Yves Navarre

Le portrait de Julien devant la fenêtre : Roman 

Biblio / Résumé / Chapitre 8

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Paris : R. Laffont, 1979
214 p. ; 22 cm
ISBN 2-221-00221-0 (Br.)

 

Résumé - extrait

Julien Brévaille, dix-huit ans et quelques mois, et Xavier Kappus, juge d’instruction.
Voici leur rencontre, leur dialogue.
A découvrir Julien, accusé d’avoir mis le feu par sept fois à des forêts, le juge Kappus va petit à petit se dévoiler à lui-même.
L’écoute démasque. La compagnie invite.
D’où vient-on que l’on naît jugé d’avance ?
(Source : 4ième de couverture)

>Chapitre 8

Dans cet extrait (le chapitre huit) Julien s’explique sur l’existence de« Loche », individu qu’il présente comme partageant sa cellule et à qui il prétend appartenir (corps et âme).

Mais, après vérification faite auprès du directeur de la prison d’Erzy par le juge, il s’avère qu’il n’y a « aucun condamné du nom ou surnom de Loche… »

 

                                       8

“Oui, Monsieur le juge, Loche c’est vous, c’est lui,
c’est l’autre. C’est qui vous voulez. De temps en
temps, j’appelle au secours, il vient et je partage
tout avec lui. Il est le maître, le frère, mon jumeau.
Dans le parc, déjà, je faisais comme s’il était là.
Fallait bien une compagnie, pendant la journée. A
qui parler. J’avais un jouet, un lapin, en peluche,
tout râpé. Je me grattais le visage avec. C’était le
câlin. De temps en temps, je l’offrais à l’autre.
Tiens ! Prends-le ! L’autre n’en voulait pas. Je gardais
le lapin pour moi, mais j’avais parlé à quelqu’un
de différent, en face. Ça aussi, c’est l’avant-
Brévaille. Ça revient petit à petit, de nuit en nuit.
Il paraît qu’il y a des gens qui payent des fortunes
pour retrouver des souvenirs comme ça. Moi, c’est
revenu, comme aujourd’hui le jour s’est levé.
Content ? C’est votre idée fixe ? Depuis l’arrestation,
vous ne pensez qu’à ça, autour de moi. Vous voulez
savoir pourquoi on peut en arriver là où je suis.
Je suis tout simplement né enfermé et à la tire. Je
suppose que si on n’a pas retrouvé mes parents,
c’est parce qu’ils ne m’avaient pas déclaré. Officiellement.
Pas vrai ? Pas possible ? Pourtant, je suis
sûr ! Avant la couverture, ils ne m’avaient jamais
sorti. Jamais. Je n’ai vu que lui, et qu’elle. Personne
d’autre chez eux, personne d’autre que mon autre,
dans mon parc, qui voulait jamais de mon lapin. Et
pour cause, l’autre n’existait pas. Loche n’existe pas.
Je l’attends. Tout comme je vous attends et vous
attendrai encore quand nous nous quitterons. »

« Ça vous fait sourire ? C’est bien plus tard que j’ai
eu mon nom. Pour la mère Planchet, la grosse
Denise, elle avait des seins comme des ballons de
football et des tabliers qui la sanglaient, j’étais
Julien. Parce que son père s’appelait Julien. Elle
me montrait des photos de lui en me disant qu’il
était mort à la guerre. Fallait voir, le 11 novembre,
au monument aux morts, devant le maire de
Brévaille, elle nous flanquait toujours en premier
rang et moi, tout devant, avec la médaille de son
papa. On la respectait dans le village. On disait
d’elle qu’elle avait du courage. Tous ces petits
qu’elle a remis sur pied ! J’entendais l’expression,
toujours la même, quand j’allais faire les commissions.
Derrière la maison, il y avait un carré de
salades au milieu d’un potager. J’étais le préposé à
l’arrosage mais aussi et surtout le spécialiste des
doryphores. Une année, il y en eut par milliers.
J’avais une boîte de conserve attachée autour du
cou avec une ficelle. J’allais d’un plant de pommes
de terre à l’autre, et je ramassais les bestioles.
Dans la boîte, ça grouillait. Quand la boîte était
pleine, je rentrais. La mère Planchet jetait le tout
dans la cuisinière. Ça cramait. Récompense, elle
me donnait un bonbon à la violette. J’en avais plus
envie. Quand ça cramait, ça faisait un drôle de
bruit. Mission accomplie. J’avais comme une honte.
Ça ne me plaisait pas, parce que la honte, comme
la pitié, ça ne vient pas de très haut. Ça c’est pour
les doryphores. Côté carre de salades, l’ennemi,
c’était la loche. Et là, pas de boîte autour du cou.
Ce n’était plus la récolte, la fierté de la boîte pleine,
mais du travail en solitaire. Fallait les écraser, une
à une. Ça faisait un bruit visqueux sous le pied. A
force, parfois, je glissais, je tombais. Dégoûtant,
mais c’est comme ça. A chaque fois, je leur demandais
pardon, et le pardon c’est comme la honte ou
le reste, ça ne me grandissait pas non plus. La
loche, c’était la victime, sans tête, sans corps, sans
rien. Elle allait là où il fallait pour bouffer, c’est
tout. Elle faisait des trous dans les feuilles de salades.
Et ça, il fallait pas. J’étais là pour l’en empêcher.
Plus j’en écrasais, plus il y en avait. Alors, l’ami
que j’avais pas, je l’ai appelé Loche. On fait de
l’amour avec ce qu’on a, parfois, et surtout avec
ce qu’on n’a pas, tout le temps. Pas vrai, Monsieur
le juge ?  »

« Loche, après, m’a suivi partout. La première
fugue, c’était son idée. Pas la mienne. Il m’a
emmené. Je ne m’en suis même pas rendu compte.
Je l’aurais suivi n’importe où. J’aurais fait n’importe
quoi pour lui tenir la main. Il voulait pas. Il
disait toujours que c’était trop tôt et qu’entre garçons,
ça se faisait pas. Il doit bien y avoir une
raison à tout ça. Et la raison, c’est ce qui vous
intéresse. Il n’y a que ça pour vous convaincre.
C’est votre prise, pour l’escalade. Mal dit mais
c’est dit. Dès que je refile une vérité, ce que
j’ai vécu, ça paraît toujours suspect. Mais vous,
Monsieur le juge, vous écoutez hein ? Chaque fois
que je disais « hein » à Loche, il me répondait
« deux », c’était notre jeu. Je savais compter. Je
comptais les jours. Première fuite. C’est fou ce que
j’ai pu marcher et avoir faim. La technique, c’étaient
les campeurs. Le repas des familles au bord de la
route ou au bord de l’eau. Je m’approchais d’eux.
Ils m’invitaient. Je disais que j’étais de la ferme, à
côté. Je me tenais bien. Ça les épatait. Ils me
posaient des tas de question. Les poules, les lapins,
le fumier. Je répondais la bouche pleine. Loche, lui
se tenait à distance, caché. Après, il disait que je
me rabaissais à bouffer avec les chiens. Mais j’avais
faim. Il attendait. Nous reprenions la route. La
nuit, il y avait toujours une grange. Je me couchais à
côté de lui. Pas contre lui. Pas touche, c’était l’aîné.
C’est toujours l’aîné. Comme vous. Le bout du
chemin. Vous avez u regard, on entre dedans,
Monsieur le juge. C’est donc si grave que ça ? »

« C’était une fugue. Je le savais pas. Je ne l’ai appris
qu’après. J’avais onze ans. Quand nous sommes
arrivés à Dijon, j’ai eu peur. C’était beau. Des
feux rouges partout. Les toits des vieilles maison,
comme des écailles de poissons. Une cathédrale.
Je faisais très attention. J’avais peur de perdre
Loche. J’avais peur tout court. Alors, je lui ai dit
que je voulais rentrer chez la mère Planchet.
Fallait pas manquer la distribution des prix. La fête de
fin d’année. Des bêtises. Nous avons passé une
nuit à la gare. Pas dans la salle d’attente, mais
dans un wagon. Le lendemain matin, j’avais faim,
mais pas d’argent. A l’entrée du buffet de la gare,
je regardais les gens qui entraient, qui sortaient,
pressés, avec leurs valises, leurs sacs, leurs journaux.
J’osais pas demander. Et avec eux, quand on
demande rien, on n’a rien. C’est ça la ville. Je
pouvais même plus faire le coup de la ferme d’à
côté, les œufs frais et tout le tralala. La porte du
buffet me fascinait. J’ai oublié Loche. J’avais rien à
donner à personne, e, échange. J’avais froid. Loche
a dû prendre un train sans moi. Je me suis retrouvé
seul. En fait, j’avais décidé de revenir chez la grosse
Denise. Le seul moyen, c’était de pleurer, comme
les filles, à l’école, quand on les tape à la récré. J’ai
pleuré. De vraies larmes, parce que Loche était
parti sans moi, et de fausse larmes, parce que je
voulais qu’on m’arrête, qu’on m’interroge. Ton
papa ? Ta maman ? Ils parlent tous comme des
gosses, aux gosses, dans ces cas-là. J’ai eu droit à
un café et à deux croissants. Mon premier café
comme une grand, mes premiers croissants, comme
les riches. J’ai vu un commissaire, une assistante
sociale. J’ai découvert le mot fugue. Et j’ai
appris mon nom. Brévaille, Julien Brévaille. C’était
imprimé. Un avis de recherche. Le commissaire
était content. On m’avait retrouvé. Quand on m’a
raccompagné, Denise m’a dit d’aller me coucher.
C’est tout »

« Loche m’écrivait de Paris et me disait de le
rejoindre. A la distribution des prix, on m’a oublié.
Début juillet, j’ai volé l’argent de la mère Planchet
te je suis parti pour Paris. En gare de Dijon, cette
fois, j’étais un voyageur comme les autres. J’ai
acheté un journal, pour faire bien, et j’ai pris le
train. Laroche, Sens, Fontainebleau, c’était comme
le tour du monde. J’avais des culottes courtes, des
baskets et des chaussettes que je remontais tout le
temps. Fallait passer inaperçu. A paris, Loche
m’attendait sur le quai. Ni vu ni connu, je l’ai suivi.
Toujours un pas derrière lui. Sans rien dire. Il m’a
guidé, comme si j’étais avec quelqu’un. Une
protection. Deux jours et deux nuits. Le troisième
jour, en sortant d’une boulangerie, un type
m’observait. Je l’ai abordé, comme on dit. Il n’était pas
français. Il m’a invité à déjeuner. C’était un samedi.
Son jour de congé, disait-il. Il avait peur, très peur.
Il avait très envie de me parler. Loche me disait,
débrouille-toi, va avec lui, c’est ta chance ! Le type
m’a acheté des pantalons et un blouson. Il m’a fait
entrer en cachette dans son hôtel. Il m’a lavé. Il
m’a couché. J’ai dû lui dire qu’il me prenait pour
une femme. J’étais encore plus étonné de découvrir
mon corps que de découvrir Paris. Huit jours plus

tard, un matin, on frappe à la porte de la chambre.
Le patron de l’hôtel et deux policiers en civil. Le
type avait été arrêté. On a essayé de me faire dire
devant lui tout ce qu’il m’avait fait. Je répétais,
c’est moi qui ai voulu, c’est moi qui ai voulu, c’est
moi qui ai voulu ! Ils me secouaient par les bras,
comme ça, très fort. Dis-nous la vérité, petit, et on
sera gentil avec toi ! La vérité ? Gentil ? Sorti de
chez la mère Planchet, neuf ans chez elle, je ne
comprenais pas. Neuf jours dans une chambre
d’hôtel, Porte de la Chapelle et je savais trop.
Loche m’ordonnait de ne pas avouer. Jamais. Rien.
Ils m’ont dit que ça allait me coûter cher. Qu’est-ce
que ça veut dire, cher ? De l’argent ? De la vie ? Ma
peau ? Ils l’ont eue ! Ils l’ont. Bravo. Et ça vous
amuse de me laisser parler, de ne jamais me poser
de questions ? Et en avant pour le premier centre de
redressement. »

« Saint-Jean-d’Estre. Pas encore la prison, mais
tout comme. J’ai appris le métier de menuisier. J’en
ai des échardes plein les doigts. C’est fou ce qu’on
pouvait nous faire raboter pour rien. Loche venait
me voir chaque soir, chaque nuit, dans mon lit,
dans le dortoir. Il me conseillait de me faire bien
voir et d’attendre, surtout d’attendre. Il avait un
plan. Il me disait, quand tu juteras, tu pourras
partir. Pas avant. Passons sur les détails anatomiques.
Les autres ne parlaient que de ça, ça, la
chose, par-devant. Il y avait les grands et les moins
grands, ceux qui pouvaient et ceux qui pouvaient
pas encore, les maîtres et les serviteurs, les protecteurs
et les protégés. Moi, j’avais Loche. Je lui
appartenais. Je tenais à lui, et ça me protégeait.
Comme à Paris, les trois premiers jours. J’avais
Loche dans le regard. Pas touche. Je ne touchais
pas, personne ne me touchait. Ou vous me croyez,
ou bien j’arrête. Avec le type de la Porte de la
Chapelle, j’avais été léché, mouillé, cloué. Petit à
petit, j’ai appris à comprendre ce qu’il m’avait fait.

Et pourquoi. Comme le transport de l’évier au parc,
elle, ou bien la nuit, tendu au-dessus du vide, lui.
Un transport. En sortant de la boulangerie, c’est
moi qui avais souri au mec. C’est moi qui lui ai
parlé le premier. Ça, on a beau le dire, c’est jamais
noté. Le directeur de Saint-Jean-d’Estre m’a lu
une déposition d’accusation qu’il a signée à ma
place en disant que c’était la vérité et l’ordre des
choses. C’est toujours le plus vieux qui détourne,
n’est-ce pas ? Même vous, en ce moment, d’une
certaine manière. Un brin pittoresque et vous écoutez !
Vous enregistrez ? Alors, notez bien que j’étais
intact. Je le suis encore. C’est Brévaille qu’on a
baisé, pas moi. C’est Julien sur qui on a joui, pas
moi. Et Loche sera là jusqu’à ce qu’on me donne
ma carte d’identité. »

« Deux ans à Saint-Jean-d’Estre. Quel âge j’avais ?
Treize ans ? Mais ma date de naissance, la vraie,
vous la connaissez ? Jamais de courrier. Jamais de
visite. Si je vous disais que j’ai même attendu une
lettre de la mère Planchet. Jamais. Fini. Foutu. Un
jour, en pleine nuit, je me suis réveillé. Le ventre
tout mouillé. Je jutais. J’étais fin prêt. A cette
époque-là, vu ma bonne conduite, on m’a changé
de centre. En route pour Lacombe. Et la semi-
surveillance. Je suis arrivé un 7 juin, le 9, j’étais
en cavale dans un camion. Avec un baluchon et
rien que du papier dedans. Où vas-tu ? Rejoindre
mes parents ! Tu voyages seul ? Ils disent que
ça me forme ! Et ainsi de suite. Lyon, Valence,
Avignon, Marseille, je me suis retrouvé à Toulon.
Je faisais les chantiers, les buvettes et beaucoup de
marche à pied. Quand j’avais vraiment sommeil,
j’allais sur les plages, je dormais près des campings.
La nuit, par contre, c’était le guet. Toulon,
c’est à la fois la ville et la mer, la pègre et le
grand style. J’ai su travailler quand il le
fallait. Je me débrouillais. Je prenais des airs de
grand. J’ai rencontré Fausto. Un Sicilien. Poilu.
Velu. Tout doux. J’ai vécu chez lui pendant un
mois. C’était un chez lui, pas l’hôtel. Derrière
les immeubles, les cours, les garages. Une baraque
en dur. Je passais pour son fils. Un fils blond.
Miracolo ! Début août, le jour de sa paye, il a voulu
me faire un cadeau. Je lui ai demandé une montre.
Ça l’a fait rire. Il m’a dit, je vais t’en offrir une
incassable, et il m’a emmené chez le Chinois. J’ai
eu la montre en trois fois, trois séances. Le tatouage
ça fait un peu mal, mais Fausto disait, comma ça,
tu m’oublieras pas. Fin août, un matin, je me suis
réveillé, Fausto n’était plus là. Du fric dans mes
godasses. C’est tout. A cette époque-là, j’ai commencé
à aller au cinéma. J’allais voir les films deux,
dix fois. Il y avait du mouvement, dans la salle. On
me glissait des billets de dix francs, en remerciement.
C’est une caissière qui m’a dénoncé et l’ouvreuse,
avec sa lampe, qui a montré là où d’ordinaire
je me tenais. Je me suis fait embarquer comme
un truand. Les gens, devant le cinéma Le Paris,
me regardaient l’air choqué, ou bien amusé. Quand
je suis arrivé à Viernes, cette fois, c’était la vraie
prison. Je vous en prie, Monsieur le juge, parlez-
moi de vous. Je peux ouvrir la fenêtre ? »

                                9

L’homme seul récapitule. Il rêve de compagnie.

….