Thomas Mann (1875-1955)

La mort à Venise

 

EXTRAITS :

Le texte en bleu est le passage repris dans l'anthologie de de Saintonge

Extrait 1 : 

(…) Quand il ramena son regard… il vit le bel adolescent qui, venant de gauche, passait dans le sable devant lui. Il était déchaussé… ses jambes sveltes nues jusqu'au dessus des genoux ; il allait lentement mais avec une démarche légère et fière (…)

La mort à Venise
Livre de poche
Page 79

 

Extrait 2 :

(…) Ainsi parce que l'enfant parlait une langue étrangère, sa parole revêtait la dignité de la musique ; un soleil glorieux répandait une somptueuse lumière sur lui et la sublime perspective de la mer formait toujours le fond du tableau et en faisait ressortir la beauté.
Bientôt le contemplateur connut chaque ligne et chaque attitude de ce corps présenté si librement, avec un relief si puissant ; il saluait avec une joie toujours renouvelée chacune des perfections qui lui étaient déjà si familières et qu'il ne finissait pas d'admirer avec une tendre sensualité. On appelait l'enfant pour saluer un visiteur qui présentait son hommage aux dames devant la cabine ; il accourait, parfois sortant des vagues, tout mouillé, rejetait sa chevelure, et tendant la main, reposant sur une jambe, l'autre pied appuyé sur la pointe, il tournait le corps avec un mouvement souple d'une grâce infinie, élégant geste d'attende, d'aimable confusion, désir de plaire par devoir de gentilhomme. D'autres fois, il était allongé à terre, la poitrine enroulée dans son peignoir, un bras délicatement ciselé accoudé dans le sable, le menton dans le creux de la main ; à côté de lui, celui qu'on appelait " Jaschou " était accroupi lui faisant des amabilités, et l'on ne saurait imaginer rien de plus enchanteur que le sourire des yeux et des lèvres avec lequel le petit prince levait le regard vers son humble courtisant. Ou bien, debout au bord de la mer, seul, à l'écart des siens, tout près d'Aschenbach, droit, les mains croisées derrière la nuque, il se balançait lentement sur le bout des pieds et perdu dans une rêverie, pendant que de petites vagues accouraient et lui baignait les orteils. Sa chevelure ambrée glissait en boucles caressantes sur ses tempes et le long de sa nuque ; le soleil faisait briller le duvet entre ses omoplates ; le dessin délicat des côtes, la symétrie de la poitrine apparaissaient à travers l'enveloppe collée au thorax ; les aisselles étaient encore lisses comme celles d'une statue, le creux des jarrets était luisant et traversé d'un réseau de veines bleuâtres auprès desquelles le reste du corps semblait fait d'une matière plus lumineuse encore.
Quelle discipline, quelle précision de la pensée s'exprimait dans ce corps allongé, parfait de juvénile beauté ! Mais la sévère et pure volonté dont l'activité mystérieuse avait pu mettre au jour cette divine oeuvre d'art, n'était-elle pas connue de l'artiste qu'était Aschenbach, ne lui était-elle pas familière? Cette volonté ne régnait-elle pas en lui aussi, quand, rempli de passion lucide, il dégageait du bloc marmoréen de la langue la forme légère dont il avait eu la vision et qu'il présentait aux hommes comme statue et miroir de beauté intellectuelle?
Statue et miroir! Ses yeux embrassèrent la noble silhouettte qui se dressait là-bas au bord de l'azur, et avec un ravissement exalté il crut comprendre dans ce coup d'oeil l'essence du beau, la forme en tant que pensée divine, l'unique et pure perfection qui vit dans l'esprit, et dont une image humaine était érigée là comme un clair et aimable symbole commandant l'adoration. C'était l'ivresse! et l'artiste vieillissant l'accueillit sans hésiter, avidement.
(...)

Dans la physionomie du plus âgé, aux traits définitifs et pleine de dignité, rien ne trahissait une émotion ; mais dans les yeux de Tadzio se lisaient une curiosité, une interrogation pensive, sa démarche devenait hésitante, il baissait les yeux et les relevait gracieusement, et quand il était passé, quelque chose dans son maintien semblait indiquer que le respect des convenances l'empêchait seul de se retourner. Un soir, pourtant, il en advint autrement. Les jeunes Polonais et leur gouvernante avaient manqué au dîner dans la grande salle à manger. Aschenbach l'avait constaté avec inquiétude. Après dîner il se promenait, très inquiet de leur absence ; en costume du soir et chapeau de paille devant l'hôtel, au pied de la terrasse lorsqu'il vit tout à coup les trois sœurs aux allures de religieuses avec l'institutrice, et à quatre pas en arrière Tadzio, surgit sous la lumière des lampes à arc. Evidemment ils venaient du débarcadère après avoir dîné pour une raison quelconque en ville. Sur l'eau il avait sans doute fait un peu frais ; Tadzio portait un marin bleu foncé à boutons dorés etle béret. Le soleil et l'air de la mer ne le hâlaient pas, sa peau était restée d'un ton marmoréen légèrement jaune ; pourtant il paraissait aujourd'hui plus pâle que d'habitude soit par suite de la fraîcheur, soit à cause de la lumière des lampes, blafardes et pareilles au clair de lune. Ses sourcils symétriquement dessinés avaient des arêtes plus tranchées, ses yeux étaient plus sombres. Il était plus beau qu'on ne saurait dire et Aschenbach sentit une fois de plus douloureusement que le langage peut bien célébrer la beauté, mais n'est pas capable de l'exprimer.
Il ne s'était pas attendu à la chère apparition ; elle venait à l'improviste et il n'avait pas eu le temps d'affermir sa physionomie, de lui donner calme et dignité. La joie, la surprise, l'admiration s'y peignirent sans doute autrement quand son regard croisa celui dont l'absence l'avait inquiété, et à cette seconde même Tadzio sourit, lui sourit à lui, d'un sourire expressif, familier, charmeur et plein d'abandon, dans lequel ses lèvres lentement s'entrouvrirent. C'était le sourire de Narcisse penché sur le miroir de la source, ce sourire profond, enchanté, prolongé, avec lequel il tend les bras au reflet de sa propre beauté, sourire nuancé d'un très léger mouvement d'humeur, à cause de la vanité de ses efforts pour baiser les séduisantes lèvres de son image, sourire plein de coquetterie, de curiosité, de légère souffrance, fasciné et fascinateur. Celui qui avait reçu en don ce sourire l'emporta comme un présent fatal. Il était si ému qu'il fut forcé de fuir la lumière de la terrasse et du parterre de l'hôtel et se dirigea précipitamment du côté opposé, vers l'obscurité du parc. Il laissait échapper, dans une singulière indignation de tendre réprimandes : " Tu ne dois pas sourire ainsi ! Entends-tu ? Il ne faut pas sourire ainsi à personne ! " Il se laissa tomber sur un banc, affolé, aspirant le parfum nocturne des plantes. Et penché en arrière, les bras pendants, accablé et secoué de frissons successifs, il soupira la formule immuable du désir… impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout, et vénérable même aussi : Je t'aime !

Idem
p 87/88 et 97/98