Yves Navarre

Le petit galopin de nos coprs : Roman 

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BIBLIO

Paris : R. Laffont, 1977
265 p. ; 20 cm

Paris : le Livre de poche, 1978
220 p. : couv. ill. ; 17 cm
(Le Livre de poche ; 5195)
ISBN 2-253-02083-4 (Br.)

R�sum� - extrait

 

"Une histoire d'amour unit deux hommes, leur vie enti�re. Joseph et Roland. Joseph Vient de mourir. Pour le ramener � lui, Roland, dans le grand calme vide qui suit les catastrophes, entreprend de rapporter sur un cahier ce que fut leur vie. Pour ce faire, il utilise tous les mat�riaux � sa disposition; ceux de sa m�moire, le moins possible; surtout les �crits de Joseph en sa possession et les siens propres que son ami lui a remis lorsqu'il s'est senti perdu, et des notes �chelonn�es sur quelques trente ann�es. Pour qu'ainsi ce cahier soit leur oeuvre commune : "Deux oeuvres incompl�tes pour faire une oeuvre � deux." Quand il referme le cahier, tou est dit. Rien n'est dit? Comme dans la vie�

 

Premi�re Page

 

� Saint-Pardom, le 20 juin 1899

 

Cher Roland,

Que la route �tait belle, ce matin, avant l�aube .

J��coutais mon pas. Je guettais le tien. La distance qui nous s�pare est devenue intimit�. Il m�est urgent, ici, de retour dans cette maison o� ma m�re r�gne plus, comme si la mort avait d�un coup net effac� toute une vie , que je te dise l�extr�me calme de mes sentiments, la s�r�nit� de mes tourments, tout ce qui se cristallise en moi : ta pr�sence.

Je veux, pour cette lettre, prendre le temps du temps, prendre le temps de tout et surtout te demander de ne jamais rien effacer en toi en toi de ce qui est nous. Les lettres, comme le c�ur, se d�chirent. Pardonne-moi ces images. Je sais que tu ne les aimes pas.

 

Me faudra-t-il, en pr�ambule, te raconter l�enterrement ? Sache que tout s�est pass� hier, tr�s t�t le matin, � la cath�drale Saint-Pierre. Le docteur Rigand, je devrais dire mon p�re, a envoy� une belle gerbe, la plus belle : il n�y en avait qu�une. Des roses rouges serties dans une couronne de feuilles sombre et pointues. Une gerbe qui pique. Ma m�re n�aimait pas les fleurs coup�es. Rigand a donc su , jusqu�au dernier signe, humilier celle-l� qui nous fut �trang�re tant on s�acharnait � lui reprocher sa faute, l�accusant de son fils naturel : moi 

 

EXTRAIT 1

 

Voil� donc ce que j'ai retenu par le tissus, la fibre dure des mots, la na�vet� de mon �motion, de ce jour, avant que l'incident survienne. Incident grave puisque le carnet de ce voyage s'arr�te l�. Suivent ensuite des pages blanches, comm h�l�es par le temps, gondol�es par l'extr�me s�cheresse des tiroirs que l'on ferme � double tour, et que j'ouvre ce soir, de nouveau. Grand jour! E tout cela qui fut notre vie il ne reste donc que le poignard de ces notes, une continuit� faite de bribes. Le pr�sent m�me de la narration qui va suivredeviendra, le dernier mot �crit, pass� r�volu, fous que nous sommes de fabriquer du pass� quand ce n'est pas de l'Histoire, avides de laisser une race quand bien m�me le principe de l'union de deux �tres es de ne point marquer. Toujours est-il qu'auhourdhui, 12 mai 1935, j'entreprends de narrer le fait de ce jour pass�, comme le pr�sent ou � venir, puisqu'il devait par la suite s'ancrer en nous et au plus profond de chacun de nous deux, boulverser, tourmenter, jeter des au secours sourds.

R�volu est contenu dans r�volution. Il en est le d�but. Ces jours-l� de janvier, � Taormina, le ciel �tait bas, l'air �tait vif, la mer nerveuse et sombre. Nous avions pris pension en dehors de la ville, Viccolo della Palomba, une ruelle proche du vieux port. Sit�t rentr�s de nos visites et promenades, �peine rafra�chis par l'eau des jarres que nous nous versions tour � tour sur les �paules, les peids dans des vasques de procelaine, vite s�ch�s par ces serviettes rugueuses que nous nous tendions pour nous r�chauffer, nous nous habillions, pour le soir, de batiste et de laine, et nous descendions vers le port, puis la jet�e pour observer la mer, au couchant, et ceux des p�cheurs qui se hasardaient � lancerleurs filets � moins d'une lieue,au large. Nous guettions alors les prises, le miroitement des poissons � la lev�e des nasses et des lignes, jusqu'� ce que la nuit nous encercle.

Sandro est devenu notre ami. Le premier jour. D�s notre arriv�e. Comme s'il nous avais guet�s � la descente du courrier. Mais il me faut pour narrer cela le present indicatif. Non pour cr�er une �ternit�, mais pour respecter ce qui en fait vibre, frissonne, n'en finit pas de fr�mir. Souvenirs : ces bo�tes fr�tillantes d'insectes qui se chevauchent et se reproduisent dans une nuit qui est leur jour. Et voil� qu'� mon tour je croque de l'image!

Sandro vient vers nous, souriant, le cheveux fou, l'oeil vif, main tendue. Il nous surprend en flagrant d�lit de rigueur et de raideur. Nous ne sommes, apr�s tout, que deux voyageurs anonymes guind�s de imidit�. Pourtant, c'est nous qu'il choisit. Il y a dans son regard une connivence amicale, comme un pass� de rapports partag�s, une longue attente enfin sanctionn�e par une �treinte. Nous nous pr�ons � son jeu, ou du moins � ce que, dans un premier temps, nous consid�rons comme ludique : nous lui serrons la main. Il �clate de rire. Ou bien de joie. Il a la main large, empoignate. "Shake-hand" dit-il en nous prenant pour des Anglais. Joseph lui explique que nous sommes natifs du Sud de la France. Tout ceci dans un italien qui tient plus du latin que de la langue officielle. Sandro regarde Joseph, ma regarde. Tour � tour, il nous prend la main, � deux mains. Main portante du dessous, et main couvrante du dessus, ses mains � plat comme pour d'un geste inhabituel, accueillant, nous indiquer qu'il nous guidera. Ce premier geste r�sume tout.

Sandro nous conduit au Vaccolo della Palomba, chez sa grand-m�re qui, dit-il, loue des chambres aussi belles que celles des notables. Il porte nos valises. Hume l'ir et nous conseille de le respirer. Nous nous aprochons de la mer. Il sifflote. Nous le suivons, puis nous l'encadrons. Instinctivement, je retire mon manteau de voyage. Sandro sourit. Est-ce pour ce sourire que, depuis, je n'ai jamais ferm� les boutons d'aucun de mes manteaux, m�me face au froid le plus vif? Ce manteau, tribut, �tait de trop. L'hiver sicilien est dous. Sandro, en chemise, avant-bras nus, semblait me narguer. Je me sentais comme d�guid�. Et lui, plus en accord que moi avec le vent serpentant, levant les poussi�res grises des ruelles, gonflant sur les toits de grands draps blancs. Joseph aussi retira son manteau. Nous �change�mes un regard comlice. Sandro venait de gagner une part profonde de nous-m�mes. Peut-�tre allions-nous enfin apprendre � voyager.

Sandro fait claquer les volets de notre chambre. Sandro se jette qur le grand lit et se fait rebondir de tout son long, de tout son corps, en vantant la qualit� de la couche. Puis devant notre g�ne, il se redresse, remet en place drap, couverture et oreillers, sans un plis, au carr�. Joseph s'approche de la fen�tre. Il m'�vite. Je souris faiblement � Sandro. Il a compris : un seul lit. une obligation pour Joseph et pour moi, un hasard pour nous guider, nous conduire? Sandro fait une moue, hausse l�g�rement les �paules. Sans doute nous croit-il hypocrites. Je lui souris de nouveau. Son regard �tonn� me d�sarme. Il a seize ans � peine. Nous sommes jeunes aussi, Joseph et moi. Toutes ces maladresses sont notre langage, un langage silencieux auquel Sandro participe en ouvrant nos valises et en rangeant pr�cautionneusement nos v�tements. Je me souviens du bruit grin�ant de la prote de l'armoire, des gestes pr�cis de Sandro, du regard �chang� avec Joseph quand il s'est retourn�, un regard amus�, comme une blessure. Et quand Sandro, valisesvides, armoire referm�e, est all� chercher des serviettes et remplir les jarres, Joseph s'est approch� de moi et � murmur� "C'est � prendre ou � prendre. Pas d'alternative�".

A narrer tout cela, le pr�sent qui indique sied a Sandro, mais toute notation virant � Joseph et � moi-m�me me fait basculer dans un pass� compos�, rop compos� peut-�tre quand il s'agit pour moi, ici, espoir sens�, de faire exploser le sens de ce que nous avons v�cu ensemble.

Sandro retire sandales et chemise. Pieds nus, torse nu, v�tu d'un seul pantalon court, il pose � terre les jarres et les vasques. Il dispose les erviettes sur une chaise, et sans que nous lui ayans demand� quoi que ce soit, il attend, un cube de savons � la main, un gant de l'autre. Cette fois, je renvoie � Joseph : "A prendre ou � prendre. Pas d'alternative!"

Etrange rite auquel nous nous soumettons comme des enfants. Or, trois d�cennies plus tard, je me surprends � parler d'�tranget� quand il ne s'agissait que de spontan�it�. Il �tait onze heures du matin. Nous avions pass� une nuit p�nible dans un coche bond� d'hommes, de femmes, d'enfants et d'animaux de toutes sortes, le tout bavardant, pleurant, chantonnant, piaillant. Le jour levant, tant nous �tions serr�s les uns contre les autres, nous avions m�me eu du mal � entrevoir par la porti�re les pentes de l'Etna, deviner, � l'horizon, la mer. Sandro venait de nous rendre � nos mouvement et � nos corps. Et pour ce c�l�brer, il invitait au bapt�me de l'eau.

J'eus alors, ayant pos� mes v�tements � plat sur le lit, la t�te bourdonnante, m'interdisant de juger de la situation en termes amus�s, l'impression de me voir nu et de voir Joseph nu pour la premi�re fois. Pourtant, au Coll�ge, hiver comme printemps ou automne, combien de fois nous �tions-nous douch�s c�te � c�te, nous aspergeant, d�goulinat de cette eau plate que Joseph appelait l'eau j�suite, une eau trop b�nite? Mais l�, triangle, Sandro nous regarde. Je d�couvre Joseph tout comme, le regard droit, presque �tonn�, il d�couvre mon corps en son entier, grandi. Abouti? Comme si sortis d'un �trange cocon, adultes de vingt et quelques ann�es, nous pouvions enfin nous toiser, mesurer la d�mesure de nos corps, tout ce que des ann�es de marche, de lutte, de fugues et de balades avait sculpt� � coeur, � m�me nore peau et au plus r�pondant de nos muscles. Tout un dessin de l'un et l'autre que Sandro, amus� par une g�ne que nous pouvions � peine masquer, d�couvrait avec nous.

Chacun dans notre vasque, nous nous sommes laiss� verser cette eau qui avait une autre teneur. Une fra�cheur neuve. Eau partag�e.

Sandro pose la premi�re jarre, savonne Joseph de dos puis, de face, �cartant les mains, d�couveranr le sexe. Mon regard se pose sur les hanches de Joseph, leur courbe nette, les �paules, les attaches des mains, la nuque. Tout cela est donc lui? Ce tout me surprend er m'appelle. Sandro se tourne alors vers moi. Il fait signe � Joseph de se frotter, de faire mousser. Sandro me savonne de dos, puis de face. J'�carte mes mains, d�couvre mon sexe. Sandro me regarde en souriant et me frotte vivement. Il recule d'un pas. Me fait signe de faire mousser, moi aussi. Puis tour � tour, Sandro soul�ve nos bras, frottenos aisselles avec son savon. Il sifflote encore, nous interroge : "Piacere?"

Puis il s'empare de la seconde jarre e nous rince, par petit jets, en veillant � ne pas trop �clabousser le sol. Il place enfin des serviettes sur nos �paules et nous frote vivement, et l'un, et l'autre. Pour, acte dernier, prendre deux autres serviettes et � genoux devant les vasques, nous essuyer les pieds. Joseph a rougi. Moi aussi. Sandro jette les eaux sales dans un grand broc. "Scusi". Il sort. joseph jette sa serviette mouill�e sur la chaise. Je l'imite. Joseph serre les poings et, � distance, pour jouer, se met en position de boxeur. Je l'imite, en garde. Nous rions. Peur d'une �vidence?

Sandro nettoie le sol et les vasques. Il va et vient, revient avec des jarres pleines qu'il place sur la table de toilette avec des serviettes propres. Ni Joseph ni moi ne nous sommes rhabill�s. Tout est rang�, propre, comme avant. Les bras crois�s, Sandro nous observe longuement. Il baisse les yeux. Croise les pieds. Se frotte les orteils, puis il se retourne, s'approche de la porte, tire le verrou int�rieur, se dirige vers la fen�tre et ferme les volets. "Pergo�" Il nous sourit. S'approche du lit, retire son pantalon et s'allonge, nu, bien au centre, la t�te entre les deux oreillers, les mains derri�re la nuque : "Siamo amici, vero?"

Joseph et moi nous sommes regard�s. Lequel des deux r�p�terait "C'est � prendre ou � prendre" en premier? Mais tout de cette relation des faits surbenus les 5, 6 et 7 janvier de la premi�re ann�e de ce si�cle ne doit pas �tre entendu en termes pittoresques. Ce qui nous arriva, ce premier jour et les jours qui suivirent, ne fut en fait qu'une mise � l'urgence d'un �change, choc des corps, ces immenses sexes.

Interdits, distants, l'un de l'autre et distant du lit, nous nous observions. Nous �coutions les bruits du dehors, le vent frappant, les passants du Viccolo, les douze coups de midi, r�p�t�s comme en echo aux clochers de plusieurs �glises, puis unpas feutr� dans le corridor de la pension. La grand-m�re? Sandro nous fait signe de nous rapprocher. Je fais le premier pas. Joseph nous rejoint. Allong�s tous trois, sur le lit, tremblants, ou bien violents, nous nous sommes heurt�s.

Et � cet instant-l�, vraiment, a commenc� le voyage. Tous les voyages et toutes les aventures. Tout le reste! Une nouvelle vie oblit�rant l'autre. Sandro avait la peau de la mer, brune et sal�e. Je le revois : il embrasse Joseph en premier, les yeux grands ouverts. Il force Joseph � ouvrir les siens. Puis d'une main, dans son dos, il me force � plaquer mon visage contre son buste. J'�coute battre son coeur. Coeur battant. Fort. Sourdement. Comme si toute la terre s'�tait mise � cogner en ce point. Et sur les l�vres de Sandro, j'ai trouv� l'empreinte des l�vres de Joseph. Ce fut notre premier baiser.

A d�couvrir nos corps, nosu venions aussi d'embusquer l'inach�vement de toute certitute, la totale apparence de tout ce qui para�t �tabli. Nous avons joui, tous trois, sans m�me nous toucher. Et pour cette premi�re �treinte jamais mes l�vres, ni mes mains, ni mon corps n'ont fr�l� Joseph. Entre nous, cambr�, s'offrant � l'un et � l'autre, Sandro nous �cartait l'un de l'autre pour, qui sait, nous rapprocher. Et toujours, entre nous il y aura le corps de celui-l�, Sandro Prego, Mister Shake-Hand, Siamo Amici, tous ces noms que nous inventerons � la m�moire tragique ed ce compagnon.

Et si j'annonce cela tragique, c'est pour ce qui se passa apr�s la prise des derni�res notes de voyage. En quelque sorte, les pages blanches.

Sandro nous essuie. Il rit, m'embrasse le ventre, ceint la serviette macul�e autour de ses hanches et se dirige vers la fen�tre, fait claquer les volets e crie en tapant de se poings la rambarde. Un cri rauque, comme pour alerter le ciel et le vent, les yeux clos, visage rencers�. Plus tard, sur le port, en d�jeunant, Sandro fait l'inventaire de tout ce qu'il va nous montrer dans les jours � venir. Combien de temps resterez-vous, demande-t-il? Nous r�pondons "quelques jours�" sans pr�ciser. E en haussant les �paules, il murmure "Sempre". Sandro Sempre

Pendant deux jours, deux nuits, nous n'avons de cesse de le suivre partout. Le mot de "stranieri" semblait ouvrir toutes les portes devant nous. Sandro sait tout de tout. "Qui te l'a dit?" Il ne r�pond pas. Il se croise les doigts, majeur sur index, � chaque main, comme pour conjurer un sort. Et le premier, comme le second soir, au moment de nous quitter, il nous dit "prego" et il nous suit dans la chambre. Lui-m�me pr�pare le lit, tire le loquet, ferme les volets. A genoux au milieu du lit, entre nous, face � nous, belle quinconce, il nous observe, nous saisit des deux mains, puis s'allonge sur le ventre, le visage plaqu� au drap en grognant "Tutto". R�p�tant "Tutto". 
Tout?

Le troisi�me jour, comme chaque jour � l'heure de fin d'apr�s-midi, nous allons guetter Sandro du bout de la digue. Il nous a promis un poisson merveilleux qu'il va p�cher pour nous, nous trois, pour le d�ner. En sortant du port, debout � l'arri�re de sa barque, il nous adresse de grands signes. Le ciel est bas. Le vent du sud est chaud. Un vent impulsif, changeant. Tant�t frisant l'�cume, tant�t plongeant. Joseph me fait remarquer que Sandro est le seul � sortir du port. Aucune barque � l'horizon. Sandro, unique ma^tre � bord, tire une voile, fixe le gouvernail, amarre l'�coute et crie nos deux noms, �clats de voix. Il se penche, saisit les filets � deux mains, les jette par-dessus bord. Le vent vire brusquement. La barque se retourne. Joseph de l�ve "Sandro!" Je me l�ve � mon tour. Je prends Joseph par le bras. Il se d�gage de mon emprise. Il n'y a plus que la coque de la barque, ballott�e par les vagues. Et rien, rien, pas un visage, pas une main. Ai-je pens� un instant que Sandro restait sous l'eau pour nous faire peur? Je me suis mis � courir de rocher en rocher pour approcher de plus pr�s la mer. Vent tournoyant. Comme une tomb�e du ciel, une chute des nuages. Combien de fois avons-nous appel� nore ami, impuissants, combien? "Mais qu'attendent-ils�"

Deux autres barques viennent enfin au secours, harponnent la coque et la tra�nent. Sandro n'a pas reparu. Nous revenons au port. Joseph r�p�te "Il est dessous, dessous, il respire� prisonnier, c'est tout". Mais quand, � bout de souffle, nous atteignons le quai, des hommes plongent, disparaissent, r�apparaissent et adressent aux autres p�cheur le signe du malheur. Harpons, cordes, on retourne la coque, et dans le creux immerg� de la barque, flotte le corps de Sandro, li� aux filets, poignets en sang. Une femme, pr�s de nous, explique qu'il n'est pas mort tout de suite, qu'il a frapp�, battu la paroi de la barque. Elle citedes noms, d'autres noms. D'autres femmes affluent et se signent. Les hommes hissent le corps de Sandro et le d�posent sur le quai. Par respect, nous nous �cartons. Et lorsque, par �lan, je veux revenir au plus pr�s, Joseph me retient. Joseph m'a tenu ainsi longuement, fortement. Jusqu'� trembler. Et quand il m'a l�ch�, je l'ai saisi � mon tour. Nous sommes rest� l�, � distance, jusqu'� ce qu'on emporte le corps de Sandro.

Il fait nuit t�t, en janvier.

 

 

EXTRAIT 2

Ce premier jour de mars 1912, la nouvelle circulait partout de la victoire de Georges Carpentier sur Sullivan. Le championat d'Europe des poids moyens s'�tait d�roul� � Mont�-Carlo. Le champion fran�ais avait mis knock-out son adversaire en deux rounds, s'attribuant facilement un titre dont Martial se r�jouissait. Martial avait treize ans. Nous envisagions secr�tement, toi et moi, de le faire entrer au Coll�ge � son our, et de lui faire pr�parer son baccalaur�at. Sans le vouloir, nous le r�cup�rions! Martial avait tout appris de nous, tellement vite et avec un tel engouement, que m�me sur le terrain de nos connaissances il nous avait rapt�s, comme capt�s du dedans. Martial, brutal, se passionnait de tout. Il r�vait de voyages, et quand nous lui expliquions que nous ne nous �tions d�plac� qu'une fois jusque-l� pour nous rendre � Taormina, il nous jetait : "Vous ne m'emm�nerez jamais, je le sais", ou bien : "Quelle diff�rence y a-t-il entre se d�placer et voyager." Et ni toi ni moi, ne r�pondions. Nous restions justement � nore place, comme pour jalousement ne rien rompre de ce qui s'�tait li� entre nous trois. Martial ironisait souvent. Comme pour nous narguer il lisait surtout celles-l� des pages de journaux qui relataient les faits divers, ou les exploits sprotifs. Comme pour nous surprendre ou faire semblant de bondir hors de notre triangle. Ainsi, il avait �t� frapp� par l'histoire de Paul Cousin, ce gar�on �picier qui, pour faire du scandale et pour causer des ennuis � ses parents, avait en plein apr�s-midi lac�r� dans la galerie Mollien, du mus�e du Louvre, le tableau "Le D�luge" de Nicolas Poussin. "Ce Cousin, c'est un fr�re et je l'admire!", disait-il pour nous provoquer. "Et � quoi ressemblai ce tableau?" je le lui d�crivais. Martial n'en jubilait que plus. "Un beau tableau, encore mieux! Passez-moi un couteau!" Combien de fois, aussi, Martial mima-t-il la mort de Watcher aux commandes de son avion, quand en plein meeting d'aviation de Reims cet homme qui ne pilotait que depuis deux mois, et qui avait d�cid� de voler malgr� le mauvais temps, pour, � peine atteindre l'altitude de deux cents m�tres, piquez du nez et s'�craser au sol. La main de Martial retombait alors en pointe sur la table du d�jeuner. "Je veux avoir un avion, je veux voler moi aussi�" Mais quand il nous appelait de la chambre, quand nous tardions un peu � le rejoindre pour cette sieste qui surait depuis des ann�es, sa voix devenait plus claire, prenait un accent de sinc�rit�. Le seul exploit v�ritablement attendu de lui �tait celui de sa jouissance.

Ce fut ce jour-l�.

 

Pendant tout le repas Martial avait cogn� la table de ses poings, en �clatant de rire. Plusiers fois, il s'�tait lev�, et se mettant en garde, pour rire, face � toi, ou face � moi. Joseph, souviens-toi, il avait simul� le knock-out de Sullivan, puis la victoire de Carpentier; bras lev�, comme si des milliers de gens l'ovationnaient. "Eh bien, vous ne bougez pas, levez-vous! Vous aussi. Saluez!"

J'entre dans la chambre avec Martial. Tu nous suis. Tityre dort sur le lit. Martial le chasse. "V'a-t-en, chat de luxe!" C'est la premi�re fois que Martial pronon�ait le mot luxe. Tityre ne broncha pas. Martial le prend et le jette dans le couloir. Puis il ferme la porte, joue encore au boxeur en arrachant son chandail, puis sa chemise. Il me frappe au ventre, te frappe au visage. Tu te d�fends. Et nous voil� tous les trois � nous battre. En riant. Pour nous retrouver tous deux, toi et moi, le plaquant au sol. Je le tiens par les poignets, tu le tiens par les chevilles. "Forc�ment, vous �tes deux!" Il se cambre, se raidit, se tend. A genoux, au pied du lit, nous le fixons au sol. Il essaie de se d�gager. Violemment. Puis il s'abandonne. Mais c'est poir mieux recommencer, comme si d'une saccade il pouvait se lib�rer. Mais nous le tenons ferme. Tu me regardes, je te regarde et � ce moment-l�, pour la premi�re fois, nous avons eu, 'lun et l'autre, le sentiment que Martial �tait devenu proie. La peur de cette �vidence nous fait peser de tout notre poids sur les bras et les jambes de l'enfant pour le fixer, instant poignat, comme un aboutissement. Ce duvet au-dessus des l�vres, ces poils timides au niveau du sternum, et ce bosquet � la base de son sexe, doigt tendu, congestionn�, vibrant. Martial rit, hoquette, nous insulte, puis rit � nouveau, se cambre de plus belle et brusquement jouit par saccades, deux, trois gicl�es tr�s vives qui atteigne son cou, son visage. Martial pousse des cris . se tend et se courbe encore, puis il se calme, s'allonge. Sa t�te roule sur le c�t�. Il ferme les yeux. Replie les mains sur son sexe, puis s'essuie le menton, les joues, le nez et sourit. Un sourire qui finit en soupir. Comme un grognement.

 

Nous restons � genoux, mains sur les genoux, face � face, toi et moi, impuissant ou bien coupables, � ne pas oser nous regarder. Je me sens brusquement exclu par l'enfant qui n'est plus enfant. Qu'ai-je fait? Qu'avons-nous fait? Cette jouissance fusante, premi�re, montant au visage de Martial, n'est qu'adresse � lui-m�me, s�ve am�re, �trang�re. J'aurais voulu ne pas vivre, ne pas voir �a. une coupure, comme une blessure qui n'en finirait pas de s'ouvrir. Et tout le temps, apr�s, Joseph, qui nous s�para, b�ant, gouffre s'�largissant, pour finalement t'ensevelir, toi, dans un temps premier, et moi, � ce temps que j'attends. Un tempspremier comme jouissance premi�re. Le humain sont fous de semences. Est-ce l� obsessions? Ce texte est gestation.

 

Martial roule sur le c�t�, une fois, deux fois, comme si ivre d'herbe fauch�e, il glissait dans un pr�.Comme si la maison s'�tait mise � tanguer, pour chavirer, nous bloquer et nous noyer. Martial glisse sur le sol, tend la main vers ses v�tements. Il se rhabille, assis par terre, en donnant de temps en temps des coups de poing sur le parquet. Il nous tourne le dos. Il s'en va. Nous le savon. Nous savons aussi qu'il ne reviendra pas, qu'il ne reviendra jamais : il a joui, fin de partie.