d'endroit clos pour la solitude, ni de v�tement discret pour la pudeur. En toute chose, l'homme vivait candidement � la vue de l'homme.
L'Arabe est par nature continent ; et l'usage d'un mariage universel a presque aboli dans ses tribus les errements irr�guliers. Les femmes publiques des rares centres humains que nous rencontrions dans nos mois d'errance n'auraient rien �t� pour nous, en admettant que leur chair harass�e f�t acceptable pour un homme sain. Par horreur d'un commerce aussi sordide, nos jeunes commenc�rent, au petit bonheur la chance, � apaiser leurs rares besoins r�ciproques au moyen de leurs propres corps jeunes et lav�s - froide commodit�, qui, par comparaison, paraissait asexu�. Plus tard, quelques uns justifi�rent cet acte st�rile et affirm�rent que des amis, frissonnant ensemble dans le sable accueillant, avec leurs membres br�lants intimement m�l�s dans une �treinte supr�me, trouvaient, cach� dans l'ombre, un adjuvant sensuel � la passion mentale qui soudait nos esprits et nos �mes en un seul effort flamboyant. Plusieurs enfin, heureux de ch�tier en eux des app�tits qu'ils ne pouvaient dompter, trouv�rent une satisfaction orgueilleuse et sauvage � d�grader leurs corps et s'offrirent farouchement � n'importe quelle habitude qui promettait au corps quelque souffrance ou quelque salissure.

Sept piliers de la Sagesse
Gallimard, 1960