Umberto Saba

 

BIOGRAPHIE :

SABA Umberto (1883-1957)

Auteur de plusieurs recueils de poèmes, Il Canzoneri, (1900), Prélude et Fugues, (1928), L'Avertissement, (1934), Les Oiseaux, (1934), le poète italien Umberto Saba considérait que son premier roman Ernesto, qu'il écrivit à l'âge de 70 ans, érait "la plus belle chose en prose qu'il ait écrite". Cependant, il hésitait à publier ce récit. Le roman ne fut jamais achevé et ne parut qu'après la mort de Saba. L'auteur relate la première expérience amoureuse d'un garçon de 16 ans, Ernesto, qui répond avec curiosité et candeur aux avances d'un débardeur et trouve son palisir dans cette aventure. Dans une lettre adressée à son ami Bruno Pincherle (juin 1953), Saba précise que son héros n'a pas d'hinibition, qu'il n'est pas un "décadent" mais un "primitif". Par la suite, le jeune Ernesto tentera une nouvelle expérience avec une prostituée maternelle et tendre qui lui rappelle l'époque où sa nourrice le cajolait.

Le roman s'arrête au moment où Ernesto fait la connaissance d'un jeune viooniste de quinze ans et cette fois il est véritablement amoureux.

Nous ne connaîtrons pas le dénouement de cette nouvelle idylle.

Dans l'épisode que nous reproduisaons, Ernesto, qui travaille dans les bureaux d'une minoterie, rencontre à la porte de l'enrerpise le débardeur avec qui il entame une conversation. "Sauvez-nous du premier péché que l'on commet par surprise", disait Claudel dans Le chemin de la Croix.

(Source : Beau Petit Ami / C. BEURDELEY)

 

SABA, Umberto POLI, dit (1883-1957)

Né à Triestre, Saba publie en 1907 Poèmes de l'adolescence et de la jeunesse. Il doit faire paraître plus de quinze recueils avant d'ateindre la notoriété en 1929 avec Trois poèmes à ma nourrice. Ses Six poèmes de vieillesse (1954) le consacrent comme l'un des plus grand poètes italiens. Il n'osera pas publier son unique roman Ernesto, écrit à l'âge de soixante-dix ans. Ses hériiers attendrons 20 ans pour faire paraître ce récit autobiographique de la première aventure homosexuelle de Saba, à l'âge de seize ans, lorsqu'il était apprenti chez un meunier.

(Source : Larivière)

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Ernesto : Roman

BIBLIO

(Traduit de l'italien par Jean-Marie Roche)
Paris : Éditions du Seuil, 1978
150 p. ; 19 cm
ISBN 2-02-004892-2 (Br.)

 

 

EXTRAIT 1

-Aujourd'hui on est seuls, dit l'homme, voyant qu'Ernesto ne parlait pas. Il avait sorti de la trousse qu'il apportait toujours avec lui, l'aiguille et la ficelle nécessaires à son travail; mais plutôt que travailler, il attendait du garçon un mot qui rappelât leur conversation de la veille et lui servit l'encouragement. Ernesto, on l'a dit se taisait. Il s'était mis près de lui (plus près, peut-être, que d'habitude) et restait debout, la tête basse, jouant avec l'étiquette attachée à l'ouverture d'un sac. A la fin, l'étiquette lui resta dans la main. Il en fit de tout petits morceaux, qu'il jeta.

-Seuls, dit-il finalement, seuls pour une heure.

-En une heure on peut en faire beaucoup de choses, répliqua promptement l'homme.

-Quel genre de choses vous voudriez faire vous?

-Vous ne vous rappelez pas ce dont a parlé hier? Que vous m'aviez presque promis? Savez pas ce qui me plairait tant de vous faire?

-Me la mettre au cul, dit, avec une tranquille innocence, Ernesto.

L'homme resta un peu choqué de la crudité de l'expression, qui, par-dessus tout, le surprenait dans la bouche d'un garçon comme Ernesto. Choqué, et aussi effrayé. Il pensa que le gamin s'était déjà repenti de son demi-consentement, et voulait à présent se moquer de lui. Pire encore; il en avait sans doute parlé à des tiers ou - éventualité redoutable par-dessus toute - il s'était confié à sa mère.

En fait, il s'agissait d'autre chose. Par cette phrase nette et précise, le garçon révélait sans le savoir, ce qui, bien des années plus tard, après bien des expériences et beaucoup de souffrance, allait être son "style": cette façon d'aller au cœur des choses, d'atteindre le noyau incandescent de la vie, en dépassant obstinations et inhibitions, sans périphrases ni détours en parole inutiles; qu'il s'agît des choses jugées basses et vulgaires (voire interdites) ou d'autre jugées "sublimes": les situant - comme fait la Nature - toutes sur le même plan. Mais pour le moment, il n'y pensait certes pas. La phrase (qui avait fait rougir le journalier) lui était venue sur les lèvres parce que la situation la comportait. Il voulait contenter son ami, lui donner du plaisir et éprouver lui-même une sensation nouvelle, désirée justement pour sa nouveauté et son étrangeté. En même temps, il craignait d'avoir mal. Il n'avait pas, à ce moment-là, d'autres préoccupations.

-C'est si bon que ça? dit-il.

-C'est la plus belle chose du monde.

-Pour vous peut-être, mais pour moi…

-Pour vous aussi… Vous l'avez jamais fait avec un homme?

-Jamais… Et vous avec d'autres garçons?

-Beaucoup. Mais aucun beau comme vous.

L'homme chercha à donner une caresse à Ernesto, que le garçon esquiva en tournant à peine le visage.

-Et eux, qu'est-ce qu'ils disent?

-Rien. Ils disaient rien. Ils étaient contents. Certains même me le demandaient.

Le regard d'Ernesto tomba sur un endroit du corps de l'homme qui disait assez visiblement son excitation.

-Faites-la voir.

-Volontiers, dit l'homme.

Et il allait ouvrir pour leur satisfaction à tous deux, quand le garçon l'arrêta.

-Je vous le sors moi. Je peux?

-Sûr, vous pouvez.

Ernesto voulut faire selon son caprice. Mais il s'embarrassa dans la chemise colorée au point que l'homme dut l'aider.

-Grande, dit-il, mi-effrayé mi-amusé; le double de la mienne.

-Parce que vous êtes jeune. Attendez d'avoir mon âge; alors…

Le garçon avait à peine allongé la main que l'homme l'arrêta:

"Non, pas avec la main, sinon vous me faites jouir.

-Et c'est pas ce que vous voulez?

-Si, mais pas dans la main.

-Ah! fit Ernesto.

Et il retira la main, comme d'une chose interdite. L'homme ne cessait de se rapprocher.

"J'ai peur, dit Ernesto.

-De quoi? vous savez que je ne vous veux que du bien.

-Je vous crois, sinon… Mais j'ai peur que vous me fassiez mal, quand même.

-Moi, mal, à vous? Je sais comment on traite un garçon que le fait la première fois, et vous plus qu'un autre.

-Vous allez pas le mettre tout entier?

-Vous êtes fou? L'homme souriait. Un rien, à peine le bout.

-Oui. Maintenant vous dites ça… Mais après, si vous commencez à y prendre goût…

"Adorable" pensa l-homme. Et il se promettait à nouveau de ne faire au garçon le moindre mal, dût-il en éprouver moins de plaisir.

-Plutôt, dit-il, que de vous faire mal, je me la taillerais tout seul.

Et il tenta de lui donner un baiser, qu'Ernesto esquiva comme il avait d'abord esquivé la caresse.

-Baissez votre culotte, allez, implora l'homme, sinon le temps passe et on peut rien conclure.

-Et vous vous voulez conclure? dit Ernesto en riant.

-Vous aussi, vous voulez; on est là pour ça? Du moment - ajouta--il presqu'à voix basse et hâtivement - qu'après, vous ne soyez pas fâché.

-Si c'est moi qui vous le dis. Mais… à une condition.

-Laquelle?

L'homme ne comprenait pas à quoi voulait faire allusion Ernesto.

S'il n'avait pas été pauvre et le garçon riche (du moins le pensait-il), il aurait craint une demande d'argent, qui aurait tout gâté.

-Vous devez me juger que si je dis : assez, ce sera assez. Et à n'importe quel moment.

-Je suis sûr que vous n'aurez pas besoin de dire assez. Mais je vous le promets quand même.

-Il ne suffit pas de promettre; il faut jurer.

L'homme rit.

-Sur quoi voulez-vous que je jure?

-Ne riez pas. Vous devez me donner votre parole d'honneur.

Et le garçon tendit la main, comme pour sceller un contrat.

L'homme la lui serra.

-A n'importe quel moment. Et aussitôt, confirma-t-il.

Ernesto parut tranquillisé.

-Alors… si vraiment vous voulez…

-Dieu vous bénisse! et maintenant, enlevez votre veste - l'homme avait déjà retiré la sienne - , et baissez votre culotte.

-Vous aussi, dit Ernesto.

-Oui bien sûr.

L'homme s'apprêtait quand Ernesto eut un nouveau caprice.

-Moi je vous la baisse à vous, et vous à moi. Je peux?

L'homme accepta tout.

"Et maintenant; demanda Ernesto, où voulez-vous qu'on se mette?

-Là, indiqua l'homme.

Et de la tête, il montra un tas de sacs assez bas, sur le dessus desquels était celui auquel Ernesto avait, dans sa perplexité, arraché et déchiqueté l'étiquette. C'étaient des sacs de grandeur moyenne; ils contenaient de la farine marquée double zéro : la qualité la plus blanche et la plus fine qu'il y eût dans le commerce, si bien qu'en raison du prix, rares étaient les boulangeries qui la demandaient. Les sacs s'amoncelaient à une hauteur qui semblait préparée sur mesure, sous un arc, dans un recoin écarté du dépôt, où personne - excepté l’œil de Dieu - ne pouvait les surprendre.

Ernesto fit comme le voulait son ami; il se plia à demi, en prenant appui sur les sacs. L'homme lui vint dessus et, lentement, releva la chemisette que le garçon avait, par coquetterie inconsciente, ou plus probablement, à cause du trouble dont il se sentait envahi, oublié de relever. C'était la dernière défense, le dernier abri entre lui et l'irréparable. L'homme et le garçon tremblaient autant l'un que l'autre.

L'homme caressa ce qu'il avait lentement mis à nu, mais peu, car il craignait d'impatienter le garçon. Pour la même raison, il s'abstint de lui dire certaines paroles tendres qui lui venaient du cœur, pleines de gratitude et d'admiration : difficilement Ernesto les aurait appréciées; peut-être ne les aurait-il même pas entendues; L'homme prononça, au contraire, une phrase brutale, comme en réponse à celle que le garçon avait prononcée peu de minutes auparavant, et qui l'avait presque fait rougir.

Ernesto ne répondit pas. Tout à sa curiosité et à son appréhension, il n'aurait pu parler, quand bien même il l'eût voulu Et du reste, qu'avait-il à dire? Il entendit que l'homme lui demandait de modifier un peu la position, et il obéit comme à un ordre. "Je suis perdu", pensa-t-il dans un éclair, mais sans aucun regret, aucun désir de revenir en arrière. Puis il éprouva une étrange sensation de chaud 'non dépourvue, au début, de douceur), lorsque l'homme trouva et établit le contact. Ils ne dirent rien ni l'un ni l'autre: "seul un ange"! échappa à l'homme, peu avant de jouir, et le garçon émit un "aïe!" préventif, quand il lui sembla que l'autre poussait trop.

Mais l'homme maintint sa promesse; il ne lui fit (et chercha à ne lui faire) aucun mal. Tout, du reste, se passa plus simplement, et dura moins, qu'Ernesto l'avait prévu. Tandis qu'il faisait le geste de se relever, l'homme lui dit de rester un instant encore sans bouger.

"Quoi encore, à présent?", pensa-t-il, mais il fut rassuré quand il vit que l'homme prenait dans sa poche un mouchoir. Il voulait seulement (attention de sa part, ou désir d'effacer toute trace) le nettoyer. Ernesto se sentait, en cet instant, un petit enfant. Mais aussi, comme un petit enfant, désorienté et confus.

-Vous avez été bon, bon comme le pain, dit l'homme quand lui et le garçon se furent rhabillés et eurent secoué la poussière de leurs vêtements.

Ernesto, tout en fronçant les sourcils, agréa le compliment.

-Vous avez pris du plaisir? demanda-t-il.

-C'était le paradis. Mais vous aussi, vous vous êtes amusé; avouez.

-Pas tant que ça! Au début un peu; après ça m'a même fait mal. J'ai crié.

-Crié?

Vous n'avez pas entendu, quand j'ai crié "Aïe"?… Et vous pourquoi vous m'avez appelé Ange?

-Je devais vous appeler autrement?

Les anges ne font pas ces choses-là, fit Ernesto presque sévère. Ils ont même pas de corps.

-On a joui ensemble dit l'homme.

-Comment faites-vous pour le savoir?

-J'ai senti quand vous avez joui; ces choses, on les sent toujours. Et puis regardez là…

-Où? demanda Ernesto inquiet.

L'homme indiqua une tache restée sur le sac de farine double zéro, celui-là même dont il avait arraché l'étiquette, et sur lequel il avait plié son corps.

Ernesto regarda, et accusa le coup.

-Ca se voit, dit-il; il faudra retourner le sac. Vous ne voulez pas qu'on le retourne?

-Qui voulez-vous qui comprenne? Mais si vous y tenez vraiment, tout à l'heure je le retournerai.

Il y eut un silence, un malaise qui dura assez longtemps.

L'homme était devenu pensif presque sombre.

A quoi pensez-vous? demanda Ernesto, vaguement impressionné.

-Je pense que je dois vous dire une chose qu'il me répugne à dire. Peut-être devrais-je vous le dire avant… Vous n'allez pas raconter ce que nous avons fait?

-A qui voulez-vous que je le raconte? Je ne suis quand même pas stupide; je sais parfaitement ce qui peut et ce qui ne peut pas se dire.

L'homme eut l'air soulagé. Mais il restait à dire le plus dur.

-Vous savez, ces choses là c'est dangereux. Les gens ne les comprennent pas, et puis… on peut même aller en prison.

-Je sais ça aussi, lança triomphalement Ernesto. J'ai lu dans le journal l'histoire de deux comme nous : un homme et un jeunot. Ils les ont pris dans une cabine de bain. L'article était intitulé Effets d'un bain de mer. Le jeunot a écopé de quatre mois, et l'homme de six.

Bouh! dit-il avec une intonation bizarre.

-Et après dit l'homme pour en rajouter, il ne reste plus qu'à se jeter dans la mer, de honte.

Mais à tourmenter ainsi le garçon, il éprouvait du remord.

-N'y pensez plus, dit celui-ci pour le consoler. Il suffit de ne pas se faire pincer, comme ces deux idiots. C'est le garçon de bains, qui les croyait partis, et qui, ouvrant la porte, les a cueillis sur le fait; et au lieu de se taire, cet imbécile a fait un raffut du diable. Moi, au contraire, sans que vous vous en aperceviez, je me suis d'abord bien assuré que vous aviez mis le cadenas à la porte.

Ernesto sourit. L'homme restait pensif, presque triste.

-"C'est plutôt autre chose qui m'inquiète, dit Ernesto.

-Quoi d'autre? L'homme était de nouveau anxieux.

-Je me demande comment je ferai ce soir pour regarder en face ma maman.

 

 

EXTRAIT 2

 

-Y en a marre, dit-il un autre jour. Je voudrais bien le faire une fois, moi aussi.

C'était ce que l'homme avait prévu, et redoutait. On l'a dit : il redoutait les femmes. Il aurait préféré qu'Ernesto apaise son désir auprès d'un garçon de son âge; le mal - l'offense - lui aurait alors semblé moins grand.

-Lui faire à qui? demanda l'homme.

-A vous, par exemple.

Et il regarda l'autre, mais cette fois encore sans grande conviction.

L'homme rit; mais d'un rire qui, à Ernesto, parut méchant. En réalité, c'était le rire d'une personne embarrassée.

-Le faire avec un homme, c'est pas beau. C'est des choses qu'on fait seulement aux petits jeunes, avant qu'ils aient la barbe, avant…

Il allait dire : avant qu'ils aillent chez les femmes; il s'arrêta à temps.

"Quel plaisir vous croyez d'y trouver, avec quelqu'un qui a ces moustaches que vous me voyez?

Et il se passa la main sur les joues.

"Si j'étais un garçon de vôtre âge, là oui, j'échangerais les rôles volontiers.

-pouvez pas vous les couper? demanda Ernesto.

Mais avant d'avoir parlé il avait compris qu'il allait dire une grosse bêtise.

-Ça changerai rien, je resterais pas moins un homme.

 

 

VIRTUEL