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A rebours [Document électronique] / J. K. Huysmans



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notice :
à en juger par les quelques portraits conservés
au château de Lourps, la famille des Floressas
des Esseintes avait été, au temps jadis, composée
d' athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres.
Serrés, à l' étroit dans leurs vieux cadres qu' ils
barraient de leurs fortes épaules, ils alarmaient
avec leurs yeux fixes, leurs moustaches en
yatagans, leur poitrine dont l' arc bombé
remplissait l' énorme coquille des cuirasses.
Ceux-là étaient les ancêtres ; les portraits de
leurs descendants manquaient ; un trou existait
dans la filière des visages de cette race ; une
seule toile servait d' intermédiaire, mettait un
point de suture entre le passé et le présent,
une tête mystérieuse et rusée, aux traits morts et
tirés, aux pommettes ponctuées d' une virgule de
fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles,
au col tendu et peint, sortant des cannelures
d' une rigide fraise.
Déjà, dans cette image de l' un des plus intimes

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familiers du duc d' épernon et du marquis
D' O, les vices d' un tempérament appauvri, la
prédominance de la lymphe dans le sang,
apparaissaient.
La décadence de cette ancienne maison avait,
sans nul doute, suivi régulièrement son cours ;
l' effémination des mâles était allée en
s' accentuant ; comme pour achever l' oeuvre des âges,
les Des Esseintes marièrent, pendant deux siècles,
leurs enfants entre eux, usant leur reste de
vigueur dans les unions consanguines.
De cette famille naguère si nombreuse qu' elle
occupait presque tous les territoires de
l' île-De-France et de la Brie, un seul rejeton
vivait, le duc Jean, un grêle jeune homme de
trente ans, anémique et nerveux, aux joues caves,
aux yeux d' un bleu froid d' acier, au nez éventé
et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes.
Par un singulier phénomène d' atavisme, le
dernier descendant ressemblait à l' antique aïeul,
au mignon, dont il avait la barbe en pointe d' un
blond extraordinairement pâle et l' expression
ambiguë, tout à la fois lasse et habile.
Son enfance avait été funèbre. Menacée de
scrofules, accablée par d' opiniâtres fièvres, elle
parvint cependant, à l' aide de grand air et de
soins, à franchir les brisants de la nubilité, et
alors les nerfs prirent le dessus, matèrent les
langueurs et les abandons de la chlorose, menèrent
jusqu' à leur entier développement les progressions
de la croissance.

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La mère, une longue femme, silencieuse et
blanche, mourut d' épuisement ; à son tour le
père décéda d' une maladie vague ; Des Esseintes
atteignait alors sa dix-septième année.
Il n' avait gardé de ses parents qu' un souvenir
apeuré, sans reconnaissance, sans affection. Son
père, qui demeurait d' ordinaire à Paris, il le
connaissait à peine ; sa mère, il se la rappelait,
immobile et couchée, dans une chambre obscure du
château de Lourps. Rarement, le mari et la femme
étaient réunis, et de ces jours-là, il se
remémorait des entrevues décolorées, le père et la
mère assis, en face l' un de l' autre, devant un
guéridon qui était seul éclairé par une lampe au
grand abat-jour très baissé, car la duchesse ne
pouvait supporter sans crises de nerfs la clarté
et le bruit ; dans l' ombre, ils échangeaient deux
mots à peine, puis le duc s' éloignait indifférent
et ressautait au plus vite dans le premier train.
Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour
faire ses classes, son existence fut plus
bienveillante et plus douce. Les pères se mirent
à choyer l' enfant dont l' intelligence les
étonnait ; cependant, en dépit de leurs efforts,
ils ne purent obtenir qu' il se livrât à des
études disciplinées ; il mordait à certains
travaux, devenait prématurément ferré sur la
langue latine, mais, en revanche, il était
absolument incapable d' expliquer deux mots de
grec, ne témoignait d' aucune aptitude pour les
langues vivantes, et il se révéla tel qu' un
être parfaitement obtus, dès qu' on

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s' efforça de lui apprendre les premiers éléments
des sciences.
Sa famille se préoccupait peu de lui ; parfois
son père venait le visiter au pensionnat : " bonjour,
bonsoir, sois sage et travaille bien " . Aux vacances,
l' été, il partait pour le château de Lourps ;
sa présence ne tirait pas sa mère de ses rêveries ;
elle l' apercevait à peine, ou le contemplait,
pendant quelques secondes, avec un sourire
presque douloureux, puis elle s' absorbait de
nouveau dans la nuit factice dont les épais rideaux
des croisées enveloppaient la chambre.
Les domestiques étaient ennuyés et vieux.
L' enfant, abandonné à lui-même, fouillait dans
les livres, les jours de pluie, errait, par les
après-midi de beau temps, dans la campagne.
Sa grande joie était de descendre dans le vallon,
de gagner Jutigny, un village planté au
pied des collines, un petit tas de maisonnettes
coiffées de bonnets de chaume parsemés de
touffes de joubarbe et de bouquets de mousse.
Il se couchait dans la prairie, à l' ombre des
hautes meules, écoutant le bruit sourd des
moulins à eau, humant le souffle frais de la
Voulzie. Parfois, il poussait jusqu' aux
tourbières, jusqu' au hameau vert et noir de
Longueville, ou bien il grimpait sur les côtes
balayées par le vent et d' où l' étendue était
immense. Là, il avait d' un côté, sous lui, la vallée
de la Seine, fuyant à perte de vue et se confondant
avec le bleu du ciel fermé au loin ; de l' autre,
tout en haut, à l' horizon, les

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églises et la tour de Provins qui semblaient
trembler, au soleil, dans la pulvérulence dorée
de l' air.
Il lisait ou rêvait, s' abreuvait jusqu' à la nuit
de solitude ; à force de méditer sur les mêmes
pensées, son esprit se concentra et ses idées
encore indécises mûrirent. Après chaque vacance,
il revenait chez ses maîtres plus réfléchi
et plus têtu ; ces changements ne leur échappaient
pas ; perspicaces et retors, habitués par
leur métier à sonder jusqu' au plus profond des
âmes, ils ne furent point les dupes de cette
intelligence éveillée mais indocile ; ils
comprirent que jamais cet élève ne contribuerait à
la gloire de leur maison, et comme sa famille était
riche et paraissait se désintéresser de son avenir,
ils renoncèrent aussitôt à le diriger sur les
profitables carrières des écoles ; bien qu' il
discutât volontiers avec eux sur toutes les
doctrines théologiques qui le sollicitaient par
leurs subtilités et leur arguties, ils ne songèrent
même pas à le destiner aux ordres, car malgré leurs
efforts sa foi demeurait débile ; en dernier
ressort, par prudence, par peur de l' inconnu, ils
le laissèrent travailler aux études qui lui
plaisaient et négliger les autres, ne voulant pas
s' aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries
de pions laïques.
Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant
à peine le joug paternel des prêtres ; il continua
ses études latines et françaises, à sa guise, et,

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encore que la théologie ne figurât point dans les
programmes de ses classes, il compléta
l' apprentissage de cette science qu' il avait
commencée au château de Lourps, dans la
bibliothèque léguée par son arrière-grand-oncle
Dom Prosper, ancien prieur des chanoines
réguliers de saint-Ruf.
Le moment échut pourtant où il fallut quitter
l' institution des jésuites ; il atteignait sa
majorité et devenait maître de sa fortune ; son
cousin et tuteur le comte De Montchevrel lui
rendit ses comptes. Les relations qu' ils
entretinrent furent de durée courte, car il ne
pouvait y avoir aucun point de contact entre ces
deux hommes dont l' un était vieux et l' autre
jeune. Par curiosité, par désoeuvrement, par
politesse, Des Esseintes fréquenta cette
famille et il subit, plusieurs fois, dans
son hôtel de la rue de la chaise, d' écrasantes
soirées où des parents, antiques comme le monde,
s' entretenaient de quartiers de noblesse, de lunes
héraldiques, de cérémoniaux surannés.
Plus que ces douairières, les hommes rassemblés
autour d' un wisth, se révélaient ainsi que des
êtres immuables et nuls ; là, les descendants des
anciens preux, les dernières branches des races
féodales, apparurent à Des Esseintes sous les
traits de vieillards catarrheux et maniaques,
rabâchant d' insipides discours, de centenaires
phrases. De même que dans la tige coupée d' une
fougère, une fleur de lis semblait seule empreinte
dans la pulpe ramollie de ces vieux crânes.
Une indicible pitié vint au jeune homme pour

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ces momies ensevelies dans leurs hypogées pompadour
à boiseries et à rocailles, pour ces maussades
lendores qui vivaient, l' oeil constamment
fixé sur un vague Chanaan, sur une imaginaire
Palestine.
Après quelques séances dans ce milieu, il se
résolut, malgré les invitations et les reproches, à
n' y plus jamais mettre les pieds.
Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de
son âge et de son monde.
Les uns, élevés avec lui dans les pensions
religieuses, avaient gardé de cette éducation
une marque spéciale. Ils suivaient les offices,
communiaient à pâques, hantaient les cercles
catholiques et ils se cachaient ainsi que d' un
crime des assauts qu' ils livraient aux filles, en
baissant les yeux. C' étaient, pour la plupart, des
bellâtres inintelligents et asservis, de victorieux
cancres qui avaient lassé la patience de leurs
professeurs, mais avaient néanmoins satisfait à
leur volonté de déposer, dans la société, des êtres
obéissants et pieux.
Les autres, élevés dans les collèges de l' état ou
dans les lycées, étaient moins hypocrites et plus
libres, mais ils n' étaient ni plus intéressants ni
moins étroits. Ceux-là étaient des noceurs, épris
d' opérettes et de courses, jouant le lansquenet et
le baccarat, pariant des fortunes sur des
chevaux, sur des cartes, sur tous les plaisirs chers
aux gens creux. Après une année d' épreuve, une
immense lassitude résulta de cette compagnie

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dont les débauches lui semblèrent basses et faciles,
faites sans discernement, sans apparat
fébrile, sans réelle surexcitation de sang et de
nerfs.
Peu à peu, il les quitta, et il approcha les
hommes de lettres avec lesquels sa pensée devait
rencontrer plus d' affinités et se sentir mieux à
l' aise. Ce fut un nouveau leurre ; il demeura
révolté par leurs jugements rancuniers et mesquins,
par leur conversation aussi banale qu' une
porte d' église, par leurs dégoûtantes discussions,
jaugeant la valeur d' une oeuvre selon le nombre des
éditions et le bénéfice de la vente. En même
temps il aperçut les libres penseurs, les
doctrinaires de la bourgeoisie, des gens qui
réclamaient toutes les libertés pour étrangler les
opinions des autres, d' avides et d' éhontés puritains,
qu' il estima, comme éducation, inférieurs au
cordonnier du coin.
Son mépris de l' humanité s' accrut ; il comprit
enfin que le monde est, en majeure partie, composé
de sacripants et d' imbéciles. Décidément, il
n' avait aucun espoir de découvrir chez autrui
les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun
espoir de s' accoupler avec une intelligence
qui se complût, ainsi que la sienne, dans une
studieuse décrépitude, aucun espoir d' adjoindre
un esprit pointu et chantourné tel que le sien,
à celui d' un écrivain ou d' un lettré.
énervé, mal à l' aise, indigné par l' insignifiance
des idées échangées et reçues, il devenait

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comme ces gens dont a parlé Nicole, qui sont
douloureux partout ; il en arrivait à s' écorcher
constamment l' épiderme, à souffrir des balivernes
patriotiques et sociales débitées, chaque
matin, dans les journaux, à s' exagérer la portée
des succès qu' un tout-puissant public réserve
toujours et quand même aux oeuvres écrites sans
idées et sans style.
Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un
désert confortable, à une arche immobile et tiède
où il se réfugierait loin de l' incessant déluge
de la sottise humaine.
Une seule passion, la femme, eût pu le retenir
dans cet universel dédain qui le poignait, mais
celle-là était, elle aussi, usée. Il avait touché
aux repas charnels, avec un appétit d' homme
quinteux, affecté de malacie, obsédé de fringales
et dont le palais s' émousse et se blase vite ; au
temps où il compagnonnait avec les hobereaux,
il avait participé à ces spacieux soupers où des
femmes soûles se dégrafent au dessert et battent
la table avec leur tête ; il avait aussi parcouru
les coulisses, tâté des actrices et des chanteuses,
subi, en sus de la bêtise innée des femmes, la
délirante vanité des cabotines ; puis il avait
entretenu des filles déjà célèbres et contribué
à la fortune de ces agences qui fournissent,
moyennant salaire, des plaisirs contestables ;
enfin, repu, las de ce luxe similaire, de ces
caresses identiques, il avait plongé dans les
bas fonds, espérant ravitailler ses désirs par
le contraste,

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pensant stimuler ses sens assoupis par l' excitante
malpropreté de la misère.
Quoi qu' il tentât, un immense ennui l' opprimait.
Il s' acharna, recourut aux périlleuses caresses
des virtuoses, mais alors sa santé faiblit et
son système nerveux s' exacerba ; la nuque
devenait déjà sensible et la main remuait, droite
encore lorsqu' elle saisissait un objet lourd,
capricante et penchée quand elle tenait quelque
chose de léger tel qu' un petit verre.
Les médecins consultés l' effrayèrent. Il était
temps d' enrayer cette vie, de renoncer à ces
manoeuvres qui alitaient ses forces. Il demeura,
pendant quelque temps, tranquille ; mais bientôt
le cervelet s' exalta, appela de nouveau aux armes.
De même que ces gamines qui, sous le coup de
la puberté, s' affament de mets altérés ou abjects,
il en vint à rêver, à pratiquer les amours
exceptionnelles, les joies déviées ; alors, ce
fut la fin ; comme satisfaits d' avoir tout épuisé,
comme fourbus de fatigues, ses sens tombèrent en
léthargie, l' impuissance fut proche.
Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul,
abominablement lassé, implorant une fin que la
lâcheté de sa chair l' empêchait d' atteindre.
Ses idées de se blottir, loin du monde, de se
calfeutrer dans une retraite, d' assourdir, ainsi
que pour ces malades dont on couvre la rue de
paille, le vacarme roulant de l' inflexible vie,
se renforcèrent.
Il était d' ailleurs temps de se résoudre ; le

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compte qu' il fit de sa fortune l' épouvanta ; en
folies, en noces, il avait dévoré la majeure
partie de son patrimoine, et l' autre partie,
placée en terres, ne rapportait que des intérêts
dérisoires.
Il se détermina à vendre le château de Lourps
où il n' allait plus et où il n' oubliait derrière
lui aucun souvenir attachant, aucun regret ; il
liquida aussi ses autres biens, acheta des rentes
sur l' état, réunit de la sorte un revenu annuel de
cinquante mille livres et se réserva, en plus, une
somme ronde destinée à payer et à meubler la
maisonnette où il se proposait de baigner dans
une définitive quiétude.
Il fouilla les environs de la capitale, et
découvrit une bicoque à vendre, en haut de
Fontenay-Aux-Roses, dans un endroits écarté,
sans voisins, près du fort : son rêve était
exaucé ; dans ce pays peu ravagé par les parisiens,
il était certain d' être à l' abri ; la difficulté
des communications mal assurées par un ridicule
chemin de fer, situé au bout de la ville, et par
de petits tramways, partant et marchant à leur
guise, le rassurait. En songeant à la nouvelle
existence qu' il voulait organiser, il éprouvait
une allégresse d' autant plus vive qu' il se voyait
retiré assez loin déjà, sur la berge, pour que le
flot de Paris ne l' atteignît plus et assez près
cependant pour que cette proximité de la capitale
le confirmât dans sa solitude. Et, en effet,
Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté, sans
voisins, près du fort : son rêve était exaucé ;
dans ce pays peu ravagé par les parisiens, il
était certain d' être à l' abri ; la difficulté
des communications mal assurées par un ridicule
chemin de fer, situé au bout de la ville, et par
de petits tramways, partant et marchant à leur
guise, le rassurait. En songeant à la nouvelle
existence qu' il voulait organiser, il éprouvait
une allégresse d' autant plus vive qu' il se
voyait retiré assez loin déjà, sur la berge,
pour que le flot de Paris ne l' atteignît plus
et assez près cependant pour que cette proximité
de la capitale le confirmât dans sa solitude.
Et, en effet, puisqu' il suffit qu' on soit dans
l' impossibilité de se rendre à un endroit

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pour qu' aussitôt le désir d' y aller vous prenne
il avait des chances, en ne se barrant pas
complètement la route, de n' être assailli par
aucun (...) gain de société, par aucun regret.
Il mit les maçons sur la maison qu' il avait
acquise, puis, brusquement, un jour, sans faire
part à qui que ce fût de ses projets, il se
débarrassa de son ancien mobilier, congédia ses
domestiques et disparut, sans laisser au
concierge aucune adresse.

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I
plus de deux mois s' écoulèrent avant que Des
Esseintes pût s' immerger dans le silencieux repos
de sa maison de Fontenay ; des achats de toute
sorte l' obligeaient à déambuler encore dans Paris,
à battre la ville d' un bout à l' autre.
Et pourtant à quelles perquisitions n' avait-il
pas eu recours, à quelles méditations ne s' était-il
point livré, avant que de confier son logement aux
tapissiers !
Il était depuis longtemps expert aux sincérités
et aux faux-fuyants des tons. Jadis, alors qu' il
recevait chez lui des femmes, il avait composé
un boudoir où, au milieu des petits meubles sculptés
dans le pâle camphrier du Japon, sous une espèce
de tente en satin rose des Indes, les chairs se
coloraient doucement aux lumières apprêtées que
blutait l' étoffe.
Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se
renvoyaient à perte de vue, dans les murs, des
enfilades de boudoirs roses, avait été célèbre
parmi les filles qui se complaisaient à tremper
leur nudité dans ce bain d' incarnat tiède

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qu' aromatisait l' odeur de menthe dégagée par le bois
des meubles.
Mais, en mettant même de côté les bienfaits de
cet air fardé qui paraissait transfuser un nouveau
sang sous les peaux défraîchies et usées par
l' habitude des céruses et l' abus des nuits, il
goûtait pour son propre compte, dans ce languissant
milieu, des allégresses particulières, des plaisirs
que rendaient extrêmes et qu' activaient, en
quelque sorte, les souvenirs des maux passés,
des ennuis défunts.
Ainsi, par haine, par mépris de son enfance, il
avait pendu au plafond de cette pièce une petite
cage en fil d' argent où un grillon enfermé
chantait comme dans les cendres des cheminées du
château de Lourps ; quand il écoutait ce cri tant
de fois entendu, toutes les soirées contraintes et
muettes chez sa mère, tout l' abandon d' une
jeunesse souffrante et refoulée, se bousculaient
devant lui, et alors, aux secousses de la femme
qu' il caressait machinalement et dont les paroles
ou le rire rompaient sa vision et le ramenaient
brusquement dans la réalité, dans le boudoir,
à terre, un tumulte se levait en son âme, un
besoin de vengeance des tristesses endurées, une
rage de salir par des turpitudes des souvenirs
de famille, un désir furieux de panteler sur des
coussins de chair, d' épuiser jusqu' à leurs
dernières gouttes, les plus véhémentes et les plus
âcres des folies charnelles.
D' autres fois, encore, quand le spleen le pressait,

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quand par les temps pluvieux d' automne, l' aversion
de la rue, du chez soi, du ciel en boue
jaune, des nuages en macadam, l' assaillait, il se
réfugiait dans ce réduit, agitait légèrement la
cage et la regardait se répercuter à l' infini dans
le jeu des glaces, jusqu' à ce que ses yeux
grisés s' aperçussent que la cage ne bougeait
point, mais que tout le boudoir vacillait et
tournait, emplissant la maison d' une valse
rose.
Puis, au temps où il jugeait nécessaire de se
singulariser, Des Esseintes avait aussi créé des
ameublements fastueusement étranges, divisant
son salon en une série de niches, diversement
tapissées et pouvant se relier par une subtile
analogie, par un vague accord de teintes joyeuses
ou sombres, délicates ou barbares, au caractère des
oeuvres latines et françaises qu' il aimait. Il
s' installait alors dans celle de ces niches dont le
décor lui semblait le mieux correspondre à l' essence
même de l' ouvrage que son caprice du moment
l' amenait à lire.
Enfin, il avait fait préparer une haute salle,
destinée à la réception de ses fournisseurs ; ils
entraient, s' asseyaient les uns à côté des autres,
dans des stalles d' église, et alors il montait dans
une chaire magistrale et prêchait le sermon sur
le dandysme, adjurant ses bottiers et ses tailleurs
de se conformer, de la façon la plus absolue, à
ses brefs en matière de coupe, les menaçant
d' une excommunication pécuniaire s' ils ne suivaient

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pas, à la lettre, les instructions contenues
dans ses monitoires et ses bulles.
Il s' acquit la réputation d' un excentrique qu' il
paracheva en se vêtant de costumes de velours
blanc, de gilets d' orfroi, en plantant, en guise
de cravate, un bouquet de Parme dans l' échancrure
décolletée d' une chemise, en donnant aux
hommes de lettres des dîners retentissants, un
entre autres, renouvelé du xviiie siècle, où, pour
célébrer la plus futile des mésaventures, il avait
organisé un repas de deuil.
Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte
sur le jardin de sa maison subitement transformé,
montrant ses allées poudrées de charbon, son
petit bassin maintenant bordé d' une margelle de
basalte et rempli d' encre et ses massifs tout
disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été
apporté sur une nappe noire, garnie de corbeilles
de violettes et de scabieuses, éclairée par des
candélabres où brûlaient des flammes vertes et,
par des chandeliers où flambaient des cierges.
Tandis qu' un orchestre dissimulé jouait des
marches funèbres, les convives avaient été servis
par des négresses nues, avec des mules et des bas
en toile d' argent, semée de larmes.
On avait mangé dans des assiettes bordées de
noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle
russe, des olives mûres de Turquie, du caviar,
des poutargues de mulets, des boudins fumés de
Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus
de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des

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crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des
brugnons, des raisinés, des mûres et des
guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins
de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos,
des Val De Penas et des Porto ; savouré, après le
café et le brou de noix, des kwas, des porter et
des stout.
Le dîner de faire-part d' une virilité momentanément
morte, était-il écrit sur les lettres d' invitations
semblables à celles des enterrements.
Mais ces extravagances dont il se glorifiait jadis
s' étaient, d' elles-mêmes, consumées ; aujourd' hui,
le mépris lui était venu de ces ostentations
puériles et surannées, de ces vêtements anormaux,
de ces embellies de logements bizarres.
Il songeait simplement à se composer, pour son
plaisir personnel et non plus pour l' étonnement
des autres, un intérieur confortable et paré
néanmoins d' une façon rare, à se façonner une
installation curieuse et calme, appropriée aux
besoins de sa future solitude.
Lorsque la maison de Fontenay fut prête et
agencée, suivant ses désirs et ses plans, par un
architecte, lorsqu' il ne resta plus qu' à déterminer
l' ordonnance de l' ameublement et du décor, il
passa de nouveau et longuement en revue la
série des couleurs et des nuances.
Ce qu' il voulait, c' étaient des couleurs dont
l' expression s' affirmât aux lumières factices des
lampes ; peu lui importait même qu' elles fussent,
aux lueurs du jour, insipides ou rêches, car il ne

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vivait guère que la nuit, pensant qu' on était
mieux chez soi, plus seul, et que l' esprit ne
s' excitait et ne crépitait réellement qu' au contact
voisin de l' ombre ; il trouvait aussi une
jouissance particulière à se tenir dans une chambre
largement éclairée, seule éveillée et debout, au
milieu des maisons enténébrées et endormies,
une sorte de jouissance où il entrait peut-être
une pointe de vanité, une satisfaction toute
singulière, que connaissent les travailleurs
attardés alors que, soulevant les rideaux des
fenêtres, ils s' aperçoivent autour d' eux que tout
est éteint, que tout est muet, que tout est mort.
Lentement, il tria, un à un, les tons.
Le bleu tire aux flambeaux sur un faux vert ;
s' il est foncé comme le cobalt et l' indigo, il
devient noir ; s' il est clair, il tourne au gris ;
s' il est sincère et doux comme la turquoise, il se
ternit et se glace.
à moins donc de l' associer, ainsi qu' un adjuvant,
à une autre couleur, il ne pouvait être
question d' en faire la note dominante d' une pièce.
D' un autre côté, les gris fer se renfrognent
encore et s' alourdissent ; les gris de perle perdent
leur azur et se métamorphosent en un blanc sale ;
les bruns s' endorment et se froidissent ; quant
aux verts foncés, ainsi que les verts empereur et
les verts myrte, ils agissent de même que les gros
bleus et fusionnent avec les noirs ; restaient donc
les verts plus pâles, tels que le vert paon, les
cinabres et les laques, mais alors la lumière exile

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leur bleu et ne détient plus que leur jaune qui
ne garde, à son tour, qu' un ton faux, qu' une
saveur trouble.
Il n' y avait pas à songer davantage aux saumons,
aux maïs et aux roses dont les efféminations
contrarieraient les pensées de l' isolement ;
il n' y avait pas enfin à méditer sur les violets qui
se dépouillent ; le rouge surnage seul, le soir, et
quel rouge ! Un rouge visqueux, un lie-de-vin
ignoble ; il lui paraissait d' ailleurs bien inutile
de recourir à cette couleur, puisqu' en s' ingérant de
la santonine, à certaine dose, l' on voit violet et
qu' il est dès lors facile de se changer, et sans y
toucher, la teinte de ses tentures.
Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement :
le rouge, l' orangé, le jaune.
à toutes, il préférait l' orangé, confirmant ainsi
par son propre exemple, la vérité d' une théorie
qu' il déclarait d' une exactitude presque
mathématique : à savoir, qu' une harmonie existe entre
la nature sensuelle d' un individu vraiment artiste
et la couleur que ses yeux voient d' une façon plus
spéciale et plus vive.
En négligeant, en effet, le commun des hommes
dont les grossières rétines ne perçoivent ni
la cadence propre à chacune des couleurs, ni le
charme mystérieux de leurs dégradations et de
leurs nuances ; en négligeant aussi ces yeux
bourgeois, insensibles à la pompe et à la victoire
des teintes vibrantes et fortes ; en ne conservant
plus alors que les gens aux pupilles raffinées,
exercées

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par la littérature et par l' art, il lui semblait
certain que l' oeil de celui d' entre eux qui rêve
d' idéal, qui réclame des illusions, sollicite des
voiles dans le coucher, est généralement caressé
par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le
lilas, le gris de perle, pourvu toutefois qu' ils
demeurent attendris et ne dépassent pas la lisière
où ils aliènent leur personnalité et se transforment
en de purs violets, en de francs gris.
Les gens, au contraire, qui hussardent, les
pléthoriques, les beaux sanguins, les solides mâles
qui dédaignent les entrées et les épisodes et se
ruent, en perdant aussitôt la tête, ceux-là se
complaisent, pour la plupart, aux lueurs éclatantes
des jaunes et des rouges, aux coups de cymbales
des vermillons et des chromes qui les aveuglent et
qui les soûlent.
Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont
l' appétit sensuel quête des mets relevés par les
fumages et les saumures, les yeux des gens
surexcités et étiques chérissent, presque tous, cette
couleur irritante et maladive, aux splendeurs
fictives, aux fièvres acides : l' orangé.
Le choix de Des Esseintes ne pouvait donc prêter
au moindre doute ; mais d' incontestables difficultés
se présentaient encore. Si le rouge et le
jaune se magnifient aux lumières, il n' en est pas
toujours de même de leur composé, l' orangé, qui
s' emporte, et se transmue souvent en un rouge
capucine, en un rouge feu.
Il étudia aux bougies toutes ses nuances, en

p21

découvrit une qui lui parut ne pas devoir se
déséquilibrer et se soustraire aux exigences qu' il
attendait d' elle ; ces préliminaires terminés, il
tâcha de ne pas user, autant que possible, pour son
cabinet au moins, des étoffes et des tapis de
l' Orient, devenus, maintenant que les négociants
enrichis se les procurent dans les magasins de
nouveautés, au rabais, si fastidieux et si communs.
Il se résolut, en fin de compte, à faire relier ses
murs comme des livres, avec du maroquin, à gros
grains écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par
de fortes plaques d' acier, sous une puissante
presse.
Les lambris une fois parés, il fit peindre les
baguettes et les hautes plinthes en un indigo
foncé, en un indigo laqué, semblable à celui que
les carrossiers emploient pour les panneaux des
voitures, et le plafond, un peu arrondi, également
tendu de maroquin, ouvrit tel qu' un immense
oeil-de-boeuf, enchâssé dans sa peau d' orange, un
cercle de firmament en soie bleu de roi, au milieu
duquel montaient, à tire-d' ailes, des séraphins
d' argent, naguère brodés par la confrérie des
tisserands de Cologne, pour une ancienne chape.
Après que la mise en place fut effectuée, le soir,
tout cela se concilia, se tempéra, s' assit : les
boiseries immobilisèrent leur bleu soutenu et comme
échauffé par les oranges qui se maintinrent, à leur
tour, sans s' adultérer, appuyés et, en quelque
sorte, attisés qu' ils furent par le souffle pressant
des bleus.

p22

En fait de meubles, Des Esseintes n' eut pas de
longues recherches à opérer, le seul luxe de cette
pièce devant consister en des livres et des fleurs
rares ; il se borna, se réservant d' orner plus tard,
de quelques dessins ou de quelques tableaux, les
cloisons demeurées nues, à établir sur la majeure
partie de ses murs des rayons et des casiers de
bibliothèque en bois d' ébène, à joncher le parquet
de peaux de bêtes fauves et de fourrures de renards
bleus, à installer près d' une massive table
de changeur du xve siècle, de profonds fauteuils
à oreillettes et un vieux pupitre de chapelle,
en fer forgé, un de ces antiques lutrins sur
lesquels le diacre plaçait jadis l' antiphonaire et
qui supportait maintenant l' un des pesants in-folios
du glossarium mediae et infimae latinitatis
de Du Cange.
Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres,
parsemées de culs de bouteille aux bosses piquetées
d' or, interceptaient la vue de la campagne
et ne laissaient pénétrer qu' une lumière feinte,
se vêtirent, à leur tour, de rideaux taillés dans de
vieilles étoles, dont l' or assombri et quasi sauré,
s' éteignait dans la trame d' un roux presque mort.
Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle
aussi, découpée dans la somptueuse étoffe d' une
dalmatique florentine, entre deux ostensoirs, en
cuivre doré, de style byzantin, provenant de
l' ancienne abbaye-au-bois de Bièvre, un merveilleux
canon d' église, aux trois compartiments
séparés, ouvragés comme une dentelle, contint,

p23

sous le verre de son cadre, copiées sur un authentique
vélin, avec d' admirables lettres de missel
et de splendides enluminures, trois pièces de
Baudelaire : à droite et à gauche, les sonnets
portant ces titres : " la mort des amants " -
" l' ennemi " ; -au milieu, le poème en prose
intitulé : " any where out of the world.
-n' importe où, hors du monde " .

p24

Ii
après la vente de ses biens, Des Esseintes garda
les deux vieux domestiques qui avaient soigné
sa mère et rempli tout à la fois l' office de
régisseurs et de concierges du château de Lourps,
demeuré jusqu' à l' époque de sa mise en adjudication
inhabité et vide.
Il fit venir à Fontenay ce ménage habitué à un
emploi de garde-malade, à une régularité d' infirmiers
distribuant, d' heure en heure, des cuillerées
de potion et de tisane, à un rigide silence
de moines claustrés, sans communication avec
le dehors, dans des pièces aux fenêtres et aux
portes closes.
Le mari fut chargé de nettoyer les chambres
et d' aller aux provisions, la femme de préparer
la cuisine. Il leur céda le premier étage de la
maison, les obligea à porter d' épais chaussons
de feutre, fit placer des tambours le long des
portes bien huilées et matelasser leur plancher de
profonds tapis de manière à ne jamais entendre
le bruit de leurs pas, au-dessus de sa tête.
Il convint avec eux aussi du sens de certaines

p25

sonneries, détermina la signification des coups
de timbre, selon leur nombre, leur brièveté, leur
longueur ; désigna, sur son bureau, la place où ils
devaient, tous les mois, déposer, pendant son
sommeil, le livre des comptes ; il s' arrangea, enfin,
de façon à ne pas être souvent obligé de leur
parler ou de les voir.
Néanmoins, comme la femme devait quelquefois
longer la maison pour atteindre un hangar
où était remisé le bois, il voulut que son
ombre, lorsqu' elle traversait les carreaux de ses
fenêtres, ne fût pas hostile, et il lui fit fabriquer
un costume en faille flamande, avec bonnet blanc
et large capuchon, baissé, noir, tel qu' en portent
encore, à Gand, les femmes du béguinage.
L' ombre de cette coiffe passant devant lui, dans
le crépuscule, lui donnait la sensation d' un cloître,
lui rappelait ces muets et dévots villages, ces
quartiers morts, enfermés et enfouis dans le coin
d' une active et vivante ville.
Il régla aussi les heures immuables des repas ;
ils étaient d' ailleurs peu compliqués et très
succincts, les défaillances de son estomac ne lui
permettant plus d' absorber des mets variés ou
lourds.
à cinq heures, l' hiver, après la chute du jour, il
déjeûnait légèrement de deux oeufs à la coque, de
rôties et de thé ; puis il dînait vers les onze heures ;
buvait du café, quelquefois du thé et du vin,
pendant la nuit ; picorait une petite dînette, sur
les cinq heures du matin, avant de se mettre au lit.

p26

Il prenait ces repas, dont l' ordonnance et le
menu étaient, une fois pour toutes, fixés à chaque
commencement de saison, sur une table, au
milieu d' une petite pièce, séparée de son cabinet
de travail par un corridor capitonné, hermétiquement
fermé, ne laissant filtrer, ni odeur, ni bruit,
dans chacune des deux pièces qu' il servait à
joindre.
Cette salle à manger ressemblait à la cabine
d' un navire avec son plafond voûté, muni de
poutres en demi-cercle, ses cloisons et son plancher,
en bois de pitchpin, sa petite croisée ouverte
dans la boiserie, de même qu' un hublot dans un
sabord.
Ainsi que ces boîtes du Japon qui entrent, les
unes dans les autres, cette pièce était insérée dans
une pièce plus grande, qui était la véritable salle
à manger bâtie par l' architecte.
Celle-ci était percée de deux fenêtres, l' une,
maintenant invisible, cachée par la cloison qu' un
ressort rabattait cependant, à volonté, afin de
permettre de renouveler l' air qui par cette ouverture
pouvait alors circuler autour de la boîte de
pitchpin et pénétrer en elle ; l' autre, visible, car
elle était placée juste en face du hublot pratiqué
dans la boiserie, mais condamnée ; en effet, un
grand aquarium occupait tout l' espace compris entre
ce hublot et cette réelle fenêtre ouverte dans
le vrai mur. Le jour traversait donc, pour éclairer
la cabine, la croisée, dont les carreaux avaient
été remplacés par une glace sans tain, l' eau, et,

p27

en dernier lieu, la vitre à demeure du sabord.
Au moment où le samowar fumait sur la table,
alors que, pendant l' automne, le soleil achevait
de disparaître, l' eau de l' aquarium durant la
matinée vitreuse et trouble, rougeoyait et tamisait
sur les blondes cloisons des lueurs enflammées
de braises.
Quelquefois, dans l' après-midi, lorsque, par
hasard, Des Esseintes était réveillé et debout, il
faisait manoeuvrer le jeu des tuyaux et des
conduits qui vidaient l' aquarium et le remplissaient
à nouveau d' eau pure, et il y faisait verser des
gouttes d' essences colorées, s' offrant, à sa guise
ainsi, les tons verts ou saumâtres, opalins ou
argentés, qu' ont les véritables rivières, suivant la
couleur du ciel, l' ardeur plus ou moins vive du
soleil, les menaces plus ou moins accentuées de la
pluie, suivant, en un mot, l' état de la saison et de
l' atmosphère.
Il se figurait alors être dans l' entre-pont d' un
brick, et curieusement il contemplait de merveilleux
poissons mécaniques, montés comme des
pièces d' horlogerie, qui passaient devant la vitre
du sabord et s' accrochaient dans de fausses herbes ;
ou bien, tout en aspirant la senteur du goudron,
qu' on insufflait dans la pièce avant qu' il
y entrât, il examinait, pendues aux murs, des
gravures en couleur représentant, ainsi que dans les
agences des paquebots et des lloyd, des steamers
en route pour Valparaiso et la Plata, et des
tableaux encadrés sur lesquels étaient inscrits les

p28

itinéraires de la ligne du royal mail steam packet,
des compagnies Lopez et Valéry, les frets et les
escales des services postaux de l' Atlantique.
Puis, quand il était las de consulter ces
indicateurs, il se reposait la vue en regardant les
chronomètres et les boussoles, les sextants et les
compas, les jumelles et les cartes éparpillées sur
une table au-dessus de laquelle se dressait un seul
livre, relié en veau marin, les aventures d' Arthur
Gordon Pym, spécialement tiré pour lui, sur papier
vergé, pur fil, trié à la feuille, avec une
mouette en filigrane.
Il pouvait apercevoir enfin des cannes à pêche,
des filets brunis au tan, des rouleaux de voiles
rousses, une ancre minuscule en liège, peinte en
noir, jetés en tas, près de la porte qui
communiquait avec la cuisine par un couloir garni de
capitons et résorbait, de même que le corridor
rejoignant la salle à manger au cabinet de travail,
toutes les odeurs et tous les bruits.
Il se procurait ainsi, en ne bougeant point, les
sensations rapides, presque instantanées, d' un
voyage au long cours, et ce plaisir du déplacement
qui n' existe, en somme, que par le souvenir
et presque jamais dans le présent, à la minute
même où il s' effectue, il le humait pleinement, à
l' aise, sans fatigue, sans tracas, dans cette cabine
dont le désordre apprêté, dont la tenue transitoire
et l' installation comme temporaire correspondaient
assez exactement avec le séjour passager
qu' il y faisait, avec le temps limité de ses

p29

repas, et contrastait, d' une manière absolue, avec
son cabinet de travail, une pièce définitive,
rangée, bien assise, outillée pour le ferme
maintien d' une existence casanière.
Le mouvement lui paraissait d' ailleurs inutile
et l' imagination lui semblait pouvoir aisément
suppléer à la vulgaire réalité des faits. à son avis,
il était possible de contenter les désirs réputés les
plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et
cela par un léger subterfuge, par une
approximative sophistication de l' objet poursuivi
par ces désirs mêmes. Ainsi, il est bien évident
que tout gourmet se délecte aujourd' hui, dans les
restaurants renommés par l' excellence de leurs caves,
en buvant les hauts crus fabriqués avec de basses
vinasses traitées suivant la méthode de M. Pasteur.
Or, vrais et faux, ces vins ont le même arome, la
même couleur, le même bouquet, et par conséquent
le plaisir qu' on éprouve en dégustant ces
breuvages altérés et factices est absolument
identique à celui que l' on goûterait, en savourant
le vin naturel et pur qui serait introuvable, même
à prix d' or.
En transportant cette captieuse déviation, cet
adroit mensonge dans le monde de l' intellect, nul
doute qu' on ne puisse, et aussi facilement que
dans le monde matériel, jouir de chimériques
délices semblables, en tous points, aux vraies ; nul
doute, par exemple, qu' on ne puisse se livrer à
de longues explorations, au coin de son feu, en
aidant, au besoin, l' esprit rétif ou lent, par la

p30

suggestive lecture d' un ouvrage racontant de
lointains voyages ; nul doute aussi, qu' on ne
puisse, -sans bouger de Paris-acquérir la
bienfaisante impression d' un bain de mer ; il
suffirait, tout bonnement de se rendre au bain
vigier, situé, sur un bateau, en pleine Seine.
Là, en faisant saler l' eau de sa baignoire et en
y mêlant, suivant la formule du codex, du sulfate
de soude, de l' hydrochlorate de magnésie et de
chaux ; en tirant d' une boîte soigneusement fermée
par un pas de vis, une pelote de ficelle ou un tout
petit morceau de câble qu' on est allé exprès
chercher dans l' une de ces grandes corderies dont
les vastes magasins et les sous-sols soufflent des
odeurs de marée et de port ; en aspirant ces
parfums que doit conserver encore cette ficelle ou
ce bout de câble ; en consultant une exacte
photographie du casino et en lisant ardemment le
guide Joanne décrivant les beautés de la plage où
l' on veut être ; en se laissant enfin bercer par les
vagues que soulève, dans la baignoire, le remous
des bateaux-mouches rasant le ponton des bains ;
en écoutant enfin les plaintes du vent engouffré
sous les arches et le bruit sourd des omnibus
roulant, à deux pas, au-dessus de vous, sur le
pont royal, l' illusion de la mer est indéniable,
impérieuse, sûre.
Le tout est de savoir s' y prendre, de savoir
concentrer son esprit sur un seul point, de savoir
s' abstraire suffisamment pour amener l' hallucination
et pouvoir substituer le rêve de la réalité
à la réalité même.

p31

Au reste, l' artifice paraissait à Des Esseintes
la marque distinctive du génie de l' homme.
Comme il le disait, la nature a fait son temps ;
elle a définitivement lassé, par la dégoûtante
uniformité de ses paysages et de ses ciels,
l' attentive patience des raffinés. Au fond, quelle
platitude de spécialiste confinée dans sa partie,
quelle petitesse de boutiquière tenant tel article
à l' exclusion de tout autre, quel monotone magasin
de prairies et d' arbres, quelle banale agence de
montagnes et de mers !
Il n' est, d' ailleurs, aucune de ses inventions
réputée si subtile ou si grandiose que le génie
humain ne puisse créer ; aucune forêt de
Fontainebleau, aucun clair de lune que des décors
inondés de jets électriques ne produisent ; aucune
cascade que l' hydraulique n' imite à s' y méprendre ;
aucun roc que le carton-pâte ne s' assimile ; aucune
fleur que de spécieux taffetas et de délicats
papiers peints n' égalent !
à n' en pas douter, cette sempiternelle radoteuse
a maintenant usé la débonnaire admiration
des vrais artistes, et le moment est venu où il
s' agit de la remplacer, autant que faire se pourra,
par l' artifice.
Et puis, à bien discerner celle de ses oeuvres
considérée comme la plus exquise, celle de ses
créations dont la beauté est, de l' avis de tous, la
plus originale et la plus parfaite : la femme ;
est-ce que l' homme n' a pas, de son côté, fabriqué,
à lui tout seul, un être animé et factice qui la vaut

p32

amplement, au point de vue de la beauté plastique ?
Est-ce qu' il existe, ici-bas, un être conçu dans les
joies d' une fornication et sorti des douleurs d' une
matrice dont le modèle, dont le type soit plus
éblouissant, plus splendide que celui de ces deux
locomotives adoptées sur la ligne de chemin de
fer du nord.
L' une, la Crampton, une adorable blonde, à la
voix aiguë, à la grande taille frêle, emprisonnée
dans un étincelant corset de cuivre, au souple et
nerveux allongement de chatte, une blonde pimpante
et dorée, dont l' extraordinaire grâce épouvante
lorsque, raidissant, ses muscles d' acier, activant
la sueur de ses flancs tièdes, elle met en
branle l' immense rosace de sa fine roue et s' élance
toute vivante, en tête des rapides et des marées !
L' autre, l' Engerth, une monumentale et sombre
brune aux cris sourds et rauques, aux reins
trapus, étranglés dans une cuirasse en fonte, une
monstrueuse bête, à la crinière échevelée de
fumée noire, aux six roues basses et accouplées ;
quelle écrasante puissance lorsque, faisant
trembler la terre, elle remorque pesamment, lentement,
la lourde queue de ses marchandises !
Il n' est certainement pas, parmi les frêles
beautés blondes et les majestueuses beautés
brunes, de pareils types de sveltesse délicate et de
terrifiante force ; à coup sûr, on peut le dire :
l' homme a fait, dans son genre, aussi bien que le
Dieu auquel il croit.
Ces réflexions venaient à Des Esseintes quand

p33

la brise apportait jusqu' à lui le petit sifflet de
l' enfantin chemin de fer qui joue de la toupie,
entre paris et Sceaux ; sa maison était située à
vingt minutes environ de la station de Fontenay,
mais la hauteur où elle était assise, son isolement,
ne laissaient pas pénétrer jusqu' à elle le
brouhaha des immondes foules qu' attire invinciblement,
le dimanche, le voisinage d' une gare.
Quant au village même, il le connaissait à peine.
Par sa fenêtre, une nuit, il avait contemplé le
silencieux paysage qui se développe, en descendant,
jusqu' au pied d' un coteau, sur le sommet
duquel se dressent les batteries du bois de
Verrières.
Dans l' obscurité, à gauche, à droite, des masses
confuses s' étageaient, dominées, au loin, par
d' autres batteries et d' autres forts dont les hauts
talus semblaient, au clair de la lune, gouachés
avec de l' argent, sur un ciel sombre.
Rétrécie par l' ombre tombée des collines, la
plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine
d' amidon et enduite de blanc cold-cream ; dans
l' air tiède, éventant les herbes décolorées et
distillant de bas parfums d' épices, les arbres
frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles
feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les
ombres barraient de raies noires le sol en plâtre
sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que
des éclats d' assiettes.
En raison de son maquillage et de son air factice,
ce paysage ne déplaisait pas à Des Esseintes ;
mais,

p34

depuis cette après-midi occupée dans le hameau
de Fontenay à la recherche d' une maison, jamais
il ne s' était, pendant le jour, promené sur les
routes ; la verdure de ce pays ne lui inspirait,
du reste, aucun intérêt, car elle n' offrait même
pas ce charme délicat et dolent que dégagent
les attendrissantes et maladives végétations
poussées, à grand' peine, dans les gravats des
banlieues, près des remparts. Puis, il avait
aperçu, dans le village, ce jour-là, des bourgeois
ventrus, à favoris, et des gens costumés,
à moustaches, portant, ainsi que des saints-sacrements,
des têtes de magistrats et de militaires ; et,
depuis cette rencontre, son horreur s' était encore
accrue, de la face humaine.
Pendant les derniers mois de son séjour à
Paris, alors que, revenu de tout, abattu par
l' hypocondrie, écrasé par le spleen, il était
arrivé à une telle sensibilité de nerfs que la vue
d' un objet ou d' un être déplaisant se gravait
profondément dans sa cervelle, et qu' il fallait
plusieurs jours pour en effacer même légèrement
l' empreinte, la figure humaine frôlée, dans la
rue, avait été l' un de ses plus lancinants supplices.
Positivement, il souffrait de la vue de certaines
physionomies, considérait presque comme des
insultes les mines paternes ou rêches de quelques
visages, se sentait des envies de souffleter ce
monsieur qui flânait, en fermant les paupières d' un
air docte, cet autre qui se balançait, en se souriant
devant les glaces ; cet autre enfin qui paraissait

p35

agiter un monde de pensées, tout en dévorant,
les sourcils contractés, les tartines et les faits
divers d' un journal.
Il flairait une sottise si invétérée, une telle
exécration pour ses idées à lui, un tel mépris pour
la littérature, pour l' art, pour tout ce qu' il
adorait, implantés, ancrés dans ces étroits cerveaux
de négociants, exclusivement préoccupés de
filouteries et d' argent et seulement accessibles à
cette basse distraction des esprits médiocres, la
politique, qu' il rentrait en rage chez lui et se
verrouillait avec ses livres.
Enfin, il haïssait, de toutes ses forces, les
générations nouvelles, ces couches d' affreux rustres
qui éprouvent le besoin de parler et de rire
haut dans les restaurants et dans les cafés,
qui vous bousculent, sans demander pardon, sur
les trottoirs, qui vous jettent, sans même s' excuser,
sans même saluer, les roues d' une voiture d' enfant,
entre les jambes.

p36

Iii
une partie des rayons plaqués contre les murs
de son cabinet, orange et bleu, était exclusivement
couverte par des ouvrages latins, par ceux
que les intelligences qu' ont domestiquées les
déplorables leçons ressassées dans les sorbonnes
désignent sous ce nom générique : " la décadence " .
En effet, la langue latine, telle qu' elle fut
pratiquée à cette époque que les professeurs
s' obstinent encore à appeler le grand siècle ne
l' incitait guère. Cette langue restreinte, aux
tournures comptées, presque invariables, sans
souplesse de syntaxe, sans couleurs, ni nuances ;
cette langue, râclée sur toutes les coutures,
émondée des expressions rocailleuses mais parfois
imagées des âges précédents, pouvait, à la rigueur,
énoncer les majestueuses rengaines, les vagues lieux
communs rabâchés par les rhéteurs et par les poètes,
mais elle dégageait une telle incuriosité, un tel
ennui qu' il fallait, dans les études de linguistique,
arriver au style français du siècle de Louis Xiv,
pour en rencontrer une aussi volontairement

p37

débilitée, aussi solennellement harassante et grise.
Entre autres le doux Virgile, celui que les
pions surnomment le cygne de Mantoue, sans
doute parce qu' il n' est pas né dans cette ville, lui
apparaissait, ainsi que l' un des plus terribles
cuistres, l' un des plus sinistres raseurs que
l' antiquité ait jamais produits ; ses bergers lavés
et pomponnés, se déchargeant, à tour de rôle, sur
la tête de pleins pots de vers sentencieux et glacés,
son Orphée qu' il compare à un rossignol en larmes,
son Aristée qui pleurniche à propos d' abeilles, son
énée, ce personnage indécis et fluent qui se
promène, pareil à une ombre chinoise, avec des gestes
en bois, derrière le transparent mal assujetti et mal
huilé du poème, l' exaspéraient. Il eût bien accepté
les fastidieuses balivernes que ces marionnettes
échangent entre elles, à la cantonade ; il eût
accepté encore les impudents emprunts faits à
Homère, à Théocrite, à Ennius, à Lucrèce, le
simple vol que nous a révélé Macrobe du 2 e chant de
l' énéide presque copié, mots pour mots, dans un
poème de Pisandre, enfin toute l' inénarrable
vacuité de ce tas de chants ; mais ce qui l' horripilait
davantage c' était la facture de ces hexamètres,
sonnant le fer blanc, le bidon creux, allongeant
leurs quantités de mots pesés au litre selon
l' immuable ordonnance d' une prosodie pédante et
sèche ; c' était la contexture de ces vers râpeux et
gourmés, dans leur tenue officielle, dans leur basse
révérence à la grammaire, de ces vers coupés,
à la mécanique, par une imperturbable césure,

p38

tamponnés en queue, toujours de la même façon,
par le choc d' un dactyle contre un spondée.
Empruntée à la forge perfectionnée de Catulle,
cette invariable métrique, sans fantaisie, sans
pitié, bourrée de mots inutiles, de remplissages,
de chevilles aux boucles identiques et prévues ;
cette misère de l' épithète homérique revenant
sans cesse, pour ne rien désigner, pour ne rien
faire voir, tout cet indigent vocabulaire aux
teintes insonores et plates, le suppliciaient.
Il est juste d' ajouter que si son admiration
pour Virgile était des plus modérées et que si
son attirance pour les claires éjections d' Ovide
était des plus discrètes et des plus sourdes, son
dégoût pour les grâces éléphantines d' Horace,
pour le babillage de ce désespérant pataud qui
minaude avec des gaudrioles plâtrées de vieux
clown, était sans borne.
En prose, la langue verbeuse, les métaphores
redondantes, les digressions amphigouriques du
pois chiche, ne le ravissaient pas davantage ; la
jactance de ses apostrophes, le flux de ses
rengaines patriotiques, l' emphase de ses harangues,
la pesante masse de son style, charnu, nourri,
mais tourné à la graisse et privé de moelles et
d' os, les insupportables scories de ses longs
adverbes ouvrant la phrase, les inaltérables
formules de ses adipeuses périodes mal liées entre
elles par le fil des conjonctions, enfin ses
lassantes habitudes de tautologie, ne le séduisaient
guère ; et, pas beaucoup plus que Cicéron, César,
réputé

p39

pour son laconisme, ne l' enthousiasmait ; car
l' excès contraire se montrait alors, une aridité
de pète sec, une stérilité de memento, une
constipation incroyable et indue.
Somme toute, il ne trouvait pâture ni parmi
ces écrivains ni parmi ceux qui font cependant
les délices des faux lettrés : Salluste
moins décoloré que les autres pourtant ; Tite-Live
sentimental et pompeux ; Sénèque turgide
et blafard ; Suétone, lymphatique et larveux ;
Tacite, le plus nerveux dans sa concision apprêtée,
le plus âpre, le plus musclé d' eux tous. En
poésie, Juvénal, malgré quelques vers durement
bottés, Perse, malgré ses insinuations
mystérieuses, le laissaient froid. En négligeant
Tibulle et Properce, Quintilien et les Pline,
Stace, Martial de Bilbilis, Térence même et
Plaute dont le jargon plein de néologismes, de
mots composés, de diminutifs, pouvait lui plaire,
mais dont le bas comique et le gros sel lui
répugnaient, Des Esseintes commençait seulement
à s' intéresser à la langue latine avec Lucain, car
elle était élargie, déjà plus expressive et moins
chagrine ; cette armature travaillée, ces vers
plaqués d' émaux, pavés de joaillerie, le captivaient,
mais cette préoccupation exclusive de la forme, ces
sonorités de timbres, ces éclats de métal, ne lui
masquaient pas entièrement le vide de la pensée,
la boursouflure de ces ampoules qui bossuent,
la peau de la pharsale.
l' auteur qu' il aimait vraiment et qui lui faisait

p40

reléguer pour jamais hors de ses lectures les
retentissantes adresses de Lucain, c' était Pétrone.
Celui-là était un observateur perspicace, un
délicat analyste, un merveilleux peintre ;
tranquillement, sans parti pris, sans haine, il
décrivait la vie journalière de Rome, racontait
dans les alertes petits chapitres du satyricon,
les moeurs de son époque.
Notant à mesure les faits, les constatant dans
une forme définitive, il déroulait la menue
existence du peuple, ses épisodes, ses bestialités,
ses ruts.
Ici, c' est l' inspecteur des garnis qui vient
demander le nom des voyageurs récemment entrés ;
là, ce sont des lupanars où des gens rôdent
autour de femmes nues, debout entre des écriteaux,
tandis que par les portes mal fermées des
chambres, l' on entrevoit les ébats des couples ;
là, encore, au travers des villas d' un luxe insolent,
d' une démence de richesses et de faste,
comme au travers des pauvres auberges qui
se succèdent dans le livre, avec leurs lits de
sangle défaits, pleins de punaises, la société du
temps s' agite : impurs filous, tels qu' Ascylte et
qu' Eumolpe, à la recherche d' une bonne aubaine ;
vieux incubes aux robes retroussées, aux
joues plâtrées de blanc de plomb et de rouge
acacia ; gitons de seize ans, dodus et frisés ;
femmes en proie aux attaques de l' hystérie ;
coureurs d' héritages offrant leurs garçons et
leurs filles aux débauches des testateurs ; tous

p41

courent le long des pages, discutent dans les
rues, s' attouchent dans les bains, se rouent de
coups ainsi que dans une pantomime.
Et cela raconté dans un style d' une verdeur
étrange, d' une couleur précise, dans un style
puisant à tous les dialectes, empruntant des
expressions à toutes les langues charriées dans
Rome, reculant toutes les limites, toutes les
entraves du soi-disant grand siècle, faisant parler
à chacun son idiome : aux affranchis, sans
éducation, le latin populacier, l' argot de la rue ;
aux étrangers leur patois barbare, mâtiné d' africain,
de syrien et de grec ; aux pédants imbéciles,
comme l' Agamemnon du livre, une rhétorique
de mots postiches. Ces gens sont dessinés
d' un trait, vautrés autour d' une table, échangeant
d' insipides propos d' ivrognes, débitant de séniles
maximes, d' ineptes dictons, le mufle tourné
vers le Trimalchio qui se cure les dents, offre
des pots de chambre à la société, l' entretient de
la santé de ses entrailles et vente, en invitant
ses convives à se mettre à l' aise.
Ce roman réaliste, cette tranche découpée
dans le vif de la vie romaine, sans préoccupation,
quoi qu' on en puisse dire, de réforme et de
satire, sans besoin de fin apprêtée et de morale ;
cette histoire, sans intrigue, sans action, mettant
en scène les aventures de gibiers de Sodome ;
analysant avec une placide finesse les joies
et les douleurs de ces amours et de ces couples ;
dépeignant, en une langue splendidement orfévrie,

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sans que l' auteur se montre une seule
fois, sans qu' il se livre à aucun commentaire,
sans qu' il approuve ou maudisse les actes et les
pensées de ses personnages, les vices d' une
civilisation décrépite, d' un empire qui se fêle
poignait Des Esseintes et il entrevoyait dans le
raffinement du style, dans l' acuité de l' observation,
dans la fermeté de la méthode, de singuliers
rapprochements, de curieuses analogies, avec les
quelques romans français modernes qu' il supportait.
à coup sûr, il regrettait amèrement l' eustion
et l' albutia, ces deux ouvrages de Pétrone
que mentionne Planciade Fulgence et qui sont à
jamais perdus ; mais le bibliophile qui était en
lui consolait le lettré, maniant avec des mains
dévotes la superbe édition qu' il possédait du
satyricon, l' in-8 portant le millésime 1585 et le
nom de J. Dousa, à Leyde.
Partie de Pétrone, sa collection latine entrait
dans le iie siècle de l' ère chrétienne, sautait le
déclamateur Fronton, aux termes surannés, mal
réparés, mal revernis, enjambait les nuits
attiques
d' Aulu-Gelle, son disciple et ami,
un esprit sagace et fureteur, mais un écrivain
empêtré dans une glutineuse vase et elle faisait
halte devant Apulée dont il gardait l' édition
princeps, in-folio, imprimée en 1469, à Rome.
Cet africain le réjouissait, la langue latine
battait le plein dans ses métamorphoses ; elle
roulait des limons, des eaux variées, accourues
de toutes les provinces, et toutes se mêlaient, se

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confondaient en une teinte bizarre, exotique,
presque neuve ; des maniérismes, des détails
nouveaux de la société latine trouvaient à se
mouler en des néologismes créés pour les besoins
de la conversation, dans un coin romain de
l' Afrique ; puis sa jovialité d' homme évidemment
gras, son exubérance méridionale amusaient. Il
apparaissait ainsi qu' un salace et gai compère
à côté des apologistes chrétiens qui vivaient, au
même siècle, le soporifique Minucius Felix, un
pseudo-classique, écoulant dans son octavius
les émulsines encore épaissies de Cicéron, voire
même Tertullien qu' il conservait peut-être plus
pour son édition de Alde, que pour son oeuvre
même.
Bien qu' il fût assez ferré sur la théologie, les
disputes des montanistes contre l' église
catholique, les polémiques contre la gnose, le
laissaient froid ; aussi, et malgré la curiosité
du style de Tertullien, un style concis, plein
d' amphibologies, reposé sur des participes, heurté
par des oppositions, hérissé de jeux de mots et de
pointes, bariolé de vocables triés dans la science
juridique et dans la langue des pères de l' église
grecque, il n' ouvrait plus guère l' apologétique
et le traité de la patience et, tout au plus,
lisait-il quelques pages du de cultu feminarum
où Tertullien objurgue les femmes de ne pas se
parer de bijoux et d' étoffes précieuses, et leur
défend l' usage des cosmétiques parce qu' ils
essayent de corriger la nature et de l' embellir.

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Ces idées, diamétralement opposées aux siennes,
le faisaient sourire ; puis le rôle joué par
Tertullien, dans son évêché de Carthage, lui
semblait suggestif en rêveries douces ; plus que
ses oeuvres, en réalité l' homme l' attirait.
Il avait, en effet, vécu dans des temps houleux,
secoués par d' affreux troubles, sous Caracalla,
sous Macrin, sous l' étonnant grand-prêtre
d' émèse, Elagabal, et il préparait tranquillement
ses sermons, ses écrits dogmatiques, ses
plaidoyers, ses homélies, pendant que l' empire
romain branlait sur ses bases, que les folies de
l' Asie, que les ordures du paganisme coulaient à
pleins bords ; il recommandait, avec le plus beau
sang-froid, l' abstinence charnelle, la frugalité
des repas, la sobriété de la toilette, alors que,
marchant dans de la poudre d' argent et du sable
d' or, la tête ceinte d' une tiare, les vêtements
brochés de pierreries, Elagabal travaillait, au
milieu de ses eunuques, à des ouvrages de
femmes, se faisait appeler impératrice et changeait,
toutes les nuits, d' empereur, l' élisant de
préférence parmi les barbiers, les gâte-sauce, et
les cochers de cirque.
Cette antithèse le ravissait ; puis la langue
latine, arrivée à sa maturité suprême sous Pétrone,
allait commencer à se dissoudre ; la littérature
chrétienne prenait place, apportant avec
des idées neuves, des mots nouveaux, des
constructions inemployées, des verbes inconnus, des
adjectifs aux sens alambiqués, des mots abstraits,

p45

rares jusqu' alors dans la langue romaine, et
dont Tertullien avait, l' un des premiers, adopté
l' usage.
Seulement, cette déliquescence continuée
après la mort de Tertullien, par son élève saint
Cyprien, par Arnobe, par le pâteux Lactance,
était sans attrait. C' était un faisandage incomplet
et alenti ; c' étaient de gauches retours aux
emphases cicéroniennes, n' ayant pas encore
ce fumet spécial qu' au ive siècle, et surtout
pendant les siècles qui vont suivre, l' odeur
du christianisme donnera à la langue païenne,
décomposée comme une venaison, s' émiettant en
même temps que s' effritera la civilisation du
vieux monde, en même temps que s' écrouleront,
sous la poussée des barbares, les empires putréfiés
par la sanie des siècles.
Un seul poète chrétien, Commodien de Gaza
représentait dans sa bibliothèque l' art de l' an iii.
Le carmen apologeticum, écrit en 259, est un
recueil d' instructions, tortillées en acrostiches,
dans des hexamètres populaires, césurés selon le
mode du vers héroïque, composés sans égard à la
quantité et à l' hiatus et souvent accompagnés de
rimes telles que le latin d' église en fournira plus
tard de nombreux exemples.
Ces vers tendus, sombres, sentant le fauve,
pleins de termes de langage usuel, de mots aux
sens primitifs détournés, le requéraient,
l' intéressaient même davantage que le style pourtant
blet et déjà verdi des historiens Ammien Marcellin

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et Aurelius Victor, de l' épistolier Symmaque et
du compilateur et grammairien Macrobe ; il les
préférait même à ces véritables vers scandés,
à cette langue tachetée et superbe que parlèrent
Claudien, Rutilius et Ausone.
Ceux-là étaient alors les maîtres de l' art ; ils
emplissaient l' empire mourant, de leurs cris ;
le chrétien Ausone, avec son centon nuptial
et son poème abondant et paré de la Moselle ;
Rutilius, avec ses hymnes à la gloire de Rome,
ses anathèmes contre les juifs et contre les
moines, son itinéraire d' Italie en Gaule, où il
arrive à rendre certaines impressions de la vue,
le vague des paysages reflétés dans l' eau, le
mirage des vapeurs, l' envolée des brumes entourant
les monts.
Claudien, une sorte d' avatar de Lucain, qui
domine tout le ive siècle avec le terrible clairon
de ses vers ; un poète forgeant un hexamètre
éclatant et sonore, frappant, dans des gerbes
d' étincelles, l' épithète d' un coup sec, atteignant
une certaine grandeur, soulevant son oeuvre
d' un puissant souffle. Dans l' empire d' occident
qui s' effrondre de plus en plus ; dans le gâchis
des égorgements réitérés qui l' entourent ; dans
la menace perpétuelle des barbares qui se pressent
maintenant en foule aux portes de l' empire
dont les gonds craquent, il ranime l' antiquité,
chante l' enlèvement de Proserpine, plaque ses
couleurs vibrantes, passe avec tous ses feux
allumés dans l' obscurité qui envahit le monde.

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Le paganisme revit en lui, sonnant sa dernière
fanfare, élevant son dernier grand poète au
dessus du christianisme qui va désormais submerger
entièrement la langue, qui va, pour
toujours maintenant, rester seul maître de l' art,
avec Paulin, l' élève d' Ausone ; le prêtre espagnol,
Juvencus, qui paraphrase en vers les évangiles ;
Victorin, l' auteur des macchabées ; Sanctus
Burdigalensis qui, dans une églogue imitée de
Virgile, fait déplorer aux pâtres Egon et Buculus,
les maladies de leurs troupeaux ; et toute la série
des saints : Hilaire de Poitiers, le défenseur de
la foi de Nicée, l' Athanase de l' occident, ainsi
qu' on l' appelle ; Ambroise, l' auteur d' indigestes
homélies, l' ennuyeux Cicéron chrétien ; Damase,
le fabricant d' épigrammes lapidaires ; Jérôme,
le traducteur de la vulgate, et son adversaire
Vigilantius de Comminges qui attaque le culte
des saints, l' abus des miracles, les jeûnes, et
prêche déjà, avec des arguments que les âges se
répèteront, contre les voeux monastiques et le
célibat des prêtres.
Enfin au ve siècle, Augustin, évêque d' Hippone.
Celui-là, Des Esseintes ne le connaissait
que trop, car il était l' écrivain le plus réputé de
l' église, le fondateur de l' orthodoxie chrétienne,
celui que les catholiques considèrent comme un
oracle, comme un souverain maître. Aussi ne
l' ouvrait-il plus, bien qu' il eût chanté, dans
ses confessions, le dégoût de la terre et que
sa piété gémissante eût, dans sa cité de Dieu,

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essayé d' apaiser l' effroyable détresse du siècle par
les sédatives promesses de destinées meilleures.
Au temps où il pratiquait la théologie, il était
déjà las, saoul de ses prédications et de ses
jérémiades, de ses théories sur la prédestination
et sur la grâce, de ses combats contre les
schismes.
Il aimait mieux feuilleter la psychomachia
de Prudence, l' inventeur du poème allégorique
qui, plus tard, sévira sans arrêt, au moyen âge,
et les oeuvres de Sidoine Apollinaire dont la
correspondance lardée de saillies, de pointes,
d' archaïsmes, d' énigmes, le tentait. Volontiers,
il relisait les panégyriques où cet évêque invoque,
à l' appui de ses vaniteuses louanges, les
déités du paganisme, et, malgré tout, il se sentait
un faible pour les affectations et les sous-entendus
de ces poésies fabriquées par un ingénieux
mécanicien qui soigne sa machine, huile ses
rouages, en invente, au besoin, de compliqués
et d' inutiles.
Après Sidoine, il fréquentait encore le panégyriste
Mérobaudes ; Sédulius, l' auteur de poèmes
rimés et d' hymnes abécédaires dont l' église s' est
approprié certaines parties pour les besoins de
ses offices ; Marius Victor, dont le ténébreux
traité sur la perversité des moeurs s' éclaire,
çà et là, de vers luisants comme du phosphore ;
Paulin de Pella, le poète du grelottant
eucharisticon, Orientius, l' évêque d' Auch, qui,
dans les distiques de ses monitoires, invective
la licence

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des femmes dont il prétend que les visages perdent
les peuples.
L' intérêt que portait Des Esseintes à la langue
latine ne faiblissait pas, maintenant que
complètement pourrie, elle pendait, perdant ses
membres, coulant son pus, gardant à peine, dans
toute la corruption de son corps, quelques parties
fermes que les chrétiens détachaient afin de
les mariner dans la saumure de leur nouvelle
langue.
La seconde moitié du ve siècle était venue,
l' épouvantable époque où d' abominables cahots
bouleversaient la terre. Les barbares saccageaient
la Gaule ; Rome paralysée, mise au pillage par les
wisigoths, sentait sa vie se glacer, voyait ses
parties extrêmes, l' occident et l' orient, se débattre
dans le sang, s' épuiser de jour en jour.
Dans la dissolution générale, dans les assassinats
de césars qui se succèdent, dans le bruit des
carnages qui ruissellent d' un bout de l' Europe
à l' autre, un effrayant hourra retentit, étouffant
les clameurs, couvrant les voix. Sur la rive du
Danube, des milliers d' hommes, plantés sur de petits
chevaux, enveloppés de casaques de peaux de
rats, des tartares affreux, avec d' énormes têtes,
des nez écrasés, des mentons ravinés de cicatrices
et de balafres, des visages de jaunisse dépouillés
de poils, se précipitent, ventre à terre,
enveloppent d' un tourbillon, les territoires des
bas-empires.
Tout disparut dans la poussière des galops, dans

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la fumée des incendies. Les ténèbres se firent et
les peuples consternés tremblèrent, écoutant passer,
avec un fracas de tonnerre, l' épouvantable
trombe. La horde des huns rasa l' Europe, se rua
sur la Gaule, s' écrasa dans les plaines de Châlons
où Aétius la pila dans une effroyable charge. La
plaine, gorgée de sang, moutonna comme une mer
de pourpre, deux cent mille cadavres barrèrent
la route, brisèrent l' élan de cette avalanche qui,
déviée, tomba, éclatant en coups de foudre, sur
l' Italie où les villes exterminées flambèrent
comme des meules.
L' empire d' occident croula sous le choc ; la vie
agonisante qu' il traînait dans l' imbécillité et dans
l' ordure, s' éteignit ; la fin de l' univers semblait
d' ailleurs proche ; les cités oubliées par Attila
étaient décimées par la famine et par la peste ; le
latin parut s' effrondrer, à son tour, sous les ruines
du monde.
Des années s' écoulèrent ; les idiomes barbares
commençaient à se régler, à sortir de leurs gangues,
à former de véritables langues ; le latin sauvé
dans la débâcle par les cloîtres se confina parmi
les couvents et parmi les cures ; çà et là, quelques
poètes brillèrent, lents et froids : l' africain
Dracontius avec son hexameron, Claudius Mamert,
avec ses poésies liturgiques ; Avitus de Vienne ;
puis des biographes, tels qu' Ennodius qui raconte
les prodiges de saint Epiphane, le diplomate
perspicace et vénéré, le probe et vigilant pasteur ;
tels qu' Eugippe qui nous a retracé l' incomparable

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vie de saint Séverin, cet ermite mystérieux, cet
humble ascète, apparu, semblable à un ange de
miséricorde, aux peuples éplorés, fous de souffrances
et de peur ; des écrivains tels que Véranius du
Gévaudan qui prépara un petit traité sur la
continence, tels qu' Aurelian et Ferreolus qui
compilèrent des canons ecclésiastiques, des historiens
tels que Rothérius d' Agde, fameux par une histoire
perdue des huns.
Les ouvrages des siècles suivants se clairsemaient
dans la bibliothèque de Des Esseintes. Le vie
siècle était cependant encore représenté par
Fortunat, l' évêque de Poitiers, dont les hymnes
et le vexilla regis, taillés dans la vieille
charogne de la langue latine, épicée par les aromates
de l' église, le hantaient à certains jours ; par
Boëce, le vieux Grégoire De Tours et Jornandès ;
puis, aux viie et viiie siècles, comme, en sus de la
basse latinité des chroniqueurs, des Frédégaire et
des Paul Diacre, et des poésies contenues dans
l' antiphonaire de Bangor dont il regardait parfois
l' hymne alphabétique et monorime, chantée en
l' honneur de saint Comgill, la littérature se
confinait presque exclusivement dans des biographies
de saints, dans la légende de saint Columban écrite
par le cénobite Jonas, et celle du bienheureux
Cuthbert, rédigée par Bède Le Vénérable sur les
notes d' un moine anonyme de Lindisfarn, il se
bornait à feuilleter, dans ses moments d' ennui,
l' oeuvre de ces hagiographes et à relire quelques
extraits de la vie de sainte Rusticula et de sainte
Radegonde, relatées,

p52

l' une, par Defensorius, synodite de Ligugé,
l' autre, par la modeste et la naïve Baudonivia,
religieuse de Poitiers.
Mais de singuliers ouvrages de la littérature
latine, anglo-saxonne, l' alléchaient davantage :
c' était toute la série des énigmes d' Adhelme, de
Tatwine, d' Eusèbe, ces descendants de Symphosius,
et surtout les énigmes composées par saint Boniface,
en des strophes acrostiches dont la solution se
trouvait donnée par les lettres initiales des vers.
Son attirance diminuait avec la fin de ces deux
siècles ; peu ravi, en somme, par la pesante masse
des latinistes carlovingiens, les Alcuin et les
Eginhard, il se contentait, comme spécimen de la
langue au ixe siècle, des chroniques de l' anonyme
de saint Gall, de Fréculfe et de Réginon, du poème
sur le siège de Paris tissé par Abbo Le Courbé, de
l' hortulus, le poème didactique du bénédictin
Walafrid Strabo, dont le chapitre consacré à la
gloire de la citrouille, symbole de la fécondité, le
mettait en liesse ; du poème d' Ermold Le Noir,
célébrant les exploits de Louis Le Débonnaire, un
poème écrit en hexamètres réguliers, dans un
style austère, presque noir, dans un latin de fer
trempé dans les eaux monastiques, avec, çà et là,
des pailles de sentiment dans le dur métal ; du
de viribus herbarum, le poème de Macer Floridus,
qui le délectait particulièrement par ses recettes
poétiques et les très étranges vertus qu' il
prête à certaines plantes, à certaines fleurs : à
l' aristoloche, par exemple, qui, mélangée à de la

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chair de boeuf et placée sur le bas-ventre d' une
femme enceinte, la fait irrémédiablement accoucher
d' un enfant mâle ; à la bourrache qui, répandue
en infusion dans une salle à manger, égaye
les convives ; à la pivoine dont la racine broyée
guérit à jamais du haut mal ; au fenouil qui, posé
sur la poitrine d' une femme, clarifie ses eaux et
stimule l' indolence de ses périodes.
à part quelques volumes spéciaux, inclassés ;
modernes ou sans date, certains ouvrages de kabbale,
de médecine et de botanique ; certains
tomes dépareillés de la patrologie de Migne,
renfermant des poésies chrétiennes introuvables, et
de l' anthologie des petits poètes latins de
Wernsdorff, à part le meursius, le manuel
d' érotologie classique de Forberg, la moechialogie
et les diaconales à l' usage des confesseurs, qu' il
époussetait à de rares intervalles, sa bibliothèque
latine s' arrêtait au commencement du xe siècle.
Et, en effet, la curiosité, la naïveté compliquée
du langage chrétien avaient, elles aussi, sombré.
Le fatras des philosophes et des scoliastes, la
logomachie du moyen âge allaient régner en maîtres.
L' amas de suie des chroniques et des livres
d' histoire, les saumons de plomb des cartulaires
allaient s' entasser, et la grâce balbutiante, la
maladresse parfois exquise des moines mettant en un
pieux ragoût les restes poétiques de l' antiquité,
étaient mortes ; les fabriques de verbes aux sucs
épurés, de substantifs sentant l' encens, d' adjectifs
bizarres, taillés grossièrement dans l' or, avec le

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goût barbare et charmant des bijoux goths, étaient
détruites. Les vieilles éditions, choyées par des
Esseintes, cessaient-et, en un saut formidable de
siècles, les livres s' étageaient maintenant sur les
rayons, supprimant la transition des âges, arrivant
directement à la langue française du présent
siècle.

p55

Iv
une voiture s' arrêta, vers une fin d' après-midi,
devant la maison de Fontenay. Comme Des Esseintes
ne recevait aucune visite, comme le facteur ne
se hasardait même pas dans ces parages inhabités,
puisqu' il n' avait à lui remettre aucun journal,
aucune revue, aucune lettre, les domestiques
hésitèrent, se demandant s' il fallait ouvrir ; puis,
au carillon de la sonnette, lancée à toute volée
contre le mur, ils se hasardèrent à tirer le judas
incisé dans la porte et ils aperçurent un monsieur
dont toute la poitrine était couverte, du col au
ventre, par un immense bouclier d' or.
Ils avertirent leur maître qui déjeunait.
-parfaitement, introduisez, fit-il-car il se
souvenait d' avoir autrefois donné, pour la livraison
d' une commande, son adresse à un lapidaire.
Le monsieur salua, déposa, dans la salle à manger,
sur le parquet de pitch-pin, son bouclier qui
oscilla, se soulevant un peu, allongeant une tête
serpentine de tortue qui, soudain effarée, rentra
sous sa carapace.
Cette tortue était une fantaisie venue à Des

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Esseintes quelque temps avant son départ de Paris.
Regardant, un jour, un tapis d' orient, à reflets, et,
suivant les lueurs argentées qui couraient sur la
trame de la laine, jaune aladin et violet prune, il
s' était dit : il serait bon de placer sur ce tapis
quelque chose qui remuât et dont le ton foncé
aiguisât la vivacité de ces teintes.
Possédé par cette idée il avait vagué, au hasard
des rues, était arrivé au palais-royal, et devant
la vitrine de Chevet s' était frappé le front : une
énorme tortue était là, dans un bassin. Il l' avait
achetée : puis, une fois abandonnée sur le tapis,
il s' était assis devant elle et il l' avait
longuement contemplée, en clignant de l' oeil.
Décidément la couleur tête-de-nègre, le ton de
sienne crue de cette carapace salissait les reflets
du tapis sans les activer ; les lueurs dominantes de
l' argent étincelaient maintenant à peine, rampant
avec les tons froids du zinc écorché, sur les
bords de ce test dur et terne.
Il se rongea les ongles, cherchant les moyens de
concilier ces mésalliances, d' empêcher le divorce
résolu de ces tons ; il découvrit enfin que sa
première idée, consistant à vouloir attiser les feux
de l' étoffe par le balancement d' un objet sombre
mis dessus était fausse ; en somme, ce tapis était
encore trop voyant, trop pétulant, trop neuf. Les
couleurs ne s' étaient pas suffisamment émoussées
et amoindries ; il s' agissait de renverser la
proposition, d' amortir les tons, de les éteindre par
le contraste d' un objet éclatant, écrasant tout

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autour de lui, jetant de la lumière d' or sur de
l' argent pâle. Ainsi posée, la question devenait
plus facile à résoudre. Il se détermina, en
conséquence, à faire glacer d' or la cuirasse de sa
tortue.
Une fois rapportée de chez le praticien qui la
prit en pension, la bête fulgura comme un soleil,
rayonna sur le tapis dont les teintes repoussées
fléchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth
aux squames imbriquées par un artiste d' un
goût barbare.
Des Esseintes fut tout d' abord enchanté de cet
effet ; puis il pensa que ce gigantesque bijou
n' était qu' ébauché, qu' il ne serait vraiment complet
qu' après qu' il aurait été inscrusté de pierres rares.
Il choisit dans une collection japonaise un
dessin représentant un essaim de fleurs partant
en fusées d' une mince tige, l' emporta chez un
joaillier, esquissa une bordure qui enfermait ce
bouquet dans un cadre ovale, et il fit savoir, au
lapidaire stupéfié que les feuilles, que les pétales
de chacune de ces fleurs, seraient exécutés en
pierreries et montés dans l' écaille même de la
bête.
Le choix des pierres l' arrêta ; le diamant est
devenu singulièrement commun depuis que tous
les commerçants en portent au petit doigt ; les
émeraudes et les rubis de l' orient sont moins
avilis, lancent de rutilantes flammes, mais ils
rappellent par trop ces yeux verts et rouges de
certains omnibus qui arborent des fanaux de ces deux
couleurs, le long des tempes ; quant aux topazes,

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brûlées ou crues, ce sont des pierres à bon marché,
chères à la petite bourgeoisie qui veut serrer
des écrins dans une armoire à glace ; d' un autre
côté, bien que l' église ait conservé à l' améthyste
un caractère sacerdotal, tout à la fois onctueux et
grave, cette pierre s' est, elle aussi, galvaudée aux
oreilles sanguines et aux mains tubuleuses des
bouchères qui veulent, pour un prix modique, se
parer de vrais et pesants bijoux ; seul, parmi
ces pierres, le saphir a gardé des feux inviolés par
la sottise industrielle et pécuniaire. Ses étincelles
grésillant sur une eau limpide et froide, ont, en
quelque sorte, garanti de toute souillure sa
noblesse discrète et hautaine. Malheureusement, aux
lumières, ses flammes fraîches ne crépitent plus ;
l' eau bleue rentre en elle-même, semble s' endormir
pour ne se réveiller, en pétillant, qu' au point
du jour.
Décidément aucune de ces pierreries ne contentait
Des Esseintes ; elles étaient d' ailleurs trop
civilisées et trop connues. Il fit ruisseler entre
ses doigts des minéraux plus surprenants et
plus bizarres, finit par trier une série de pierres
réelles et factices dont le mélange devait produire
une harmonie fascinatrice et déconcertante.
Il composa ainsi le bouquet de ses fleurs :
les feuilles furent serties de pierreries d' un vert
accentué et précis : de chrysobéryls vert asperge ;
de péridots vert poireau ; d' olivines vert olive ; et
elles se détachèrent de branches en almadine et

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en ouwarovite d' un rouge violacé, jetant des
paillettes d' un éclat sec de même que ces micas de
tartre qui luisent dans l' intérieur des futailles.
Pour les fleurs, isolées de la tige, éloignées du
pied de la gerbe, il usa de la cendre bleue ; mais
il repoussa formellement cette turquoise orientale
qui se met en broches et en bagues et qui fait, avec
la banale perle et l' odieux corail, les délices du
menu peuple ; il choisit exclusivement des
turquoises de l' occident, des pierres qui ne sont, à
proprement parler, qu' un ivoire fossile imprégné
de substances cuivreuses et dont le bleu céladon
est engorgé, opaque, sulfureux, comme jauni de
bile.
Cela fait, il pouvait maintenant enchâsser les
pétales de ses fleurs épanouies au milieu du bouquet,
de ses fleurs les plus voisines, les plus
rapprochées du tronc, avec des minéraux transparents,
aux lueurs vitreuses et morbides, aux
jets fiévreux et aigres.
Il les composa uniquement d' yeux de chat
de Ceylan, de cymophanes et de saphirines.
Ces trois pierres dardaient en effet, des
scintillements mystérieux et pervers, douloureusement
arrachés du fond glacé de leur eau trouble.
L' oeil de chat d' un gris verdâtre, strié de
veines concentriques qui paraissent remuer,
se déplacer à tout moment, selon les dispositions
de la lumière.
La cymophane avec des moires azurées courant
sur la teinte laiteuse qui flotte à l' intérieur.

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La saphirine qui allume des feux bleuâtres de
phosphore sur un fond de chocolat, brun sourd.
Le lapidaire prenait note à mesure des endroits
où devaient être incrustées les pierres. Et la
bordure de la carapace, dit-il à Des Esseintes ?
Celui-ci avait d' abord songé à quelques opales
et à quelques hydrophanes ; mais ces pierres
intéressantes par l' hésitation de leurs couleurs,
par le doute de leurs flammes, sont par trop
insoumises et infidèles ; l' opale a une sensibilité
toute rhumatismale ; le jeu de ses rayons s' altère
suivant l' humidité, la chaleur ou le froid ; quant à
l' hydrophane elle ne brûle que dans l' eau et ne
consent à allumer sa braise grise qu' alors qu' on
la mouille.
Il se décida enfin pour des minéraux dont les
reflets devaient s' alterner : pour l' hyacinthe de
Compostelle, rouge acajou ; l' aigue marine, vert
glauque ; le rubis-balais, rose vinaigre ; le rubis
de sudermanie, ardoise pâle. Leurs faibles
chatoiements suffisaient à éclairer les ténèbres
de l' écaille et laissaient sa valeur à la floraison
des pierreries qu' ils entouraient d' une mince
guirlande de feux vagues.
Des Esseintes regardait maintenant, blottie en
un coin de sa salle à manger, la tortue qui rutilait
dans la pénombre.
Il se sentit parfaitement heureux ; ses yeux se
grisaient à ces resplendissements de corolles en
flammes sur un fond d' or ; puis, contrairement à
son habitude, il avait appétit et il trempait ses

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rôties enduites d' un extraordinaire beurre dans
une tasse de thé, un impeccable mélange de
si-a-fayoune, de mo-you-tann, et de khansky,
des thés jaunes, venus de Chine en Russie par
d' exceptionnelles caravanes.
Il buvait ce parfum liquide dans ces porcelaines
de la Chine, dites coquilles d' oeufs, tant
elles sont diaphanes et légères et, de même qu' il
n' admettait que ces adorables tasses, il ne se
servait également, en fait de couverts, que
d' authentique vermeil, un peu dédoré, alors que
l' argent apparaît un tantinet, sous la couche
fatiguée de l' or et lui donne ainsi une teinte d' une
douceur ancienne, toute épuisée, toute moribonde.
Après qu' il eut bu sa dernière gorgée, il rentra
dans son cabinet et fit apporter par le domestique
la tortue qui s' obstinait à ne pas bouger.
La neige tombait. Aux lumières des lampes, des
herbes de glace poussaient derrière les vitres
bleuâtres et le givre, pareil à du sucre fondu,
scintillait dans les culs de bouteille des carreaux
tiquetés d' or.
Un silence profond enveloppait la maisonnette
engourdie dans les ténèbres.
Des Esseintes rêvassait ; le brasier chargé de
bûches emplissait d' effluves brûlants la pièce ;
il entr' ouvrit la fenêtre.
Ainsi qu' une haute tenture de contre-hermine,
le ciel se levait devant lui, noir et moucheté de
blanc.
Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu

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de la neige, intervertit l' ordre des couleurs.
La tenture héraldique du ciel se retourna,
devint une véritable hermine, blanche, mouchetée
de noir, à son tour, par les points de nuits
dispersés entre les flocons.
Il referma la croisée ; ce brusque passage,
sans transition, de la chaleur torride, aux frimas
du plein hiver l' avait saisi ; il se recroquevilla
près du feu et l' idée lui vint d' avaler un
spiritueux qui le réchauffât.
Il s' en fut dans la salle à manger où, pratiquée
dans l' une des cloisons, une armoire contenait
une série de petites tonnes, rangées côte à côte,
sur de minuscules chantiers de bois de santal,
percées de robinets d' argent au bas du ventre.
Il appelait cette réunion de barils à liqueurs,
son orgue à bouche.
Une tige pouvait rejoindre tous les robinets,
les asservir à un mouvement unique, de sorte
qu' une fois l' appareil en place, il suffisait de
toucher un bouton dissimulé dans la boiserie,
pour que toutes les cannelles, tournées en même
temps, remplissent de liqueur les imperceptibles
gobelets placés au-dessous d' elles.
L' orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs
étiquetés " flûte, cor, voix céleste " étaient tirés,
prêts à la manoeuvre. Des Esseintes buvait une
goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures,
arrivait à se procurer, dans le gosier,
des sensations analogues à celles que la musique
verse à l' oreille.

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Du reste, chaque liqueur correspondait, selon
lui, comme goût, au son d' un instrument. Le
curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont
le chant est aigrelet et velouté ; le kummel au
hautbois dont le timbre sonore nasille ; la menthe
et l' anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée et
poivrée, piaulante et douce ; tandis que, pour
compléter l' orchestre, le kirsch sonne furieusement
de la trompette ; le gin et le whisky emportent
le palais avec leurs stridents éclats de
pistons et de trombones, l' eau-de-vie de marc
fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas,
pendant que roulent les coups de tonnerre de la
cymbale et de la caisse frappés à tour de bras,
dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio
et les mastics !
Il pensait aussi que l' assimilation pouvait
s' étendre, que des quatuors d' instruments à cordes
pouvaient fonctionner sous la voûte palatine,
avec le violon représentant la vieille eau-de-vie,
fumeuse et fine, aiguë et frêle ; avec l' alto simulé
par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd ;
avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique
et caressant comme un violoncelle ; avec
la contre-basse, corsée, solide et noire comme un
pur et vieux bitter. On pouvait même, si l' on
voulait former un quintette, adjoindre un cinquième
instrument, la harpe, qu' imitait par une
vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note
argentine, détachée et grêle du cumin sec.
La similitude se prolongeait encore ; des relations

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de tons existaient dans la musique des liqueurs ;
ainsi pour ne citer qu' une note, la bénédictine
figure, pour ainsi dire, le ton mineur de
ce ton majeur des alcools que les partitions
commerciales désignent sous le signe de chartreuse
verte.
Ces principes une fois admis, il était parvenu,
grâce à d' érudites expériences, à se jouer sur la
langue de silencieuses mélodies, de muettes marches
funèbres à grand spectacle, à entendre, dans
sa bouche, des solis de menthe, des duos de
vespétro et de rhum.
Il arrivait même à transférer dans sa mâchoire
de véritables morceaux de musique, suivant le
compositeur, pas à pas, rendant sa pensée, ses
effets, ses nuances, par des unions ou des
contrastes voisins de liqueurs, par d' approximatifs
et savants mélanges.
D' autrefois, il composait lui-même des mélodies,
exécutait des pastorales avec le bénin cassis qui
lui faisait roulader, dans la gorge, des chants
emperlés de rossignol ; avec le tendre cacao-chouva
qui fredonnait de sirupeuses bergerades, telles
que " les romances d' Estelle " et les " ah ! Vous
dirai-je, maman " du temps jadis.
Mais, ce soir-là, Des Esseintes n' avait nulle
envie d' écouter le goût de la musique ; il se borna
à enlever une note au clavier de son orgue, en
emportant un petit gobelet qu' il avait préalablement
rempli d' un véridique whisky d' Irlande.
Il se renfonça dans son fauteuil et huma lentement

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ce suc fermenté d' avoine et d' orge ; un
fumet prononcé de créosote lui empuantit la
bouche.
Peu à peu, en buvant, sa pensée suivit l' impression
maintenant ravivée de son palais, emboîta
le pas à la saveur du whisky, réveilla, par une
fatale exactitude d' odeurs, des souvenirs effacés
depuis des ans.
Ce fleur phéniqué, âcre, lui remémorait forcément
l' identique senteur dont il avait eu la langue
pleine au temps où les dentistes travaillaient
dans sa gencive.
Une fois lancé sur cette piste, sa rêverie, d' abord
éparse sur tous les praticiens qu' il avait connus,
se rassembla et convergea sur l' un d' entr' eux dont
l' excentrique rappel s' était plus particulièrement
gravé dans sa mémoire.
Il y avait de cela, trois années ; pris, au
milieu d' une nuit, d' une abominable rage de
dents, il se tamponnait la joue, butait contre
les meubles, arpentait, semblable à un fou, sa
chambre.
C' était une molaire déjà plombée ; aucune
guérison n' était possible ; la clef seule des
dentistes pouvait remédier au mal. Il attendait, tout
enfiévré, le jour, résolu à supporter les plus
atroces des opérations, pourvu qu' elles missent
fin à ses souffrances.
Tout en se tenant la mâchoire, il se demandait
comment faire. Les dentistes qui le soignaient
étaient de riches négociants qu' on ne

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voyait point à sa guise ; il fallait convenir avec
eux de visites, d' heures de rendez-vous. C' est
inacceptable, je ne puis différer plus longtemps,
disait-il ; il se décida à aller chez le premier
venu, à courir chez un quenottier du peuple, un
de ces gens à poigne de fer qui, s' ils ignorent
l' art bien inutile d' ailleurs de panser les caries
et d' obturer les trous, savent extirper, avec une
rapidité sans pareille, les chicots les plus
tenaces ; chez ceux-là, c' est ouvert au petit jour et
l' on n' attend pas. Sept heures sonnèrent enfin.
Il se précipita hors de chez lui, et se rappelant
le nom connu d' un mécanicien qui s' intitulait
dentiste populaire et logeait au coin d' un quai,
il s' élança dans les rues en mordant son mouchoir,
en renfonçant ses larmes.
Arrivé devant la maison, reconnaissable à un
immense écriteau de bois noir où le nom de
" Gatonax " s' étalait en d' énormes lettres couleur
de potiron, et en deux petites armoires vitrées
où des dents de pâte étaient soigneusement alignées
dans des gencives de cire rose, reliées
entre elles par des ressorts mécaniques de laiton,
il haleta, la sueur aux tempes ; une transe
horrible lui vint, un frisson lui glissa sur la peau,
un apaisement eut lieu, la souffrance s' arrêta,
la dent se tut.
Il restait, stupide, sur le trottoir ; il s' était
enfin roidi contre l' angoisse, avait escaladé un
escalier obscur, grimpé quatre à quatre jusqu' au
troisième étage. Là, il s' était trouvé devant une
porte où une

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plaque d' émail répétait, inscrit avec des lettres
d' un bleu céleste, le nom de l' enseigne. Il avait
tiré la sonnette, puis, épouvanté par les larges
crachats rouges qu' il apercevait collés sur les
marches, il fit volte-face, résolu à souffrir
des dents, toute sa vie, quand un cri déchirant
perça les cloisons, emplit la cage de l' escalier, le
cloua d' horreur, sur place, en même temps
qu' une porte s' ouvrit et qu' une vieille femme
le pria d' entrer.
La honte l' avait emporté sur la peur ; il avait
été introduit dans une salle à manger ; une
autre porte avait claqué, donnant passage à un
terrible grenadier, vêtu d' une redingote et d' un
pantalon noirs, en bois ; Des Esseintes le suivit
dans une autre pièce.
Ses sensations devenaient, dès ce moment,
confuses. Vaguement il se souvenait de s' être
affaissé, en face d' une fenêtre, dans un fauteuil,
d' avoir balbutié, en mettant un doigt sur sa dent :
" elle a été déjà plombée ; j' ai peur qu' il n' y ait
rien à faire. "
l' homme avait immédiatement supprimé ces
explications, en lui enfonçant un index énorme
dans la bouche ; puis, tout en grommelant sous
ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris
un instrument sur une table.
Alors la grande scène avait commencé. Cramponné
aux bras du fauteuil, Des Esseintes avait
senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux avaient
vu trente-six chandelles et il s' était mis, souffrant

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des douleurs inouïes, à battre des pieds et à bêler
ainsi qu' une bête qu' on assassine.
Un craquement s' était fait entendre, la molaire
se cassait, en venant ; il lui avait alors semblé
qu' on lui arrachait la tête, qu' on lui fracassait
le crâne ; il avait perdu la raison, avait hurlé
de toutes ses forces, s' était furieusement défendu
contre l' homme qui se ruait de nouveau sur lui
comme s' il voulait lui entrer son bras jusqu' au
fond du ventre, s' était brusquement reculé d' un
pas, et levant le corps attaché à la mâchoire,
l' avait laissé brutalement retomber, sur le
derrière, dans le fauteuil, tandis que, debout,
emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au
bout de son davier, une dent bleue où pendait
du rouge !
Anéanti, Des Esseintes avait dégobillé du sang
plein une cuvette, refusé, d' un geste, à la vieille
femme qui rentrait, l' offrande de son chicot
qu' elle s' apprêtait à envelopper dans un journal
et il avait fui, payant deux francs, lançant, à son
tour, des crachats sanglants sur les marches, et
il s' était retrouvé, dans la rue, joyeux, rajeuni
de dix ans, s' intéressant aux moindres choses.
-brou ! Fit-il, attristé par l' assaut de ces
souvenirs. Il se leva pour rompre l' horrible charme
de cette vision et, revenu dans la vie présente,
il s' inquiéta de la tortue.
Elle ne bougeait toujours point, il la palpa ;
elle était morte. Sans doute habituée à une
existence sédentaire, à une humble vie passée

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sous sa pauvre carapace, elle n' avait pu supporter
le luxe éblouissant qu' on lui imposait, la
rutilante chape dont on l' avait vêtue, les pierreries
dont on lui avait pavé le dos, comme un
ciboire.

p70

V
en même temps que s' appointait son désir de
se soustraire à une haïssable époque d' indignes
muflemens, le besoin de ne plus voir de tableaux
représentant l' effigie humaine tâchant à Paris
entre quatre murs, ou errant en quête d' argent
par les rues, était devenu pour lui plus despotique.
Après s' être désintéressé de l' existence
contemporaine, il avait résolu de ne pas introduire
dans sa cellule des larves de répugnances ou de
regrets ; aussi, avait-il voulu une peinture subtile,
exquise, baignant dans un rêve ancien, dans
une corruption antique, loin de nos moeurs, loin
de nos jours.
Il avait voulu, pour la délectation de son
esprit et la joie de ses yeux, quelques oeuvres
suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui
dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui
ébranlant le système nerveux par d' érudites
hystéries, par des cauchemars compliqués, par des
visions nonchalantes et atroces.
Entre tous, un artiste existait dont le talent

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le ravissait en de longs transports, Gustave Moreau.
Il avait acquis ses deux chefs-d' oeuvre et, pendant
des nuits, il rêvait devant l' un deux, le
tableau de la Salomé, ainsi conçu :
un trône se dressait, pareil au maître-autel
d' une cathédrale, sous d' innombrables voûtes
jaillissaient des colonnes trapues ainsi que des
piliers romans, émaillées de briques polychrômes,
serties de mosaïques, incrustées de lapis et de
sardoines, dans un palais semblable à une basilique
d' une architecture tout à la fois musulmane et
byzantine.
Au centre du tabernacle surmontant l' autel
précédé de marches en forme de demi-vasques,
le tétrarque Hérode était assis, coiffé d' une tiare,
les jambes rapprochées, les mains sur les genoux.
La figure était jaune, parcheminée, annelée
de rides, décimée par l' âge ; sa longue barbe
flottait comme un nuage blanc sur les étoiles
en pierreries qui constellaient la robe d' orfroi
plaquée sur sa poitrine.
Autour de cette statue, immobile, figée dans
une pose hiératique de dieu hindou, des parfums
brûlaient, dégorgeant des nuées de vapeurs
que trouaient, de même que des yeux phosphorés
de bêtes, les feux des pierres enchâssées dans les
parois du trône ; puis la vapeur montait, se
déroulait sous les arcades où la fumée bleue se
mêlait à la poudre d' or des grands rayons de
jour, tombés des dômes.

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Dans l' odeur perverse des parfums, dans l' atmosphère
surchauffée de cette église, Salomé,
le bras gauche étendu, en un geste de commandement,
le bras droit replié, tenant à la hauteur
du visage, un grand lotus, s' avance lentement
sur les pointes, aux accords d' une guitare dont
une femme accroupie pince les cordes.
La face recueillie, solennelle, presque auguste
elle commence la lubrique danse qui doit réveiller
les sens assoupis du vieil Hérode ; ses seins
ondulent et, au frottement de ses colliers qui
tourbillonnent, leurs bouts se dressent ; sur la
moiteur de sa peau les diamants, attachés,
scintillent ; ses bracelets, ses ceintures, ses
bagues, crachent des étincelles ; sur sa robe
triomphale, couturée de perles, ramagée d' argent,
lamée d' or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque
maille est une pierre, entre en combustion, croise
des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate,
sur la peau rose thé, ainsi que des insectes
splendides aux élytres éblouissants, marbrés de
carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés de bleu
d' acier, tigrés de vert paon.
Concentrée, les yeux fixes, semblable à une
somnambule, elle ne voit ni le tétrarque qui
frémit, ni sa mère, la féroce Hérodias, qui la
surveille, ni l' hermaphrodite ou l' eunuque qui
se tient, le sabre au poing, en bas du trône, une
terrible figure, voilée jusqu' aux joues, et dont la
mamelle de châtré pend, de même qu' une gourde, sous
sa tunique bariolée d' orange.

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Ce type de la Salomé si hantant pour les artistes
et pour les poètes, obsédait, depuis des
années, Des Esseintes. Combien de fois avait-il
lu dans la vieille bible de Pierre Variquet,
traduite par les docteurs en théologie de
l' université de Louvain, l' évangile de saint
Mathieu qui raconte en de naïves et brèves phrases,
la décollation du précurseur ; combien de fois
avait-il rêvé, entre ces lignes :
" au jour du festin de la nativité d' Hérode,
la fille d' Hérodias dansa au milieu et plut à
Hérode.
" dont lui promit, avec serment, de lui donner
tout ce qu' elle lui demanderait.
" elle donc, induite par sa mère, dit :
donne moi, en un plat, la tête de Jean Baptiste.
" et le roi fut marri, mais à cause du serment
et de ceux qui étaient assis à table avec lui,
il commanda qu' elle lui fût baillée. (évangile de
saint Mathieu dans la bible de Pierre Variquet).
Mais ni saint Mathieu, ni saint Marc, ni saint
Luc, ni les autres évangélistes ne s' étendaient sur
les charmes délirants, sur les actives dépravations
de la danseuse. Elle demeurait effacée, se perdait,
mystérieuse et pâmée, dans le brouillard
lointain des siècles, insaisissable pour les esprits
précis et terre à terre, accessible seulement aux

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cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues
visionnaires par la névrose ; rebelle aux peintres
de la chair, à Rubens qui la déguisa en une
bouchère des Flandres, incompréhensible pour tous
les écrivains qui n' ont jamais pu rendre l' inquiétante
exaltation de la danseuse, la grandeur raffinée
de l' assassine.
Dans l' oeuvre de Gustave Moreau, conçue en
dehors de toutes les données du testament, des
Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé,
surhumaine et étrange qu' il avait rêvée. Elle
n' était plus seulement la baladine qui arrache
à un vieillard, par une torsion corrompue de
ses reins, un cri de désir et de rut ; qui rompt
l' énergie, fond la volonté d' un roi, par des remous
de seins, des secousses de ventre, des frissons
de cuisse ; elle devenait, en quelque sorte, la
déité symbolique de l' indestructible luxure, la
déesse de l' immortelle hystérie, la beauté maudite,
élue entre toutes par la catalepsie qui lui
raidit les chairs et lui durcit les muscles ; la bête
monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible,
empoisonnant, de même que l' Hélène
antique, tout ce qui l' approche, tout ce qui la
voit, tout ce qu' elle touche.
Ainsi comprise, elle appartenait aux théogonies
de l' extrême orient ; elle ne relevait plus des
traditions bibliques, ne pouvait même plus être
assimilée à la vivante image de Babylone, à la
royale prostituée de l' apocalypse, accoutrée,
comme elle, de joyaux et de pourpre, fardée

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comme elle ; car celle-là n' était pas jetée par une
puissance fatidique, par une force suprême, dans
les attirantes abjections de la débauche.
Le peintre semblait d' ailleurs avoir voulu
affirmer sa volonté de rester hors des siècles, de
ne point préciser d' origine, de pays, d' époque, en
mettant sa Salomé au milieu de cet extraordinaire
palais, d' un style confus et grandiose, en la vêtant
de somptueuses et chimériques robes, en la
mitrant d' un incertain diadème en forme de tour
phénicienne tel qu' en porte la salammbô, en
lui plaçant enfin dans la main le sceptre d' Isis,
la fleur sacrée de l' égypte et de l' Inde, le grand
lotus.
Des Esseintes cherchait le sens de cet emblème.
Avait-il cette signification phallique que lui
prêtent les cultes primordiaux de l' Inde ;
annonçait-il au vieil Hérode, une oblation de
virginité, un échange de sang, une plaie impure
sollicitée, offerte sous la condition expresse
d' un meurtre ; ou représentait-il l' allégorie de la
fécondité, le mythe hindou de la vie, une existence
tenue entre des doigts de femme, arrachée, foulée
par des mains palpitantes d' homme qu' une démence
envahit, qu' une crise de la chair égare ?
Peut-être aussi qu' en armant son énigmatique
déesse du lotus vénéré, le peintre avait songé à
la danseuse, à la femme mortelle, au vase souillé,
cause de tous les péchés et de tous les crimes ;
peut-être s' était-il souvenu des rites de la vieille
égypte, des cérémonies sépulcrales de l' embaumement,

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alors que les chimistes et les prêtres
étendent le cadavre de la morte sur un banc de
jaspe, lui tirent avec des aiguilles courbes la
cervelle par les fosses du nez, les entrailles par
l' incision pratiquée dans son flanc gauche, puis
avant de lui dorer les ongles et les dents, avant
de l' enduire de bitumes et d' essences, lui insèrent,
dans les parties sexuelles, pour les purifier, les
chastes pétales de la divine fleur.
Quoi qu' il en fût, une irrésistible fascination
se dégageait de cette toile, mais l' aquarelle
intitulée l' apparition était peut-être plus
inquiétante encore.
Là, le palais d' Hérode s' élançait, ainsi qu' un
alhambra, sur de légères colonnes irisées de
carreaux moresques, scellés comme par un béton
d' argent, comme par un ciment d' or ; des arabesques
partaient de losanges en lazuli, filaient tout
le long des coupoles où, sur des marqueteries de
nacre, rampaient des lueurs d' arc-en-ciel, des
feux de prisme.
Le meurtre était accompli ; maintenant le
bourreau se tenait impassible, les mains sur le
pommeau de sa longue épée, tachée de sang.
Le chef décapité du saint s' était élevé du plat
posé sur les dalles et il regardait, livide, la
bouche décolorée, ouverte, le cou cramoisi,
dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait la
figure d' où s' échappait une auréole s' irradiant
en traits de lumière sous les portiques, éclairant
l' affreuse ascension de la tête, allumant le globe

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vitreux des prunelles, attachées, en quelque sorte
crispées sur la danseuse.
D' un geste d' épouvante, Salomé repousse la
terrifiante vision qui la cloue, immobile, sur les
pointes ; ses yeux se dilatent, sa main étreint
convulsivement sa gorge.
Elle est presque nue ; dans l' ardeur de la danse,
les voiles se sont défaits, les brocarts ont
croulé ; elle n' est plus vêtue que de matières
orfévries et de minéraux lucides ; un gorgerin lui
serre de même qu' un corselet la taille, et, ainsi
qu' une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde
des éclairs dans la rainure de ses deux seins ; plus
bas, aux hanches, une ceinture l' entoure, cache
le haut de ses cuisses que bat une gigantesque
pendeloque où coule une rivière d' escarboucles
et d' émeraudes ; enfin, sur le corps resté nu,
entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe,
creusé d' un nombril dont le trou semble un cachet
gravé d' onyx, aux tons laiteux, aux teintes
de rose d' ongle.
Sous les traits ardents échappés de la tête du
précurseur, toutes les facettes des joailleries
s' embrasent ; les pierres s' animent, dessinent le
corps de la femme en traits incandescents ; la
piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points
de feu, vermeils comme des charbons, violets
comme des jets de gaz, bleus comme des flammes
d' alcool, blancs comme des rayons d' astre.
L' horrible tête flamboie, saignant toujours,
mettant des caillots de pourpre sombre, aux

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pointes de la barbe et des cheveux. Visible pour
la Salomé seule, elle n' étreint pas de son morne
regard, l' Hérodias qui rêve à ses haines enfin
abouties, le tétrarque, qui, penché un peu en
avant, les mains sur les genoux, halète encore,
affolé par cette nudité de femme imprégnée de
senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée
dans les encens et dans les myrrhes.
Tel que le vieux roi, Des Esseintes demeurait
écrasé, anéanti, pris de vertige, devant cette
danseuse, moins majestueuse, moins hautaine, mais
plus troublante que la Salomé du tableau à
l' huile.
Dans l' insensible et impitoyable statue, dans
l' innocente et dangereuse idole, l' érotisme, la
terreur de l' être humain s' étaient fait jour ; le
grand lotus avait disparu, la déesse s' était
évanouie ; un effroyable cauchemar étranglait
maintenant l' histrionne, extasiée par le tournoiement
de la danse, la courtisane, pétrifiée, hypnotisée
par l' épouvante.
Ici, elle était vraiment fille ; elle obéissait à son
tempérament de femme ardente et cruelle ; elle
vivait, plus raffinée et plus sauvage, plus exécrable
et plus exquise ; elle réveillait plus énergiquement
les sens en léthargie de l' homme, ensorcelait,
domptait plus sûrement ses volontés, avec
son charme de grande fleur vénérienne, poussée
dans des couches sacrilèges, élevée dans des
serres impies.
Comme le disait Des Esseintes, jamais, à aucune
époque, l' aquarelle n' avait pu atteindre cet éclat

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de coloris ; jamais la pauvreté des couleurs
chimiques n' avait ainsi fait jaillir sur le papier des
coruscations semblables de pierres, des lueurs
pareilles de vitraux frappés de rais de soleil, des
fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et
de chairs.
Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les
origines de ce grand artiste, de ce païen mystique,
de cet illuminé qui pouvait s' abstraire assez du
monde pour voir, en plein Paris, resplendir les
cruelles visions, les féeriques apothéoses des
autres âges.
Sa filiation, Des Esseintes la suivait à peine ; çà
et là, de vagues souvenirs de Mantegna et de
Jacopo De Barbarj ; çà et là, de confuses hantises
du Vinci et des fièvres de couleurs à la Delacroix ;
mais l' influence de ces maîtres restait, en somme,
imperceptible : la vérité était que Gustave Moreau
ne dérivait de personne. Sans ascendant véritable,
sans descendants possibles, il demeurait, dans
l' art contemporain, unique. Remontant aux sources
ethnographiques, aux origines des mythologies
dont il comparait et démêlait les sanglantes
énigmes ; réunissant, fondant en une seule les
légendes issues de l' extrême orient et
métamorphosées par les croyances des autres peuples,
il justifiait ainsi ses fusions architectoniques,
ses amalgames luxueux et inattendus d' étoffes, ses
hiératiques et sinistres allégories aiguisées par
les inquiètes perspicuités d' un nervosisme tout
moderne ; et il restait à jamais douloureux, hanté

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par les symboles des perversités et des amours
surhumaines, des stupres divins consommés sans
abandons et sans espoirs.
Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites
un enchantement singulier, une incantation
vous remuant jusqu' au fond des entrailles, comme
celle de certains poèmes de Baudelaire, et l' on
demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art
qui franchissait les limites de la peinture,
empruntait à l' art d' écrire ses plus subtiles
évocations, à l' art du Limosin ses plus merveilleux
éclats, à l' art du lapidaire et du graveur ses
finesses les plus exquises. Ces deux images de la
Salomé, pour lesquelles l' admiration de Des
Esseintes était sans borne, vivaient, sous ses yeux,
pendues aux murailles de son cabinet de travail,
sur des panneaux réservés entre les rayons des
livres.
Mais là ne se bornaient point les achats de tableaux
qu' il avait effectués dans le but de parer
sa solitude.
Bien qu' il eût sacrifié tout le premier et unique
étage de sa maison qu' il n' habitait personnellement
pas, le rez-de-chaussée avait à lui seul
nécessité des séries nombreuses de cadres pour
habiller les murs.
Ce rez-de-chaussée était ainsi distribué :
un cabinet de toilette, communiquant avec la
chambre à coucher, occupait l' une des encoignures
de la bâtisse ; de la chambre à coucher,
l' on passait dans la bibliothèque, de la bibliothèque

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dans la salle à manger, qui formait l' autre
encoignure.
Ces pièces composant l' une des faces du logement,
s' étendaient, en ligne droite, percées de
fenêtres ouvertes sur la vallée d' Aunay.
L' autre face de l' habitation était constituée par
quatre pièces exactement semblables, en tant que
disposition, aux premières. Ainsi la cuisine faisait
coude, correspondait à la salle à manger ; un
grand vestibule, servant d' entrée au logis, à la
bibliothèque ; une sorte de boudoir, à la chambre à
coucher ; les privés dessinant un angle, au cabinet
de toilette.
Toutes ces pièces prenaient jour du côté opposé
à la vallée d' Aunay et regardaient la tour du
Croy et Châtillon.
Quant à l' escalier, il était collé sur l' un des
flancs de la maison, au dehors ; les pas des
domestiques ébranlant les marches arrivaient ainsi
moins distincts, plus sourds, à Des Esseintes.
Il avait fait tapisser de rouge vif le boudoir,
et sur toutes les cloisons de la pièce, accrocher
dans des bordures d' ébène des estampes de Jan
Luyken, un vieux graveur de Hollande, presque
inconnu en France.
Il possédait de cet artiste fantasque et lugubre,
véhément et farouche, la série de ses
persécutions religieuses, d' épouvantables planches
contenant tous les supplices que la folie des
religions a inventés, des planches où hurlait le
spectacle des souffrances humaines, des corps
rissolés sur des

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brasiers, des crânes décalottés avec des sabres,
trépanés avec des clous, entaillés avec des scies,
des intestins dévidés du ventre et enroulés sur des
bobines, des ongles lentement arrachés avec des
tenailles, des prunelles crevées, des paupières
retournées avec des pointes, des membres disloqués,
cassés avec soin, des os mis à nu, longuement
râclés avec des lames.
Ces oeuvres pleines d' abominables imaginations,
puant le brûlé, suant le sang, remplies de
cris d' horreur et d' anathèmes, donnaient la chair
de poule à Des Esseintes qu' elles retenaient
suffoqué dans ce cabinet rouge.
Mais, en sus des frissons qu' elles apportaient,
en sus aussi du terrible talent de cet homme, de
l' extraordinaire vie qui animait ses personnages,
l' on découvrait chez ses étonnants pullulements
de foule, chez ses flots de peuple enlevés avec
une dextérité de pointe rappelant celle de Callot,
mais avec une puissance que n' eut jamais
cet amusant gribouilleur, des reconstitutions
curieuses de milieux et d' époques ; l' architecture,
les costumes, les moeurs au temps des macchabées,
à Rome, sous les persécutions des chrétiens,
en Espagne, sous le règne de l' inquisition, en
France, au moyen âge et à l' époque des
saint-Barthélemy et des dragonnades, étaient
observés avec un soin méticuleux, notés avec une
science extrême.
Ces estampes étaient des mines à renseignements ;
on pouvait les contempler sans se lasser,

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pendant des heures ; profondément suggestives
en réflexions, elles aidaient souvent Des Esseintes
à tuer les journées rebelles aux livres.
La vie de Luyken était pour lui un attrait de
plus ; elle expliquait d' ailleurs l' hallucination de
son oeuvre. Calviniste fervent, sectaire endurci,
affolé de cantiques et de prières, il composait des
poésies religieuses qu' il illustrait, paraphrasait en
vers les psaumes, s' abîmait dans la lecture de la
bible d' où il sortait, extasié, hagard, le cerveau
hanté par des sujets sanglants, la bouche tordue
par les malédictions de la réforme, par ses chants
de terreur et de colère.
Avec cela, il méprisait le monde, abandonnait
ses biens aux pauvres, vivait d' un morceau de
pain ; il avait fini par s' embarquer, avec une
vieille servante, fanatisée par lui, et il allait au
hasard, où abordait son bateau, prêchant partout
l' évangile, s' essayant à ne plus manger, devenu à
peu près fou, presque sauvage.
Dans la pièce voisine, plus grande, dans le
vestibule vêtu de boiseries de cèdre, couleur de
boîte à cigare, s' étageaient d' autres gravures, d' autres
dessins bizarres.
La comédie de la mort, de Bresdin, où dans
un invraisemblable paysage, hérissé d' arbres, de
taillis, de touffes, affectant des formes de démons
et de fantômes, couvert d' oiseaux à têtes de rats, à
queues de légumes, sur un terrain semé de vertèbres,
de côtes, de crânes, des saules se dressent,
noueux et crevassés, surmontés de squelettes agitant,

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les bras en l' air, un bouquet, entonnant un
chant de victoire, tandis qu' un christ s' enfuit
dans un ciel pommelé, qu' un ermite réfléchit, la
tête dans ses deux mains, au fond d' une grotte,
qu' un misérable meurt, épuisé de privations,
exténué de faim, étendu sur le dos, les pieds devant
une mare.
Le bon samaritain, du même artiste, un immense
dessin à la plume, tiré sur pierre : un
extravagant fouillis de palmiers, de sorbiers, de
chênes, poussés, tous ensemble, au mépris des
saisons et des climats, une élancée de forêt vierge,
criblée de singes, de hiboux, de chouettes, bossuée
de vieilles souches aussi difformes que des racines
de mandragore, une futaie magique, trouée,
au milieu, par une éclaircie laissant entrevoir, au
loin, derrière un chameau et le groupe du samaritain
et du blessé, un fleuve, puis une ville féerique
escaladant l' horizon, montant dans un ciel
étrange, pointillé d' oiseaux, moutonné de lames,
comme gonflé de ballots de nuages.
On eût dit d' un dessin de primitif, d' un vague
Albert Dürer, composé par un cerveau enfumé
d' opium ; mais, bien qu' il aimât la finesse des
détails et l' imposante allure de cette planche, des
Esseintes s' arrêtait plus particulièrement devant
les autres cadres qui ornaient la pièce.
Ceux-là étaient signés : Odilon Redon.
Ils renfermaient dans leurs baguettes de poirier
brut, liséré d' or, des apparitions inconcevables :
une tête d' un style mérovingien, posée sur une

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coupe ; un homme barbu, tenant tout à la fois,
du bonze et de l' orateur de réunion publique,
touchant du doigt un boulet de canon colossal ;
une épouvantable araignée logeant au milieu de
son corps une face humaine ; puis des fusains
partaient plus loin encore dans l' effroi du rêve
tourmenté par la congestion. Ici c' était un énorme
dé à jouer où clignait une paupière triste ; là des
paysages, secs, arides, des plaines calcinées, des
mouvements de sol, des soulèvements volcaniques
accrochant des nuées en révolte, des ciels
stagnants et livides ; parfois même les sujets
semblaient empruntés au cauchemar de la science,
remonter aux temps préhistoriques ; une flore
monstrueuse s' épanouissait sur les roches ; partout
des blocs erratiques, des boues glaciaires, des
personnages dont le type simien, les épais
maxillaires, les arcades des sourcils en avant, le
front fuyant, le sommet aplati du crâne, rappelaient
la tête ancestrale, la tête de la première période
quaternaire, de l' homme encore frugivore et
dénué de parole, contemporain du mammouth,
du rhinocéros aux narines cloisonnées et du grand
ours. Ces dessins étaient en dehors de tout ; ils
sautaient, pour la plupart, par-dessus les bornes de
la peinture, innovaient un fantastique très spécial,
un fantastique de maladie et de délire.
Et, en effet, tels de ces visages, mangés par des
yeux immenses, par des yeux fous ; tels de ces
corps grandis outre mesure ou déformés comme
au travers d' une carafe, évoquaient dans la mémoire

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de Des Esseintes des souvenirs de fièvre
typhoïde, des souvenirs restés quand même des nuits
brûlantes, des affreuses visions de son enfance.
Pris d' un indéfinissable malaise, devant ces dessins,
comme devant certains proverbes de Goya
qu' ils rappelaient ; comme au sortir aussi d' une
lecture d' Edgar Poë dont Odilon Redon semblait
avoir transposé, dans un art différent, les mirages
d' hallucination et les effets de peur, il se frottait
les yeux et contemplait une rayonnante figure qui,
du milieu de ces planches agitées, se levait
sereine et calme, une figure de la mélancolie, assise,
devant le disque d' un soleil, sur des rochers,
dans une pose accablée et morne.
Par enchantement, les ténèbres se dissipaient ;
une tristesse charmante, une désolation en quelque
sorte alanguie, coulaient dans ses pensées, et il
méditait longuement devant cette oeuvre qui mettait,
avec ses points de gouache, semés dans le crayon
gras, une clarté de vert d' eau et d' or pâle, parmi
la noirceur ininterrompue de ces fusains et de
ces estampes.
En outre de cette série des ouvrages de Redon,
garnissant presque tous les panneaux du vestibule,
il avait pendu dans sa chambre à coucher, une
ébauche désordonnée de Théocopuli, un Christ
aux teintes singulières, d' un dessin exagéré, d' une
couleur féroce, d' une énergie détraquée, un
tableau de la seconde manière de ce peintre,
alors qu' il était harcelé par la préoccupation de
ne plus ressembler au Titien.

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Cette peinture sinistre, aux tons de cirage et de
vert cadavre, répondait pour Des Esseintes à un
certain ordre d' idées sur l' ameublement.
Il n' y avait, selon lui, que deux manières
d' organiser une chambre à coucher : ou bien en
faire une excitante alcôve, un lieu de délectation
nocturne ; ou bien agencer un lieu de solitude et
de repos, un retrait de pensées, une espèce
d' oratoire.
Dans le premier cas, le style Louis Xv s' imposait
aux délicats, aux gens épuisés surtout par
des éréthismes de cervelle ; seul, en effet, le
xviiie siècle a su envelopper la femme d' une
atmosphère vicieuse, contournant les meubles
selon la forme de ses charmes, imitant les
contractions de ses plaisirs, les volutes de ses
spasmes, avec les ondulations, les tortillements
du bois et du cuivre, épiçant la langueur sucrée de
la blonde, par son décor vif et clair, atténuant le
goût salé de la brune, par des tapisseries aux
tons douceâtres, aqueux, presque insapides.
Cette chambre, il l' avait jadis comprise dans
son logement de Paris, avec le grand lit blanc
laqué qui est un piment de plus, une dépravation
de vieux passionné, hennissant devant la fausse
chasteté, devant l' hypocrite pudeur des tendrons
de Greuze, devant l' artificielle candeur d' un lit
polisson, sentant l' enfant et la jeune fille.
Dans l' autre cas-et, maintenant qu' il voulait
rompre avec les irritants souvenirs de sa vie
passée, celui-là était seul possible-il fallait

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façonner une chambre en cellule monastique ;
mais alors les difficultés s' accumulaient, car il se
refusait à accepter, pour sa part, l' austère
laideur des asiles à pénitence et à prière.
à force de tourner et de retourner la question
sur toutes ses faces, il conclut que le but à
atteindre pouvait se résumer en celui-ci : arranger
avec de joyeux objets une chose triste, ou plutôt,
tout en lui conservant son caractère de laideur,
imprimer à l' ensemble de la pièce, ainsi traitée
une sorte d' élégance et de distinction ; renverser
l' optique du théâtre dont les vils oripeaux jouent
les tissus luxueux et chers ; obtenir l' effet
absolument opposé, en se servant d' étoffes
magnifiques pour donner l' impression d' une guenille ;
disposer, en un mot, une loge de chartreux qui
eût l' air d' être vraie et qui ne le fût, bien
entendu, pas.
Il procéda de cette manière : pour imiter le
badigeon de l' ocre, le jaune administratif et clérical,
il fit tendre ses murs en soie safran ; pour traduire
le soubassement couleur chocolat, habituel à ce
genre de pièces, il revêtit les parois de la cloison
de lames en bois violet foncé d' amarante. L' effet
était séduisant, et il pouvait rappeler, de loin
pourtant, la déplaisante rigidité du modèle qu' il
suivait en le transformant ; le plafond fut, à son
tour, tapissé de blanc écru, pouvant simuler le
plâtre, sans en avoir cependant les éclats criards ;
quand au froid pavage de la cellule, il réussit assez
bien à le copier, grâce à un tapis dont le dessin

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représentait des carreaux rouges, avec des places
blanchâtres dans la laine, pour feindre l' usure des
sandales et le frottement des bottes.
Il meubla cette pièce d' un petit lit de fer, un
faux lit de cénobite, fabriqué avec d' anciennes
ferronneries forgées et polies, rehaussées, au
chevet et au pied, d' ornementations touffues, de
tulipes épanouies enlacées à des pampres, empruntées
à la rampe du superbe escalier d' un
vieil hôtel.
En guise de table de nuit, il installa un antique
prie-dieu dont l' intérieur pouvait contenir un
vase et dont l' extérieur supportait un eucologe ;
il apposa contre le mur, en face, un banc-d' oeuvre,
surmonté d' un grand dais à jour garni de
miséricordes sculptées en plein bois, et il pourvut
ses flambeaux d' église de chandelles en vraie cire
qu' il achetait dans une maison spéciale, réservée
aux besoins du culte, car il professait un sincère
éloignement pour les pétroles, pour les schistes,
pour les gaz, pour les bougies en stéarine, pour
tout l' éclairage moderne, si voyant et si brutal.
Dans son lit, le matin, la tête sur l' oreiller, avant
de s' endormir, il regardait son Théocopuli dont
l' atroce couleur rabrouait un peu le sourire de
l' étoffe jaune et la rappelait à un ton plus grave,
et il se figurait aisément alors qu' il vivait à cent
lieues de Paris, loin du monde, dans le fin fond
d' un cloître.
Et, somme toute, l' illusion était facile, puisqu' il
menait une existence presque analogue à celle

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d' un religieux. Il avait ainsi les avantages de la
claustration et il en évitait les inconvénients : la
discipline soldatesque, le manque de soins, la
crasse, la promiscuité, le désoeuvrement monotone.
De même qu' il avait fait de sa cellule, une
chambre confortable et tiède, de même il avait
rendu sa vie normale, douce, entourée de bien-être,
occupée et libre.
Tel qu' un ermite, il était mûr pour l' isolement,
harassé de la vie, n' attendant plus rien d' elle ; tel
qu' un moine aussi, il était accablé d' une lassitude
immense, d' un besoin de recueillement, d' un
désir de ne plus avoir rien de commun avec les
profanes qui étaient, pour lui, les utilitaires et
les imbéciles.
En résumé, bien qu' il n' éprouvât aucune vocation
pour l' état de grâce, il se sentait une réelle
sympathie pour ces gens enfermés dans des
monastères, persécutés par une haineuse société
qui ne leur pardonne ni le juste mépris qu' ils
ont pour elle ni la volonté qu' ils affirment de
racheter, d' expier, par un long silence, le
dévergondage toujours croissant de ses conversations
saugrenues ou niaises.

p91

Vi
enfoncé dans un vaste fauteuil à oreillettes,
les pieds sur les poires en vermeil des chenets,
les pantoufles rôties par les bûches qui dardaient,
en crépitant, comme cinglées par le souffle furieux
d' un chalumeau, de vives flammes, des
Esseintes posa le vieil in-quarto qu' il lisait, sur
une table, s' étira, alluma une cigarette, puis il
se prit à rêver délicieusement, lancé à toutes
brides sur une piste de souvenirs effacée depuis des
mois et subitement retracée par le rappel d' un
nom qui s' éveillait, sans motifs du reste, dans sa
mémoire.
Il revoyait, avec une surprenante lucidité, la
gêne de son camarade d' Aigurande, lorsque, dans
une réunion de persévérants célibataires, il avait
dû avouer les derniers apprêts d' un mariage. On
se récria, on lui peignit les abominations des
sommeils dans le même linge ; rien n' y fit : la tête
perdue, il croyait à l' intelligence de sa future
femme et prétendait avoir discerné chez elle
d' exceptionnelles qualités de dévouement et de
tendresse.

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Seul, parmi ces jeunes gens, Des Esseintes
encouragea ses résolutions dès qu' il eut appris que
sa fiancée désirait loger au coin d' un nouveau
boulevard, dans l' un de ces modernes appartements
tournés en rotonde.
Convaincu de l' impitoyable puissance des petites
misères, plus désastreuses pour les tempéraments
bien trempés que les grandes et, se basant sur
ce fait que d' Aigurande ne possédait aucune
fortune et que la dot de sa femme était à peu près
nulle, il aperçut, dans ce simple souhait, une
perspective infinie de ridicules maux.
En effet, d' Aigurande acheta des meubles façonnés
en rond, des consoles évidées par derrière,
faisant le cercle, des supports de rideaux en forme
d' arc, des tapis taillés en croissants, tout un
mobilier fabriqué sur commande. Il dépensa le
double des autres, puis, quand sa femme, à court
d' argent pour ses toilettes, se lassa d' habiter cette
rotonde et s' en fut occuper un appartement carré,
moins cher, aucun meuble ne put ni cadrer ni
tenir. Peu à peu, cet encombrant mobilier devint
une source d' interminables ennuis ; l' entente déjà
fêlée par une vie commune, s' effrita de semaine
en semaine ; ils s' indignèrent, se reprochant
mutuellement de ne pouvoir demeurer dans ce
salon où les canapés et les consoles ne touchaient
pas aux murs et branlaient aussitôt qu' on les frôlait,
malgré leurs cales. Les fonds manquèrent
pour des réparations du reste presque impossibles.
Tout devint sujet à aigreurs et à querelles, tout

p93

depuis les tiroirs qui avaient joué dans les meubles
mal d' aplomb jusqu' aux larcins de la bonne qui
profitait de l' inattention des disputes pour piller
la caisse ; bref, la vie leur fut insupportable ;
lui, s' égaya au dehors ; elle, quêta, parmi les
expédients de l' adultère, l' oubli de sa vie pluvieuse
et plate. D' un commun avis, ils résilièrent leur bail
et requérirent la séparation de corps.
-mon plan de bataille était exact, s' était alors
dit Des Esseintes, qui éprouva cette satisfaction
des stratégistes dont les manoeuvres, prévues de
loin, réussissent.
Et songeant actuellement, devant son feu, au
bris de ce ménage qu' il avait aidé, par ses bons
conseils, à s' unir, il jeta une nouvelle brassée de
bois, dans la cheminée, et il repartit à toute volée
dans ses rêves.
Appartenant au même ordre d' idées, d' autres
souvenirs se pressaient maintenant.
Il y avait de cela quelques années, il s' était
croisé, rue de Rivoli, un soir, avec un galopin
d' environ seize ans, un enfant pâlot et fûté, tentant
de même qu' une fille. Il suçait péniblement
une cigarette dont le papier crevait, percé par les
bûches pointues du caporal. Tout en pestant, il
frottait sur sa cuisse des allumettes de cuisine qui
ne partaient point ; il les usa toutes. Apercevant
alors Des Esseintes qui l' observait, il s' approcha,
la main sur la visière de sa casquette et lui
demanda poliment du feu. Des Esseintes lui offrit
d' aromatiques cigarettes de dubèque, puis il entama

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la conversation et incita l' enfant à lui conter son
histoire.
Elle était des plus simples, il s' appelait Auguste
Langlois, travaillait chez un cartonnier, avait
perdu sa mère et possédait un père qui le battait
comme plâtre.
Des Esseintes l' écoutait pensif : -viens boire,
dit-il. Et il l' emmena dans un café où il lui fit
servir de violents punchs. -l' enfant buvait, sans
dire mot. -voyons, fit tout à coup Des Esseintes,
veux-tu t' amuser, ce soir ? C' est moi qui paye. Et
il avait emmené le petit chez Madame Laure, une
dame qui tenait, rue Mosnier, au troisième, un
assortiment de fleuristes, dans une série de pièces
rouges, ornées de glaces rondes, meublées de canapés
et de cuvettes.
Là, très ébahi, Auguste avait regardé, en pétrissant
le drap de sa casquette, un bataillon de
femmes dont les bouches peintes s' ouvrirent toutes
ensemble :
-ah le môme ! Tiens, il est gentil !
-mais, dis donc, mon petit, tu n' as pas l' âge,
avait ajouté une grande brune, aux yeux à fleur
de tête, au nez busqué, qui remplissait chez
Madame Laure l' indispensable rôle de la belle juive.
Installé, presque chez lui, Des Esseintes causait
avec la patronne, à voix basse.
-n' aie donc pas peur, bêta, reprit-il, s' adressant
à l' enfant. Allons, fais ton choix, je régale. Et
il poussa doucement le gamin qui tomba sur un
divan, entre deux femmes. Elles se serrèrent un

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peu, sur un signe de madame, enveloppant les
genoux d' Auguste, avec leurs peignoirs lui
mettant sous le nez leurs épaules poudrées d' un
givre entêtant et tiède, et il ne bougeait plus, le
sang aux joues, la bouche rêche, les yeux baissés,
hasardant, en dessous, des regards curieux qui
s' attachaient obstinément au haut des jambes.
Vanda, la belle juive, l' embrassa, lui donnant
de bons conseils, lui recommandant d' obéir
à ses père et mère, et ses mains erraient, en même
temps, avec lenteur, sur l' enfant dont la figure
changée se pâmait sur son cou, à la renverse.
Alors ce n' est pas pour ton compte que tu
viens, ce soir, dit à Des Esseintes Madame Laure.
Mais où diable as-tu levé ce bambin ? Reprit-elle,
quand Auguste eut disparu, emmené par la belle
juive.
-dans la rue, ma chère.
-tu n' es pourtant pas gris, murmura la vieille
dame. Puis, après réflexion, elle ajouta, avec un
sourire maternel : -je comprends ; mâtin, dis-donc,
il te les faut jeunes, à toi !
Des Esseintes haussa les épaules. -tu n' y es pas ;
oh ! Mais pas du tout, fit-il ; la vérité c' est que
je tâche simplement de préparer un assassin. Suis
bien, en effet, mon raisonnement. Ce garçon est
vierge et a atteint l' âge où le sang bouillonne ; il
pourrait courir après les fillettes de son quartier,
demeurer honnête, tout en s' amusant, avoir, en
somme, sa petite part du monotone bonheur réservé
aux pauvres. Au contraire, en l' amenant

p96

ici, au milieu d' un luxe qu' il ne soupçonnait même
pas et qui se gravera forcément dans sa mémoire ;
en lui offrant, tous les quinze jours, une telle
aubaine, il prendra l' habitude de ces jouissances que
ses moyens lui interdisent ; admettons qu' il faille
trois mois pour qu' elles lui soient devenues
absolument nécessaires-et, en les espaçant comme
je le fais, je ne risque pas de le rassasier ; -eh
bien, au bout de ces trois mois, je supprime la
petite rente que je vais te verser d' avance pour cette
bonne action, et alors il volera, afin de séjourner
ici ; il fera les cent dix-neuf coups, pour se
rouler sur ce divan et sous ce gaz !
En poussant les choses à l' extrême, il tuera, je
l' espère, le monsieur qui apparaîtra mal à propos
tandis qu' il tentera de forcer son secrétaire ; -
alors, mon but sera atteint, j' aurai contribué,
dans la mesure de mes ressources, à créer un
gredin, un ennemi de plus pour cette hideuse
société qui nous rançonne.
Les femmes ouvrirent de grands yeux.
-te voilà ? Reprit-il, voyant Auguste qui rentrait
dans le salon et se dérobait, rouge et penaud,
derrière la belle juive. -allons, gamin, il se
fait tard, salue ces dames. Et il lui expliqua dans
l' escalier qu' il pourrait, chaque quinzaine, se
rendre, sans bourse délier, chez Madame Laure ;
puis, une fois dans la rue, sur le trottoir,
regardant l' enfant abasourdi :
-nous ne vous verrons plus, fit-il ; retourne au
plus vite chez ton père dont la main est inactive

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et le démange, et rappelle-toi cette parole
quasi-évangélique : fais aux autres ce que tu ne veux
pas qu' ils te fassent ; avec cette maxime tu iras
loin. -bonsoir. -surtout ne sois pas ingrat,
donne-moi le plus tôt possible de tes nouvelles,
par la voie des gazettes judiciaires.
-le petit judas ! Murmurait maintenant Des
Esseintes, en tisonnant ses braises ; -dire que
que je n' ai jamais vu son nom figurer parmi les
faits-divers ! -il est vrai qu' il ne m' a pas été
possible de jouer serré, que j' ai pu prévoir mais non
supprimer certains aléas, tels que les carottes de
la mère Laure, empochant l' argent sans échange
de marchandise ; la toquade d' une de ces femmes
pour Auguste qui a peut-être consommé, au bout
de ses trois mois, à l' oeil ; voire même les vices
faisandés de la belle juive qui ont pu effrayer ce
gamin trop impatient et trop jeune pour se prêter
aux lents préambules et aux foudroyantes fins des
artifices. à moins donc qu' il n' ait eu des démêlés
avec la justice depuis qu' étant à Fontenay, je ne
lis plus de feuilles, je suis floué.
Il se leva et fit plusieurs tours dans sa chambre.
-ce serait tout de même dommage, se dit-il,
car, en agissant de la sorte, j' avais réalisé la
parabole laïque, l' allégorie de l' instruction
universelle qui, en tendant à rien moins qu' à
transmuer tous les gens en des Langlois, s' ingénie,
au lieu de crever définitivement et par compassion
les yeux des misérables, à les leur ouvrir tout
grands et de force, pour qu' ils aperçoivent autour
d' eux

p98

des sorts immérités et plus cléments, des joies
plus laminées et plus aiguës et, par conséquent,
plus désirables et plus chères.
Et le fait est, continua Des Esseintes, poursuivant
son raisonnement, le fait est que, comme
la douleur est un effet de l' éducation, comme elle
s' élargit et s' acière à mesure que les idées
naissent : plus on s' efforcera d' équarrir
l' intelligence et d' affiner le système nerveux
des pauvres diables, et plus on développera en eux
les germes si furieusement vivaces de la souffrance
morale et de la haine.
Les lampes charbonnaient. Il les remonta
et consulta sa montre. -trois heures du matin.
-il alluma une cigarette et se replongea dans
la lecture interrompue par ses rêveries, du vieux
poème latin de laude castitatis, écrit sous le
règne de Gondebald, par Avitus, évêque
métropolitain de Vienne.

p99

Vii
depuis cette nuit où, sans cause apparente, il
avait évoqué le mélancolique souvenir d' Auguste
Langlois, il revécut toute son existence.
Il était maintenant incapable de comprendre
un mot aux volumes qu' il consultait ; ses yeux
mêmes ne lisaient plus ; il lui sembla que son
esprit saturé de littérature et d' art se refusait à
en absorber davantage.
Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa
propre substance, pareil à ces bêtes engourdies,
tapies dans un trou, pendant l' hiver ; la solitude
avait agi sur son cerveau, de même qu' un narcotique.
Après l' avoir tout d' abord énervé et tendu,
elle amenait une torpeur hantée de songeries
vagues ; elle annihilait ses desseins, brisait ses
volontés, guidait un défilé de rêves qu' il subissait,
passivement, sans même essayer de s' y soustraire.
Le tas confus des lectures, des méditations
artistiques, qu' il avait accumulées depuis son
isolement, ainsi qu' un barrage pour arrêter le
courant des anciens souvenirs, avait été
brusquement emporté, et le flot s' ébranlait,
culbutant le présent,

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l' avenir, noyant tout sous la nappe du passé,
emplissant son esprit d' une immense étendue de
tristesse sur laquelle nageaient, semblables à
de ridicules épaves, des épisodes sans intérêt de
son existence, des riens absurdes.
Le livre qu' il tenait à la main tombait sur ses
genoux ; il s' abandonnait, regardant, plein de
dégoûts et d' alarmes, défiler les années de sa vie
défunte ; elles pivotaient, ruisselaient maintenant
autour du rappel de Madame Laure et d' Auguste,
enfoncé, dans ces fluctuations, comme un pieu
ferme, comme un fait net. Quelle époque que
celle-là ! C' était le temps des soirées dans le
monde, des courses, des parties de cartes, des amours
commandées à l' avance, servies, à l' heure, sur
le coup de minuit, dans son boudoir rose ! Il se
remémorait des figures, des mines, des mots nuls
qui l' obsédaient avec cette ténacité des airs
vulgaires qu' on ne peut se défendre de fredonner,
mais qui finissent par s' épuiser, tout à coup, sans
qu' on y pense.
Cette période fut de courte durée ; il eut une
sieste de mémoire, se replongea dans ses études
latines afin d' effacer jusqu' à l' empreinte même de
ces retours.
Le branle était donné ; une seconde phase succéda
presque immédiatement à la première, celle
des souvenirs de son enfance, celle surtout des ans
écoulés chez les pères.
Ceux-là étaient plus éloignés et plus certains,
gravés d' une façon, plus accusée et plus sûre ; le

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parc touffu, les longues allées, les plates-bandes,
les bancs, tous les détails matériels se levèrent
dans sa chambre.
Puis les jardins s' emplirent, il entendit résonner
les cris des élèves, les rires des professeurs se
mêlant aux récréations, jouant à la paume, la soutane
retroussée, serrée entre les genoux, ou bien causant
avec les jeunes gens, sans pose ni morgue,
ainsi que des camarades du même âge, sous
les arbres.
Il se rappela ce joug paternel qui s' accommodait
mal des punitions, se refusait à infliger des 500 et
des 1000 vers, se contentait de faire " réparer " ,
tandis que les autres s' amusaient, la leçon pas sue,
recourait plus souvent encore à la simple réprimande,
entourait l' enfant d' une surveillance active
mais douce, cherchant à lui être agréable,
consentant à des promenades où bon lui semblait,
le mercredi, saisissant l' occasion de toutes
les petites fêtes non carillonnées de l' église, pour
ajouter à l' ordinaire des repas des gâteaux et du
vin, pour le régaler de parties de campagne ;
un joug paternel qui consistait à ne pas abrutir
l' élève, à discuter avec lui, à le traiter déjà en
homme, tout en lui conservant le dorlotement
d' un bambin gâté.
Ils arrivaient ainsi à prendre sur l' enfant un
réel ascendant, à pétrir, dans une certaine mesure,
les intelligences qu' ils cultivaient, à les diriger,
dans un sens, à les greffer d' idées spéciales,
à assurer la croissance de leurs pensées par une

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méthode insinuante et pateline qu' ils continuaient,
en s' efforçant de les suivre dans la vie,
de les soutenir dans leur carrière, en leur adressant
ces lettres affectueuses comme le dominicain
Lacordaire savait en écrire à ses anciens élèves
de Sorrèze.
Des Esseintes, se rendait compte par lui-même
de l' opération qu' il se figurait avoir sans résultat
subie ; son caractère rebelle aux conseils,
pointilleux, fureteur, porté aux controverses, l' avait
empêché d' être modelé par leur discipline, asservi
par leurs leçons ; une fois sorti du collège, son
scepticisme s' était accru ; son passage au travers
d' un monde légitimiste, intolérant et borné, ses
conversations avec d' inintelligents marguilliers et
de bas abbés dont les maladresses déchiraient le
voile si savamment tissé par les jésuites, avaient
encore fortifié son esprit d' indépendance, augmenté
sa défiance en une foi quelconque.
Il s' estimait, en somme, dégagé de tout lien, de
toute contrainte ; il avait simplement gardé,
contrairement à tous les gens élevés dans les lycées
ou les pensions laïques, un excellent souvenir
de son collège et de ses maîtres, et voilà que
maintenant, il se consultait, en arrivait à se
demander si les semences tombées jusqu' à ce jour
dans un sol stérile, ne commençaient pas à poindre.
En effet, depuis quelques jours, il se trouvait
dans un état d' âme indescriptible. Il croyait pendant
une seconde, allait d' instinct à la religion,
puis au moindre raisonnement son attirance vers

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la foi s' évaporait ; mais il restait, malgré tout,
plein de trouble.
Il savait pourtant bien, en descendant en lui,
qu' il n' aurait jamais l' esprit d' humilité et de
pénitence vraiment chrétien ; il savait, à n' en
pouvoir hésiter, que ce moment dont parle Lacordaire,
ce moment de la grâce " où le dernier trait de
lumière pénètre dans l' âme et rattache à un
centre commun les vérités qui y sont éparses, "
ne viendrait jamais pour lui ; il n' éprouvait pas
ce besoin de mortification et de prière sans lequel,
si l' on écoute la majeure partie des prêtres, aucune
conversion n' est possible ; il ne ressentait
aucun désir d' implorer un dieu dont la miséricorde
lui semblait des moins probables ; et cependant
la sympathie qu' il conservait pour ses
anciens maîtres arrivait à le faire s' intéresser
à leurs travaux, à leurs doctrines ; ces accents
inimitables de la conviction, ces voix ardentes
d' hommes d' une intelligence supérieure lui revenaient,
l' amenaient à douter de son esprit et de
ses forces. Au milieu de cette solitude où il vivait,
sans nouvel aliment, sans impressions fraîchement
subies, sans renouvellement de pensées, sans
cet échange de sensations venues du dehors, de
la fréquentation du monde, de l' existence menée
en commun ; dans ce confinement contre nature
où il s' entêtait, toutes les questions, oubliées
pendant son séjour à Paris, se posaient à nouveau,
comme d' irritants problèmes.
La lecture des ouvrages latins qu' il aimait,

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d' ouvrages presque tous rédigés par des évêques
et par des moines, avait sans doute contribué à
déterminer cette crise. Enveloppé dans une
atmosphère de couvent, dans un parfum d' encens qui
lui grisaient la tête, il s' était exalté les nerfs et
par une association d' idées, ces livres avaient
fini par refouler les souvenirs de sa vie de jeune
homme, par remettre en lumière ceux de sa jeunesse,
chez les pères.
-il n' y a pas à dire, pensait Des Esseintes
s' essayant à se raisonner, à suivre la marche de cette
ingestion de l' élément jésuite, à Fontenay ; j' ai,
depuis mon enfance, et sans que je l' aie jamais su,
ce levain qui n' avait pas encore fermenté ; ce
penchant même que j' ai toujours eu pour les objets
religieux en est peut-être une preuve.
Mais il cherchait à se persuader le contraire,
mécontent de ne plus être maître absolu chez
lui ; il se procura des motifs ; il avait dû
forcément se tourner du côté du sacerdoce, puisque
l' église a, seule, recueilli l' art, la forme perdue
des siècles ; elle a immobilisé, jusque dans la
vile reproduction moderne, le contour des orfèvreries,
gardé le charme des calices élancés comme des
pétunias, des ciboires aux flancs purs ; préservé,
même dans l' aluminium, dans les faux émaux, dans les
verres colorés, la grâce des façons d' antan. En
somme, la plupart des objets précieux, classés au
musée de Cluny, et échappés par miracle à l' immonde
sauvagerie des sans-culottes, proviennent
des anciennes abbayes de France ; de même que

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l' église a préservé de la barbarie, au moyen âge,
la philosophie, l' histoire et les lettres, de même
elle a sauvé l' art plastique, amené jusqu' à nos
jours ces merveilleux modèles de tissus, de
joailleries que les fabricants de choses saintes
gâtent le plus qu' ils peuvent, sans en pouvoir
toutefois altérer la forme initiale, exquise. Il n' y
avait dès lors rien de surprenant à ce qu' il eût
pourchassé ces antiques bibelots, qu' il eût, avec
nombre de collectionneurs, retiré ces reliques de
chez les antiquaires de Paris, de chez les
brocanteurs de la campagne.
Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons,
il ne parvenait pas complètement à se convaincre.
Certes, en se résumant, il persistait à considérer
la religion ainsi qu' une superbe légende, qu' une
magnifique imposture, et cependant, en dépit de
toutes ses explications, son scepticisme
commençait à s' entamer.
évidemment, ce fait bizarre existait : il était
moins assuré maintenant que dans son enfance,
alors que la sollicitude des jésuites était
directe, que leur enseignement était inévitable,
qu' il était entre leurs mains, leur appartenait,
corps et âme, sans liens de famille, sans
influences pouvant réagir contre eux, du dehors.
Ils lui avaient aussi inculqué un certain goût
du merveilleux qui s' était lentement et obscurément
ramifié dans son âme, qui s' épanouissait
aujourd' hui, dans la solitude, qui agissait
quand même sur l' esprit silencieux, interné,

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promené dans le court manège des idées fixes.
à examiner le travail de sa pensée, à chercher
à en relier les fils, à en découvrir les sources
et les causes, il en vint à se persuader que ses
agissements, pendant sa vie mondaine, dérivaient
de l' éducation qu' il avait reçue. Ainsi ses
tendances vers l' artifice, ses besoins d' excentricité,
n' étaient-ils pas, en somme, des résultats
d' études spécieuses, de raffinements extraterrestres,
de spéculations quasi-théologiques ;
c' étaient, au fond, des transports, des élans vers
un idéal, vers un univers inconnu, vers une
béatitude lointaine, désirable comme celle que nous
promettent les écritures.
Il s' arrêta net, brisa le fil de ses réflexions.
-allons, se dit-il, dépité, je suis encore plus
atteint que je ne le croyais ; voilà que j' argumente
avec moi-même, ainsi qu' un casuiste.
Il resta songeur, agité d' une crainte sourde ;
certes, si la théorie de Lacordaire était exacte, il
n' avait rien à redouter, puisque le coup magique
de la conversion ne se produit point dans un sursaut ;
il fallait, pour amener l' explosion, que le
terrain fût longuement, constamment miné ;
mais si les romanciers parlent du coup de foudre
de l' amour, un certain nombre de théologiens
parlent aussi du coup de foudre de la religion ;
en admettant que cette doctrine fût vraie, personne
n' était alors sûr de ne pas succomber. Il n' y
avait plus ni analyse à faire sur moi-même, ni
pressentiments à considérer, ni mesures préventives à

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requérir ; la psychologie du mysticisme était nulle.
C' était ainsi parce que c' était ainsi, et voilà tout.
-eh ! Je deviens stupide, se dit Des Esseintes ;
la crainte de cette maladie va finir par déterminer
la maladie elle-même, si ça continue.
Il parvint à secouer un peu cette influence ; ses
souvenirs s' apaisèrent, mais d' autres symptômes
morbides parurent ; maintenant les sujets de
discussions le hantaient seuls ; le parc, les leçons,
les jésuites étaient loin ; il était dominé, tout
entier, par des abstractions ; il pensait, malgré lui,
à des interprétations contradictoires de dogmes, à
des apostasies perdues, consignées dans l' ouvrage
sur les conciles, du père Labbe. Des bribes de
ces schismes, des bouts de ces hérésies, qui
divisèrent, pendant des siècles, les églises de
l' occident et de l' orient, lui revenaient. Ici,
Nestorius contestant à la vierge le titre de mère
de Dieu, parce que, dans le mystère de l' incarnation,
ce n' était pas le Dieu, mais bien la créature
humaine qu' elle avait portée dans ses flancs ; là,
Eutychès, déclarant que l' image du Christ ne
pouvait ressembler à celle des autres hommes,
puisque la divinité avait élu domicile dans son
corps et en avait, par conséquent, changé la forme
du tout au tout ; là encore, d' autres ergoteurs
soutenaient que le rédempteur n' avait pas eu du
tout de corps, que cette expression des livres saints
devait être prise au figuré ; tandis que Tertullien
émettait son fameux axiome quasi matérialiste :
" rien n' est incorporel que ce qui n' est pas ; tout ce
qui est, à

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un corps qui lui est propre ; " enfin cette vieille
question, débattue pendant des ans : le Christ
a-t-il été attaché, seul, sur la croix ou bien la
trinité, une en trois personnes, a-t-elle souffert,
dans sa triple hypostase, sur le gibet du calvaire ?
Le sollicitaient, le pressaient-et, machinalement,
comme une leçon jadis apprise, il se posait à
lui-même les questions et se donnait les réponses.
Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle,
un grouillement de paradoxes, de subtilités,
un vol de poils fendus en quatre, un écheveau de
règles aussi compliquées que des articles de codes,
prêtant à tous les sens, à tous les jeux de mots,
aboutissant à une jurisprudence céleste des plus
ténues, des plus baroques ; puis le côté abstrait
s' effaça, à son tour, et tout un côté plastique lui
succéda, sous l' action des Gustave Moreau pendus
aux murs.
Il vit défiler toute une procession de prélats :
des archimandrites, des patriarches, levant, pour
bénir la foule agenouillée, des bras d' or, agitant
leurs barbes blanches dans la lecture et la prière ;
il vit s' enfoncer dans des cryptes obscures des files
silencieuses de pénitents, il vit s' élever des
cathédrales immenses où tonitruaient des moines
blancs en chaire. De même, qu' après une touche
d' opium, de Quincey, au seul mot de " consul
romanus " , évoquait des pages entières de Tite-Live,
regardait s' avancer la marche solennelle des
consuls, s' ébranler la pompeuse ordonnance des
armées romaines ; lui, sur une expression

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théologique, demeurait haletant, considérait des
reflux de peuple, des apparitions épiscopales se
détachant sur les fonds embrasés des basiliques ; ces
spectacles le tenaient sous le charme, courant
d' âges en âges, arrivant aux cérémonies religieuses
modernes, le roulant dans un infini de
musique, lamentable et tendre.
Là, il n' avait plus de raisonnement à se faire,
plus de débats à supporter ; c' était une indéfinissable
impression de respect et de crainte ; le sens
artiste était subjugué par les scènes si bien
calculées des catholiques ; à ces souvenirs, ses
nerfs tressaillaient, puis en une subite rebellion,
en une rapide volte, des idées monstrueuses naissaient
en lui, des idées de ces sacrilèges prévus par le
manuel des confesseurs, des ignominieux et impurs
abus de l' eau bénite et de l' huile sainte. En face
d' un dieu omnipotent, se dressait maintenant
un rival plein de force, le démon, et une affreuse
grandeur lui semblait devoir résulter d' un crime
pratiqué, en pleine église par un croyant s' acharnant,
dans une horrible allégresse, dans une joie
toute sadique, à blasphémer, à couvrir d' outrages,
à abreuver d' opprobres, les choses révérées ; des
folies de magie, de messe noire, de sabbat, des
épouvantes de possessions et d' exorcismes se
levaient ; il en venait à se demander s' il ne
commettait pas un sacrilège, en possédant des objets
autrefois consacrés, des canons d' église, des
chasubles et des custodes ; et, cette pensée d' un
état peccamineux lui apportait une sorte d' orgueil et

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d' allègement ; il y démêlait des plaisirs de
sacrilèges, mais de sacrilèges contestables, en tous
cas, peu graves, puisqu' en somme il aimait ces
objets et n' en dépravait pas l' usage ; il se berçait
ainsi de pensées prudentes et lâches, la suspicion
de son âme lui interdisant des crimes manifestes,
lui enlevant la bravoure nécessaire pour
accomplir des péchés épouvantables, voulus, réels.
Peu à peu enfin, ces arguties s' évanouirent.
Il vit, en quelque sorte, du haut de son esprit, le
panorama de l' église, son influence héréditaire
sur l' humanité, depuis des siècles ; il se la
représenta, désolée et grandiose, énonçant à l' homme,
l' horreur de la vie, l' inclémence de la destinée ;
prêchant la patience, la contrition, l' esprit de
sacrifice ; tâchant de panser les plaies, en montrant
les blessures saignantes du Christ ; assurant des
privilèges divins, promettant la meilleure part
du paradis aux affligés ; exhortant la créature
humaine à souffrir, à présenter à Dieu, comme
un holocauste, ses tribulations et ses offenses, ses
vicissitudes et ses peines. Elle devenait véritablement
éloquente, maternelle aux misérables, pitoyable
aux opprimés, menaçante pour les oppresseurs et
les despotes.
Ici, Des Esseintes reprenait pied. Certes, il
était satisfait de cet aveu de l' ordure sociale, mais
alors, il se révoltait contre le vague remède d' une
espérance en une autre vie. Schopenhauer était
plus exact ; sa doctrine et celle de l' église
partaient d' un point de vue commun ; lui aussi se
basait sur

p111

l' iniquité et sur la turpitude du monde, lui aussi
jetait avec l' imitation de notre-seigneur, cette
clameur douloureuse : " c' est vraiment une misère
que de vivre sur la terre ! " lui aussi prêchait le
néant de l' existence, les avantages de la solitude,
avisait l' humanité que quoi qu' elle fît, de quelque
côté qu' elle se tournât, elle demeurerait malheureuse :
pauvre, à cause des souffrances qui naissent
des privations ; riche, en raison de l' invincible
ennui qu' engendre l' abondance ; mais il
ne vous prônait aucune panacée, ne vous berçait,
pour remédier à d' inévitables maux, par aucun
leurre.
Il ne vous soutenait pas le révoltant système
du péché originel ; ne tentait point de vous
prouver que celui-là est un Dieu souverainement
bon qui protège les chenapans, aide les imbéciles,
écrase l' enfance, abêtit la vieillesse, châtie les
incoupables ; il n' exaltait pas les bienfaits d' une
providence qui a inventé cette abomination,
inutile, incompréhensible, injuste, inepte, la
souffrance physique ; loin de s' essayer à justifier,
ainsi que l' église, la nécessité des tourments et
des épreuves, il s' écriait, dans sa miséricorde
indignée : " si un dieu a fait ce monde, je n' aimerais
pas à être ce dieu ; la misère du monde me
déchirerait le coeur. "
ah ! Lui seul était dans le vrai ! Qu' étaient toutes
les pharmacopées évangéliques à côté de ses traités
d' hygiène spirituelle ? Il ne prétendait rien
guérir, n' offrait aux malades aucune compensation,

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aucun espoir ; mais sa théorie du pessimisme était,
en somme, la grande consolatrice des
intelligences choisies, des âmes élevées ; elle
révélait la société telle qu' elle est, insistait
sur la sottise innée des femmes, vous signalait les
ornières, vous sauvait des désillusions en vous
avertissant de restreindre autant que possible vos
espérances, de n' en point du tout concevoir, si vous
vous en sentiez la force, de vous estimer enfin
heureux si, à des moments inopinés, il ne vous
dégringolait pas sur la tête de formidables
tuiles.
élancée de la même piste que l' imitation, cette
théorie aboutissait, elle aussi, mais sans s' égarer
parmi de mystérieux dédales et d' invraisemblables
routes, au même endroit, à la résignation, au
laisser-faire.
Seulement, si cette résignation tout bonnement
issue de la constatation d' un état de choses
déplorable et de l' impossibilité d' y rien changer,
était accessible aux riches de l' esprit, elle n' était
que plus difficilement saisissable aux pauvres
dont la bienfaisante religion calmait plus aisément
alors les revendications et les colères.
Ces réflexions soulageaient Des Esseintes d' un
lourd poids ; les aphorismes du grand allemand
apaisaient le frisson de ses pensées et cependant,
les points de contact de ces deux doctrines les
aidaient à se rappeler mutuellement à la mémoire,
et il ne pouvait oublier, ce catholicisme si
poétique, si poignant, dans lequel il avait baigné

p113

et dont il avait jadis absorbé l' essence par tous
les pores.
Ces retours de la croyance, ces appréhensions
de la foi le tourmentaient surtout depuis que des
altérations se produisaient dans sa santé ; ils
coïncidaient avec des désordres nerveux nouvellement
venus.
Depuis son extrême jeunesse, il avait été torturé
par d' inexplicables répulsions, par des frémissements
qui lui glaçaient l' échine, lui contractaient
les dents, par exemple, quand il voyait du linge
mouillé qu' une bonne était en train de tordre ;
ces effets avaient toujours persisté ; aujourd' hui
encore il souffrait réellement à entendre
déchirer une étoffe, à frotter un doigt sur un
bout de craie, à tâter avec la main un morceau
de moire.
Les excès de sa vie de garçon, les tensions
exagérées de son cerveau, avaient singulièrement
aggravé sa névrose originelle, amoindri le sang
déjà usé de sa race ; à Paris, il avait dû suivre
des traitements d' hydrothérapie, pour des
tremblements des doigts, pour des douleurs affreuses,
des névralgies qui lui coupaient en deux la
face, frappaient à coups continus la tempe,
aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées
qu' il ne pouvait combattre qu' en s' étendant sur
le dos, dans l' ombre.
Ces accidents avaient lentement disparu, grâce
à une vie plus réglée, plus calme ; maintenant,
ils s' imposaient à nouveau, variant de forme, se

p114

promenant par tout le corps ; les douleurs quittaient
le crâne, allaient au ventre ballonné,
dur, aux entrailles traversées d' un fer rouge, aux
efforts inutiles et pressants ; puis la toux
nerveuse, déchirante, aride, commençant juste à
telle heure, durant un nombre de minutes toujours
égal, le réveilla, l' étrangla au lit ; enfin
l' appétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes,
des feux secs lui parcoururent l' estomac ; il
gonflait, étouffait, ne pouvait plus, après chaque
tentative de repas, supporter une culotte
boutonnée, un gilet serré.
Il supprima les alcools, le café, le thé, but des
laitages, recourut à des affusions d' eau froide, se
bourra d' assa-foetida, de valériane et de quinine ;
il voulut même sortir de sa maison, se promena
un peu, dans la campagne, lorsque vinrent
ces jours de pluie qui la font silencieuse et
vide ; il se força à marcher, à prendre de
l' exercice ; en dernier ressort, il renonça
provisoirement à la lecture et, rongé d' ennui, il se
détermina, pour occuper sa vie devenue oisive, à
réaliser un projet qu' il avait sans cesse différé,
par paresse, par haine du dérangement, depuis qu' il
s' était installé à Fontenay.
Ne pouvant plus s' enivrer à nouveau des magies
du style, s' énerver sur le délicieux sortilège
de l' épithète rare qui, tout en demeurant précise,
ouvre cependant à l' imagination des initiés, des
au delà sans fin, il se résolut à parachever
l' ameublement du logis, à se procurer des fleurs

p115

précieuses de serre, à se concéder ainsi une
occupation matérielle qui le distraierait, lui
détendrait les nerfs, lui reposerait le cerveau, et
il espérait aussi que la vue de leurs étranges et
splendides nuances le dédommagerait un peu des
chimériques et réelles couleurs du style que sa
diète littéraire allait lui faire momentanément
oublier ou perdre.

p116

Viii
il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette
passion qui, pendant ses séjours à Jutigny, s' était
tout d' abord étendue à la fleur, sans distinction
ni d' espèces ni de genres, avait fini par s' épurer,
par se préciser sur une seule caste.
Depuis longtemps déjà, il méprisait la vulgaire
plante qui s' épanouit sur les éventaires des
marchés parisiens, dans des pots mouillés, sous
de vertes bannes ou sous de rougeâtres parasols.
En même temps que ses goûts littéraires, que
ses préoccupations d' art, s' étaient affinés, ne
s' attachant plus qu' aux oeuvres triées à l' étamine,
distillées par des cerveaux tourmentés et subtils ;
en même temps aussi que sa lassitude des idées
répandues s' était affirmée, son affection pour les
fleurs s' était dégagée de tout résidu, de toute lie,
s' était clarifiée, en quelque sorte, rectifiée.
Il assimilait volontiers le magasin d' un horticulteur
à un microcosme où étaient représentées
toutes les catégories de la société : les fleurs
pauvres et canailles, les fleurs de bouge, qui ne
sont dans leur vrai milieu que lorsqu' elles reposent

p117

sur des rebords de mansardes, les racines
tassées dans des boîtes au lait et de vieilles
terrines, la giroflée, par exemple ; les fleurs
prétentieuses, convenues, bêtes, dont la place est
seulement dans des cache-pots de porcelaine peints
par des jeunes filles, telles que la rose ; enfin les
fleurs de haute lignée telles que les orchidées,
délicates et charmantes, palpitantes et frileuses ;
les fleurs exotiques, exilées à Paris, au chaud,
dans des palais de verre ; les princesses du règne
végétal, vivant à l' écart, n' ayant plus rien de
commun avec les plantes de la rue et les flores
bourgeoises.
En somme, il ne laissait pas que d' éprouver un
certain intérêt, une certaine pitié, pour les fleurs
populacières exténuées par les haleines des égouts
et des plombs, dans les quartiers pauvres ; il
exécrait, en revanche, les bouquets en accord
avec les salons crème et or des maisons neuves ;
il réservait enfin, pour l' entière joie de ses yeux,
les plantes distinguées, rares, venues de loin,
entretenues avec des soins rusés, sous de faux
équateurs produits par les souffles dosés des
poêles.
Mais ce choix définitivement posé sur la fleur
de serre, s' était lui-même modifié sous l' influence
de ses idées générales, de ses opinions maintenant
arrêtées sur toute chose ; autrefois, à Paris, son
penchant naturel vers l' artifice l' avait conduit à
délaisser la véritable fleur pour son image fidèlement
exécutée, grâce aux miracles des caoutchoucs

p118

et des fils, des percalines et des taffetas,
des papiers et des velours.
Il possédait ainsi une merveilleuse collection
de plantes des tropiques, ouvrées par les doigts
de profonds artistes, suivant la nature pas à pas,
la créant à nouveau, prenant la fleur dès sa
naissance, la menant à maturité, la simulant jusqu' à
son déclin ; arrivant à noter les nuances les plus
infinies, les traits les plus fugitifs de son réveil
ou de son repos ; observant la tenue de ses pétales,
retroussés par le vent ou fripés par la pluie ; jetant
sur ses corolles matineuses, des gouttes de rosée
en gomme ; la façonnant, en pleine floraison,
alors que les branches se courbent sous le poids
de la sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupule
racornie, quand les calices se dépouillent et quand
les feuilles tombent.
Cet art admirable l' avait longtemps séduit ; mais
il rêvait maintenant à la combinaison d' une autre
flore.
Après les fleurs factices singeant les véritables
fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des
fleurs fausses.
Il dirigea ses pensées dans ce sens ; il n' eut
point à chercher longtemps, à aller loin, puisque
sa maison était située au beau milieu du pays des
grands horticulteurs. Il s' en fut tout bonnement
visiter les serres de l' avenue de Châtillon et de la
vallée d' Aunay, revint éreinté, la bourse vide,
émerveillé des folies de végétation qu' il avait vues,
ne pensant plus qu' aux espèces qu' il avait acquises,

p119

hanté sans trêve par des souvenirs de corbeilles
magnifiques et bizarres.
Deux jours après, les voitures arrivèrent.
Sa liste à la main, Des Esseintes appelait,
vérifiait ses emplettes, une à une.
Les jardiniers descendirent de leurs carrioles
une collection de caladiums qui appuyaient sur des
tiges turgides et velues d' énormes feuilles, de la
forme d' un coeur ; tout en conservant entre eux un
air de parenté, aucun ne se répétait.
Il y en avait d' extraordinaires, des rosâtres, tels
que le virginale qui semblait découpé dans de la
toile vernie, dans du taffetas gommé d' Angleterre ;
de tout blancs, tels que l' Albane, qui paraissait
taillé dans la plèvre transparente d' un boeuf, dans
la vessie diaphane d' un porc ; quelques-uns, surtout
le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient
des morceaux de métal estampé, teints en
vert empereur, salis par des gouttes de peinture
à l' huile, par des taches de minium et de céruse ;
ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l' illusion
d' un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de
vert myrte ; ceux-là, comme l' Aurore Boréale,
étalaient une feuille couleur de viande crue, striée
de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille
tuméfiée, suant le vin bleu et le sang.
Avec l' Albane, l' Aurore présentait les deux
notes extrêmes du tempérament, l' apoplexie et la
chlorose de cette plante.
Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles
variétés ; elles affectaient, cette fois, une

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apparence de peau factice sillonnée de fausses veines ;
et, la plupart, comme rongées par des syphilis et
des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées
de roséoles, damassées de dartres ; d' autres avaient
le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la
teinte brune des croûtes qui se forment ; d' autres
étaient bouillonnées par des cautères, soulevées
par des brûlures ; d' autres encore, montraient
des épidermes poilus, creusés par des ulcères
et repoussés par des chancres ; quelques-unes,
enfin, paraissaient couvertes de pansements,
plaquées d' axonge noire mercurielle, d' onguents
verts de belladone, piquées de grains de poussière,
par les micas jaunes de la poudre d' iodoforme.
Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant
Des Esseintes, plus monstrueuses que lorsqu' il les
avait surprises, confondues avec d' autres, ainsi
que dans un hôpital, parmi les salles vitrées des
serres.
-sapristi ! Fit-il enthousiasmé.
Une nouvelle plante, d' un modèle similaire à
celui des caladiums, l' " Alocasia Metallica " ,
l' exalta encore. Celle-là était enduite d' une couche
de vert bronze sur laquelle glissaient des reflets
d' argent ; elle était le chef-d' oeuvre du factice ;
on eût dit un morceau de tuyau de poêle,
découpé en fer de pique, par un fumiste.
Les hommes débarquèrent ensuite des touffes
de feuilles, losangées, vert-bouteille ; au milieu
s' élevait une baguette au bout de laquelle

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tremblotait un grand as de coeur, aussi vernissé qu' un
piment ; comme pour narguer tous les aspects
connus des plantes, du milieu de cet as d' un
vermillon intense, jaillissait une queue charnue,
cotonneuse, blanche et jaune, droite chez les unes,
tire-bouchonnée, tout en haut du coeur, de même
qu' une queue de cochon, chez les autres.
C' était l' Anthurium, une aroïdée récemment
importée de Colombie en France ; elle faisait partie
d' un lot de cette famille à laquelle appartenait
aussi un Amorphophallus, une plante de Cochinchine,
aux feuilles taillées en truelles à poissons,
aux longues tiges noires couturées de balafres,
pareilles à des membres endommagés de nègre.
Des Esseintes exultait.
On descendait des voitures une nouvelle fournée
de monstres : des Echinopsis, sortant de compresses
en ouate des fleurs d' un rose de moignon
ignoble ; des Nidularium, ouvrant, dans des lames
de sabres, des fondements écorchés et béants ; des
" Tillandsia Lindeni " tirant des grattoirs ébréchés,
couleur de moût de vin ; des Cypripedium, aux
contours compliqués, incohérents, imaginés par
un inventeur en démence. Ils ressemblaient à un
sabot, à un vide-poche, au-dessus duquel se
retrousserait une langue humaine, au filet tendu,
telle qu' on en voit dessinées sur les planches des
ouvrages traitant des affections de la gorge et de
la bouche ; deux petites ailettes, rouge de jujube,
qui paraissaient empruntées à un moulin d' enfant,
complétaient ce baroque assemblage d' un dessous

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de langue, couleur de lie et d' ardoise, et d' une
pochette lustrée dont la doublure suintait une
visqueuse colle.
Il ne pouvait détacher ses yeux de cette
invraisemblable orchidée issue de l' Inde ; les
jardiniers que ces lenteurs ennuyaient se mirent à
annoncer, eux-mêmes, à haute voix, les étiquettes
piquées dans les pots qu' ils apportaient.
Des Esseintes regardait, effaré, écoutant sonner
les noms rébarbatifs des plantes vertes :
l' " Encephalartos Horridus " , un gigantesque artichaut
de fer, peint en rouille, tel qu' on en met aux
portes des châteaux, afin d' empêcher les escalades ;
le " Cocos Micania " , une sorte de palmier, dentelé
et grêle, entouré, de toutes parts, par de
hautes feuilles semblables à des pagaies et à des
rames ; le " Zamia Lehmanni " , un immense ananas,
un prodigieux pain de Chester, planté dans
de la terre de bruyère et hérissé, à son sommet, de
javelots barbelés et de flèches sauvages ; le
" Cibotium Spectabile " , enchérissant sur ses
congénères, par la folie de sa structure, jetant un
défi au rêve, en élançant dans un feuillage palmé,
une énorme queue d' orang-outang, une queue velue
et brune au bout contourné en crosse d' évêque.
Mais il les contemplait à peine, attendait avec
impatience la série des plantes qui le séduisaient,
entre toutes, les goules végétales, les plantes
carnivores, le Gobe-Mouche des Antilles, au limbe
pelucheux, sécrétant un liquide digestif, muni
d' épines courbes se repliant, les unes sur les

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autres, formant une grille au dessus de l' insecte
qu' il emprisonne ; les Drosera des tourbières
garnis de crins glanduleux ; les Sarracena, les
Cephalothus, ouvrant de voraces cornets capables
de digérer, d' absorber, de véritables viandes ;
enfin le Népenthès dont la fantaisie dépasse les
limites connues des excentriques formes.
Il ne put se lasser de tourner et de retourner
entre ses mains, le pot où s' agitait cette
extravagance de la flore. Elle imitait le
caoutchouc dont elle avait la feuille allongée,
d' un vert métallique et sombre, mais du bout de cette
feuille pendait une ficelle verte, descendait un
cordon ombilical supportant une urne verdâtre, jaspée
de violet, une espèce de pipe allemande en porcelaine,
un nid d' oiseau singulier, qui se balançait,
tranquille, montrant un intérieur tapissé de
poils.
-celle-là va loin, murmura Des Esseintes.
Il dut s' arracher à son allégresse, car les
jardiniers, pressés de partir, vidaient le fond de
leurs charrettes, plaçaient pêle-mêle, des Bégonias
tubéreux et des Crotons noirs tachetés de
rouge de saturne, en tôle.
Alors il s' aperçut qu' un nom restait encore sur
sa liste. Le Cattleya de la Nouvelle-Grenade ; on
lui désigna une clochette ailée d' un lilas effacé,
d' un mauve presque éteint ; il s' approcha, mit son
nez dessus et recula brusquement ; elle exhalait
une odeur de sapin verni, de boîte à jouets,
évoquait les horreurs d' un jour de l' an.

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Il pensa qu' il ferait bien de se défier d' elle,
regretta presque d' avoir admis parmi les plantes
inodores qu' il possédait, cette orchidée qui fleurait
les plus désagréables des souvenirs.
Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux
qui déferlait dans son vestibule ; ils se
mêlaient, les uns aux autres, croisaient leurs
épées, leurs kriss, leurs fers de lances, dessinaient
un faisceau d' armes vertes, au-dessus duquel
flottaient, ainsi que des fanions barbares, des
fleurs aux tons aveuglants et durs.
L' air de la pièce se raréfiait ; bientôt, dans
l' obscurité d' une encoignure, près du parquet,
une lumière rampa, blanche et douce.
Il l' atteignit et s' aperçut que c' étaient des
Rhizomorphes qui jetaient en respirant ces lueurs de
veilleuses.
Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se
dit-il ; puis il se recula et en couvrit d' un coup
d' oeil l' amas : son but était atteint ; aucune ne
semblait réelle ; l' étoffe, le papier, la porcelaine,
le métal, paraissaient avoir été prêtés par l' homme
à la nature pour lui permettre de créer ses
monstres. Quand elle n' avait pu imiter l' oeuvre
humaine, elle avait été réduite à recopier les
membranes intérieures des animaux, à emprunter les
vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les
magnifiques hideurs de leurs gangrènes.
Tout n' est que syphilis, songea Des Esseintes,
l' oeil attiré, rivé sur les horribles tigrures des
Caladium que caressait un rayon de jour. Et il eut la

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brusque vision d' une humanité sans cesse travaillée
par le virus des anciens âges. Depuis le
commencement du monde, de pères en fils, toutes les
créatures se transmettaient l' inusable héritage,
l' éternelle maladie qui a ravagé les ancêtres de
l' homme, qui a creusé jusqu' aux os maintenant
exhumés des vieux fossiles !
Elle avait couru, sans jamais s' épuiser à travers
les siècles ; aujourd' hui encore, elle sévissait, se
dérobant en de sournoises souffrances, se dissimulant
sous les symptômes des migraines et des
bronchites, des vapeurs et des gouttes ; de temps
à autre, elle grimpait à la surface, s' attaquant de
préférence aux gens mal soignés, mal nourris,
éclatant en pièces d' or, mettant, par ironie, une
parure de sequins d' almée sur le front des pauvres
diables, leur gravant, pour comble de misère,
sur l' épiderme, l' image de l' argent et du bien-être !
Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur
première, sur les feuillages colorés des plantes !
-il est vrai, poursuivit Des Esseintes, revenant
au point de départ de son raisonnement, il est
vrai que la plupart du temps la nature est, à elle
seule, incapable de procréer des espèces aussi
malsaines et aussi perverses ; elle fournit la matière
première, le germe et le sol, la matrice nourricière
et les éléments de la plante que l' homme
élève, modèle, peint, sculpte ensuite à sa guise.
Si entêtée, si confuse, si bornée qu' elle soit, elle
s' est enfin soumise, et son maître est parvenu à

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changer par des réactions chimiques les substances
de la terre, à user de combinaisons longuement
mûries, de croisements lentement apprêtés,
à se servir de savantes boutures, de méthodiques
greffes, et il lui fait maintenant pousser
des fleurs de couleurs différentes sur la même
branche, invente pour elle de nouveaux tons,
modifie, à son gré, la forme séculaire de ses
plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches,
les marque de son étampe, leur imprime son
cachet d' art.
Il n' y a pas à dire, fit-il, résumant ses reflexions ;
l' homme, peut en quelques années amener
une sélection que la paresseuse nature ne peut
jamais produire qu' après des siècles ; décidément,
par le temps qui court, les horticulteurs sont les
seuls et les vrais artistes.
Il était un peu las et il étouffait dans cette
atmosphère de plantes enfermées ; les courses
qu' il avait effectuées, depuis quelques jours,
l' avaient rompu ; le passage entre le grand air et
la tiédeur du logis, entre l' immobilité d' une vie
recluse et le mouvement d' une existence libérée,
avait été trop brusque ; il quitta son vestibule et
fut s' étendre sur son lit ; mais, absorbé par un
sujet unique, comme monté par un ressort, l' esprit,
bien qu' endormi, continua de dévider sa
chaîne, et bientôt il roula dans les sombres folies
d' un cauchemar.
Il se trouvait, au milieu d' une allée, en plein
bois, au crépuscule ; il marchait à côté d' une

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femme qu' il n' avait jamais ni connue, ni vue ;
elle était efflanquée, avait des cheveux filasse,
une face de bouledogue, des points de son sur les
joues, des dents de travers lancées en avant sous un
nez camus. Elle portait un tablier blanc de bonne,
un long fichu écartelé en buffleterie sur la
poitrine, des demi-bottes de soldat prussien, un
bonnet noir orné de ruches et garni d' un chou.
Elle avait l' air d' une foraine, l' apparence d' une
saltimbanque de foire.
Il se demanda quelle était cette femme qu' il
sentait entrée, implantée depuis longtemps déjà
dans son intimité et dans sa vie ; il cherchait en
vain son origine, son nom, son métier, sa raison
d' être ; aucun souvenir ne lui revenait de cette
liaison inexplicable et pourtant certaine.
Il scrutait encore sa mémoire, lorsque soudain
une étrange figure parut devant eux, à cheval,
trotta pendant une minute et se retourna sur sa
selle.
Alors, son sang ne fit qu' un tour et il resta
cloué, par l' horreur, sur place. Cette figure
ambiguë, sans sexe, était verte et elle ouvrait dans
des paupières violettes, des yeux d' un bleu clair et
froid, terribles ; des boutons entouraient sa
bouche ; des bras extraordinairement maigres, des
bras de squelette, nus jusqu' aux coudes, sortaient
de manches en haillons, tremblaient de fièvre, et
les cuisses décharnées grelottaient dans des bottes
à chaudron, trop larges.
L' affreux regard s' attachait à Des Esseintes, le

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pénétrait, le glaçait jusqu' aux moelles ; plus
affolée encore, la femme bouledogue se serra contre
lui et hurla à la mort, la tête renversée sur son
cou roide.
Et aussitôt il comprit le sens de l' épouvantable
vision. Il avait devant les yeux l' image de la
grande vérole.
Talonné par la peur, hors de lui, il enfila un
sentier de traverse, gagna, à toutes jambes, un
pavillon qui se dressait parmi de faux ébéniers, à
gauche ; là, il se laissa tomber sur une chaise,
dans un couloir.
Après quelques instants, alors qu' il commençait
à reprendre haleine, des sanglots lui avaient fait
lever la tête ; la femme bouledogue était devant
lui ; et, lamentable et grotesque, elle pleurait à
chaudes larmes, disant qu' elle avait perdu ses
dents pendant la fuite, tirant de la poche de son
tablier de bonne, des pipes en terre, les cassant
et s' enfonçant des morceaux de tuyaux blancs dans
les trous de ses gencives.
-ah ! çà, mais elle est absurde, se disait Des
Esseintes : jamais ces tuyaux ne pourront tenir-
et, en effet, tous coulaient de la mâchoire, les
uns après les autres.
à ce moment, le galop d' un cheval s' approcha.
Une effroyable terreur poigna Des Esseintes ; ses
jambes se dérobèrent ; le galop se précipitait ; le
désespoir le releva comme d' un coup de fouet ; il
se jeta sur la femme qui piétinait maintenant sur
les fourneaux des pipes, la supplia de se taire, de

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ne pas les dénoncer par le bruit de ses bottes.
Elle se débattait, il l' entraîna au fond du corridor,
l' étranglant pour l' empêcher de crier ; il aperçut,
tout à coup, une porte d' estaminet, à persiennes
peintes en vert, sans loquet, la poussa, prit son
élan et s' arrêta.
Devant lui, au milieu d' une vaste clairière,
d' immenses et blancs pierrots faisaient des sauts de
lapins, dans des rayons de lune.
Des larmes de découragement lui montèrent
aux yeux ; jamais, non, jamais il ne pourrait
franchir le seuil de la porte-je serais écrasé,
pensait-il, -et, comme pour justifier ses craintes,
la série des pierrots immenses se multipliait ; leurs
culbutes emplissaient maintenant tout l' horizon,
tout le ciel qu' ils cognaient alternativement, avec
leurs pieds et avec leurs têtes.
Alors les pas du cheval s' arrêtèrent. Il était là,
derrière une lucarne ronde, dans le couloir ; plus
mort que vif, Des Esseintes se retourna, vit par
l' oeil-de-boeuf des oreilles droites, des dents
jaunes, des naseaux soufflant deux jets de vapeur qui
puaient le phénol.
Il s' affaissa, renonçant à la lutte, à la fuite ; il
ferma les yeux pour ne pas apercevoir l' affreux
regard de la syphilis qui pesait sur lui, au travers
du mur, qu' il croisait quand même sous ses paupières
closes, qu' il sentait glisser sur son échine
moite, sur son corps dont les poils se hérissaient
dans des mares de sueur froide. Il s' attendait à
tout, espérait même pour en finir le coup de grâce ;

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un siècle, qui dura sans doute une minute, s' écoula ;
il rouvrit, en frissonnant, les yeux. Tout s' était
évanoui ; sans transition, ainsi que par un
changement à vue, par un truc de décor, un
paysage minéral atroce fuyait au loin, un paysage
blafard, désert, raviné, mort ; une lumière
éclairait ce site désolé, une lumière tranquille,
blanche, rappelant les lueurs du phosphore dissous
dans l' huile.
Sur le sol quelque chose remua qui devint une
femme très pâle, nue, les jambes moulées dans
des bas de soie verts.
Il la contempla curieusement ; semblables à des
crins crespelés par des fers trop chauds, ses
cheveux frisaient, en se cassant du bout ; des urnes
de Népenthès pendaient à ses oreilles ; des tons
de veau cuit brillaient dans ses narines entr' ouvertes.
Les yeux pâmés, elle l' appela tout bas.
Il n' eut pas le temps de répondre, car déjà la
femme changeait ; des couleurs flamboyantes passaient
dans ses prunelles ; ses lèvres se teignaient
du rouge furieux des Anthurium ; les boutons de
ses seins éclataient, vernis tels que deux gousses
de piment rouge.
Une soudaine intuition lui vint : c' est la fleur,
se dit-il ; et la manie raisonnante persista dans le
cauchemar, dériva de même que pendant la journée
de la végétation sur le virus.
Alors il observa l' effrayante irritation des seins
et de la bouche, découvrit sur la peau du corps des
macules de bistre et de cuivre, recula, égaré ; mais

p131

l' oeil de la femme le fascinait et il avançait
lentement, essayant de s' enfoncer les talons dans
la terre pour ne pas marcher, se laissant choir, se
relevant quand même pour aller vers elle ; il la
touchait presque lorsque de noirs Amorphophallus
jaillirent de toutes parts, s' élancèrent vers ce ventre
qui se soulevait et s' abaissait comme une mer. Il
les avait écartés, repoussés, éprouvant un dégoût
sans borne à voir grouiller entre ses doigts ces
tiges tièdes et fermes ; puis subitement, les
odieuses plantes avaient disparu et deux bras
cherchaient à l' enlacer ; une épouvantable angoisse
lui fit sonner le coeur à grands coups, car les yeux,
les affreux yeux de la femme étaient devenus d' un
bleu clair et froid, terribles. Il fit un effort
surhumain pour se dégager de ses étreintes, mais
d' un geste irrésistible, elle le retint, le saisit et,
hagard, il vit s' épanouir sous les cuisses à l' air, le
farouche Nidularium qui bâillait, en saignant,
dans des lames de sabre.
Il frôlait avec son corps la hideuse blessure de
cette plante ; il se sentit mourir, s' éveilla dans un
sursaut, suffoqué, glacé, fou de peur, soupirant :
-ah ! Ce n' est, dieu merci, qu' un rêve.

p132

Ix
ces cauchemars se renouvelèrent ; il craignit de
s' endormir. Il resta, étendu sur son lit, des heures
entières, tantôt dans de persistantes insomnies et
de fiévreuses agitations, tantôt dans d' abominables
rêves que rompaient des sursauts d' homme perdant
pied, dégringolant du haut en bas d' un escalier,
dévalant, sans pouvoir se retenir, au fond d' un
gouffre.
La névrose engourdie, durant quelque jour
reprenait le dessus, se révélait plus véhémente et
plus têtue, sous de nouvelles formes.
Maintenant les couvertures le gênaient ; il étouffait
sous les draps et il avait des fourmillements
par tout le corps, des cuissons de sang, des piqûres
de puces le long des jambes ; à ces symptômes, se
joignirent bientôt une douleur sourde dans les
maxillaires et la sensation qu' un étau lui
comprimait les tempes.
Ses inquiétudes s' accrurent ; malheureusement
les moyens de dompter l' inexorable maladie
manquèrent. Il avait sans succès tenté d' installer
des appareils hydrothérapiques dans son cabinet de

p133

toilette. L' impossibilité de faire monter l' eau à la
hauteur où sa maison était perchée, la difficulté
même de se procurer de l' eau, en quantité suffisante,
dans un village où les fontaines ne fonctionnent
parcimonieusement qu' à certaines heures,
l' arrêtèrent ; ne pouvant être sabré par des jets de
lance qui plaqués, écrasés sur les anneaux de la
colonne vertébrale, étaient seuls assez puissants
pour mater l' insomnie et ramener le calme, il fut
réduit aux courtes aspersions dans sa baignoire ou
dans son tub, aux simples affusions froides, suivies
d' énergiques frictions pratiquées, à l' aide du gant
de crin, par son domestique.
Mais ces simili-douches n' enrayaient nullement
la marche de la névrose ; tout au plus éprouvait-il
un soulagement de quelques heures, chèrement
payé du reste par le retour des accès qui revenaient
à la charge, plus violents et plus vifs.
Son ennui devint sans borne ; la joie de posséder
de mirobolantes floraisons était tarie ; il
était déjà blasé sur leur contexture et sur leurs
nuances ; puis malgré les soins dont il les entoura,
la plupart de ses plantes dépérirent ; il les fit
enlever de ses pièces et arrivé à un état
d' excitabilité extrême, il s' irrita de ne plus les
voir, l' oeil blessé par le vide des places qu' elles
occupaient.
Pour se distraire et tuer les interminables
heures, il recourut à ses cartons d' estampes
et rangea ses Goya ; les premiers états de certaines
planches des caprices, des épreuves
reconnaissables à leur ton rougeâtre, jadis achetées

p134

dans les ventes à prix d' or, le déridèrent et il
s' abîma en elles, suivant les fantaisies du peintre,
épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcières
chevauchant des chats, de ses femmes
s' efforçant d' arracher les dents d' un pendu, de
ses bandits, de ses succubes, de ses démons et
de ses nains.
Puis, il parcourut toutes les autres séries de
ses eaux-fortes et de ses aqua-tintes, ses
proverbes d' une horreur si macabre, ses sujets
de guerre d' une rage si féroce, sa planche du
garot enfin, dont il choyait une merveilleuse
épreuve d' essai, imprimée sur papier épais, non
collé, aux visibles pontuseaux traversant la
pâte.
La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de
Goya le captait ; mais l' universelle admiration que
ses oeuvres avaient conquise, le détournait
néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis des
années, à les encadrer, de peur qu' en les mettant
en évidence, le premier imbécile venu ne jugeât
nécessaire de lâcher des âneries et de s' extasier,
sur un mode tout appris, devant elles.
Il en était de même de ses Rembrandt qu' il
examinait, de temps à autre, à la dérobée ; et,
en effet, si le plus bel air du monde devient
vulgaire, insupportable, dès que le public le
fredonne, dès que les orgues s' en emparent, l' oeuvre
d' art qui ne demeure pas indifférente aux faux
artistes, qui n' est point contestée par les sots, qui
ne se contente pas de susciter l' enthousiasme de

p135

quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même,
pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante.
Cette promiscuité dans l' admiration était d' ailleurs
l' un des plus grands chagrins de sa vie ;
d' incompréhensibles succès lui avaient, à jamais
gâté des tableaux et des livres jadis chers ;
devant l' approbation des suffrages, il finissait par
leur découvrir d' imperceptibles tares, et il les
rejetait, se demandant si son flair ne s' épointait
pas, ne se dupait point.
Il referma ses cartons et, une fois de plus, il
tomba, désorienté, dans le spleen. Afin de changer
le cours de ses idées, il essaya des lectures
émollientes, tenta, en vue de se réfrigérer le
cerveau, des solannées de l' art, lut ces livres si
charmants pour les convalescents et les
mal-à-l' aise que des oeuvres plus tétaniques ou
plus riches en phosphates fatigueraient, les romans
de Dickens.
Mais ces volumes produisirent un effet contraire
à celui qu' il attendait : ces chastes amoureux,
ces héroïnes protestantes, vêtues jusqu' au
cou, s' aimaient parmi les étoiles, se bornaient à
baisser les yeux, à rougir, à pleurer de bonheur,
en se serrant les mains. Aussitôt cette exagération
de pureté le lança dans un excès opposé ; en
vertu de la loi des contrastes, il sauta d' un
extrême à l' autre, se rappela des scènes vibrantes
et corsées, songea aux pratiques humaines des
couples, aux baisers mélangés, aux baisers
colombins, ainsi que les désigne la pudeur

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ecclésiastique, quand ils pénètrent entre les lèvres.
Il interrompit sa lecture, rumina loin de la
bégueule Angleterre, sur les peccadilles libertines,
sur les salaces apprêts que l' église désapprouve ;
une commotion le frappa ; l' anaphrodisie de sa
cervelle et de son corps qu' il avait crue définitive,
se dissipa ; la solitude agit encore sur le
détraquement de ses nerfs ; il fut une fois de plus
obsédé non par la religion même, mais par la malice
des actes et des péchés qu' elle condamne ;
l' habituel sujet de ses obsécrations et de ses
menaces le tint seul ; le côté charnel, insensible
depuis des mois, remué tout d' abord, par l' énervement
des lectures pieuses, puis réveillé, mis debout,
dans une crise de névrose, par le cant anglais, se
dressa et la stimulation de ses sens le reportant
en arrière, il pataugea dans le souvenir de ses
vieux cloaques.
Il se leva et, mélancoliquement, ouvrit une
petite boîte de vermeil au couvercle semé
d' aventurines.
Elle était pleine de bonbons violets ; il en prit
un, et il le palpa entre ses doigts, pensant aux
étranges propriétés de ce bonbon praliné, comme
givré de sucre ; jadis, alors que son impuissance
était acquise, alors aussi qu' il songeait,
sans aigreurs, sans regrets, sans nouveaux désirs,
à la femme, il déposait l' un de ces bonbons sur
sa langue, le laissait fondre et soudain, se levaient
avec une douceur infinie, des rappels très effacés,
très languissants des anciennes paillardises.

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Ces bonbons inventés par Siraudin et désignés
sous la ridicule appellation de " perles des
Pyrénées " étaient une goutte de parfum de
sarcanthus, une goutte d' essence féminine,
cristallisée dans un morceau de sucre ; ils
pénétraient les papilles de la bouche, évoquaient
des souvenances d' eau opalisée par des vinaigres
rares, de baisers très profonds, tout imbibés
d' odeurs.
D' habitude, il souriait, humant cet arome amoureux,
cette ombre de caresses qui lui mettait un
coin de nudité dans la cervelle et ranimait, pour
une seconde, le goût naguère adoré de certaines
femmes ; aujourd' hui, ils n' agissaient plus en
sourdine, ne se bornaient plus à raviver l' image
de désordres lointains et confus ; ils déchiraient,
au contraire, les voiles, jetaient devant ses yeux
la réalité corporelle, pressante et brutale.
En tête du défilé des maîtresses que la saveur
de ce bonbon aidait à dessiner en des traits
certains, l' une s' arrêta, montrant des dents longues
et blanches, une peau satinée, toute rose, un nez
taillé en biseau, des yeux de souris, des cheveux
coupés à la chien et blonds.
C' était miss Urania, une américaine, au corps
bien découplé, aux jambes nerveuses, aux muscles
d' acier, aux bras de fonte.
Elle avait été l' une des acrobates les plus
renommées du cirque.
Des Esseintes l' avait, durant de longues soirées,
attentivement suivie ; les premières fois, elle
lui était apparue telle qu' elle était, c' est-à-dire

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solide et belle, mais le désir de l' approcher ne
l' étreignit point ; elle n' avait rien qui la
recommandât à la convoitise d' un blasé, et cependant
il retourna au cirque, alléché par il ne savait
quoi, poussé par un sentiment difficile à définir.
Peu à peu, en même temps qu' il l' observait,
de singulières conceptions naquirent ; à mesure
qu' il admirait sa souplesse et sa force, il voyait
un artificiel changement de sexe se produire en
elle ; ses singeries gracieuses, ses mièvreries de
femelle s' effaçaient de plus en plus, tandis que se
développaient, à leur place, les charmes agiles et
puissants d' un mâle ; en un mot, après avoir tout
d' abord été femme, puis, après avoir hésité, après
avoir avoisiné l' androgyne, elle semblait se
résoudre, se préciser, devenir complètement un
homme.
Alors, de même qu' un robuste gaillard s' éprend
d' une fille grêle, cette clownesse doit aimer, par
tendance, une créature faible, ployée, pareille à
moi, sans souffle, se dit Des Esseintes ; à se
regarder, à laisser agir l' esprit de comparaison,
il en vint à éprouver, de son côté, l' impression
que lui-même se féminisait, et il envia décidément
la possession de cette femme, aspirant ainsi
qu' une fillette chlorotique, après le grossier
hercule dont les bras la peuvent broyer dans une
étreinte.
Cet échange de sexe entre miss Urania et lui,
l' avait exalté ; nous sommes voués l' un à l' autre,

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assurait-il ; à cette subite admiration de la force
brutale jusqu' alors exécrée, se joignit enfin
l' exorbitant attrait de la boue, de la basse
prostitution heureuse de payer cher les tendresses
malotrues d' un souteneur.
En attendant qu' il se décidât à séduire l' acrobate,
à entrer, si faire se pouvait, dans la réalité
même, il confirmait ses rêves, en posant la série
de ses propres pensées sur les lèvres inconscientes
de la femme, en relisant ses intentions qu' il
plaçait dans le sourire immuable et fixe de
l' histrionne tournant sur son trapèze.
Un beau soir, il se résolut à dépêcher les ouvreuses.
Miss Urania crut nécessaire de ne point
céder, sans une préalable cour ; néanmoins elle
se montra peu farouche, sachant par les ouï-dire,
que Des Esseintes était riche et que son nom aidait
à lancer les femmes.
Mais aussitôt que ses voeux furent exaucés,
son désappointement dépassa le possible. Il
s' était imaginé l' américaine, stupide et bestiale
comme un lutteur de foire, et sa bêtise était
malheureusement toute féminine. Certes, elle manquait
d' éducation et de tact, n' avait ni bon sens
ni esprit, et elle témoignait d' une ardeur animale,
à table, mais tous les sentiments enfantins
de la femme subsistaient en elle ; elle possédait
le caquet et la coquetterie des filles entichées de
balivernes ; la transmutation des idées masculines
dans son corps de femme n' existait pas.
Avec cela, elle avait une retenue puritaine,

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au lit et aucune de ces brutalités d' athlète qu' il
souhaitait tout en les craignant ; elle n' était pas
sujette comme il en avait, un moment, conçu
l' espoir, aux perturbations de son sexe. En sondant
bien le vide de ses convoitises, peut-être
eût-il cependant aperçu un penchant vers un être
délicat et fluet, vers un tempérament absolument
contraire au sien, mais alors il eût découvert une
préférence non pour une fillette, mais pour un
joyeux gringalet, pour un cocasse et maigre clown.
Fatalement, Des Esseintes rentra dans son rôle
d' homme momentanément oublié ; ses impressions
de féminilité, de faiblesse, de quasi-protection
achetée, de peur même, disparurent ;
l' illusion n' était plus possible ; miss Urania était
une maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune
façon, la curiosité cérébrale qu' elle avait fait
naître.
Bien que le charme de sa chair fraîche, de sa
beauté magnifique, eût d' abord étonné et retenu
Des Esseintes, il chercha promptement à esquiver
cette liaison, précipita la rupture, car sa précoce
impuissance s' augmentait encore devant les glaciales
tendresses, devant les prudes laisser-aller
de cette femme.
Et pourtant elle était la première à s' arrêter
devant lui, dans le passage ininterrompu de ces
luxures ; mais, au fond, si elle s' était plus
énergiquement empreinte dans sa mémoire qu' une
foule d' autres dont les appâts avaient été moins
fallacieux et les plaisirs moins limités, cela tenait

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à sa senteur de bête bien portante et saine ; la
redondance de sa santé était l' antipode même de
cette anémie, travaillée aux parfums, dont il
retrouvait un fin relent dans le délicat bonbon
de Siraudin.
Ainsi qu' une odorante antithèse, miss Urania
s' imposait fatalement à son souvenir, mais
presqu' aussitôt Des Esseintes, heurté par cet
imprévu d' un arome naturel et brut, retournait aux
exhalaisons civilisées, et inévitablement il songeait
à ses autres maîtresses ; elles se pressaient, en
troupeau, dans sa cervelle, mais par dessus toutes
s' exhaussait maintenant la femme dont la monstruosité
l' avait tant satisfait pendant des mois.
Celle-là était une petite et sèche brune, aux
yeux noirs, aux cheveux pommadés, plaqués sur
la tête, comme avec un pinceau, séparés par une
raie de garçon, près d' une tempe. Il l' avait connue
dans un café-concert, où elle donnait des
représentations de ventriloque.
à la stupeur d' une foule que ces exercices mettaient
mal à l' aise, elle faisait parler, à tour de
rôle, des enfants en carton, rangés en flûte de
pan, sur des chaises ; elle conversait avec des
mannequins presque vivants et, dans la salle
même, des mouches bourdonnaient autour des
lustres et l' on entendait bruire le silencieux
public qui s' étonnait d' être assis et se reculait
instinctivement dans ses stalles, alors que le
roulement d' imaginaires voitures le frôlait, en
passant, de l' entrée jusqu' à la scène.

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Des Esseintes avait été fasciné ; une masse
d' idées germa en lui ; tout d' abord il s' empressa
de réduire, à coup de billets de banque, la
ventriloque qui lui plut par le contraste même
qu' elle opposait avec l' américaine. Cette brunette
suintait des parfums préparés, malsains et capiteux
et elle brûlait comme un cratère ; en dépit de
tous ses subterfuges, Des Esseintes s' épuisa en
quelques heures ; il n' en persista pas moins à se
laisser complaisamment gruger par elle, car plus
que la maîtresse, le phénomène l' attirait.
D' ailleurs les plans qu' il s' était proposés,
avaient mûri. Il se résolut à accomplir des projets
jusqu' alors irréalisables.
Il fit apporter, un soir, un petit sphinx, en
marbre noir, couché dans la pose classique,
les pattes allongées, la tête rigide et droite et
une chimère, en terre polychrome, brandissant
une crinière hérissée, dardant des yeux féroces,
éventant avec les sillons de sa queue ses flancs
gonflés ainsi que des soufflets de forge. Il plaça
chacune de ces bêtes, à un bout de la chambre,
éteignit les lampes, laissant les braises rougeoyer
dans l' âtre et éclairer vaguement la pièce en
agrandissant les objets presque noyés dans
l' ombre.
Puis, il s' étendit sur un canapé, près de la
femme dont l' immobile figure était atteinte par
la lueur d' un tison, et il attendit.
Avec des intonations étranges qu' il lui avait
fait longuement et patiemment répéter à l' avance,

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elle anima, sans même remuer les lèvres, sans
même les regarder, les deux monstres.
Et dans le silence de la nuit, l' admirable
dialogue de la chimère et du sphinx commença,
récité par des voix gutturales et profondes,
rauques, puis aigües, comme surhumaines.
" -ici, chimère, arrête-toi.
" -non ; jamais. "
bercé par l' admirable prose de Flaubert, il
écoutait, pantelant, le terrible duo et des frissons
le parcoururent, de la nuque aux pieds, quand
la chimère proféra la solennelle et magique
phrase :
" je cherche des parfums nouveaux, des
fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. "
ah ! C' était à lui-même que cette voix aussi
mystérieuse qu' une incantation, parlait ; c' était à
lui qu' elle racontait sa fièvre d' inconnu, son
idéal inassouvi, son besoin d' échapper à l' horrible
réalité de l' existence, à franchir les confins de
la pensée, à tâtonner sans jamais arriver à une
certitude, dans les brumes des au-delà de l' art !
-toute la misère de ses propres efforts lui
refoula le coeur. Doucement, il étreignait la
femme silencieuse, à ses côtés, se réfugiant, ainsi
qu' un enfant inconsolé, près d' elle, ne voyant
même pas l' air maussade de la comédienne
obligée à jouer une scène, à exercer son métier,
chez elle, aux instants du repos, loin de la rampe.
Leur liaison continua, mais bientôt des défaillances
de Des Esseintes s' aggravèrent ; l' effervercence

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de sa cervelle ne fondait plus les glaces de
son corps : les nerfs n' obéissaient plus à la
volonté ; les folies passionnelles des vieillards le
dominèrent. Se sentant devenir de plus en plus indécis
près de cette maîtresse, il recourut à l' adjuvant
le plus efficace des vieux et inconstants prurits,
à la peur.
Pendant qu' il tenait la femme entre ses bras,
une voix de rogomme éclatait derrière la porte :
" ouvriras-tu ? Je sais bien que t' es avec un miché,
attends, attends un peu, salope ! " -aussitôt,
de même que ces libertins excités par la terreur
d' être pris en flagrant délit, à l' air, sur les
berges, dans le jardin des tuileries, dans un
rambuteau ou sur un banc, il retrouvait passagèrement
ses forces, se précipitait sur la ventriloque dont la
voix continuait à tapager hors de la pièce et, il
éprouvait des allégresses inouïes, dans cette
bousculade, dans cette panique de l' homme
courant un danger, interrompu, pressé dans
son ordure.
Malheureusement, ces séances furent de durée
brève ; malgré les prix exagérés qu' il lui paya, la
ventriloque le congédia et, le soir même, s' offrit
à un gaillard dont les exigences étaient moins
compliquées et les reins plus sûrs.
Celle-là, il l' avait regrettée et, au souvenir de
ses artifices, les autres femmes lui parurent
dénuées de saveur ; les grâces pourries de
l' enfance lui semblèrent même fades ; son
mépris pour leurs monotones grimaces devint

p145

tel qu' il ne pouvait plus se résoudre à les subir.
Remâchant son dégoût, seul, un jour qu' il se
promenait sur l' avenue de Latour-Maubourg, il
fut abordé, près des invalides, par un tout jeune
homme qui le pria de lui indiquer la voie la plus
courte pour se rendre à la rue de Babylone.
Des Esseintes lui désigna son chemin et, comme
il traversait aussi l' esplanade, ils firent route
ensemble.
La voix du jeune homme insistant, d' une façon
inopinée, afin d' être plus amplement renseigné,
disant : -alors vous croyez qu' en prenant à
gauche, ce serait plus long ; l' on m' avait pourtant
affirmé qu' en obliquant par l' avenue, j' arriverais
plus tôt, -était, tout à la fois, suppliante et
timide, très basse et douce.
Des Esseintes le regarda. Il paraissait échappé
du collège, était pauvrement vêtu d' un petit veston
de cheviote lui étreignant les hanches, dépassant
à peine la chute des reins, d' une culotte
noire, collante, d' un col rabattu, échancré sur une
cravate bouffante bleu foncé, à vermicelles blancs,
forme La Vallière. Il tenait à la main un livre
de classe cartonné, et il était coiffé d' un melon
brun, à bords plats.
La figure était troublante ; pâle et tirée, assez
régulière sous les longs cheveux noirs, elle était
éclairée par de grands yeux humides, aux paupières
cernées de bleu, rapprochés du nez que
pointillaient d' or quelques rousseurs et sous lequel
s' ouvrait une bouche petite, mais bordée de grosses

p146

lèvres, coupées, au milieu, d' une raie ainsi qu' une
cerise.
Ils se dévisagèrent, pendant un instant, en face,
puis le jeune homme baissa les yeux et se
rapprocha ; son bras frôla bientôt celui de Des
Esseintes qui ralentit le pas, considérant, songeur,
la marche balancée de ce jeune homme.
Et du hasard de cette rencontre, était née une
défiante amitié qui se prolongea durant des
mois ; Des Esseintes n' y pensait plus sans frémir ;
jamais il n' avait supporté un plus attirant et un
plus impérieux fermage ; jamais il n' avait connu
des périls pareils, jamais aussi il ne s' était senti
plus douloureusement satisfait.
Parmi les rappels qui l' assiégeaient, dans sa
solitude, celui de ce réciproque attachement
dominait les autres. Toute la levûre d' égarement que
peut détenir un cerveau surexcité par la névrose,
fermentait ; et, à se complaire ainsi dans ces
souvenirs, dans cette délectation morose, comme la
théologie appelle cette récurrence des vieux
opprobres, il mêlait aux visions physiques des
ardeurs spirituelles cinglées par l' ancienne lecture
des casuistes, des Busembaum et des Diana, des
Liguori et des Sanchez, traitant des péchés contre
le 6 e et le 9 e commandement du décalogue.
En faisant naître un idéal extrahumain dans
cette âme qu' elle avait baignée et qu' une hérédité
datant du règne de Henri Iii prédisposait
peut-être, la religion avait aussi remué l' illégitime
idéal des voluptés ; des obsessions libertines et

p147

mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau
altéré d' un opiniâtre désir d' échapper aux
vulgarités du monde, de s' abîmer, loin des usages
vénérés, dans d' originales extases, dans des
crises célestes ou maudites, également écrasantes
par des déperditions de phosphore qu' elles
entraînent.
Actuellement, il sortait de ces rêveries, anéanti,
brisé, presque moribond, et il allumait aussitôt
les bougies et les lampes, s' inondant de clarté,
croyant entendre ainsi, moins distinctement que
dans l' ombre, le bruit sourd, persistant,
intolérable, des artères qui lui battaient, à coups
redoublés, sous la peau du cou.

p148

X
pendant cette singulière maladie qui ravage
les races à bout de sang, de soudaines accalmies
succèdent aux crises ; sans qu' il pût s' expliquer
pourquoi, Des Esseintes se réveilla tout valide, un
beau matin ; plus de toux déracinante, plus de
coins enfoncés à coup de maillet dans la nuque,
mais une sensation ineffable de bien-être, une
légèreté de cervelle dont les pensées
s' éclaircissaient et, d' opaques et glauques,
devenaient fluides et irisées, de même que des
bulles de savon de nuances tendres.
Cet état dura quelques jours ; puis subitement,
une après-midi, les hallucinations de l' odorat se
montrèrent.
Sa chambre embauma la frangipane ; il vérifia
si un flacon ne traînait pas, débouché ; il n' y
avait point de flacon dans la pièce ; il passa dans
son cabinet de travail, dans sa salle à manger :
l' odeur persista.
Il sonna son domestique : -vous ne sentez rien,
dit-il ? L' autre renifla une prise d' air et déclara
ne respirer aucune fleur : le doute ne pouvait

p149

exister ; la névrose revenait, une fois de plus, sous
l' apparence d' une nouvelle illusion des sens.
Fatigué par la ténacité de cet imaginaire arome,
il résolut de se plonger dans des parfums véritables,
espérant que cette homoeopathie nasale le
guérirait ou du moins qu' elle retarderait la
poursuite de l' importune frangipane.
Il se rendit dans son cabinet de toilette. Là,
près d' un ancien baptistère qui lui servait de
cuvette, sous une longue glace en fer forgé,
emprisonnant ainsi que d' une margelle argentée
de lune, l' eau verte et comme morte du miroir,
des bouteilles de toute grandeur, de toute forme,
s' étageaient sur des rayons d' ivoire.
Il les plaça sur une table et les divisa en deux
séries : celle des parfums simples, c' est-à-dire des
extraits ou des esprits, et celle des parfums
composés, désignée sous le terme générique de
bouquets.
Il s' enfonça dans un fauteuil et se recueillit.
Il était, depuis des années, habile dans la science
du flair ; il pensait que l' odorat pouvait éprouver
des jouissances égales à celles de l' ouïe et de la
vue, chaque sens étant susceptible, par suite d' une
disposition naturelle et d' une érudite culture, de
percevoir des impressions nouvelles, de les
décupler, de les coordonner, d' en composer ce tout
qui constitue une oeuvre ; et il n' était pas, en
somme, plus anormal qu' un art existât, en dégageant
d' odorants fluides, que d' autres, en détachant des
ondes sonores, ou en frappant de rayons diversement
colorés la rétine d' un oeil ; seulement, si personne
ne peut

p150

discerner, sans une intuition particulière développée
par l' étude, une peinture de grand maître
d' une croûte, un air de Beethoven d' un air de
Clapisson, personne, non plus, ne peut, sans une
initiation préalable, ne point confondre, au
premier abord, un bouquet créé par un sincère
artiste, avec un pot-pourri fabriqué par un
industriel, pour la vente des épiceries et des
bazars.
Dans cet art des parfums, un côté l' avait, entre
tous, séduit, celui de la précision factice.
Presque jamais, en effet, les parfums ne sont
issus des fleurs dont ils portent le nom ; l' artiste
qui oserait emprunter à la seule nature ses éléments,
ne produirait qu' une oeuvre bâtarde, sans
vérité, sans style, attendu que l' essence obtenue
par la distillation des fleurs ne saurait offrir
qu' une très lointaine et très vulgaire analogie
avec l' arome même de la fleur vivante, épandant
ses effluves, en pleine terre.
Aussi, à l' exception de l' inimitable jasmin, qui
n' accepte aucune contrefaçon, aucune similitude,
qui repousse jusqu' aux à peu près, toutes les
fleurs sont exactement représentées par des
alliances d' alcoolats et d' esprits, dérobant au
modèle sa personnalité même et y ajoutant ce
rien, ce ton en plus, ce fumet capiteux, cette
touche rare qui qualifie une oeuvre d' art.
En résumé, dans la parfumerie, l' artiste achève
l' odeur initiale de la nature dont il taille la
senteur, et il la monte ainsi qu' un joaillier épure
l' eau d' une pierre et la fait valoir.

p151

Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé
de tous, s' étaient ouverts devant Des Esseintes qui
déchiffrait maintenant cette langue, variée, aussi
insinuante que celle de la littérature, ce style
d' une concision inouïe, sous son apparence
flottante et vague.
Pour cela, il lui avait d' abord fallu travailler la
grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se
bien pénétrer des règles qui les régissent, et, une
fois familiarisé avec ce dialecte, comparer les
oeuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin,
des Chardin et des Violet, des Legrand et des
Piesse, désassembler la construction de leurs
phrases, peser la proportion de leurs mots et
l' arrangement de leurs périodes.
Puis, dans cet idiome des fluides, l' expérience
devait appuyer les théories trop souvent
incomplètes et banales.
La parfumerie classique était, en effet, peu
diversifiée, presqu' incolore, uniformément coulée
dans une matrice fondue par d' anciens chimistes ;
elle radotait, confinée en ses vieux alambics,
lorsque la période romantique était éclose et
l' avait, elle aussi, modifiée, rendue plus jeune,
plus malléable et plus souple.
Son histoire suivait, pas à pas, celle de notre
langue. Le style parfumé Louis Xiii, composé
des éléments chers à cette époque, de la poudre
d' iris, du musc, de la civette, de l' eau de myrté
déjà désignée sous le nom d' eau des anges, était
à peine suffisant pour exprimer les grâces

p152

cavalières, les teintes un peu crues du temps, que
nous ont conservées certains des sonnets de
Saint-Amand. Plus tard, avec la myrrhe, l' oliban,
les senteurs mystiques, puissantes et austères,
l' allure pompeuse du grand siècle, les artifices
redondants de l' art oratoire, le style large,
soutenu, nombreux, de Bossuet et des maîtres de la
chaire, furent presque possibles ; plus tard encore,
les grâces fatiguées et savantes de la société
française sous Louis Xv, trouvèrent plus
facilement leur interprète dans la frangipane et la
maréchale qui donnèrent en quelque sorte la synthèse
même de cette époque ; puis, après l' ennui et
l' incuriosité du premier empire, qui abusa des eaux
de Cologne et des préparations au romarin, la
parfumerie se jeta, derrière Victor Hugo et
Gautier, vers les pays du soleil ; elle créa des
orientales, des selam fulgurants d' épices,
découvrit des intonations nouvelles, des antithèses
jusqu' alors inosées, tria et reprit d' anciennes
nuances qu' elle compliqua, qu' elle subtilisa, qu' elle
assortit ; elle rejeta résolument enfin, cette
volontaire décrépitude à laquelle l' avaient réduite
les Malesherbe, les Boileau, les Andrieux, les
Baour-Lormian, les bas distillateurs de ses poèmes.
Mais cette langue n' était pas demeurée, depuis
la période de 1830, stationnaire. Elle avait encore
évolué, et, se modelant sur la marche du siècle,
elle s' était avancée parallèlement avec les autres
arts ; s' était, elle aussi, pliée aux voeux des
amateurs et des artistes, se lançant sur le chinois
et le japonais,

p153

imaginant des albums odorants, imitant les bouquets
de fleurs de Takéoka, obtenant par des alliances
de lavande et de girofle, l' odeur du Rondeletia ;
par un mariage de patchouli et de camphre,
l' arome singulier de l' encre de Chine ; par des
composés de citron, de girofle et de néroli,
l' émanation de l' Hovénia du Japon.
Des Esseintes étudiait, analysait l' âme de ces
fluides, faisait l' exégèse de ces textes ; il se
complaisait à jouer pour sa satisfaction personnelle,
le rôle d' un psychologue, à démonter et à remonter
les rouages d' une oeuvre, à dévisser les
pièces formant la structure d' une exhalaison
composée, et, dans cet exercice, son odorat était
parvenu à la sûreté d' une touche presqu' impeccable.
De même qu' un marchand de vins reconnaît le
cru dont il hume une goutte ; qu' un vendeur de
houblon, dès qu' il flaire un sac, détermine aussitôt
sa valeur exacte ; qu' un négociant chinois peut
immédiatement révéler l' origine des thés qu' il
sent, dire dans quelles fermes des monts Bohées,
dans quels couvents bouddhiques, il a été cultivé,
l' époque où ses feuilles ont été cueillies, préciser
le degré de torréfaction, l' influence qu' il a subie
dans le voisinage de la fleur de prunier, de
l' Aglaia, de l' Olea fragrans, de tous ces parfums
qui servent à modifier sa nature, à y ajouter un
rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un
peu sec un relent de fleurs lointaines et fraîches ;
de même aussi Des Esseintes pouvait en respirant

p154

un soupçon d' odeur, vous raconter aussitôt les
doses de son mélange, expliquer la psychologie
de sa mixture, presque citer le nom de l' artiste
qui l' avait écrit et lui avait imprimé la marque
personnelle de son style.
Il va de soi qu' il possédait la collection de tous
les produits employés par les parfumeurs ; il
avait même du véritable baume de la Mecque, ce
baume si rare qui ne se récolte que dans certaines
parties de l' Arabie pétrée et dont le monopole
appartient au grand seigneur.
Assis maintenant, dans son cabinet de toilette,
devant sa table, il songeait à créer un nouveau
bouquet et il était pris de ce moment d' hésitation
bien connu des écrivains, qui, après des mois de
repos, s' apprêtent à recommencer une nouvelle
oeuvre.
Ainsi que Balzac que hantait l' impérieux besoin
de noircir beaucoup de papier pour se mettre en
train, Des Esseintes reconnut la nécessité de se
refaire auparavant la main par quelques travaux
sans importance ; voulant fabriquer de
l' héliotrope, il soupesa des flacons d' amande et de
vanille, puis il changea d' idée et se résolut à
aborder le pois de senteur.
Les expressions, les procédés lui échappaient ;
il tâtonna ; en somme, dans la fragrance de cette
fleur, l' oranger domine : il tenta de plusieurs
combinaisons et il finit par atteindre le ton juste,
en joignant à l' oranger de la tubéreuse et de la rose
qu' il lia par une goutte de vanille.

p155

Les incertitudes se dissipèrent ; une petite fièvre
l' agita, il fut prêt au travail ; il composa encore du
thé en mélangeant de la cassie et de l' iris, puis, sûr
de lui, il se détermina à marcher de l' avant, à
plaquer une phrase fulminante dont le hautain fracas
effondrerait le chuchotement de cette astucieuse
frangipane qui se faufilait encore dans sa pièce.
Il mania l' ambre, le musc-tonkin, aux éclats
terribles, le patchouli, le plus âcre des parfums
végétaux et dont le fleur, à l' état brut, dégage un
remugle de moisi et de rouille. Quoi qu' il fît, la
hantise du xviiie siècle, l' obséda ; les robes à
paniers, les falbalas tournèrent devant ses yeux ; des
souvenirs des " Vénus " de Boucher, tout en chair,
sans os, bourrées de coton rose, s' installèrent sur
ses murs ; des rappels du roman de Thémidore, de
l' exquise Rosette retroussée dans un désespoir
couleur feu, le poursuivirent. Furieux, il se
leva et, afin de se libérer, il renifla, de toutes
ses forces, cette pure essence de spika-nard, si
chère aux orientaux et si désagréable aux européens,
à cause de son relent trop prononcé de valériane.
Il demeura étourdi sous la violence de ce choc.
Comme pilées par un coup de marteau, les filigranes
de la délicate odeur disparurent ; il profita
de ce temps de répit pour échapper aux siècles
défunts, aux vapeurs surannées, pour entrer,
ainsi qu' il le faisait jadis, dans des oeuvres moins
restreintes ou plus neuves.
Il avait autrefois aimé à se bercer d' accords
en parfumerie ; il usait d' effets analogues à ceux

p156

des poètes, employait, en quelque sorte, l' admirable
ordonnance de certaines pièces de Baudelaire,
telles que " l' irréparable " et " le balcon " ,
où le dernier des cinq vers qui composent la
strophe est l' écho du premier et revient, ainsi
qu' un refrain, noyer l' âme dans des infinis de
mélancolie et de langueur.
Il s' égarait dans les songes qu' évoquaient pour
lui ces stances aromatiques, ramené soudain à
son point de départ, au motif de sa méditation,
par le retour du thème initial, reparaissant, à des
intervalles ménagés, dans l' odorante orchestration
du poème.
Actuellement, il voulut vagabonder dans un
surprenant et variable paysage, et il débuta par une
phrase, sonore, ample, ouvrant tout d' un coup
une échappée de campagne immense.
Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce
une essence formée d' ambroisie, de lavande de
Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une
essence qui, lorsqu' elle est distillée par un
artiste, mérite le nom qu' on lui décerne, " d' extrait
de pré fleuri " ; puis dans ce pré, il introduisit
une précise fusion de tubéreuse, de fleur d' oranger
et d' amande, et aussitôt d' artificiels lilas
naquirent, tandis que des tilleuls s' éventèrent,
rabattant sur le sol leurs pâles émanations que
simulait l' extrait du tilia de Londres.
Ce décor posé en quelques grandes lignes,
fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il
insuffla une légère pluie d' essences humaines et quasi

p157

félines, sentant la jupe, annonçant la femme
poudrée et fardée, le stéphanotis, l' ayapana,
l' opopanax, le chypre, le champaka, le sarcanthus,
sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa,
afin de donner dans la vie factice du maquillage
qu' ils dégageaient, un fleur naturel de rires en
sueur, de joies qui se démènent au plein soleil.
Ensuite il laissa, par un ventilateur, s' échapper
ces ondes odorantes, conservant seulement la
campagne qu' il renouvela et dont il força la dose
pour l' obliger à revenir ainsi qu' une ritournelle
dans ses strophes.
Les femmes s' étaient peu à peu évanouies ; la
campagne était devenue déserte ; alors, sur
l' horizon enchanté, des usines se dressèrent, dont
les formidables cheminées brûlaient, à leurs
sommets, comme des bols de punch.
Un souffle de fabriques, de produits chimiques,
passait maintenant dans la brise qu' il soulevait
avec des éventails, et la nature exhalait encore,
dans cette purulence de l' air, ses doux effluves.
Des Esseintes maniait, échauffait entre ses
doigts, une boulette de styrax, et une très bizarre
odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la
fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse
senteur de la jonquille et de l' immonde puanteur
de la gutta-percha et de l' huile de houille. Il se
désinfecta les mains, inséra en une boîte
hermétiquement close, sa résine, et les fabriques
disparurent à leur tour. Alors, il darda parmi les
vapeurs ravivées des tilleuls et des prés, quelques
gouttes

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de new mown hay et, au milieu du site magique
momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes
de foin s' élevèrent, amenant une saison nouvelle,
épandant leur fine effluence dans l' été de ces
senteurs.
Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle,
il dispersa précipitamment des parfums exotiques,
épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits
concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et,
dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une
nature démente et sublimée, forçant ses haleines,
chargeant d' alcoolats en délire une artificielle
brise, une nature pas vraie et charmante, toute
paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les
souffles poivrés du santal de la Chine et de
l' hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs françaises
du jasmin, de l' aubépine et de la verveine, poussant,
en dépit des saisons et des climats, des arbres
d' essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux
fragrances les plus opposées, créant par la fonte
et le heurt de tous ces tons, un parfum général,
innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait,
comme un obstiné refrain, la phrase
décorative du commencement, l' odeur du grand
pré, éventé par les lilas et les tilleuls.
Tout à coup une douleur aiguë le perça ; il lui
sembla qu' un vilebrequin lui forait les tempes.
Il ouvrit les yeux, se retrouva au milieu de son
cabinet de toilette, assis devant sa table ;
péniblement, il marcha, abasourdi, vers la croisée
qu' il entrebaîlla. Une bouffée d' air rasséréna

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l' étouffante atmosphère qui l' enveloppait ; il
se promena, de long en large, pour raffermir ses
jambes, alla et vint, regardant le plafond où des
crabes et des algues poudrées de sel, s' enlevaient
en relief sur un fond grenu aussi blond que le
sable d' une plage ; un décor pareil revêtait les
plinthes, bordant les cloisons tapissées de crêpe
japonais vert d' eau, un peu chiffonné, simulant
le friselis d' une rivière que le vent ride et, dans ce
léger courant, nageait le pétale d' une rose autour
duquel tournoyait une nuée de petits poissons
dessinés en deux traits d' encre.
Mais ses paupières demeuraient lourdes ; il
cessa d' arpenter le court espace compris entre le
baptistère et la baignoire, et il s' appuya sur la
rampe de la fenêtre ; son étourdissement cessa ; il
reboucha soigneusement les fioles, et il mit à
profit cette occasion pour remédier au désordre
de ses maquillages. Il n' y avait point touché
depuis son arrivée à Fontenay, et il s' étonna
presque, maintenant, de revoir cette collection
naguère visitée par tant de femmes. Les uns sur
les autres, des flacons et des pots s' entassaient.
Ici, une boîte en porcelaine, de la famille verte,
contenait le schnouda, cette merveilleuse crème
blanche qui, une fois étendue sur les joues, passe,
sous l' influence de l' air, au rose tendre, puis à
un incarnat si réel qu' il procure l' illusion vraiment
exacte d' une peau colorée de sang ; là, des laques,
incrustés de burgau, renfermaient de l' or japonais
et du vert d' Athènes, couleur d' aile de cantharide,

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des ors et des verts qui se transmuent en une
pourpre profonde dès qu' on les mouille ; près
de pots pleins de pâte d' aveline, de serkis du
harem, d' émulsines au lys de kachemyr, de lotions
d' eau de fraise et de sureau pour le teint, et près de
petites bouteilles remplies de solutions d' encre de
Chine et d' eau de rose à l' usage des yeux, des
instruments en ivoire, en nacre, en acier, en argent,
s' étalaient éparpillés avec des brosses en luzerne
pour les gencives, des pinces, des ciseaux, des
strigiles, des estompes, des crêpons et des
houppes, des gratte-dos, des mouches et des
limes.
Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté
sur les instances d' une maîtresse qui se pâmait
sous l' influence de certains aromates et de certains
baumes, une femme, détraquée et nerveuse,
aimant à faire macérer la pointe de ses seins dans
les senteurs, mais n' éprouvant, en somme, une
délicieuse et accablante extase, que lorsqu' on lui
ratissait la tête avec un peigne ou qu' elle pouvait
humer, au milieu des caresses, l' odeur de la suie,
du plâtre des maisons en construction, par les
temps de pluie, ou de la poussière mouchetée par
de grosses gouttes d' orage, pendant l' été.
Il rumina ces souvenirs, et une après-midi
écoulée, à Pantin, par désoeuvrement, par curiosité,
en compagnie de cette femme, chez l' une
de ses soeurs, lui revint, remuant en lui un monde
oublié de vieilles idées et d' anciens parfums ;
tandis que les deux femmes jacassaient et se

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montraient leurs robes, il s' était approché de la
fenêtre et, au travers des vitres poudreuses, il
avait vu la rue pleine de boue s' étendre et entendu
ses pavés bruire sous le coup répété des galoches
battant les mares.
Cette scène déjà lointaine se présenta subitement,
avec une vivacité singulière. Pantin était
et comme morte de la glace margée de lune où
ses yeux inconscients plongeaient ; une hallucination
l' emporta loin de Fontenay ; le miroir lui
répercuta en même temps que la rue les réflexions
qu' elle avait autrefois fait naître et, abîmé dans
un songe, il se répéta cette ingénieuse, mélancolique
et consolante antienne qu' il avait jadis notée
dès son retour dans Paris :
-oui, le temps des grandes pluies est venu ;
voilà que les gargouilles dégobillent, en chantant
sous les trottoirs, et que les fumiers marinent
dans des flaques qui emplissent de leur café au
lait les bols creusés dans le macadam ; partout,
pour l' humble passant, les rince-pieds fonctionnent.
Sous le ciel bas, dans l' air mou, les murs des
maisons ont des sueurs noires et leurs soupiraux
fétident ; la dégoûtation de l' existence s' accentue
et le spleen écrase ; les semailles d' ordures que
chacun a dans l' âme éclosent ; des besoins de
sales ribotes agitent les gens austères et, dans le
cerveau des gens considérés, des désirs de forçats
vont naître.

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Et pourtant, je me chauffe devant un grand
feu et, d' une corbeille de fleurs épanouies sur la
table se dégage une exhalaison de benjoin, de
géranium et de vétyver qui remplit la chambre. En
plein mois de novembre, à Pantin, rue de Paris,
le printemps persiste et voici que je ris, à part
moi, des familles craintives qui, afin d' éviter les
approches du froid, fuient à toute vapeur vers
Antibes ou vers Cannes.
L' inclémente nature n' est pour rien dans cet
extraordinaire phénomène ; c' est à l' industrie
seule, il faut bien le dire, que Pantin est
redevable de cette saison factice.
En effet, ces fleurs sont en taffetas, montées
sur du fil d' archal, et la senteur printanière filtre
par les joints de la fenêtre, exhalée des usines du
voisinage, des parfumeries de Pinaud et de
Saint-James.
Pour les artisans usés par les durs labeurs des
ateliers, pour les petits employés trop souvent
pères, l' illusion d' un peu de bon air est, grâce à
ces commerçants, possible.
Puis de ce fabuleux subterfuge d' une campagne,
une médication intelligente peut sortir ; les
viveurs poitrinaires qu' on exporte dans le midi,
meurent, achevés par la rupture de leurs habitudes,
par la nostalgie des excès parisiens qui
les ont vaincus. Ici, sous un faux climat, aidé par
des bouches de poêles, les souvenirs libertins
renaîtront, très doux, avec les languissantes
émanations féminines évaporées par les fabriques.

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Au mortel ennui de la vie provinciale, le médecin
peut, par cette supercherie, substituer platoniquement,
pour son malade, l' atmosphère des
boudoirs de Paris, des filles. Le plus souvent, il
suffira, pour consommer la cure, que le sujet ait
l' imagination un peu fertile...
puisque, par le temps qui court, il n' existe plus
de substance saine, puisque le vin qu' on boit et
que la liberté qu' on proclame, sont frelatés et
dérisoires, puisqu' il faut enfin une singulière
dose de bonne volonté pour croire que les classes
dirigeantes sont respectables et que les classes
domestiquées sont dignes d' être soulagées ou
plaintes, il ne me semble, conclut Des Esseintes,
ni plus ridicule ni plus fou, de demander à mon
prochain une somme d' illusion à peine équivalente
à celle qu' il dépense dans des buts imbéciles
chaque jour, pour se figurer que la ville de
Pantin est une Nice artificielle, une Menton
factice...
tout cela n' empêche pas, fit-il, arraché à ses
réflexions, par une défaillance de tout son corps,
qu' il va falloir me défier de ces délicieux et
abominables exercices qui m' écrasent. Il soupira :
-allons, encore des plaisirs à modérer, des
précautions à prendre ; et il se réfugia dans son
cabinet de travail, pensant échapper plus
facilement ainsi à la hantise de ces parfums.

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Il ouvrit la croisée toute large, heureux de
prendre un bain d' air ; mais, soudain, il lui
parut que la brise soufflait un vague montant
d' essence de bergamote avec laquelle se coalisait
de l' esprit de jasmin, de cassie et de l' eau de
rose. Il haleta, se demandant s' il n' était point
décidément sous le joug d' une de ces possessions
qu' on exorcisait au moyen âge. L' odeur changea
et se transforma, tout en persistant. Une
indécise senteur de teinture de tolu, de baume du
Pérou, de safran, soudés par quelques gouttes
d' ambre et de musc, s' élevait maintenant du
village couché, au bas de la côte, et, subitement,
la métamorphose s' opéra, ces bribes éparses se
relièrent et, à nouveau, la frangipane, dont son
odorat avait perçu les éléments et préparé
l' analyse, fusa de la vallée de Fontenay jusqu' au
fort, assaillant ses narines excédées, ébranlant
encore ses nerfs rompus, le jetant dans une telle
prostration, qu' il s' affaissa évanoui, presque
mourant, sur la barre d' appui de la fenêtre.

p165

Xi
les domestiques effrayés s' empressèrent d' aller
chercher le médecin de Fontenay qui ne comprit
absolument rien à l' état de Des Esseintes. Il
bafouilla quelques termes médicaux, tâta le pouls,
examina la langue du malade, tenta mais en vain
de le faire parler, ordonna des calmants et du
repos, promit de revenir le lendemain et, sur un
signe négatif de Des Esseintes qui retrouva assez
de force pour improuver le zèle de ses domestiques
et congédier cet intrus, il partit et s' en fut
raconter, par tout le village, les excentricités de
cette maison dont l' ameublement l' avait
positivement frappé de stupeur et gelé sur place.
Au grand étonnement des serviteurs qui n' osaient
plus bouger de l' office, leur maître se rétablit
en quelques jours et ils le surprirent,
tambourinant sur les vitres, regardant, d' un air
inquiet, le ciel.
Une après-midi, les timbres sonnèrent des appels
brefs, et Des Esseintes prescrivit qu' on lui
apprêtât ses malles, pour un long voyage.
Tandis que l' homme et la femme choisissaient,

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sur ses indications, les objets utiles à emporter,
il arpentait fiévreusement la cabine de la salle à
manger, consultait les heures des paquebots,
parcourait son cabinet de travail où il continuait à
scruter les nuages, d' un air tout à la fois
impatient et satisfait.
Le temps était, depuis une semaine déjà, atroce.
Des fleuves de suie roulaient, sans discontinuer,
au travers des plaines grises du ciel, des blocs de
nuées pareils à des rocs déracinés d' un sol.
Par instants, des ondées crevaient et engloutissaient
la vallée sous des torrents de pluie.
Ce jour-là, le firmament avait changé d' aspect.
Les flots d' encre s' étaient volatilisés et taris, les
aspérités des nuages s' étaient fondues ; le ciel
était uniformément plat, couvert d' une taie
saumâtre. Peu à peu, cette taie parut descendre, une
brume d' eau enveloppa la campagne ; la pluie ne
croula plus, par cataractes, ainsi que la veille,
mais elle tomba, sans relâche, fine, pénétrante,
aiguë, délayant les allées, gâchant les routes,
joignant avec ses fils innombrables la terre au
ciel ; la lumière se brouilla ; un jour livide
éclaira le village maintenant transformé en un
lac de boue pointillé par les aiguilles de l' eau
qui piquaient de gouttes de vif argent le liquide
fangeux des flaques ; dans la désolation de la
nature, toutes les couleurs se fanèrent, laissant
seuls les toits luire sur les tons éteints des murs.
Quel temps ! Soupira le vieux domestique, en
déposant sur une chaise les vêtements que

p167

réclamait son maître, un complet jadis commandé à
Londres.
Pour toute réponse Des Esseintes se frotta les
mains, et s' installa devant une bibliothèque vitrée
où un jeu de chaussettes de soie était disposé en
éventail ; il hésitait sur la nuance, puis, rapidement,
considérant la tristesse du jour, le camaïeu
morose de ses habits, songeant au but à atteindre,
il choisit une paire de soie feuille-morte, les
enfila rapidement, se chaussa de brodequins à
agrafes et à bouts découpés, revêtit le complet,
gris-souris, quadrillé de gris-lavé et pointillé
de martre, se coiffa d' un petit melon, s' enveloppa
d' un mac-farlane bleu-lin et, suivi du domestique
qui pliait sous le poids d' une malle, d' une valise
à soufflets, d' un sac de nuit, d' un carton à
chapeau, d' une couverture de voyage renfermant des
parapluies et des cannes, il gagna la gare. Là, il
déclara au domestique qu' il ne pouvait fixer la date
de son retour, qu' il reviendrait dans un an, dans
un mois, dans une semaine, plus tôt peut-être,
ordonna que rien ne fût changé de place au logis,
remit l' approximative somme nécessaire à l' entretien
du ménage pendant son absence, et il monta en wagon,
laissant le vieillard ahuri, bras ballants et
bouche béante, derrière la barrière où
s' ébranlait le train.
Il était seul dans son compartiment ; une campagne,
indécise, sale, vue telle qu' au travers d' un aquarium
d' eau trouble, fuyait à toute volée derrière
le convoi que cinglait la pluie. Plongé

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dans ses réflexions, Des Esseintes ferma les yeux.
Une fois de plus, cette solitude si ardemment
enviée et enfin acquise, avait abouti à une détresse
affreuse ; ce silence qui lui était autrefois
apparu comme une compensation des sottises écoutées
pendant des ans, lui pesait maintenant d' un poids
insoutenable. Un matin, il s' était réveillé, agité
ainsi qu' un prisonnier mis en cellule ; ses lèvres
énervées remuaient pour articuler des sons, des
larmes lui montaient aux yeux, il étouffait de
même qu' un homme qui aurait sangloté pendant
des heures.
Dévoré du désir de marcher, de regarder une
figure humaine, de parler avec un autre être, de
se mêler à la vie commune, il en vint à retenir ses
domestiques, appelés sous un prétexte ; mais la
conversation était impossible ; outre que ces
vieilles gens, ployés par des années de silence et
des habitudes de garde-malades, étaient presque
muets, la distance à laquelle les avait toujours
tenus Des Esseintes n' était point faite pour les
engager à desserrer les dents. D' ailleurs, ils
possédaient des cerveaux inertes et étaient
incapables de répondre autrement que par des
monosyllabes aux questions qu' on leur posait.
Il ne put donc se procurer aucune ressource,
aucun soulagement près d' eux ; mais un nouveau
phénomène se produisit. La lecture de Dickens
qu' il avait naguère consommée pour s' apaiser les
nerfs et qui n' avait produit que des effets
contraires aux effets hygiéniques qu' il espérait,
commença

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lentement à agir dans un sens inattendu,
déterminant des visions de l' existence anglaise qu' il
ruminait pendant des heures ; peu à peu, dans ces
contemplations fictives, s' insinuèrent des idées de
réalité précise, de voyage accompli, de rêves
vérifiés sur lesquels se greffa l' envie d' éprouver
des impressions neuves et d' échapper ainsi aux
épuisantes débauches de l' esprit s' étourdissant à
moudre à vide.
Cet abominable temps de brouillard et de pluie
aidait encore à ces pensées, en appuyant les
souvenirs de ses lectures, en lui mettant la
constante image sous les yeux d' un pays de brume et
de boue, en empêchant ses désirs de dévier de
leur point de départ, de s' écarter de leur source.
Il n' y tint plus, et brusquement il s' était décidé,
un jour. Sa hâte fut telle qu' il prit la fuite bien
avant l' heure, voulant se dérober au présent, se
sentir bousculé dans un brouhaha de rue, dans
un vacarme de foule et de gare.
Je respire, se disait-il, au moment où le convoi
ralentissait sa valse et s' arrêtait dans la rotonde
du débarcadère de Sceaux, en rythmant ses
dernières pirouettes, par le fracas saccadé des
plaques tournantes.
Une fois au boulevard d' enfer, dans la rue, il
héla un cocher, jouissant à être ainsi empêtré
avec ses malles et ses couvertures. Moyennant la
promesse d' un copieux pourboire, il s' entendit avec
l' homme au pantalon noisette et au gilet rouge :
-à l' heure, fit-il, et, rue de Rivoli, vous vous

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arrêterez devant le galignani' s messenger ; car
il songeait à acheter, avant son départ, un guide
Baedeker ou Murray, de Londres.
La voiture s' ébranla lourdement, soulevant
autour de ses roues des cerceaux de crotte ; on
naviguait en plein marécage ; sous le ciel gris qui
semblait s' appuyer sur le toit des maisons, les
murailles ruisselaient du haut en bas, les gouttières
débordaient, les pavés étaient enduits d' une
boue de pain d' épice dans laquelle les passants
glissaient ; sur les trottoirs que râflaient les
omnibus, des gens tassés s' arrêtaient, des femmes
retroussées jusqu' aux genoux, courbées sous des
parapluies, s' aplatissaient pour éviter des
éclaboussures, contre les boutiques.
La pluie entrait en diagonale par les portières ;
Des Esseintes dut relever les glaces que l' eau raya
de ses cannelures tandis que des gouttes de fange
rayonnaient comme un feu d' artifice de tous les
côtés du fiacre. Au bruit monotone des sacs de pois
secoués sur sa tête par l' ondée dégoulinant sur les
malles et sur le couvercle de la voiture, Des
Esseintes rêvait à son voyage ; c' était déjà un
acompte de l' Angleterre qu' il prenait à Paris par
cet affreux temps ; un Londres pluvieux, colossal,
immense, puant la fonte échauffée et la suie, fumant
sans relâche dans la brume se déroulait maintenant
devant ses yeux ; puis des enfilades de docks
s' étendaient à perte de vue, pleins de grues, de
cabestans, de ballots, grouillant d' hommes perchés
sur des mâts, à califourchon sur des vergues, alors

p171

que, sur les quais, des myriades d' autres hommes
étaient penchés, le derrière en l' air, sur des
barriques qu' ils poussaient dans des caves.
Tout cela s' agitait sur des rives, dans des entre
pôts gigantesques, baignés par l' eau teigneuse et
sourde d' une imaginaire Tamise, dans une futaie
de mâts, dans une forêt de poutres crevant les
nuées blafardes du firmament, pendant que des
trains filaient, à toute vapeur, dans le ciel, que
d' autres roulaient dans les égouts, éructant des
cris affreux, vomissant des flots de fumée par des
bouches de puits, que par tous les boulevards, par
toutes les rues, où éclataient, dans un éternel
crépuscule, les monstrueuses et voyantes infamies
de la réclame, des flots de voitures coulaient,
entre des colonnes de gens, silencieux, affairés,
les yeux en avant, les coudes au corps.
Des Esseintes frissonnait délicieusement à se
sentir confondu dans ce terrible monde de négociants,
dans cet isolant brouillard, dans cette incessante
activité, dans cet impitoyable engrenage
broyant des millions de déshérités que des
philanthropes excitaient, en guise de consolation, à
réciter des versets et à chanter des psaumes.
Puis, la vision s' éteignit brusquement avec un
cahot du fiacre qui le fit rebondir sur la banquette.
Il regarda par les portières ; la nuit était venue ;
les becs de gaz clignotaient, au milieu d' un halo
jaunâtre, en pleine brume ; des rubans de feux
nageaient dans des mares et semblaient tourner
autour des roues des voitures qui sautaient dans

p172

de la flamme liquide et sale ; il tenta de se
reconnaître, aperçut le carrousel et, subitement,
sans motif, peut-être par le simple contre-coup de la
chute qu' il faisait du haut d' espaces feints, sa
pensée rétrograda jusqu' au souvenir d' un incident
trivial : il se rappela que le domestique
avait négligé de mettre, tandis qu' il le regardait
préparer ses malles, une brosse à dents parmi les
ustensiles de son nécessaire de toilette ; alors il
passa en revue la liste des objets empaquetés ;
tous avaient été rangés dans sa valise, mais la
contrariété d' avoir omis cette brosse persista
jusqu' à ce que le cocher, en s' arrêtant, rompit la
chaîne de ces réminiscences et de ces regrets.
Il était, dans la rue de Rivoli, devant le
galignani' s messenger. séparées par une porte aux
verres dépolis couverts d' inscriptions et munis
de passe-partout encadrant des découpures de
journaux et des bandes azurées de télégrammes,
deux grandes vitrines regorgeaient d' albums et de
livres. Il s' approcha, attiré par la vue de ces
cartonnages en papier bleu-perruquier et vert-chou
gaufrés, sur toutes les coutures, de ramages d' argent
et d' or, de ces couvertures en toiles couleur
carmélite, poireau, caca d' oie, groseille, estampées
au fer froid, sur les plats et le dos, de filets
noirs. Tout cela avait une touche antiparisienne,
une tournure mercantile, plus brutale et pourtant
moins vite que celles des reliures de camelote, en
France ; çà et là, au milieu d' albums ouverts,
reproduisant des scènes humoristiques de Du Maurier

p173

et de John Leech, ou lançant au travers de
plaines en chromo les délirantes cavalcades de
Caldecott, quelques romans français apparaissaient,
mêlant à ces verjus de teintes, des vulgarités
bénignes et satisfaites.
Il finit par s' arracher à cette contemplation,
poussa la porte, pénétra dans une vaste bibliothèque,
pleine de monde ; des étrangères assises
dépliaient des cartes et baragouinaient, en des
langues inconnues, des remarques. Un commis
lui apporta toute une collection de guides. à son
tour, il s' assit, retournant ces livres dont les
flexibles cartonnages pliaient entre ses doigts. Il
les parcourut, s' arrêta sur une page du Baedeker,
décrivant les musées de Londres. Il s' intéressait
aux détails laconiques et précis du guide ; mais
son attention dévia de l' ancienne peinture anglaise
sur la nouvelle qui le sollicitait davantage.
Il se rappelait certains spécimens qu' il avait vus,
dans les expositions internationales, et il songeait
qu' il les reverrait peut-être à Londres : des
tableaux de Millais, la " veillée de sainte Agnès "
d' un vert argenté si lunaire, des tableaux de Watts,
aux couleurs étranges, bariolés de gomme-gutte
et d' indigo, des tableaux esquissés par un Gustave
Moreau malade, brossés par un Michel-Ange anémié
et retouchés par un Raphaël noyé dans le bleu ;
entre autres toiles, il se rappelait une
" dénonciation de Caïn " , une " Ida " et des " èves "
où, dans le singulier et mystérieux amalgame de ces
trois maîtres, sourdait la personnalité tout à la fois

p174

quintessenciée et brute d' un anglais docte et rêveur,
tourmenté par des hantises de tons atroces.
Toutes ces toiles assaillaient en foule sa mémoire.
Le commis étonné par ce client qui s' oubliait
devant une table, lui demanda sur lequel
de ces guides il fixait son choix. Des Esseintes
demeura ébaubi, puis il s' excusa, fit l' emplette
d' un Baedeker et franchit la porte. L' humidité
le glaça ; le vent soufflait de côté, cinglait les
arcades de ses fouets de pluie. -allez là, fit-il,
au cocher, en désignant du doigt au bout d' une
galerie, un magasin qui formait l' angle de la
rue de Rivoli et de la rue Castiglione et
ressemblait avec ses carreaux blanchâtres, éclairés
en dedans, à une gigantesque veilleuse, brûlant dans
le malaise de ce brouillard, dans la misère de ce
temps malade.
C' était la " bodéga " . Des Esseintes s' égara dans
une grande salle qui s' allongeait, en couloir,
soutenue par des piliers de fonte, bardée, de chaque
côté de ses murs, de hautes futailles posées tout
debout sur des chantiers.
Cerclées de fer, la panse garnie de créneaux de
bois simulant un ratelier de pipes dans les crans
duquel pendaient des verres en forme de tulipes,
le pied en l' air ; le bas-ventre troué et emmanché
d' une cannelle de grès, ces barriques armoriées
d' un blason royal, étalaient sur des étiquettes en
couleur le nom de leur cru, la contenance de
leurs flancs, le prix de leur vin, acheté à la pièce,
à la bouteille, ou dégusté au verre.

p175

Dans l' allée restée libre entre ces rangées de
tonneaux, sous les flammes du gaz qui bourdonnait
aux becs d' un affreux lustre peint en gris-fer,
des tables couvertes de corbeilles de biscuits
Palmers, de gâteaux salés et secs, d' assiettes où
s' entassaient des mince-pie et des sandwichs cachant
sous leurs fades enveloppes d' ardents sinapismes
à la moutarde, se succédaient entre une haie de
chaises, jusqu' au fond de cette cave encore bardée
de nouveaux muids portant sur leur tête de petits
barils, couchés sur le flanc, estampillés de titres
gravés au fer chaud, dans le chêne.
Un fumet d' alcool saisit Des Esseintes lorsqu' il
prit place dans cette salle où sommeillaient de
puissants vins. Il regarda autour de lui : ici, les
foudres s' alignaient, détaillant toute la série des
porto, des vins âpres ou fruiteux, couleur d' acajou
ou d' amarante, distingués par de laudatives épithètes :
" old port, light delicate, cockburn' s very
fine, magnificent old regina " ; là, bombant leurs
formidables abdomens, se pressaient, côte à côte,
des fûts énormes renfermant le vin martial de
l' Espagne, le xérès et ses dérivés, couleur de
topaze brûlée ou crue, le san lucar, le pasto,
le pale dry, l' oloroso, l' amontilla, sucrés ou secs.
La cave était pleine ; accoudé sur un coin de
table, Des Esseintes attendait le verre de porto
commandé à un gentleman, en train de déboucher
d' explosifs sodas contenus dans des bouteilles
ovales qui rappelaient, en les exagérant, ces
capsules de gélatine et de gluten employées par les

p176

pharmacies pour masquer le goût de certains
remèdes.
Tout autour de lui, des anglais foisonnaient :
des dégaines de pâles clergymens, vêtus de noir
de la tête aux pieds, avec des chapeaux mous, des
souliers lacés, des redingotes interminables
constellées sur la poitrine de petits boutons, des
mentons ras, des lunettes rondes, des cheveux
graisseux et plats ; des trognes de tripiers et des
mufles de dogues avec des cous apoplectiques, des
oreilles comme des tomates, des joues vineuses,
des yeux injectés et idiots, des colliers de barbe
pareil à ceux de quelques grands singes ; plus
loin, au bout du chai, un long dépendeur d' andouilles
aux cheveux d' étoupe, au menton garni de
poils blancs ainsi qu' un fond d' artichaut,
déchiffrait, au travers d' un microscope, les
minuscules romains d' un journal anglais ; en face, une
sorte de commodore américain, boulot et trapus, les
chairs boucanées et le nez en bulbe, s' endormait,
regardant, un cigare planté dans le trou velu de
sa bouche, des cadres pendus aux murs renfermant
des annonces de vins de Champagne, les
marques de Perrier et de Roederer, d' Heidsieck et
de Mumm, et une tête encapuchonnée de moine,
avec le nom écrit en caractères gothiques de Dom
Pérignon, à Reims.
Un certain amollissement enveloppa Des Esseintes
dans cette atmosphère de corps de garde ;
étourdi par les bavardages des anglais causant
entre eux, il rêvassait, évoquant devant la pourpre

p177

des porto remplissant les verres, les créatures de
Dickens qui aiment tant à les boire, peuplant
imaginairement la cave de personnages nouveaux,
voyant ici, les cheveux blancs et le teint enflammé
de Monsieur Wickfield ; là, la mine flegmatique
et rusée et l' oeil implacable de Monsieur
Tulkinghorn, le funèbre avoué de Bleak-House.
Positivement, tous se détachaient de sa mémoire,
s' installaient, dans la bodéga, avec leurs faits et
leurs gestes ; ses souvenirs, ravivés par de récentes
lectures, atteignaient une précision inouïe. La ville
du romancier, la maison bien éclairée, bien chauffée,
bien servie, bien close, les bouteilles lentement
versées par la petite Dorrit, par Dora
Copperfield, par la soeur de Tom Pinch, lui
apparurent naviguant ainsi qu' une arche tiède, dans un
déluge de fange et de suie. Il s' acagnarda dans ce
Londres fictif, heureux d' être à l' abri, écoutant
naviguer sur la Tamise les remorqueurs qui poussaient
de sinistres hurlements, derrière les tuileries,
près du pont. Son verre était vide ; malgré
la vapeur éparse dans cette cave encore échauffée
par les fumigations des cigares et des pipes,
il éprouvait, en retombant dans la réalité, par
ce temps d' humidité fétide, un petit frisson.
Il demanda un verre d' amontillado, mais alors
devant ce vin sec et pâle, les lénitives histoires,
les douces malvacées de l' auteur anglais se
défeuillèrent et les impitoyables révulsifs, les
douloureux rubéfiants d' Edgar Poe, surgirent ; le
froid cauchemar de la barrique d' amontillado,

p178

de l' homme muré dans un souterrain, l' assaillit :
les faces bénévoles et communes des buveurs
américains et anglais qui occupaient la salle,
lui parurent refléter d' involontaires et d' atroces
pensées, d' instinctifs et d' odieux desseins ; puis
il s' aperçut qu' il s' esseulait, que l' heure du dîner
était proche ; il paya, s' arracha de sa chaise, et
gagna, tout étourdi, la porte. Il reçut un soufflet
mouillé dès qu' il mit les pieds dehors ; inondés
par la pluie et par les rafales, les réverbères
agitaient leurs petits éventails de flamme, sans
éclairer ; encore descendu de plusieurs crans,
le ciel s' était abaissé jusqu' au ventre des maisons.
Des Esseintes considéra les arcades de la rue de
Rivoli, noyées dans l' ombre et submergées par
l' eau, et il lui sembla qu' il se tenait dans le morne
tunnel creusé sous la Tamise ; des tiraillements
d' estomac le rappelèrent à la réalité ; il rejoignit
sa voiture, jeta au cocher l' adresse de la taverne
de la rue d' Amsterdam, près de la gare, et il
consulta sa montre : sept heures. Il avait juste
le temps de dîner ; le train ne partait qu' à huit
heures cinquante minutes, et il comptait sur ses
doigts, supputait les heures de la traversée de
Dieppe à Newhaven, se disant : -si les chiffres
de l' indicateur sont exacts, je serai demain, sur le
coup de midi et demi, à Londres.
Le fiacre s' arrêta devant la taverne ; de nouveau,
Des Esseintes descendit et il pénétra dans
une longue salle, sans dorure, brune, divisée
par des cloisons à mi-corps, en une série de

p179

compartiments semblables aux boxs des écuries ; dans
cette salle, évasée près de la porte, d' abondantes
pompes à bières se dressaient sur un comptoir,
près de jambons aussi culottés que de vieux
violons, de homards peints au minium, de maquereaux
marinés, avec des ronds d' oignons et
de carottes crus, des tranches de citron, des
bouquets de laurier et de thym, des baies de
genièvre et du gros poivre nageant dans une sauce
trouble.
L' un de ces boxs était vide. Il s' en empara et
héla un jeune homme en habit noir, qui s' inclina
en jargonnant des mots incompréhensibles.
Pendant que l' on préparait le couvert, des
Esseintes contempla ses voisins ; de même qu' à
la bodéga, des insulaires, aux yeux faïence, au
teint cramoisi, aux airs réfléchis ou rogues,
parcouraient des feuilles étrangères ; seulement des
femmes, sans cavaliers, dînaient, entre elles, en
tête à tête, de robustes anglaises aux faces de
garçon, aux dents larges comme des palettes, aux
joues colorées, en pomme, aux longues mains et
aux longs pieds. Elles attaquaient, avec une réelle
ardeur, un rumpsteak-pie, une viande chaude,
cuite dans une sauce aux champignons et revêtue
de même qu' un pâté, d' une croûte.
Après avoir perdu depuis si longtemps l' appétit,
il demeura confondu devant ces gaillardes
dont la voracité aiguisa sa faim. Il commanda un
potage oxstail, se régala de cette soupe à la queue
de boeuf, tout à la fois onctueuse et veloutée,

p180

grasse et ferme ; puis, il examina la liste des
poissons, demanda un haddok, une sorte de
merluche fumée qui lui parut louable et, pris
d' un fringale à voir s' empiffrer les autres,
mangea un rosbif aux pommes et s' enfourna
deux pintes d' ale, excité par ce petit goût de
vacherie musquée que dégage cette fine et pâle
bière.
Sa faim se comblait ; il chipota un bout de fromage
bleu de Stilton dont la douceur s' imprégnait
d' amertume, picora une tarte à la rhubarbe,
et, pour varier, étancha sa soif avec le porter,
cette bière noire qui sent le jus de réglisse
dépouillé de sucre.
Il respirait ; depuis des années il n' avait et
autant bâfré et autant bu ; ce changement d' habitude,
ce choix de nourritures imprévues et
solides avait tiré l' estomac de son somme. Il
s' enfonça dans sa chaise, alluma une cigarette et
s' apprêta à déguster sa tasse de café qu' il trempa
de gin.
La pluie continuait à tomber ; il l' entendait
crépiter sur les vitres qui plafonnaient le fond de
la pièce et dégouliner en cascades dans les
gargouilles ; personne ne bougeait dans la salle ;
tous se dorlotaient, ainsi que lui, au sec, devant
des petits verres.
Les langues se délièrent ; comme presque tous
ces anglais levaient, en parlant, les yeux en l' air,
Des Esseintes conclut qu' ils s' entretenaient du
mauvais temps ; aucun d' eux ne riait et tous

p181

étaient vêtus de cheviote grise, réglée de jaune
nankin et de rose de papier buvard. Il jeta
un regard ravi sur ses habits dont la couleur
et la coupe ne différaient pas sensiblement de
celles des autres, et il éprouva le contentement
de ne point détonner dans ce milieu, d' être, en
quelque sorte et superficiellement, naturalisé
citoyen de Londres ; puis il eut un sursaut. Et
l' heure du train ? Se dit-il. Il consulta sa montre :
huit heures moins dix ; j' ai encore près d' une
demi-heure à rester là ; et une fois de plus, il
songea au projet qu' il avait conçu.
Dans sa vie sédentaire, deux pays l' avaient
seulement attiré, la Hollande et l' Angleterre.
Il avait exaucé le premier de ses souhaits ; n' y
tenant plus, un beau jour, il avait quitté Paris et
visité les villes des Pays-Bas, une à une.
Somme toute, il était résulté de cruelles
désillusions de ce voyage. Il s' était figuré une
Hollande, d' après les oeuvres de Teniers et de
Steen, de Rembrandt et d' Ostade, se façonnant
d' avance, à son usage, d' incomparables juiveries
aussi dorées que des cuirs de Cordoue par le
soleil ; s' imaginant de prodigieuses kermesses, de
continuelles ribotes dans les campagnes ; s' attendant
à cette bonhomie patriarcale, à cette joviale
débauche célébrées par les vieux maîtres.
Certes, Haarlem et Amsterdam l' avaient séduit ;
le peuple, non décrassé, vu, dans les vraies
campagnes, ressemblait bien à celui peint par
Van Ostade, avec ses enfants non équarris et

p182

taillés à la serpe et ses commères grasses à lard
bosselées de gros tetons et de gros ventres ; mais
de joies effrénées, d' ivrogneries familiales, point ;
en résumé, il devait le reconnaître, l' école
hollandaise du louvre l' avait égaré ; elle avait
simplement servi de tremplin à ses rêves ; il s' était
élancé, avait bondi sur une fausse piste et erré
dans des visions inégalables, ne découvrant nullement
sur la terre ce pays magique et réel qu' il
espérait, ne voyant point, sur des gazons semés
de futailles, des danses de paysans et de paysannes
pleurant de joie, trépignant de bonheur, s' allégeant
à force de rire, dans leurs jupes et dans
leurs chausses.
Non, décidément, rien de tout cela n' était visible ;
la Hollande était un pays tel que les autres
et, qui plus est, un pays nullement primitif,
nullement bonhomme, car la religion protestante
y sévissait, avec ses rigides hypocrisies et ses
solennelles raideurs.
Ce désenchantement lui revenait ; il consulta de
nouveau sa montre : dix minutes le séparaient
encore de l' heure du train. Il est grand temps de
demander l' addition et de partir, se dit-il. Il se
sentait une lourdeur d' estomac et une pesanteur,
par tout le corps, extrêmes. Voyons, fit-il, pour
se verser du courage, buvons le coup de l' étrier ;
et il remplit un verre de brandy, tout en réclamant
sa note. Un individu, en habit noir, une
serviette sur le bras, une espèce de majordome
au crâne pointu et chauve, à la barbe grisonnante

p183

(...), sans moustaches, s' avança, un crayon
derrière l' oreille, se posta, une jambe en avant,
comme un chanteur, tira de sa poche un calepin,
et, sans regarder son papier, les yeux fixés sur le
plafond, près d' un lustre, inscrivit et compta la
dépense. Voilà, dit-il, en arrachant la feuille de
son calepin, et il la remit à Des Esseintes qui le
considérait curieusement, ainsi qu' un animal
rare. Quel surprenant John Bull, pensait-il, en
contemplant ce flegmatique personnage à qui sa
bouche rasée donnait aussi la vague apparence
d' un timonier de la marine américaine.
à ce moment, la porte de la taverne s' ouvrit ;
des gens entrèrent apportant avec eux une odeur
de chien mouillé à laquelle se mêla une fumée de
houille, rabattue par le vent dans la cuisine dont
la porte sans loquet claqua ; Des Esseintes était
incapable de remuer les jambes ; un doux et tiède
anéantissement se glissait par tous ses membres,
l' empêchait même d' étendre la main pour
allumer un cigare. Il se disait : allons, voyons,
debout, il faut filer ; et d' immédiates objections
contrariaient ses ordres. à quoi bon bouger,
quand on peut voyager si magnifiquement sur
une chaise ? N' était-il pas à Londres dont les
senteurs, dont l' atmosphère, dont les habitants, dont
les pâtures, dont les ustensiles, l' environnaient ?
Que pouvait-il donc espérer, sinon de nouvelles
désillusions, comme en Hollande ?
Il n' avait plus que le temps de courir à la
gare, et une immense aversion pour le voyage,

p184

un impérieux besoin de rester tranquille s' imposaient
avec une volonté de plus en plus accusée,
de plus en plus tenace. Pensif, il laissa s' écouler
les minutes, se coupant ainsi la retraite, se disant :
maintenant il faudrait se précipiter aux guichets,
se bousculer aux bagages ; quel ennui ! Quelle
corvée ça serait ! -puis, se répétant, une fois
de plus : en somme, j' ai éprouvé et j' ai vu ce que
je voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie
anglaise depuis mon départ ; il faudrait être fou
pour aller perdre, par un maladroit déplacement,
d' impérissables sensations. Enfin quelle aberration
ai-je donc eue pour avoir tenté de renier
des idées anciennes, pour avoir condamné les
dociles fantasmagories de ma cervelle, pour
avoir, ainsi qu' un véritable béjaune, cru à la
nécessité, à la curiosité, à l' intérêt d' une
excursion ? -tiens, fit-il, regardant sa montre,
mais l' heure est venue de rentrer au logis ; cette
fois, il se dressa sur ses jambes, sortit, commanda
au cocher de le reconduire à la gare de Sceaux,
et il revint avec ses malles, ses paquets, ses
valises, ses couvertures, ses parapluies et ses
cannes, à Fontenay, ressentant l' éreintement
physique et la fatigue morale d' un homme qui rejoint
son chez soi, après un long et périlleux voyage.

p185

Xii
durant les jours qui suivirent son retour, Des
Esseintes considéra ses livres, et à la pensée qu' il
aurait pu se séparer d' eux pendant longtemps, il
goûta une satisfaction aussi effective que celle
dont il eût joui s' il les avait retrouvés, après une
sérieuse absence. Sous l' impulsion de ce sentiment,
ces objets lui semblèrent nouveaux, car il
perçut en eux des beautés oubliées depuis l' époque
où il les avait acquis.
Tout, volumes, bibelots, meubles, prit à ses
yeux un charme particulier ; son lit lui parut plus
moelleux, en comparaison de la couchette qu' il
aurait occupée à Londres ; le discret et silencieux
service de ses domestiques l' enchanta, fatigué
qu' il était, par la pensée, de la loquacité bruyante
des garçons d' hôtel ; l' organisation méthodique
de sa vie lui fit l' effet d' être plus enviable,
depuis que le hasard des pérégrinations devenait
possible.
Il se retrempa dans ce bain de l' habitude
auquel d' artificiels regrets insinuaient une
qualité plus roborative et plus tonique.
Mais ses volumes le préoccupèrent principalement.

p186

Il les examina, les rangea à nouveau sur
les rayons, vérifiant si, depuis son arrivée à
Fontenay, les chaleurs et les pluies n' avaient
point endommagé leurs reliures et piqué leurs papiers
rares.
Il commença par remuer toute sa bibliothèque
latine, puis il disposa dans un nouvel ordre les
ouvrages spéciaux d' Archélaüs, d' Albert Le
Grand, de Lulle, d' Arnaud De Villanova traitant
de kabbale et de sciences occultes ; enfin il
compulsa, un à un, ses livres modernes, et joyeusement
il constata que tous étaient demeurés, au
sec, intacts.
Cette collection lui avait coûté de considérables
sommes ; il n' admettait pas, en effet, que les
auteurs qu' il choyait fussent, dans sa bibliothèque,
de même que dans celles des autres, gravés sur
du papier de coton, avec les souliers à clous d' un
auvergnat.
à Paris, jadis, il avait fait composer, pour lui
seul, certains volumes que des ouvriers spécialement
embauchés, tiraient aux presses à bras ; tantôt
il recourait à Perrin de Lyon dont les sveltes
et purs caractères convenaient aux réimpressions
archaïques des vieux bouquins ; tantôt il faisait
venir d' Angleterre ou d' Amérique, pour la
confection des ouvrages du présent siècle, des
lettres neuves ; tantôt encore il s' adressait à une
maison de Lille qui possédait, depuis des siècles,
tout un jeu de corps gothiques ; tantôt enfin il
réquisitionnait l' ancienne imprimerie Enschedé, de

p187

Haarlem, dont la fonderie conserve les poinçons
et les frappes des caractères dits de civilité.
Et il avait agi de même pour ses papiers. Las,
un beau jour, des chines argentés, des japons
nacrés et dorés, des blancs wathmans, des hollandes
bis, des turkeys et des seychal-mills teints
en chamois, et dégoûté aussi par les papiers
fabriqués à la mécanique, il avait commandé des
vergés à la forme, spéciaux, dans les vieilles
manufactures de Vire où l' on se sert encore des
pilons naguère usités pour broyer le chanvre. Afin
d' introduire un peu de variété dans ses collections
il s' était, à diverses reprises, fait expédier de
Londres, des étoffes apprêtées, des papiers à poils,
des papiers reps et, pour aider à son dédain des
bibliophiles, un négociant de Lubeck lui préparait
un papier à chandelle perfectionné, bleuté, sonore,
un peu cassant, dans la pâte duquel les fétus étaient
remplacés par des paillettes d' or semblables à
celles qui pointillent l' eau-de-vie de Dantzick.
Il s' était procuré, dans ces conditions, des
livres uniques, adoptant des formats inusités
qu' il faisait revêtir par Lortic, par
Trautz-Bauzonnet, par Chambolle, par les
successeurs de Capé, d' irréprochables reliures
en soie antique, en peau de boeuf estampée, en peau
de bouc du Cap, des reliures pleines, à
compartiments et à mosaïques, doublées de tabis ou
de moire, ecclésiastiquement ornées de fermoirs et
de coins, parfois même émaillées par
Gruel-Engelmann d' argent oxydé et d' émaux lucides.

p188

Il s' était fait ainsi imprimer avec les admirables
lettres épiscopales de l' ancienne maison Le Clerc,
les oeuvres de Baudelaire dans un large format
rappelant celui des missels, sur un feutre
très-léger du Japon, spongieux, doux comme une
moelle de sureau et imperceptiblement teinté,
dans sa blancheur laiteuse, d' un peu de rose. Cette
édition tirée à un exemplaire d' un noir velouté
d' encre de Chine, avait été vêtue en dehors et
recouverte en dedans d' une mirifique et authentique
peau de truie choisie entre mille, couleur
chair, toute piquetée à la place de ses poils et
ornée de dentelles noires au fer froid, miraculeusement
assorties par un grand artiste.
Ce jour-là, Des Esseintes ôta cet incomparable
livre de ses rayons et il le palpait dévotement,
relisant certaines pièces qui lui semblaient, dans
ce simple mais inestimable cadre, plus pénétrantes
que de coutume.
Son admiration pour cet écrivain était sans
borne. Selon lui, en littérature, on s' était
jusqu' alors borné à explorer les superficies de
l' âme ou à pénétrer dans ses souterrains accessibles
et éclairés, relevant, çà et là, les gisements des
péchés capitaux, étudiant leurs filons, leur
croissance, notant, ainsi que Balzac, par exemple,
les stratifications de l' âme possédée par la
monomanie d' une passion, par l' ambition, par l' avarice,
par la bêtise paternelle, par l' amour sénile.
C' était, au demeurant, l' excellente santé des
vertus et des vices, le tranquille agissement des

p189

cervelles communément conformées, la réalité
pratique des idées courantes, sans idéal de
maladive dépravation, sans au delà ; en somme, les
découvertes des analystes s' arrêtaient aux
spéculations mauvaises ou bonnes, classifiées par
l' église ; c' était la simple investigation,
l' ordinaire surveillance d' un botaniste qui suit de
près le développement prévu de floraisons normales
plantées dans de la naturelle terre.
Baudelaire était allé plus loin ; il était descendu
jusqu' au fond de l' inépuisable mine, s' était engagé
à travers des galeries abandonnées ou inconnues,
avait abouti à ces districts de l' âme où se
ramifient les végétations monstrueuses de la pensée.
Là, près de ces confins où séjournent les
aberrations et les maladies, le tétanos mystique,
la fièvre chaude de la luxure, les typhoïdes et
les vomitos du crime, il avait trouvé, couvant
sous la morne cloche de l' ennui, l' effrayant
retour d' âge des sentiments et des idées.
Il avait révélé la psychologie morbide de
l' esprit qui a atteint l' octobre de ses sensations ;
raconté les symptômes des âmes requises par la
douleur, privilégiées par le spleen ; montré la
carie grandissante des impressions, alors que les
enthousiasmes, les croyances de la jeunesse sont
taris, alors qu' il ne reste plus que l' aride souvenir
des misères supportées, des intolérances
subies, des froissements encourus, par des
intelligences qu' opprime un sort absurde.
Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable

p190

automne, regardant la créature humaine,
docile à s' aigrir, habile à se frauder, obligeant
ses pensées à tricher entre elles, pour mieux
souffrir, gâtant d' avance, grâce à l' analyse et à
l' observation, toute joie possible.
Puis, dans cette sensibilité irritée de l' âme,
dans cette férocité de la réflexion qui repousse la
gênante ardeur des dévouements, les bienveillants
outrages de la charité, il voyait, peu à peu,
surgir l' horreur de ces passions âgées, de ces
amours mûres, où l' un se livre encore quand
l' autre se tient déjà en garde, où la lassitude
réclame aux couples des caresses filiales dont
l' apparente juvénilité paraît neuve, des candeurs
maternelles dont la douceur repose et concède,
pour ainsi dire, les intéressants remords d' un
vague inceste.
En de magnifiques pages il avait exposé ses
amours hybrides, exaspérées par l' impuissance
où elles sont de se combler, ces dangereux
mensonges des stupéfiants et des toxiques appelés à
l' aide pour endormir la souffrance et mater l' ennui.
à une époque où la littérature attribuait
presque exclusivement la douleur de vivre aux
malchances d' un amour méconnu ou aux jalousies
de l' adultère, il avait négligé ces maladies
infantiles et sondé ces plaies plus incurables, plus
vivaces, plus profondes, qui sont creusées par la
satiété, la désillusion, le mépris, dans les âmes
en ruine que le présent torture, que le passé
répugne, que l' avenir effraye et désespère.

p191

Et plus Des Esseintes relisait Baudelaire, plus il
reconnaissait un indicible charme à cet écrivain
qui, dans un temps où le vers ne servait plus qu' à
peindre l' aspect extérieur des êtres et des choses,
était parvenu à exprimer l' inexprimable, grâce à
une langue musculeuse et charnue, qui, plus que
toute autre, possédait cette merveilleuse puissance
de fixer avec une étrange santé d' expressions,
les états morbides les plus fuyants, les plus
tremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes.
Après Baudelaire le nombre était assez restreint,
des livres français rangés sur ses rayons.
Il était assurément insensible aux oeuvres sur
lesquelles il est d' un goût adroit de se pâmer. " le
grand rire de Rabelais " et " le solide comique de
Molière " ne réussissaient pas à le dérider, et son
antipathie envers ces farces allait même assez loin
pour qu' il ne craignît pas de les assimiler, au
point de vue de l' art, à ces parades des bobèches
qui aident à la joie des foires.
En fait de poésies anciennes, il ne lisait guère
que Villon, dont les mélancoliques ballades le
touchaient et, çà et là, quelques morceaux de
D' Aubigné qui lui fouettaient le sang avec les
incroyables virulences de leurs apostrophes et de
leurs anathèmes.
En prose, il se souciait fort peu de Voltaire et
de Rousseau, voire même de Diderot, dont les
" salons " tant vantés lui paraissaient singulièrement
remplis de fadaises morales et d' aspirations
jobardes ; en haine de tous ces fatras, il se

p192

confinait presqu' exclusivement dans la lecture
de l' éloquence chrétienne, dans la lecture de
Bourdaloue et de Bossuet dont les périodes
sonores et parées lui imposaient ; mais, de préférence
encore, il savourait ces moelles condensées en de
sévères et fortes phrases, telles que les
façonnèrent Nicole, dans ses pensées, et surtout
Pascal dont l' austère pessimisme, dont la
douloureuse attrition lui allaient au coeur.
à part ces quelques livres, la littérature
française commençait, dans sa bibliothèque, avec le
siècle.
Elle se divisait en deux groupes : l' un comprenait
la littérature ordinaire, profane ; l' autre la
littérature catholique, une littérature spéciale,
à peu près inconnue, divulguée pourtant par de
séculaires et d' immenses maisons de librairie, aux
quatre coins du monde.
Il avait eu le courage d' errer parmi ces cryptes,
et, ainsi que dans l' art séculier, il avait
découvert, sous un gigantesque amas d' insipidités,
quelques oeuvres écrites par de vrais maîtres.
Le caractère distinctif de cette littérature,
c' était la constante immuabilité de ses idées et
de sa langue ; de même que l' église avait perpétué
la forme primordiale des objets saints, de
même aussi, elle avait gardé les reliques de ses
dogmes et pieusement conservé la châsse qui les
enfermait, la langue oratoire du grand siècle.
Ainsi que le déclarait même l' un de ses écrivains,
Ozanam, le style chrétien n' avait que

p193

faire de la langue de Rousseau ; il devait
exclusivement se servir du dialecte employé par
Bourdaloue et par Bossuet.
En dépit de cette affirmation, l' église, plus
tolérante, fermait les yeux sur certaines
expressions, sur certaines tournures empruntées à
la langue laïque du même siècle, et l' idiome
catholique s' était un peu dégorgé de ses phrases
massives, alourdies, chez Bossuet surtout, par la
longueur de ces incidentes et par le pénible
ralliement de ses pronoms ; mais là s' étaient
bornées les concessions, et d' autres n' eussent sans
doute mené à rien, car, ainsi délestée, cette prose
pouvait suffire aux sujets restreints que l' église
se condamnait à traiter.
Incapable de s' attaquer à la vie contemporaine,
de rendre visible et palpable l' aspect le plus
simple des êtres et des choses, inapte à expliquer
les ruses compliquées d' une cervelle indifférente
à l' état de grâce, cette langue excellait cependant
aux sujets abstraits ; utile dans la discussion
d' une controverse, dans la démonstration d' une
théorie, dans l' incertitude d' un commentaire,
elle avait, plus que toute autre aussi, l' autorité
nécessaire pour affirmer, sans discussion, la
valeur d' une doctrine.
Malheureusement, là comme partout, une
innombrable armée de cuistres avait envahi le
sanctuaire et sali par son ignorance et son
manque de talent, sa tenue rigide et noble ; pour
comble de malchance, des dévotes s' en étaient

p194

mêlées et de maladroites sacristies et d' imprudents
salons avaient exalté ainsi que des oeuvres de
génie, les misérables bavardages de ces femmes.
Des Esseintes avait eu la curiosité de lire parmi
ces oeuvres, celles de Madame Swetchine, cette
générale russe, dont la maison fut, à Paris,
recherchée par les plus fervents des catholiques ;
elles avaient dégagé pour lui un inaltérable et un
accablant ennui ; elles étaient plus que mauvaises,
elles étaient quelconques ; cela donnait l' idée d' un
écho retenu par une petite chapelle où tout un
monde gourmé et confit, marmottait ses prières,
se demandait, à voix basse, de ses nouvelles, se
répétait, d' un air mystérieux et profond, quelques
lieux communs sur la politique, sur les prévisions
du baromètre, sur l' état actuel de l' atmosphère.
Mais il y avait pis : une lauréate brevetée de
l' institut, Madame Augustus Craven, l' auteur du
récit d' une soeur, d' une éliane, d' un
fleurange, soutenus à grand renfort de serpent
et d' orgue, par la presse apostolique toute entière.
Jamais, non, jamais Des Esseintes n' avait imaginé
qu' on pût écrire de pareilles insignifiances. Ces
livres étaient, au point de vue de la conception,
d' une telle nigauderie et ils étaient écrits dans
une langue si nauséeuse, qu' ils en devenaient
presque personnels, presque rares.
Du reste, ce n' était point parmi les femmes
que Des Esseintes, qui avait l' âme peu fraîche et
qui était peu sentimental de sa nature, pouvait

p195

rencontrer un retrait littéraire adapté suivant
ses goûts.
Il s' ingénia pourtant et, avec une attention
qu' aucune impatience ne put réduire, à savourer
l' oeuvre de la fille de génie, de la vierge aux bas
bleus du groupe ; ses efforts échouèrent ; il ne
mordit point à ce journal et à ces lettres
où Eugénie De Guérin célèbre sans discrétion le
prodigieux talent d' un frère qui rimait, avec une
telle ingénuité, avec une telle grâce, qu' il fallait,
à coup sûr, remonter aux oeuvres de M. De Jouy
et de M. écouchard Lebrun, afin d' en trouver et
d' aussi hardies et d' aussi neuves !
Il avait inutilement aussi tenté de comprendre
les délices de ces ouvrages où l' on découvre des
récits tels que ceux-ci : " j' ai suspendu, ce matin,
à côté du lit de papa, une croix qu' une petite fille
lui donna hier. " -" nous sommes invitées,
Mimi et moi, à assister, demain, chez M. Roquiers,
à la bénédiction d' une cloche ; cette course ne me
déplaît pas ; " -où l' on relève des événements
de cette importance : " je viens de suspendre à
mon cou une médaille de la sainte vierge que
Louise m' a envoyée, pour préservatif du choléra ; "
-de la poésie de ce genre : " ô le beau rayon de
lune qui vient de tomber sur l' évangile que je
lisais ! " -enfin, des observations aussi
pénétrantes et aussi fines que celle-ci : " quand je
vois passer devant une croix un homme qui se
signe ou ôte son chapeau, je me dis : voilà un
chrétien qui passe. "

p196

et cela continuait de la sorte, sans arrêt, sans
trêve, jusqu' à ce que Maurice De Guérin mourût
et que sa soeur le pleurât en de nouvelles pages,
écrites dans une prose aqueuse que parsemaient,
çà et là, des bouts de poèmes dont l' humiliante
indigence finissait par apitoyer Des Esseintes.
Ah ! Ce n' était pas pour dire, mais le parti
catholique était bien peu difficile dans le choix de
ses protégées et bien peu artiste ! Ces lymphes
qu' il avait tant choyées et pour lesquelles il avait
épuisé l' obéissance de ses feuilles, écrivaient
toutes comme des pensionnaires de couvent, dans
une langue blanche, dans un de ces flux de la
phrase qu' aucun astringent n' arrête !
Aussi Des Esseintes se détournait-il de cette
littérature, avec horreur ; mais, ce n' étaient pas
non plus les maîtres modernes du sacerdoce, qui
lui offraient des compensations suffisantes pour
remédier à ses déboires. Ceux-là étaient des
prédicateurs ou des polémistes impeccables et
corrects, mais la langue chrétienne avait fini, dans
leurs discours et dans leurs livres, par devenir
impersonnelle, par se figer dans une rhétorique
aux mouvements et aux repos prévus, dans une
série de périodes construites d' après un modèle
unique. Et en effet, tous les ecclésiastiques
écrivaient de même, avec un peu plus ou un peu
moins d' abandon ou d' emphase, et la différence
était presque nulle entre les grisailles tracées par
Nn Ss Dupanloup ou Landriot, La Bouillerie ou
Gaume, par Dom Guéranger ou le père Ratisbonne,

p197

par monseigneur Freppel ou monseigneur
Perraud, par les Rr Pp Ravignan ou
Gratry, par le jésuite Olivain, le carme Dosithée,
le dominicain Didon ou par l' ancien prieur de
saint-Maximin, le révérend Chocarne.
Souvent Des Esseintes y avait songé : il fallait
un talent bien authentique, une originalité bien
profonde, une conviction bien ancrée, pour dégeler
cette langue si froide, pour animer ce style
public que ne pouvait soutenir aucune pensée
qui fût imprévue, aucune thèse qui fût brave.
Cependant quelques écrivains existaient dont
l' ardente éloquence fondait et tordait cette
langue, Lacordaire surtout, l' un des seuls
écrivains qu' ait, depuis des années, produits
l' église.
Enfermé, de même que tous ses confrères,
dans le cercle étroit des spéculations orthodoxes,
obligé, ainsi qu' eux, de piétiner sur place et de ne
toucher qu' aux idées émises et consacrées par
les pères de l' église et développées par les
maîtres de la chaire, il parvenait à donner le
change, à les rajeunir, presqu' à les modifier, par
une forme plus personnelle et plus vive. çà et là,
dans ses conférences de notre-dame, des trouvailles
d' expressions, des audaces de mots, des
accents d' amour, des bondissements, des cris
d' allégresse, des effusions éperdues qui faisaient
fumer le style séculaire sous sa plume. Puis, en
sus de l' orateur de talent, qu' était cet habile et
doux moine dont les adresses et dont les efforts
s' étaient épuisés dans l' impossible tâche de

p198

concilier les doctrines libérales d' une société avec
les dogmes autoritaires de l' église, il y avait en
lui un tempérament de fervente dilection, de
diplomatique tendresse. Alors, dans les lettres
qu' il écrivait à des jeunes gens, passaient des
caresses de père exhortant ses fils, de souriantes
réprimandes, de bienveillants conseils, d' indulgents
pardons. D' aucunes étaient charmantes, où il
avouait toute sa gourmandise d' affection, et
d' autres étaient presqu' imposantes lorsqu' il
soutenait le courage et dissipait les doutes, par
les inébranlables certitudes de sa foi. En somme, ce
sentiment de paternité qui prenait sous sa plume
quelque chose de délicat et de féminin imprimait
à sa prose un accent unique parmi toute la
littérature cléricale.
Après lui, bien rares se faisaient les ecclésiastiques
et les moines qui eussent une individualité
quelconque. Tout au plus, quelques pages de son
élève l' abbé Peyreyve, pouvaient-elles supporter
une lecture. Il avait laissé de touchantes
biographies de son maître, écrit quelques aimables
lettres, composé des articles, dans la langue sonore
des discours, prononcé des panégyriques où
le ton déclamatoire dominait trop. Certes, l' abbé
Peyreyve n' avait ni les émotions, ni les flammes
de Lacordaire. Il était trop prêtre et trop peu
homme ; çà et là pourtant dans sa rhétorique de
sermon éclataient des rapprochements curieux,
des phrases larges et solides, des élévations
presque augustes.

p199

Mais, il fallait arriver aux écrivains qui n' avaient
point subi l' ordination, aux écrivains
séculiers, attachés aux intérêts du catholicisme
et dévoués à sa cause, pour retrouver des prosateurs
qui valussent qu' on s' arrêtât.
Le style épiscopal, si banalement manié par
les prélats, s' était retrempé et avait, en quelque
sorte, reconquis une mâle vigueur, avec le
comte De Falloux. Sous son apparence modérée,
cet académicien exsudait du fiel ; ses discours
prononcés, en 1848, au parlement, étaient
diffus et ternes, mais ses articles insérés dans
le correspondant et réunis depuis en livres,
étaient mordants et âpres, sous la politesse
exagérée de leur forme. Conçus comme des harangues,
ils contenaient une certaine verve amère
et surprenaient par l' intolérance de leur
conviction.
Polémiste dangereux à cause de ses embuscades,
logicien retors, marchant de côté,
frappant à l' improviste, le comte De Falloux avait
aussi écrit de pénétrantes pages sur la mort
de Madame Swetchine, dont il avait recueilli
les opuscules et qu' il révérait à l' égal d' une
sainte.
Mais, où le tempérament de l' écrivain s' accusait
vraiment, c' était dans deux brochures parues
l' une en 1846 et l' autre en 1880, cette dernière
intitulée : l' unité nationale.
animé d' une rage froide, l' implacable légitimiste
combattait, cette fois, contrairement à ses

p200

habitudes, en face, et jetait aux incrédules, en
guise de péroraison, ces fulminantes invectives :
" et vous, utopistes systématiques, qui faites
abstraction de la nature humaine, fauteurs
d' athéisme, nourris de chimères et de haines,
émancipateurs de la femme, destructeurs de la
famille, généalogistes de la race simienne, vous,
dont le nom était naguère une injure, soyez
contents : vous aurez été les prophètes et vos
disciples seront les pontifes d' un abominable
avenir ! "
l' autre brochure portait ce titre : le parti
catholique,
et elle était dirigée contre le
despotisme de l' univers, et contre Veuillot
dont elle se refusait à prononcer le nom. Ici les
attaques sinueuses recommençaient, le venin
filtrait sous chacune de ces lignes où le gentilhomme,
couvert de bleus, répondait par de
méprisants sarcasmes aux coups de savate du
lutteur.
à eux deux, ils représentaient bien les deux
partis de l' église où les dissidences se résolvent
en d' intraitables haines ; De Falloux, plus hautain
et plus cauteleux, appartenait à cette secte
libérale dans laquelle étaient déjà réunis et de
Montalembert et Cochin, et Lacordaire et de
Broglie ; il appartenait, tout entier, aux idées
du correspondant, une revue qui s' efforçait de
couvrir d' un vernis de tolérance les théories
impérieuses de l' église ; Veuillot, plus débraillé,
plus franc, rejetait ces masques, attestait sans

p201

hésiter la tyrannie des volontés ultramontaines,
avouait et réclamait tout haut l' impitoyable joug
de ses dogmes.
Celui-là s' était fabriqué, pour la lutte, une
langue particulière, où il entrait du La Bruyère
et du faubourien du gros-caillou. Ce style
mi-solennel, mi-canaille, brandi par cette
personnalité brutale, prenait un poids redoutable de
casse-tête. Singulièrement entêté et brave, il avait
assommé avec ce terrible outil, et les libres
penseurs et les évêques, tapant à tour de bras,
frappant comme un boeuf sur ses ennemis, à
quelque parti qu' ils appartinssent. Tenu en
défiance par l' église qui n' admettait ni ce style de
contrebande ni ces poses de barrière, ce religieux
arsouille s' était quand même imposé par son
grand talent, ameutant après lui toute la presse
qu' il étrillait jusqu' au sang dans ses odeurs de
Paris,
tenant tête à tous les assauts, se
débarrassant à coups de soulier de tous les bas
plumitifs qui s' essayaient à lui sauter aux jambes.
Malheureusement, ce talent incontesté n' existait
que dans le pugilat ; au calme, Veuillot
n' était plus qu' un écrivain médiocre ; ses poésies
et ses romans inspiraient la pitié ; sa langue à la
poivrade s' éventait à ne pas cogner ; l' arpin
catholique se changeait, au repos, en un cacochyme
qui toussait de banales litanies et balbutiait
d' enfantins cantiques.
Plus guindé, plus contraint, plus grave, était
l' apologiste chéri de l' église, l' inquisiteur de la

p202

langue chrétienne, Ozanam. Encore qu' il fût
difficile à surprendre, Des Esseintes ne laissait
pas que d' être étonné par l' aplomb de cet écrivain
qui parlait des desseins impénétrables de Dieu,
alors qu' il eût fallu administrer les preuves des
invraisemblables assertions qu' il avançait ; avec
le plus beau sang-froid, celui-là déformait les
événements, contredisait, plus impudemment
encore que les panégyristes des autres partis, les
actes reconnus de l' histoire, certifiait que l' église
n' avait jamais caché l' estime qu' elle faisait de la
science, qualifiait les hérésies de miasmes impurs,
traitait le bouddhisme et les autres religions avec
un tel mépris qu' il s' excusait de souiller la prose
catholique par l' attaque même de leurs doctrines.
Par instants, la passion religieuse insufflait une
certaine ardeur à sa langue oratoire sous les glaces
de laquelle bouillonnait un courant de violence
sourde ; dans ses nombreux écrits sur le Dante,
sur saint François, sur l' auteur du " stabat " , sur
les poètes franciscains, sur le socialisme, sur le
droit commercial, sur tout, cet homme plaidait la
défense du vatican qu' il estimait indéfectible,
appréciait indifféremment toutes les causes suivant
qu' elles se rapprochaient ou s' écartaient plus
ou moins de la sienne.
Cette manière d' envisager les questions à un
seul point de vue était celle aussi de ce piètre
écrivassier que d' aucuns lui opposaient comme
un rival, nettement. Celui-là était moins sanglé
et il affectait des prétentions moins altières et

p203

plus mondaines ; à diverses reprises, il était sorti
du cloître littéraire où s' emprisonnait Ozanam,
et il avait parcouru les oeuvres profanes, pour les
juger. Il était entré là-dedans à tâtons, ainsi
qu' un enfant dans une cave, ne voyant autour
de lui que des ténèbres, ne percevant au milieu
de ce noir que la lueur du cierge qui l' éclairait
en avant, à quelques pas.
Dans cette ignorance des lieux, dans cette
ombre, il avait choppé à tout bout de champ, parlant
de Mürger qui avait " le souci du style ciselé
et soigneusement fini " , d' Hugo qui recherchait
l' infect et l' immonde et auquel il osait comparer
M De Laprade, de Delacroix qui dédaignait la
règle, de Paul Delaroche et du poète Reboul
qu' il exaltait, parce qu' ils lui semblaient posséder
la foi.
Des Esseintes ne pouvait s' empêcher de hausser
les épaules devant ces malheureuses opinions que
recouvrait une prose assistée, dont l' étoffe déjà
portée, s' accrochait et se déchirait, à chaque coin
de phrases.
D' un autre côté, les ouvrages de Poujoulat et
de Genoude, de Montalembert, de Nicolas et de
Carné ne lui inspiraient pas une sollicitude
beaucoup plus vive ; son inclination pour l' histoire
traitée avec un soin érudit et dans une langue
honorable par le duc De Broglie, et son penchant
pour les questions sociales et religieuses abordées
par Henry Cochin qui s' était pourtant révélé dans
une lettre où il racontait une émouvante prise de

p204

voile au sacré-coeur, ne se prononçaient guère.
Depuis longtemps, il n' avait plus touché à ces
livres, et l' époque était déjà lointaine où il avait
jeté aux vieux papiers les puériles élucubrations
du sépulcral Pontmartin et du minable Féval, et où
il avait confié aux domestiques, pour un commun
usage, les historiettes des Aubineau et des
Lasserre, ces bas hagiographes des miracles opérés
par M Dupont de Tours et par la vierge.
En somme, Des Esseintes n' extrayait même
point de cette littérature, une passagère
distraction à ses ennuis ; aussi repoussait-il dans
les angles obscurs de sa bibliothèque ces amas de
livres qu' il avait jadis étudiés, lorsqu' il était
sorti de chez les pères. -j' aurais bien dû
abandonner ceux-là à Paris, se dit-il, en dénichant
derrière les autres, des livres qui lui étaient plus
particulièrement insupportables, ceux de l' abbé
Lamennais et ceux de cet imperméable sectaire, si
magistralement, si pompeusement ennuyeux et vide,
le comte Joseph De Maistre.
Un seul volume restait installé sur un rayon,
à portée de sa main, l' homme, d' Ernest Hello.
Celui-là était l' antithèse absolue de ses confrères
en religion. Presque isolé dans le groupe pieux
que ses allures effarouchaient, Ernest Hello avait
fini par quitter ce chemin de grande communication
qui mène de la terre au ciel ; sans doute
écoeuré par la banalité de cette voie, et par la
cohue de ces pèlerins de lettres qui suivaient à la
queue leu-leu, depuis des siècles, la même chaussée,

p205

marchant dans les pas les uns des autres,
s' arrêtant aux mêmes endroits, pour échanger
les mêmes lieux communs sur la religion, sur
les pères de l' église, sur leurs mêmes croyances,
sur leurs mêmes maîtres, il était parti par les
sentiers de traverse, avait débouché dans la morne
clairière de Pascal où il s' était longuement arrêté
pour reprendre haleine, puis il avait continué sa
route et était entré plus avant que le janséniste,
qu' il huait d' ailleurs, dans les régions de la
pensée humaine.
Tortillé et précieux, doctoral et complexe,
Hello, par les pénétrantes arguties de son analyse,
rappelait à Des Esseintes les études fouillées et
pointues de quelques-uns des psychologues incrédules
du précédent et du présent siècle. Il y avait
en lui une sorte de Dunty catholique, mais
plus dogmatique et plus aigu, un manieur expérimenté
de loupe, un ingénieur savant de l' âme,
un habile horloger de la cervelle, se plaisant à
examiner le mécanisme d' une passion et à l' expliquer
par le menu des rouages.
Dans cet esprit bizarrement conformé, il existait
des relations de pensées, des rapprochements
et des oppositions imprévus ; puis, tout un curieux
procédé qui faisait de l' étymologie des mots,
un tremplin aux idées dont l' association devenait
parfois ténue, mais demeurait presque constamment
ingénieuse et vive.
Il avait ainsi, et malgré le mauvais équilibre
de ses constructions, démonté avec une singulière

p206

perspicacité, " l' avare " , " l' homme médiocre " ,
analysé " le goût du monde " " la passion du malheur " ,
révélé les intéressantes
comparaisons qui peuvent s' établir entre les
opérations de la photographie et celles du souvenir.
Mais cette adresse à manier cet outil perfectionné
de l' analyse qu' il avait dérobé aux ennemis de
l' église, ne représentait que l' un des côtés du
tempérament de cet homme.
Un autre être existait encore, en lui : cet esprit
se dédoublait, et, après l' endroit apparaissait
l' envers de l' écrivain, un fanatique religieux et
un prophète biblique.
De même que Hugo dont il rappelait çà et là les
luxations et d' idées et de phrases, Ernest Hello
s' était plu à jouer les petits saint Jean à
Pathmos ; il pontifiait et vaticinait du haut d' un
rocher fabriqué dans les bondieuseries de la rue
saint-Sulpice, haranguant le lecteur avec une
langue apocalyptique que salait, par places,
l' amertume d' un Isaïe.
Il affectait alors des prétentions démesurées à
la profondeur ; quelques complaisants criaient au
génie, feignaient de le considérer comme le
grand homme, comme le puits de science du
siècle, un puits peut-être, mais au fond duquel
l' on ne voyait bien souvent goutte.
Dans son volume, paroles de Dieu, où il
paraphrasait les écritures et s' efforçait de
compliquer leur sens à peu près clair ; dans son
autre livre, l' homme, dans sa brochure,
le jour

p207

du seigneur,
rédigée dans un style biblique,
entrecoupé et obscur, il apparaissait ainsi qu' un
apôtre vindicatif, orgueilleux, rongé de bile, et
il se révélait également tel qu' un diacre atteint
de l' épilepsie mystique, tel qu' un De Maistre qui
aurait du talent, tel qu' un sectaire hargneux et
féroce.
Seulement, pensait Des Esseintes, ce dévergondage
maladif bouchait souvent les échappées
inventives du casuiste ; avec plus d' intolérance
encore qu' Ozanam, il niait résolument tout ce
qui n' appartenait pas à son clan, proclamait
les axiomes les plus stupéfiants, soutenait, avec
une déconcertante autorité que " la géologie
s' était retournée vers Moïse " , que l' histoire
naturelle, que la chimie, que toute la science
contemporaine vérifiaient l' exactitude scientifique
de la bible ; à chaque page, il était question de
l' unique vérité, du savoir surhumain de l' église,
le tout, semé d' aphorismes plus que périlleux et
d' imprécations furibondes, vomies à plein pot
sur l' art du dernier siècle.
à cet étrange alliage s' ajoutaient l' amour des
douceurs béates, des traductions du livre des
visions d' Angèle De Foligno, un livre d' une
sottise fluide sans égale, et des oeuvres choisies
de Jean Rusbrock l' admirable, un mystique du xiiie
siècle, dont la prose offrait un incompréhensible
mais attirant amalgame d' exaltations ténébreuses,
d' effusions caressantes, de transports âpres.
Toute la pose de l' outrecuidant pontife qu' était

p208

Hello, avait jailli d' une abracadabrante préface
écrite à propos de ce livre. Ainsi qu' il le faisait
remarquer, " les choses extraordinaires ne peuvent
que se balbutier, " et il balbutiait en effet,
déclarant que " la ténèbre sacrée où Rusbrock
étend ses ailes d' aigle, est son océan, sa proie,
sa gloire, et que les quatre horizons seraient
pour lui un vêtement trop étroit " .
Quoi qu' il en fût, Des Esseintes se sentait attiré
par cet esprit mal équilibré, mais subtil ; la fusion
n' avait pu s' accomplir entre l' adroit psychologue
et le pieux cuistre, et ces cahots, ces
incohérences mêmes constituaient la personnalité
de cet homme.
Avec lui, s' était recruté le petit groupe des
écrivains qui travaillaient sur le front de bandière
du camp clérical. Ils n' appartenaient pas au gros
de l' armée, étaient, à proprement parler, les
batteurs d' estrade d' une religion qui se défiait des
gens de talent, tels que Veuillot, tels que Hello,
parce qu' ils ne lui semblaient encore ni assez
asservis ni assez plats ; au fond, il lui fallait des
soldats qui ne raisonnassent point, des troupes de ces
combattants aveugles, de ces médiocres dont Hello
parlait avec la rage d' un homme qui a subi leur
joug ; aussi le catholicisme s' était-il empressé
d' écarter de ses feuilles l' un de ses partisans, un
pamphlétaire enragé, qui écrivait une langue tout
à la fois exaspérée et précieuse, coquebine et
farouche, Léon Bloy, et avait-il jeté à la porte de
ses librairies comme un pestiféré et comme un

p209

malpropre, un autre écrivain qui s' était pourtant
égosillé à célébrer ses louanges, Barbey
D' Aurévilly.
Il est vrai que celui-là était par trop compromettant
et par trop peu docile ; les autres courbaient,
en somme, la tête sous les semonces, et
rentraient dans le rang ; lui, était l' enfant terrible
et non reconnu du parti ; il courait littérairement
la fille, qu' il amenait toute dépoitraillée
dans le sanctuaire. Il fallait même cet immense
mépris dont le catholicisme couvre le talent,
pour qu' une excommunication en bonne et due
forme n' eût point mis hors la loi cet étrange
serviteur qui, sous prétexte d' honorer ses maîtres,
cassait les vitres de la chapelle, jonglait avec
les saints ciboires, exécutait des danses de
caractère autour du tabernacle.
Deux ouvrages de Barbey D' Aurévilly attisaient
spécialement Des Esseintes, le prêtre marié et
les diaboliques. d' autres, tels que
l' ensorcelé, le chevalier des touches, une
vieille maîtresse,
étaient certainement plus
pondérés et plus complets, mais ils laissaient plus
froid Des Esseintes qui ne s' intéressait réellement
qu' aux oeuvres mal portantes, minées et irritées par
par la fièvre.
Avec ces volumes presque sains, Barbey d' Aurévilly
avait constamment louvoyé entre ces deux
fossés de la religion catholique qui arrivent à se
joindre : le mysticisme et le sadisme.
Dans ces deux livres que feuilletait Des Esseintes,
Barbey avait perdu toute prudence, avait lâché

p210

bride à sa monture, était parti, ventre à terre,
sur les routes qu' il avait parcourues jusqu' à leurs
points les plus extrêmes.
Toute la mystérieuse horreur du moyen âge
planait au-dessus de cet invraisemblable livre le
prêtre marié ; la magie se mêlait à la religion,
le grimoire à la prière, et, plus impitoyable, plus
sauvage que le diable, le Dieu du péché originel
torturait sans relâche l' innocente Calixte, sa
réprouvée, la désignant par une croix rouge au
front, comme jadis il fit marquer par l' un de ses
anges les maisons des infidèles qu' il voulait
tuer.
Conçues par un moine à jeun, pris de délire,
ces scènes se déroulaient dans le style capricant
d' un agité ; malheureusement parmi ces créatures
détraquées ainsi que des coppélia galvanisées
d' Hoffmann, d' aucunes, telles que le néel de
Néhou, semblaient avoir été imaginées dans ces
moments d' affaissement qui succèdent aux crises,
et elles détonnaient dans cet ensemble de folie
sombre où elles apportaient l' involontaire comique
que dégage la vue d' un petit seigneur de zinc, qui
joue du cor, en bottes molles, sur le socle d' une
pendule.
Après ces divagations mystiques, l' écrivain avait
eu une période d' accalmie ; puis une terrible
rechute s' était produite.
Cette croyance que l' homme est un âne de
Buridan, un être tiraillé entre deux puissances
d' égale force, qui demeurent, à tour de

p211

rôle, victorieuses de son âme et vaincues ; cette
conviction que la vie humaine n' est plus qu' un
incertain combat livré entre l' enfer et le ciel ;
cette foi en deux entités contraires, satan et le
Christ, devaient fatalement engendrer ces
discordes intérieures où l' âme, exaltée par une
incessante lutte, échauffée en quelque sorte par
les promesses et les menaces, finit par s' abandonner
et se prostitue à celui des deux partis dont la
poursuite a été la plus tenace.
Dans le prêtre marié, les louanges du Christ
dont les tentations avaient réussi, étaient chantées
par Barbey D' Aurévilly ; dans les
diaboliques, l' auteur avait cédé au diable
qu' il célébrait, et alors apparaissait le sadisme,
ce bâtard du catholicisme, que cette religion a,
sous toutes ses formes, poursuivi de ses exorcismes
et de ses bûchers, pendant des siècles.
Cet état si curieux et si mal défini ne peut, en
effet, prendre naissance dans l' âme d' un mécréant ;
il ne consiste point seulement à se vautrer
parmi les excès de la chair, aiguisés par de
sanglants sévices, car il ne serait plus alors qu' un
écart des sens génésiques, qu' un cas de satyriasis
arrivé à son point de maturité suprême ; il consiste
avant tout dans une pratique sacrilège, dans une
rebellion morale, dans une débauche spirituelle,
dans une aberration tout idéale, toute chrétienne ;
il réside aussi dans une joie tempérée par la crainte,
dans une joie analogue à cette satisfaction
mauvaise des enfants qui désobéissent et jouent avec
des

p212

matières défendues, par ce seul motif que leurs
parents leur en ont expressément interdit l' approche.
En effet, s' il ne comportait point un sacrilège,
le sadisme n' aurait pas de raison d' être ; d' autre
part, le sacrilège qui découle de l' existence même
d' une religion, ne peut être intentionnellement et
pertinemment accompli que par un croyant, car
l' homme n' éprouverait aucune allégresse à profaner
une foi qui lui serait ou indifférente ou
inconnue.
La force du sadisme, l' attrait qu' il présente,
gît donc tout entier dans la jouissance prohibée
de transférer à satan les hommages et les prières
qu' on doit à Dieu ; il gît donc dans
l' inobservance des préceptes catholiques qu' on suit
même à rebours, en commettant, afin de bafouer plus
gravement le Christ, les péchés qu' il a le plus
expressément maudits : la pollution du culte et
l' orgie charnelle.
Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a
légué son nom, était aussi vieux que l' église ; il
avait sévi dans le xviiie siècle, ramenant, pour
ne pas remonter plus haut, par un simple
phénomène d' atavisme, les pratiques impies du
sabbat au moyen âge.
à avoir seulement consulté le malleus
maleficorum,
ce terrible code de Jacob
Sprenger, qui permit à l' église d' exterminer, par
les flammes, des milliers de nécromans et de
sorciers, des Esseintes reconnaissait, dans le
sabbat, toutes les pratiques obscènes et tous les
blasphèmes du

p213

sadisme. En sus des scènes immondes chères au
malin, des nuits successivement consacrées aux
accouplements licites et indus, des nuits
ensanglantées par les bestialités du rut, il
retrouvait la parodie des processions, les insultes
et les menaces permanentes à Dieu, le dévouement
à son rival, alors qu' on célébrait, en maudissant le
pain et le vin, la messe noire, sur le dos d' une
femme, à quatre pattes, dont la croupe nue et
constamment souillée servait d' autel et que les
assistants communiaient, par dérision, avec une
hostie noire dans la pâte de laquelle une image
de bouc était empreinte.
Ce dégorgement d' impures railleries, de salissants
opprobres était manifeste chez le marquis de
Sade qui épiçait ses redoutables voluptés de
sacrilèges outrages.
Il hurlait au ciel, invoquait Lucifer, traitait
Dieu de méprisable, de scélérat, d' imbécile,
crachait sur la communion, s' essayait à contaminer
par de basses ordures une divinité qu' il espérait
vouloir bien le damner, tout en déclarant, pour la
braver encore, qu' elle n' existait pas.
Cet état psychique, Barbey D' Aurévilly le
côtoyait. S' il n' allait pas aussi loin que de Sade,
en proférant d' atroces malédictions contre le
sauveur ; si, plus prudent ou plus craintif, il
prétendait toujours honorer l' église, il n' en
adressait pas moins, comme au moyen âge, ses
postulations au diable et il glissait, lui aussi,
afin d' affronter Dieu, à l' érotomanie démoniaque,

p214

forgeant des monstruosités sensuelles, empruntant
même à la philosophie dans le boudoir un certain
épisode qu' il assaisonnait de nouveaux condiments,
lorsqu' il écrivait ce conte : le dîner d' un
athée.

ce livre excessif délectait Des Esseintes ; aussi
avait-il fait tirer, en violet d' évêque, dans un
encadrement de pourpre cardinalice, sur un authentique
parchemin que les auditeurs de rote
avaient béni, un exemplaire des diaboliques
imprimé avec ces caractères de civilité dont les
croches biscornues, dont les paraphes en queues
retroussées et en griffes, affectent une forme
satanique.
Après certaines pièces de Baudelaire qui, à
l' imitation des chants clamés pendant les nuits du
sabbat, célébraient des litanies infernales, ce
volume était, parmi toutes les oeuvres de la
littérature apostolique contemporaine, le seul qui
témoignât de cette situation d' esprit tout à la fois
dévote et impie, vers laquelle les revenez-y du
catholicisme, stimulés par les accès de la névrose,
avaient souvent poussé Des Esseintes.
Avec Barbey D' Aurévilly, prenait fin la série
des écrivains religieux ; à vrai dire, ce paria
appartenait plus, à tous les points de vue, à la
littérature séculière qu' à cette autre chez laquelle
il revendiquait une place qu' on lui déniait ; sa
langue d' un romantisme échevelé, pleine de
locutions torses, de tournures inusitées, de
comparaisons outrées, enlevait, à coups de fouet,
ses phrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes

p215

sonnailles, tout le long du texte. En somme,
D' Aurévilly apparaissait, ainsi qu' un étalon,
parmi ces hongres qui peuplent les écuries
ultramontaines.
Des Esseintes se faisait ces réflexions, en
relisant, çà et là, quelques passages de ce livre
et, comparant ce style nerveux et varié au style
lymphatique et fixé de ses confrères, il songeait
aussi à cette évolution de la langue qu' a si
justement révélée Darwin.
Mêlé aux profanes, élevé au milieu de l' école
romantique, au courant des oeuvres nouvelles,
habitué au commerce des publications modernes,
Barbey était forcément en possession d' un
dialecte qui avait supporté de nombreuses et
profondes modifications, qui s' était renouvelé,
depuis le grand siècle.
Confinés au contraire sur leur territoire,
écroués dans d' identiques et d' anciennes lectures,
ignorant le mouvement littéraire des siècles et
bien décidés, au besoin, à se crever les yeux
pour ne pas le voir, les ecclésiastiques
employaient nécessairement une langue immuable,
comme cette langue du dix-huitième siècle que
les descendants des français établis au Canada
parlent et écrivent couramment encore, sans
qu' aucune sélection de tournures ou de mots ait
pu se produire dans leur idiome isolé de l' ancienne
métropole et enveloppé, de tous les côtés,
par la langue anglaise.
Sur ces entrefaites, le son argentin d' une cloche
qui tintait un petit angelus, annonça à Des

p216

Esseintes que le déjeuner était prêt. Il laissa là
ses livres, s' essuya le front, se dirigea vers la
salle à manger, se disant que, parmi tous ces
volumes qu' il venait de ranger, les oeuvres de
Barbey D' Aurévilly étaient encore les seules
dont les idées et le style présentassent ces
faisandages, ces taches morbides, ces épidermes
talés et ce goût blet, qu' il aimait tant à savourer
parmi les écrivains décadents, latins et
monastiques, des vieux âges.

p217

Xiii
la saison allait en se détraquant ; toutes se
confondaient, cette année-là ; après les rafales
et les brumes, des ciels chauffés à blanc, tels que
des plaques de tôle, sortirent de l' horizon. En
deux jours, sans aucune transition, au froid
humide des brouillards, au ruissellement des pluies,
succéda une chaleur torride, une atmosphère
d' une lourdeur atroce. Attisé comme
par de furieux ringards, le soleil s' ouvrit, en
gueule de four, dardant une lumière presque
blanche qui brûlait la vue ; une poussière de
flammes s' éleva des routes calcinées, grillant les
arbres secs, rissolant les gazons jaunis ; la
réverbération des murs peints au lait de chaux, les
foyers allumés sur le zinc des toits et sur les
vitres des fenêtres, aveugla ; une température
de fonderie en chauffe pesa sur le logis de Des
Esseintes.
à moitié nu, il ouvrit une croisée, reçut une
bouffée de fournaise en pleine face ; la salle à
manger, où il se réfugia, était ardente, et l' air
raréfié bouillait. Il s' assit, désolé, car la
surexcitation

p218

qui le soutenait, depuis qu' il se plaisait
à rêvasser, en classant ses livres, avait pris fin.
Semblable à tous les gens tourmentés par la
névrose, la chaleur l' écrasait ; l' anémie,
maintenue par le froid, reprenait son cours,
affaiblissant le corps débilité par d' abondantes
sueurs.
La chemise collée au dos trempé, le périnée
humide, les jambes et les bras moites, le front
inondé, découlant en larmes salées le long
des joues, Des Esseintes gisait anéanti, sur sa
chaise ; à ce moment, la vue de la viande déposée
sur la table, lui souleva le coeur ; il prescrivit
qu' on la fît disparaître, commanda des oeufs à
la coque, tenta d' avaler des mouillettes, mais
elles lui barrèrent la gorge ; des nausées lui
venaient aux lèvres ; il but quelques gouttes de
vin qui lui piquèrent, comme des pointes de
feu, l' estomac. Il s' étancha la figure ; la sueur,
tout à l' heure tiède, fluait, maintenant froide, le
long des tempes ; il se prit à sucer quelques
morceaux de glace, pour tromper le mal de coeur ;
ce fut en vain.
Un affaissement sans borne le coucha conte
la table ; manquant d' air, il se leva, mais les
mouillettes avaient gonflé, et remontaient
lentement dans le gosier qu' elles obstruaient.
Jamais il ne s' était senti aussi inquiet, aussi
délabré, aussi mal à l' aise ; avec cela, ses yeux
se troublèrent, il vit les objets doubles, tournant
sur eux-mêmes ; bientôt les distances se perdirent ;
son verre lui parut à une lieue de lui ; il lui

p219

disait bien qu' il était le jouet d' illusions
sensorielles et il était incapable de réagir ; il
fut s' étendre sur le canapé du salon, mais alors
un tangage de navire en marche le berça et le
mal de coeur s' accrut ; il se releva, et résolut de
précipiter par un digestif ces oeufs qui
l' étouffaient.
Il regagna la salle à manger et mélancoliquement
se compara, dans cette cabine, aux passagers
atteints du mal de mer ; il se dirigea, en
trébuchant, vers l' armoire, examina l' orgue à
bouche, ne l' ouvrit point, et saisit sur le rayon,
plus haut, une bouteille de bénédictine qu' il
gardait, à cause de sa forme qui lui semblait
suggestive en pensées tout à la fois doucement
luxurieuses et vaguement mystiques.
Mais, pour l' instant, il demeurait indifférent,
regardant d' un oeil atone cette bouteille trapue,
d' un vert sombre, qui, à d' autres moments,
évoquait, en lui, les prieurés du moyen âge, avec
son antique panse monacale, sa tête et son col
vêtus d' une capuche de parchemin, son cachet de
cire rouge écartelé de trois mitres d' argent sur
champ d' azur et scellé, au goulot, ainsi qu' une
bulle, par des liens de plomb, avec son étiquette
écrite en un latin retentissant, sur un papier
jauni et comme déteint par les temps : liquor
monachorum benedictinorum abbatiae fiscanensis.

sous cette robe toute abbatiale, signée d' une
croix et des initiales ecclésiastiques : p o m ;
serrée dans ses parchemins et dans ses ligatures,

p220

de même qu' une authentique charte, dormait une
liqueur couleur de safran, d' une finesse exquise.
Elle distillait un arome quintessencié d' angélique
et d' hysope mêlées à des herbes marines aux iodes
et aux bromes alanguis par des sucres, et elle
stimulait le palais avec une ardeur spiritueuse
dissimulée sous une friandise toute virginale, toute
novice, flattait l' odorat par une pointe de
corruption enveloppée dans une caresse tout à la
fois enfantine et dévote.
Cette hypocrisie qui résultait de l' extraordinaire
désaccord établi entre le contenant et le contenu,
entre le contour liturgique du flacon et son âme,
toute féminine, toute moderne, l' avait jadis fait
rêver ; enfin il avait longuement aussi songé
devant cette bouteille aux moines mêmes qui la
vendaient, aux bénédictins de l' abbaye de Fécamp
qui, appartenant à cette congrégation de
saint-Maur, célèbre par ses travaux d' histoire,
militaient sous la règle de saint Benoît, mais
ne suivaient point les observances des moines
blancs de Cîteaux et des moines noirs de Cluny.
Invinciblement, ils lui apparaissaient, ainsi qu' au
moyen âge, cultivant des simples, chauffant des
cornues, résumant dans des alambics de souveraines
panacées, d' incontestables magistères.
Il but une goutte de cette liqueur et il éprouva,
durant quelques minutes, un soulagement ; mais
bientôt ce feu qu' une larme de vin avait allumé
dans ses entrailles, se raviva. Il jeta sa serviette,
revint dans son cabinet, se promena de long en

p221

large ; il lui semblait être sous une cloche
pneumatique où le vide se faisait à mesure, et une
défaillance d' une douceur atroce lui coulait du
cerveau par tous les membres. Il se roidit et, n' y
tenant plus, pour la première fois peut-être depuis
son arrivée à Fontenay, il se réfugia dans son
jardin et s' abrita sous un arbre d' où tombait une
rondelle d' ombre. Assis sur le gazon, il regarda,
d' un air hébété, les carrés de légumes que les
domestiques avaient plantés. Il les regardait et
ce ne fut qu' au bout d' une heure qu' il les aperçut,
car un brouillard verdâtre flottait devant ses yeux
et ne lui laissait voir, comme au fond de l' eau,
que des images indécises dont l' aspect et les
tons changeaient.
à la fin pourtant, il reprit son équilibre, il
distingua nettement des oignons et des choux ;
plus loin, un champ de laitue et, au fond, tout le
long de la haie, une série de lys blancs
immobiles dans l' air lourd.
Un sourire lui plissa les lèvres, car subitement
il se rappelait l' étrange comparaison du vieux
Nicandre qui assimilait, au point de vue de la
forme, le pistil des lys aux génitoires d' un âne,
et un passage d' Albert Le Grand lui revenait
également, celui où ce thaumaturge enseigne un
bien singulier moyen de connaître, en se servant
d' une laitue, si une fille est encore vierge.
Ces souvenirs l' égayèrent un peu ; il examina
le jardin, s' intéressant aux plantes flétries par
la chaleur, et aux terres ardentes qui fumaient

p222

dans la pulvérulence embrasée de l' air ; puis,
au-dessus de la haie séparant le jardin en contrebas
de la route surélevée montant au fort,
il aperçut des gamins qui se roulaient, en plein
soleil, dans la lumière.
Il concentrait son attention sur eux quand un
autre, plus petit, parut, sordide à voir ; il avait
des cheveux de varech remplis de sable, deux
bulles vertes au dessous du nez, des lèvres
dégoûtantes, entourées de crasse blanche par du
fromage à la pie écrasé sur du pain et semé de
hachures de ciboule verte.
Des Esseintes huma l' air ; un pica, une perversion
s' empara de lui ; cette immonde tartine lui
fit venir l' eau à la bouche. Il lui sembla que son
estomac, qui se refusait à toute nourriture,
digérerait cet affreux mets et que son palais en
jouirait comme d' un régal.
Il se leva d' un bond, courut à la cuisine, ordonna
de chercher dans le village, une miche,
du fromage blanc, de la ciboule, prescrivit qu' on
lui apprêtât une tartine absolument pareille à
celle que rongeait l' enfant, et il retourna
s' asseoir sous son arbre.
Les marmots se battaient maintenant. Ils
s' arrachaient des lambeaux de pain qu' ils
s' enfonçaient, dans les joues, en se suçant les
doigts. Des coups de pied et des coups de poing
pleuvaient et les plus faibles, foulés par terre,
ruaient, et pleuraient, le derrière raboté par les
caillasses.

p223

Ce spectacle ranima Des Esseintes ; l' intérêt
qu' il prit à ce combat détournait ses pensées de
son mal ; devant l' acharnement de ces méchants
mômes, il songea à la cruelle et abominable loi
de la lutte pour l' existence, et bien que ces
enfants fussent ignobles, il ne put s' empêcher de
s' intéresser à leur sort et de croire que mieux eût
valu pour eux que leur mère n' eût point mis
bas.
En effet, c' était de la gourme, des coliques et
des fièvres, des rougeoles et des gifles dès le
premier âge ; des coups de bottes et des travaux
abêtissants, vers les treize ans ; des duperies de
femmes, des maladies et des cocuages dès l' âge
d' homme ; c' était aussi, vers le déclin, des
infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité
ou dans un hospice.
Et l' avenir était, en somme, égal pour tous et,
ni les uns, ni les autres, s' ils avaient eu un peu
de bon sens, n' auraient pu s' envier. Pour les
riches, c' étaient dans un milieu différent, les
mêmes passions, les mêmes tracas, les mêmes peines,
les mêmes maladies, et c' étaient aussi, les mêmes
jouissances médiocres, qu' elles fussent alcooliques,
littéraires ou charnelles. Il y avait même une
vague compensation à tous les maux, une sorte
de justice qui rétablissait l' équilibre du malheur
entre les classes, en dispensant plus aisément
les pauvres des souffrances physiques qui
accablaient plus implacablement le corps plus
débile et plus émacié des riches.

p224

Quelle folie que de procréer des gosses ! Pensait
Des Esseintes. Et dire que les ecclésiastiques qui
ont fait voeu de stérilité ont poussé
l' inconséquence jusqu' à canoniser saint Vincent
De Paul parce qu' il réservait pour d' inutiles
tortures des innocents !
Grâce à ses odieuses précautions, celui-là avait
reculé, pendant des années, la mort d' êtres
inintelligents et insensibles, de telle façon que,
devenus, plus tard, presque compréhensifs et, en
tout cas, aptes à la douleur, ils pussent prévoir
l' avenir, attendre et redouter cette mort dont ils
ignoraient naguère jusqu' au nom, quelques-uns
même, l' appeler, en haine de cette condamnation
à l' existence qu' il leur infligeait en vertu d' un
code théologique absurde !
Et depuis que ce vieillard était décédé, ses
idées avaient prévalu ; on recueillait des enfants
abandonnés au lieu de les laisser doucement
périr sans qu' ils s' en aperçussent, et cependant
cette vie qu' on leur conservait, devenait, de jours
en jours, plus rigoureuse et plus aride ! Sous
prétexte de liberté et de progrès, la société
avait encore découvert le moyen d' aggraver la
misérable condition de l' homme, en l' arrachant à son
chez lui, en l' affublant d' un costume ridicule, en
lui distribuant des armes particulières, en
l' abrutissant sous un esclavage identique à celui
dont on avait jadis affranchi, par compassion, les
nègres, et tout celà pour le mettre à même
d' assassiner son prochain, sans risquer l' échafaud,
comme

p225

les ordinaires meurtriers qui opèrent, seuls, sans
uniformes, avec des armes moins bruyantes et
moins rapides.
Quelle singulière époque, se disait Des Esseintes,
que celle qui, tout en invoquant les intérêts de
l' humanité, cherche à perfectionner les
anesthésiques pour supprimer la souffrance physique
et prépare, en même temps, de tels stimulants
pour aggraver la douleur morale !
Ah ! Si jamais, au nom de la pitié, l' inutile
procréation devait être abolie, c' était maintenant !
Mais ici, encore, les lois édictées par des
Portalis ou des Homais apparaissaient, féroces
et étranges.
La justice trouvait toutes naturelles les fraudes
en matière de génération ; c' était un fait,
reconnu, admis ; il n' était point de ménage,
si riche qu' il fût, qui ne confiât ses enfants à la
lessive ou qui n' usât d' artifices qu' on vendait
librement et qu' il ne serait d' ailleurs venu à
l' esprit de personne, de réprouver. Et pourtant,
si ces réserves ou si ces subterfuges demeuraient
insuffisants, si la fraude ratait et, qu' afin de la
réparer, l' on recourût à des mesures plus
efficaces, ah ! Alors, il n' y avait pas assez de
prisons, pas assez de maisons centrales, pas assez
de bagnes, pour enfermer les gens que
condamnaient, de bonne foi, du reste, d' autres
individus qui, le soir même, dans le lit conjugal,
trichaient de leur mieux pour ne pas enfanter des
mômes !
La supercherie elle-même n' était donc pas un

p226

crime, mais la réparation de cette supercherie en
était un.
En somme, pour la société, était réputé crime
l' acte qui consistait à tuer un être doué de vie ;
et cependant, en expulsant un foetus, on
détruisait un animal, moins formé, moins vivant,
et, à coup sûr, moins intelligent et plus laid
qu' un chien ou qu' un chat qu' on peut se permettre
impunément d' étrangler dès sa naissance !
Il est bon d' ajouter, pensait Des Esseintes, que,
pour plus d' équité, ce n' est point l' homme maladroit,
qui s' empresse généralement de disparaître, mais bien
la femme, victime de la maladresse, qui expie le
forfait d' avoir sauvé de la vie un innocent !
Fallait-il, tout de même, que le monde fût
rempli de préjugés pour vouloir réprimer des
manoeuvres si naturelles, que l' homme primitif,
que le sauvage de la Polynésie est amené à les
pratiquer, par le fait de son seul instinct !
Le domestique interrompit les charitables
réflexions que ruminait Des Esseintes, en lui
apportant sur un plat de vermeil la tartine qu' il
avait souhaitée. Un haut de coeur le tordit ; il
n' eut pas le courage de mordre ce pain, car
l' excitation maladive de l' estomac avait cessé ;
une sensation de délabrement affreux lui revenait ;
il dut se lever ; le soleil tournait et gagnait
peu à peu sa place ; la chaleur devenait à la
fois plus pesante et plus active.
-jetez cette tartine, dit-il au domestique, à

p227

ces enfants qui se massacrent sur la route ; que les
plus faibles soient estropiés, n' aient part à aucun
morceau et soient, de plus, rossés d' importance
par leurs familles quand ils rentreront chez elles
les culottes déchirées et les yeux meurtris ; cela
leur donnera un aperçu de la vie qui les attend !
Et il rejoignit sa maison et s' affaissa,
défaillant, dans un fauteuil.
-il faut pourtant que j' essaie de manger un
peu, se dit-il. Et il tenta de tremper un biscuit
dans un vieux constantia de J-P Cloete, dont il
lui restait en cave quelques bouteilles.
Ce vin, couleur de pelure d' oignons un tantinet
brûlé, tenant du malaga rassis et du porto, mais
avec un bouquet sucré, spécial, et un arrière-goût
de raisins aux sucs condensés et sublimés par
d' ardents soleils, l' avait parfois réconforté, et
souvent même avait infusé une énergie nouvelle
à son estomac affaibli par les jeûnes forcés qu' il
subissait ; mais ce cordial, d' ordinaire si fidèle,
échoua. Alors, il espéra qu' un émollient
refroidirait peut-être les fers chauds qui le
brûlaient, et il recourut au nalifka, une liqueur
russe, contenue dans une bouteille glacée d' or mat ;
ce sirop onctueux et framboisé fut, lui aussi,
inefficace. Hélas ! Le temps était loin, où,
jouissant d' une bonne santé, Des Esseintes montait,
chez lui, en pleine canicule, dans un traîneau,
et, là, enveloppé de fourrures, les ramenant sur
sa poitrine, s' efforçait de grelotter, se disait, en
s' étudiant à claquer des dents : -ah ! Ce vent est

p228

glacial, mais on gèle ici, on gèle ! Parvenait
presque à se convaincre qu' il faisait froid !
Ces remèdes n' agissaient malheureusement
plus, depuis que ses maux devenaient réels.
Il n' avait point, avec cela, la ressource
d' employer le laudanum ; au lieu de l' apaiser, ce
calmant l' irritait jusqu' à le priver de repos.
Jadis, il avait voulu se procurer avec l' opium et
le haschisch des visions, mais ces deux substances
avaient amené des vomissements et des
perturbations nerveuses intenses ; il avait dû,
tout aussitôt, renoncer à les absorber et, sans le
secours de ces grossiers excitants, demander à sa
cervelle seule, de l' emporter loin de la vie, dans
les rêves.
Quelle journée ! Se disait-il, maintenant,
s' épongeant le cou, sentant ce qui pouvait lui rester
de forces, se dissoudre en de nouvelles sueurs ;
une agitation fébrile l' empêchait encore de
demeurer en place ; une fois de plus, il errait au
travers de ses pièces, essayant, les uns après les
autres, tous les sièges. De guerre lasse, il finit
par s' abattre devant son bureau et, appuyé sur la
table, machinalement, sans songer à rien, il
mania un astrolabe placé, en guise de presse-papier,
sur un amas de livres et de notes.
Il avait acheté cet instrument en cuivre gravé
et doré, d' origine allemande et datant du
dix-septième siècle, chez un brocanteur de Paris,
après une visite au musée de Cluny, où longuement
il s' était pâmé devant un merveilleux astrolabe,

p229

en ivoire ciselé, dont l' allure cabalistique
l' avait ravi.
Ce presse-papier remua, en lui, tout un essaim
de réminiscences. Déterminée et mue par l' aspect
de ce joyau, sa pensée partit de Fontenay, pour
Paris, chez le bric-à-brac qui l' avait vendu, puis
rétrograda jusqu' au musée des thermes et,
mentalement, il revit l' astrolabe d' ivoire, alors
que ses yeux continuaient à considérer, mais sans
plus le voir, l' astrolabe de cuivre, sur sa table.
Puis, il sortit du musée et, sans quitter la ville,
flâna en chemin, vagabonda par la rue Du
Sommerard et le boulevard saint-Michel,
s' embrancha dans les rues avoisinantes et s' arrêta
devant certaines boutiques dont la fréquence et
dont la tenue toute spéciale l' avaient mainte fois
frappé.
Commencé à propos d' un astrolabe, ce voyage
spirituel aboutissait aux caboulots du quartier
latin.
Il se rappelait la foison de ces établissements,
dans toute la rue monsieur-le-prince et dans ce
bout de la rue de Vaugirard qui touche à l' Odéon ;
parfois, ils se suivaient, ainsi que les anciens
riddecks de la rue du canal-aux-harengs, d' Anvers,
s' étalaient, à la queue-leu-leu, surmontant
les trottoirs de devantures presque semblables.
Au travers des portes entr' ouvertes et des
fenêtres mal obscurcies par des carreaux de couleur
ou par des rideaux, il se souvenait d' avoir entrevu
des femmes qui marchaient, en se traînant et en

p230

avançant le cou, comme font les oies ; d' autres,
prostrées sur des banquettes, usaient leurs coudes
au marbre des tables et ruminaient, en
chantonnant, les tempes entre les poings ; d' autres
encore se dandinaient debout devant des glaces, en
pianotant, du bout des doigts, leurs faux cheveux
lustrés par un coiffeur ; d' autres enfin tiraient
d' escarcelles aux ressorts dérangés, des piles de
pièces blanches et de sous qu' elles alignaient,
méthodiquement, en des petits tas.
La plupart avaient des traits massifs, des voix
enrouées, des gorges molles et des yeux peints,
et toutes, pareilles à des automates remontés à la
fois par la même clef, lançaient du même ton
les mêmes invites, débitaient avec le même sourire
les mêmes propos biscornus, les mêmes réflexions
baroques.
Des associations d' idées se formaient dans l' esprit
de Des Esseintes qui arrivait à une conclusion,
maintenant qu' il embrassait par le souvenir,
à vol d' oiseau, ces tas d' estaminets et de rues.
Il comprenait la signification de ces cafés qui
répondaient à l' état d' âme d' une génération
tout entière, et il en dégageait la synthèse de
l' époque.
Et, en effet, les symptômes étaient manifestes
et certains ; les maisons de tolérance
disparaissaient, et à mesure que l' une d' elles se
fermait, un caboulot opérait son ouverture.
Cette diminution de la prostitution soumise
au profit des amours clandestines, résidait

p231

évidemment dans les incompréhensibles illusions
des hommes, au point de vue charnel.
Si monstrueux que cela pût paraître, le caboulot
satisfaisait un idéal.
Bien que les penchants utilitaires transmis par
l' hérédité et développés par les précoces
impolitesses et les constantes brutalités des
collèges, eussent rendu la jeunesse contemporaine
singulièrement mal élevée et aussi singulièrement
positive et froide, elle n' en avait pas moins gardé,
au fond du coeur, une vieille fleur bleue, un vieil
idéal d' une affection rance et vague.
Aujourd' hui, quand le sang la travaillait, elle
ne pouvait se résoudre à entrer, à consommer,
à payer et à sortir ; c' était, à ses yeux, de la
bestialité, du rut de chien couvrant sans préambules
une chienne ; puis la vanité fuyait, inassouvie,
de ces maisons tolérées où il n' y avait eu, ni
simulacre de résistance, ni semblant de victoire, ni
préférence espérée, ni même de largesse obtenue
de la part de la marchande qui aunait ses tendresses,
suivant les prix. Au contraire, la cour
faite à une fille de brasserie, ménageait toutes
les susceptibilités de l' amour, toutes les
délicatesses du sentiment. Celle-là, on se la
disputait, et ceux auxquels elle consentait à
octroyer, moyennant de copieux salaires, un
rendez-vous, s' imaginaient, de bonne foi, l' avoir
emporté sur un rival, être l' objet d' une
distinction honorifique, d' une faveur rare.
Cependant, cette domesticité était aussi bête,

p232

aussi intéressée, aussi vile et aussi repue que celle
qui desservait les maisons à numéros. Comme
elle, elle buvait sans soif, riait sans motif,
raffolait des caresses d' un blousier, s' insultait
et se crêpait le chignon, sans cause ; malgré tout,
depuis le temps, la jeunesse parisienne ne s' était
pas encore aperçue que les bonnes des caboulots
étaient, au point de vue de la beauté plastique,
au point de vue des attitudes savantes et des
atours nécessaires bien inférieures aux femmes
enfermées dans des salons de luxe ! Mon dieu,
se disait Des Esseintes, qu' ils sont donc
godiches ces gens qui papillonnent autour des
brasseries ; car, en sus de leurs ridicules
illusions, ils en viennent même à oublier le
péril des appâts dégradés et suspects,
à ne plus tenir compte de l' argent dépensé dans
un nombre de consommations tarifé d' avance
par la patronne, du temps perdu à attendre une
livraison différée pour en augmenter le prix,
des atermoiements répétés pour décider et activer
le jeu des pourboires !
Ce sentimentalisme imbécile combiné avec une
férocité pratique, représentait la pensée
dominante du siècle ; ces mêmes gens qui auraient
éborgné leur prochain, pour gagner dix sous,
perdaient toute lucidité, tout flair, devant ces
louches cabaretières qui les harcelaient sans pitié
et les rançonnaient sans trève. Des industries
travaillaient, des familles se grugeaient entre
elles sous prétexte de commerce, afin de se laisser
chiper de l' argent par leurs fils qui se laissaient,

p233

à leur tour, escroquer par ces femmes que
dépouillaient, en dernier ressort, les amants de
coeur.
Dans tout Paris, de l' est à l' ouest, et du nord au
sud, c' était une chaîne ininterrompue de carottes,
un carambolage de vols organisés qui se répercutait
de proche en proche, et tout cela parce
qu' au lieu de contenter les gens tout de suite, on
savait les faire patienter et les faire attendre.
Au fond, le résumé de la sagesse humaine
consistait à traîner les choses en longueur ; à
dire non puis enfin oui ; car l' on ne maniait
vraiment les générations qu' en les lanternant !
-ah ! S' il en était de même de l' estomac,
soupira Des Esseintes, tordu par une crampe qui
ramenait vivement son esprit égaré au loin, à
Fontenay.

p234

Xiv
cahin-caha, quelques jours s' écoulèrent, grâce
à des ruses qui réussirent à leurrer la défiance
de l' estomac, mais un matin, les marinades qui
masquaient l' odeur de graisse et le fumet de
sang des viandes ne furent plus acceptées et Des
Esseintes anxieux, se demanda si sa faiblesse
déjà grande, n' allait pas s' accroître et l' obliger
à garder le lit. Une lueur jaillit soudain
dans sa détresse ; il se rappela que l' un de
ses amis, jadis bien malade, était parvenu, à
l' aide d' un sustenteur, à enrayer l' anémie,
à maintenir le dépérissement, à conserver
son peu de force.
Il dépêcha son domestique à Paris, à la
recherche de ce précieux instrument et, d' après le
prospectus que le fabriquant y joignit, il
enseigna lui-même à la cuisinière la façon de
couper le rosbif en petits morceaux, de le jeter
à sec, dans cette marmite d' étain, avec une
tranche de poireau et de carotte, puis de visser
le couvercle et de mettre le tout bouillir, au
bain-marie, pendant quatre heures.

p235

Au bout de ce temps, on pressait les filaments
et l' on buvait une cuillerée de jus bourbeux et
salé, déposé au fond de la marmite. Alors, on
sentait comme une tiède moelle, comme une
caresse veloutée, descendre.
Cette essence de nourriture arrêtait les
tiraillements et les nausées du vide, incitait
même l' estomac qui ne se refusait pas à accepter
quelques cuillerées de soupe.
Grâce à ce sustenteur, la névrose stationna,
et Des Esseintes se dit : -c' est toujours
autant de gagné ; peut-être que la température
changera, que le ciel versera un peu de cendre
sur cet exécrable soleil qui m' épuise, et que
j' atteindrai ainsi, sans trop d' encombre, les
premiers brouillards et les premiers froids.
Dans cet engourdissement, dans cet ennui
désoeuvré où il plongeait, sa bibliothèque dont le
rangement demeurait inachevé, l' agaça ; ne
bougeant plus de son fauteuil, il avait constamment
sous les yeux ses livres profanes, posés de
guingois sur les tablettes, empiétant les uns sur
les autres, s' étayant entr' eux ou gîsant de même
que des capucins de cartes, sur le flanc, à plat ;
ce désordre le choqua d' autant plus qu' il
contrastait avait le parfait équilibre des
oeuvres religieuses, soigneusement alignées à
la parade, le long des murs.
Il tenta de faire cesser cette confusion, mais
après dix minutes de travail, des sueurs
l' inondèrent ; cet effort l' épuisait ; il fut
s' étendre,

p236

brisé, sur un divan, et il sonna son domestique.
Sur ses indications, le vieillard se mit à
l' oeuvre, lui apportant, un à un, les livres qu' il
examinait et dont il désignait la place.
Cette besogne fut de courte durée, car la
bibliothèque de Des Esseintes ne renfermait qu' un
nombre singulièrement restreint d' oeuvres laïques,
contemporaines.
à force de les avoir passées, dans son cerveau,
comme on passe des bandes de métal dans une
filière d' acier d' où elles sortent ténues, légères,
presque réduites en d' imperceptibles fils, il avait
fini par ne plus posséder de livres qui résistassent
à un tel traitement et fussent assez solidement
trempés pour supporter le nouveau laminoir
d' une lecture ; à avoir ainsi voulu raffiner, il
avait restreint et presque stérilisé toute
jouissance, en accentuant encore l' irrémédiable
conflit qui existait entre ses idées et celles du
monde où le hasard l' avait fait naître. Il était
arrivé maintenant à ce résultat, qu' il ne pouvait
plus découvrir un écrit qui contentât ses secrets
désirs ; et même son admiration se détachait des
volumes qui avaient certainement contribué à lui
aiguiser l' esprit, à le rendre aussi soupçonneux
et aussi subtil.
En art, ses idées étaient pourtant parties d' un
point de vue simple ; pour lui, les écoles
n' existaient point ; seul le tempérament de
l' écrivain importait ; seul le travail de sa
cervelle intéressait,

p237

quel que fût le sujet qu' il abordât. Malheureusement,
cette vérité d' appréciation, digne de La
Palisse, était à peu près inapplicable, par ce
simple motif que, tout en désirant se dégager des
préjugés, s' abstenir de toute passion, chacun va
de préférence aux oeuvres qui correspondent le
plus intimement à son propre tempérament et
finit par reléguer en arrière toutes les autres.
Ce travail de sélection s' était lentement opéré
en lui ; il avait naguère adoré le grand Balzac,
mais en même temps que son organisme s' était
déséquilibré, que ses nerfs avaient pris le dessus,
ses inclinations s' étaient modifiées et ses
admirations avaient changé.
Bientôt même, et quoiqu' il se rendît compte
de son injustice envers le prodigieux auteur de
la comédie humaine, il en était venu à ne plus
ouvrir ses livres dont l' art valide le froissait ;
d' autres aspirations l' agitaient maintenant, qui
devenaient, en quelque sorte, indéfinissables.
En se sondant bien, néanmoins, il comprenait
d' abord que, pour l' attirer, une oeuvre devait
revêtir ce caractère d' étrangeté que réclamait
Edgar Poë, mais il s' aventurait volontiers plus
loin, sur cette route et appelait des flores
byzantines de cervelle et des déliquescences
compliquées de langue ; il souhaitait une indécision
troublante sur laquelle il pût rêver, jusqu' à ce
qu' il la fît, à sa volonté, plus vague ou plus
ferme selon l' état momentané de son âme. Il
voulait, en somme, une oeuvre d' art et pour ce

p238

qu' elle était par elle-même et pour ce qu' elle
pouvait permettre de lui prêter ; il voulait aller
avec elle, grâce à elle, comme soutenu par un
adjuvant, comme porté par un véhicule, dans
une sphère où les sensations sublimées lui
imprimeraient une commotion inattendue et dont
il chercherait longtemps et même vainement à
analyser les causes.
Enfin, depuis son départ de Paris, il s' éloignait,
de plus en plus, de la réalité et surtout du
monde contemporain qu' il tenait en une
croissante horreur ; cette haine avait forcément
agi sur ses goûts littéraires et artistiques, et il
se détournait le plus possible des tableaux et des
livres dont les sujets délimités se reléguaient dans
la vie moderne.
Aussi, perdant la faculté d' admirer indifféremment
la beauté sous quelque forme qu' elle se
présente, préférait-il, chez Flaubert, la
tentation de saint Antoine à l' éducation
sentimentale ;
chez De Goncourt, la
faustin à Germinie Lacerteux ; chez Zola,
la faute de l' abbé Mouret à l' assommoir.
ce point de vue lui paraissait logique ; ces
oeuvres moins immédiates, mais aussi vibrantes,
aussi humaines, le faisaient pénétrer plus loin
dans le tréfonds du tempérament de ces maîtres
qui livraient avec un plus sincère abandon les
élans les plus mystérieux de leur être, et elles
l' enlevaient, lui aussi, plus haut que les autres,
hors de cette vie triviale dont il était si las.

p239

Puis il entrait, avec elles, en complète communion
d' idées avec les écrivains qui les avaient
conçues, parce qu' ils s' étaient alors trouvés dans
une situation d' esprit analogue à la sienne.
En effet, lorsque l' époque où un homme
de talent est obligé de vivre, est plate et bête,
l' artiste est, à son insu même, hanté par la
nostalgie d' un autre siècle.
Ne pouvant s' harmoniser qu' à de rares intervalles
avec le milieu où il évolue ; ne découvrant
plus dans l' examen de ce milieu et des
créatures qui le subissent, des jouissances
d' observation et d' analyse suffisantes à le
distraire, il sent sourdre et éclore en lui de
particuliers phénomènes. De confus désirs de
migration se lèvent qui se débrouillent dans la
réflexion et dans l' étude. Les instincts, les
sensations, les penchants légués par l' hérédité
se réveillent, se déterminent, s' imposent avec une
impérieuse assurance. Il se rappelle des souvenirs
d' êtres et de choses qu' il n' a pas personnellement
connus, et il vient un moment où il s' évade
violemment du pénitencier de son siècle et rôde,
en toute liberté, dans une autre époque avec
laquelle, par une dernière illusion, il lui semble
qu' il eût été mieux en accord.
Chez les uns, c' est un retour aux âges consommés,
aux civilisations disparues, aux temps morts ;
chez les autres, c' est un élancement vers le
fantastique et vers le rêve, c' est une vision plus
ou moins intense d' un temps à éclore dont l' image

p240

reproduit, sans qu' il le sache, par un effet
d' atavisme, celle des époques révolues.
Chez Flaubert, c' étaient des tableaux solennels
et immenses, des pompes grandioses dans le cadre
barbare et splendide desquels gravitaient des
créatures palpitantes et délicates, mystérieuses et
hautaines, des femmes pourvues, dans la perfection
de leur beauté, d' âmes en souffrance, au fond
desquelles il discernait d' affreux détraquements,
de folles aspirations, désolées qu' elles étaient
déjà par la menaçante médiocrité des plaisirs qui
pouvaient naître.
Tout le tempérament du grand artiste éclatait
en ces incomparables pages de la tentation de
saint Antoine
et de salammbô où, loin de
notre vie mesquine, il évoquait les éclats
asiatiques des vieux âges, leurs éjaculations et
leurs abattements mystiques, leurs démences oisives,
leurs férocités commandées par ce lourd ennui qui
découle, avant même qu' on les ait épuisées, de
l' opulence et de la prière.
Chez De Goncourt, c' était la nostalgie du siècle
précédent, un retour vers les élégances d' une
société à jamais perdue. Le gigantesque décor des
mers battant les môles, des déserts se déroulant
à perte de vue sous de torrides firmaments,
n' existait pas dans son oeuvre nostalgique qui se
confinait, près d' un parc aulique, dans un boudoir
attiédi par les voluptueux effluves d' une femme au
sourire fatigué, à la moue perverse, aux prunelles
irrésignées et pensives. L' âme dont il animait ses

p241

personnages, n' était plus cette âme insufflée par
Flaubert à ses créatures, cette âme révoltée
d' avance par l' inexorable certitude qu' aucun bonheur
nouveau n' était possible ; c' était une âme révoltée
après coup, par l' expérience, de tous les inutiles
efforts qu' elle avait tentés pour inventer des
liaisons spirituelles plus inédites et pour
remédier à cette immémoriale jouissance qui se
répercute, de siècles en siècles, dans l' assouvissement
plus ou moins ingénieux des couples.
Bien qu' elle vécût parmi nous et qu' elle fût bien
et de vie et de corps de notre temps, la Faustin
était, par les influences ancestrales, une créature
du siècle passé, dont elle avait les épices d' âme,
la lassitude cérébrale, l' excèdement sensuel.
Ce livre d' Edmond De Goncourt était l' un des
volumes les plus caressés par Des Esseintes ; et,
en effet, cette suggestion au rêve qu' il réclamait,
débordait de cette oeuvre où sous la ligne écrite,
perçait une autre ligne visible à l' esprit seul,
indiquée par un qualificatif qui ouvrait des
échappées de passion, par une réticence qui laissait
deviner des infinis d' âme qu' aucun idiome n' eût pu
combler ; puis, ce n' était plus la langue de
Flaubert, cette langue d' une inimitable
magnificence, c' était un style perspicace et
morbide, nerveux et retors, diligent à noter
l' impalpable impression qui frappe les sens et
détermine la sensation, un style expert à moduler les
nuances compliquées d' une époque qui était par
elle-même singulièrement complexe. En somme,
c' était le verbe

p242

indispensable aux civilisations décrépites qui, pour
l' expression de leurs besoins, exigent, à
quelqu' âge qu' elles se produisent, des acceptions,
des tournures, des fontes nouvelles et de phrases et
de mots.
à Rome, le paganisme mourant avait modifié
sa prosodie, transmué sa langue, avec Ausone,
avec Claudien, avec Rutilius dont le style attentif
et scrupuleux, capiteux et sonnant, présentait,
surtout dans ses parties descriptives de reflets,
d' ombres, de nuances, une nécessaire analogie
avec le style des De Goncourt.
à Paris, un fait unique dans l' histoire littéraire
s' était produit ; cette société agonisante du
xviiie siècle, qui avait eu des peintres, des
sculpteurs, des musiciens, des architectes, pénétrés
de ses goûts, imbus de ses doctrines, n' avait pu
façonner un réel écrivain qui rendît ses élégances
moribondes, qui exprimât le suc de ses joies
fébriles, si durement expiées ; il avait fallu
attendre l' arrivée de De Goncourt, dont le
tempérament était fait de souvenirs, de regrets
avivés encore par le douloureux spectacle de la
misère intellectuelle et des basses aspirations
de son temps, pour que, non seulement dans ses
livres d' histoire, mais encore dans une oeuvre
nostalgique comme la Faustin, il pût
ressusciter l' âme même de cette époque, incarner
ses nerveuses délicatesses dans cette actrice, si
tourmentée à se presser le coeur et à s' exacerber
le cerveau, afin de savourer jusqu' à l' épuisement,

p243

les douloureux révulsifs de l' amour et de
l' art !
Chez Zola, la nostalgie des au delà était
différente. Il n' y avait en lui aucun désir de
migration vers les régimes disparus, vers les
univers égarés dans la nuit des temps ; son
tempérament, puissant, solide, épris des
luxuriances de la vie, des forces sanguines,
des santés morales, le détournait des grâces
artificielles et des chloroses fardées
du dernier siècle, ainsi que de la solennité
hiératique, de la férocité brutale et des rêves
efféminés et ambigus du vieil orient. Le jour où,
lui aussi, il avait été obsédé par cette nostalgie,
par ce besoin qui est en somme la poésie même, de
fuir loin de ce monde contemporain qu' il étudiait,
il s' était rué dans une idéale campagne, où la
sève bouillait au plein soleil ; il avait songé à
de fantastiques ruts de ciel, à de longues
pâmoisons de terre, à de fécondantes pluies de
pollen tombant dans les organes haletants des
fleurs : il avait abouti à un panthéisme
gigantesque, avait, à son insu peut-être, créé,
avec ce milieu édénique où il plaçait
son Adam et son ève, un prodigieux poème
hindou, célébrant en un style dont les larges teintes,
plaquées à cru, avaient comme un bizarre
éclat de peinture indienne, l' hymne de la chair, la
matière, animée, vivante, révélant par sa fureur
de génération, à la créature humaine, le fruit
défendu de l' amour, ses suffocations, ses caresses
instinctives, ses naturelles poses.
Avec Baudelaire, ces trois maîtres étaient, dans

p244

la littérature française, moderne et profane, ceux
qui avaient le mieux interné et le mieux pétri
l' esprit de Des Esseintes, mais à force de les
relire, de s' être saturé de leurs oeuvres, de les
savoir, par coeur, tout entières, il avait dû, afin
de les pouvoir absorber encore, s' efforcer de les
oublier et les laisser pendant quelque temps sur ses
rayons, au repos.
Aussi les ouvrait-il à peine, maintenant que le
domestique les lui tendait. Il se bornait à
indiquer la place qu' elles devaient occuper,
veillant à ce qu' elles fussent classées, en bon
ordre, et à l' aise.
Le domestique lui apporta une nouvelle série de
livres ; ceux-là l' opprimèrent davantage ; c' étaient
des livres vers lesquels son inclination s' était peu
à peu portée, des livres qui le délassaient de la
perfection des écrivains de plus vaste encolure, par
leurs défauts mêmes ; ici, encore, à avoir voulu
raffiner, Des Esseintes était arrivé à chercher
parmi de troubles pages des phrases dégageant
une sorte d' électricité qui le faisait tressaillir
alors qu' elles déchargeaient leur fluide dans un
milieu qui paraissait tout d' abord réfractaire.
L' imperfection même lui plaisait, pourvu
qu' elle ne fût, ni parasite, ni servile, et
peut-être y avait-il une dose de vérité dans sa
théorie que l' écrivain subalterne de la décadence,
que l' écrivain encore personnel mais incomplet,
alambique un baume plus irritant, plus apéritif,
plus acide, que l' artiste de la même époque, qui
est vraiment

p245

grand, vraiment parfait. à son avis, c' était parmi
leurs turbulentes ébauches que l' on apercevait
les exaltations de la sensibilité les plus
suraiguës, les caprices de la psychologie les plus
morbides, les dépravations les plus outrées de
la langue sommée dans ses derniers refus de
contenir, d' enrober les sels effervescents des
sensations et des idées.
Aussi, forcément, après les maîtres, s' adressait-il
à quelques écrivains que lui rendait encore
plus propices et plus chers, le mépris dans lequel
les tenait un public incapable de les comprendre.
L' un d' eux, Paul Verlaine, avait jadis débuté
par un volume de vers, les poèmes saturniens,
un volume presque débile, où se coudoyaient des
pastiches de Leconte De Lisle et des exercices
de rhétorique romantique, mais où filtrait déjà, au
travers de certaines pièces, telles que le sonnet
intitulé " rêve familier " , la réelle personnalité
du poète.
à chercher ses antécédents, Des Esseintes
retrouvait sous les incertitudes des esquisses, un
talent déjà profondément imbibé de Baudelaire,
dont l' influence s' était plus tard mieux accentuée
sans que néanmoins la sportule consentie
par l' indéfectible maître, fût flagrante.
Puis, d' aucuns de ses livres, la bonne chanson,
les fêtes galantes, romances sans paroles,
enfin son dernier volume, sagesse, renfermaient
des poèmes où l' écrivain original se révélait,
tranchant sur la multitude de ses confrères.

p246

Muni de rimes obtenues par des temps de
verbes, quelquefois même par de longs adverbes
précédés d' un monosyllabe d' où ils tombaient
comme du rebord d' une pierre, en une cascade
pesante d' eau, son vers, coupé par d' invraisemblables
césures, devenait souvent singulièrement
abstrus, avec ses ellipses audacieuses et ses
étranges incorrections qui n' étaient point
cependant sans grâce.
Maniant mieux que pas un la métrique, il avait
tenté de rajeunir les poèmes à forme fixe : le
sonnet qu' il retournait, la queue en l' air, de
même que certains poissons japonais en terre
polychrome qui posent sur leur socle, les ouïes en
bas ; ou bien il le dépravait, en n' accouplant que
des rimes masculines pour lesquelles il semblait
éprouver une affection ; il avait également et
souvent usé d' une forme bizarre, d' une strophe
de trois vers dont le médian restait privé de
rime, et d' un tercet, monorime, suivi d' un unique
vers, jeté en guise de refrain et se faisant écho
avec lui-même tels que les streets : " dansons
la gigue " ; il avait employé d' autres
rythmes encore où le timbre presque effacé
ne s' entendait plus que dans des strophes
lointaines, comme un son éteint de cloche.
Mais sa personnalité résidait surtout en ceci :
qu' il avait pu exprimer de vagues et délicieuses
confidences, à mi-voix, au crépuscule. Seul, il
avait pu laisser deviner certains au delà
troublants d' âme, des chuchotements si bas de
pensées,

p247

des aveux si murmurés, si interrompus, que l' oreille
qui les percevait, demeurait hésitante, coulant
à l' âme des langueurs avivées par le mystère
de ce souffle plus deviné que senti. Tout l' accent
de Verlaine était dans ces adorables vers des
fêtes galantes :
le soir tombait, un soir équivoque d' automne,
les belles se pendant rêveuses à nos bras,
dirent alors des mots si spécieux tout bas,
que notre âme depuis ce temps tremble et
s' étonne.

ce n' était plus l' horizon immense ouvert par les
inoubliables portes de Baudelaire, c' était, sous
un clair de lune, une fente entrebaîllée sur un
champ plus restreint et plus intime, en somme
particulier à l' auteur qui avait, du reste, en
ces vers dont Des Esseintes était friand,
formulé son système poétique :
car nous voulons la nuance encore,
pas la couleur, rien que la nuance
...
et tout le reste est littérature.

volontiers, Des Esseintes l' avait accompagné
dans ses oeuvres les plus diverses. Après ses
romances sans paroles parues dans l' imprimerie
d' un journal à Sens, Verlaine s' était assez
longuement tu, puis en des vers charmants où
passait l' accent doux et transi de Villon, il
avait reparu, chantant la vierge, " loin de nos
jours d' esprit charnel, et de chair triste " . Des
Esseintes relisait souvent ce livre de
sagesse et se suggérait

p248

devant ses poèmes des rêveries clandestines, des
fictions d' un amour occulte pour une madone
byzantine qui se muait, à un certain moment, en
une cydalise égarée dans notre siècle, et si
mystérieuse et si troublante, qu' on ne pouvait
savoir si elle aspirait à des dépravations
tellement monstrueuses qu' elles deviendraient,
aussitôt accomplies, irrésistibles ; ou bien, si
elle s' élançait, elle-même, dans le rêve, dans un
rêve immaculé, où l' adoration de l' âme flotterait
autour d' elle, à l' état continuellement inavoué,
continuellement pur.
D' autres poètes l' incitaient encore à se confier
à eux : Tristan Corbière, qui, en 1873, dans
l' indifférence générale, avait lancé un volume des
plus excentriques, intitulé : les amours jaunes.
Des Esseintes qui, en haine du banal et du commun,
eût accepté les folies les plus appuyées, les
extravagances les plus baroques, vivait de légères
heures avec ce livre où le cocasse se mêlait à une
énergie désordonnée, où des vers déconcertants
éclataient dans des poèmes d' une parfaite
obscurité, telles que les litanies du sommeil,
qu' il qualifiait, à un certain moment, d'
obscène confesseur des dévotes mort-nées.
c' était à peine français ; l' auteur parlait nègre,
procédait par un langage de télégramme, abusait
des suppressions de verbes, affectait une
gouaillerie, se livrait à des quolibets de
commis-voyageur insupportable, puis tout à coup,
dans ce fouillis,

p249

se tortillaient des concetti falots, des minauderies
interlopes, et soudain jaillissait un cri de
douleur aiguë, comme une corde de violoncelle
qui se brise. Avec cela, dans ce style rocailleux,
sec, décharné à plaisir, hérissé de vocables
inusités, de néologismes inattendus, fulguraient des
trouvailles d' expression, des vers nomades amputés
de leur rime, superbes ; enfin, en sus de
ses poèmes parisiens où Des Esseintes relevait
cette profonde définition de la femme :
éternel féminin de l' éternel jocrisse,
Tristan Corbière avait, en un style d' une
concision presque puissante, célébré la mer de
Bretagne, les sérails marins, le pardon de
sainte-Anne, et il s' était même élevé jusqu' à
l' éloquence de la haine, dans l' insulte dont il
abreuvait, à propos du camp de Conlie, les
individus qu' il désignait sous le nom de " forains
du quatre-septembre " .
Ce faisandage dont il était gourmand et que lui
présentait ce poète, aux épithètes crispées, aux
beautés qui demeuraient toujours à l' état un peu
suspect, Des Esseintes le retrouvait encore dans
un autre poète, Théodore Hannon, un élève de
Baudelaire et de Gautier, mû par un sens très
spécial des élégances recherchées et des joies
factices.
à l' encontre de Verlaine qui dérivait, sans
croisement, de Baudelaire, surtout par le côté
psychologique, par la nuance captieuse de la pensée,

p250

par la docte quintessence du sentiment,
Théodore Hannon descendait du maître, surtout
par le côté plastique, par la vision extérieure des
êtres et des choses.
Sa corruption charmante correspondait fatalement
aux penchants de Des Esseintes qui, par les
jours de brume, par les jours de pluie, s' enfermait
dans le retrait imaginé par ce poète et se grisait
les yeux avec les chatoiements de ses étoffes, avec
les incandescences de ses pierres, avec ses
somptuosités, exclusivement matérielles, qui
concouraient aux incitations cérébrales et montaient
comme une poudre de cantharide dans un nuage
de tiède encens vers une idole bruxelloise, au
visage fardé, au ventre tanné par des parfums.
à l' exception de ces poètes et de Stéphane
Mallarmé qu' il enjoignit à son domestique de
mettre de côté, pour le classer à part, Des
Esseintes n' était que bien faiblement attiré par
les poètes.
En dépit de sa forme magnifique, en dépit de
l' imposante allure de ses vers qui se dressaient
avec un tel éclat que les hexamètres d' Hugo même
semblaient, en comparaison, mornes et sourds,
Leconte De Lisle ne pouvait plus maintenant le
satisfaire. L' antiquité si merveilleusement
ressuscitée par Flaubert, restait entre ses mains
immobile et froide. Rien ne palpitait dans ses vers
tout en façade que n' étayait, la plupart du temps,
aucune idée ; rien ne vivait dans ces poèmes déserts
dont les impassibles mythologies finissaient par

p251

le glacer. D' autre part, après l' avoir longtemps
choyée, Des Esseintes arrivait aussi à se
désintéresser de l' oeuvre de Gautier ; son
admiration pour l' incomparable peintre qu' était cet
homme, était allée en se dissolvant de jours en
jours, et maintenant il demeurait plus étonné que
ravi, par ses descriptions en quelque sorte
indifférentes. L' impression des objets s' était
fixée sur son oeil si perceptif, mais elle s' y
était localisée, n' avait pas pénétré plus avant
dans sa cervelle et dans sa chair ; de même qu' un
prodigieux réflecteur, il s' était constamment
borné à réverbérer, avec une impersonnelle netteté,
des alentours.
Certes, Des Esseintes aimait encore les oeuvres
de ces deux poètes, ainsi qu' il aimait les pierres
rares, les matières précieuses et mortes, mais
aucune des variations de ces parfaits
instrumentistes ne pouvait plus l' extasier, car
aucune n' était ductile au rêve, aucune n' ouvrait,
pour lui du moins, l' une de ces vivantes
échappées qui lui permettaient d' accélérer le vol
lent des heures.
Il sortait de leurs livres à jeun, et il en était
de même de ceux d' Hugo ; le côté orient et
patriarche était trop convenu, trop vide, pour le
retenir ; et le côté tout à la fois bonne d' enfant
et grand-père, l' exaspérait ; il lui fallait arriver
aux chansons des rues et des bois pour hennir
devant l' impeccable jonglerie de sa métrique,
mais combien, en fin de compte, il eût échangé

p252

tous ces tours de force pour une nouvelle oeuvre
de Baudelaire qui fût l' égale de l' ancienne, car
décidément celui-là était à peu près le seul dont
les vers continssent, sous leur splendide écorce,
une balsamique et nutritive moelle !
En sautant d' un extrême à l' autre, de la forme
privée d' idées, aux idées privées de forme, Des
Esseintes demeurait non moins circonspect et
non moins froid. Les labyrinthes psychologiques
de Stendhal, les détours analytiques de Duranty
le séduisaient, mais leur langue administrative,
incolore, aride, leur prose en location, tout au
plus bonne pour l' ignoble industrie du théâtre, le
repoussait. Puis les intéressants travaux de leurs
astucieux démontages s' exerçaient, pour tout
dire, sur des cervelles agitées par des passions
qui ne l' émouvaient plus. Il se souciait peu des
affections générales, des associations d' idées
communes, maintenant que la rétention de son esprit
s' exagérait et qu' il n' admettait plus que les
sensations superfines et que les tourmentes
catholiques et sensuelles.
Afin de jouir d' une oeuvre qui joignît, suivant
ses voeux, à un style incisif, une analyse
pénétrante et féline, il lui fallait arriver au
maître de l' induction, à ce profond et étrange
Edgar Poë, pour lequel, depuis le temps qu' il le
relisait, sa dilection n' avait pu déchoir.
Plus que tout autre, celui-là peut-être répondait
par d' intimes affinités aux postulations
méditatives de Des Esseintes.

p253

Si Baudelaire avait déchiffré dans les
hiéroglyphes de l' âme le retour d' âge des sentiments
et des idées, lui avait, dans la voie de la
psychologie morbide, plus particulièrement scruté
le domaine de la volonté.
En littérature, il avait, le premier, sous ce titre
emblématique : " le démon de la perversité " ,
épié ces impulsions irrésistibles que la volonté
subit sans les connaître et que la pathologie
cérébrale explique maintenant d' une façon à
peu près sûre ; le premier aussi, il avait sinon
signalé, du moins divulgué l' influence dépressive
de la peur qui agit sur la volonté, de même que
les anesthésiques qui paralysent la sensibilité et
que le curare qui anéantit les éléments nerveux
moteurs ; c' était sur ce point, sur cette léthargie
de la volonté, qu' il avait fait converger ses
études, analysant les effets de ce poison moral,
indiquant les symptômes de sa marche, les troubles
commençant avec l' anxiété, se continuant par
l' angoisse, éclatant enfin dans la terreur qui
stupéfie les volitions, sans que l' intelligence,
bien qu' ébranlée, fléchisse.
La mort dont tous les dramaturges avaient
tant abusé, il l' avait, en quelque sorte, aiguisée,
rendue autre, en y introduisant un élément
algébrique et surhumain ; mais c' était, à vrai dire,
moins l' agonie réelle du moribond qu' il décrivait,
que l' agonie morale du survivant hanté, devant
le lamentable lit, par les monstrueuses
hallucinations qu' engendrent la douleur et la
fatigue. Avec

p254

une fascination atroce, il s' appesantissait sur les
actes de l' épouvante, sur les craquements de la
volonté, les raisonnait froidement, serrant peu
à peu la gorge du lecteur, suffoqué, pantelant,
devant ces cauchemars mécaniquement agencés
de fièvre chaude.
Convulsées par d' héréditaires névroses, affolées
par des chorées morales, ses créatures ne vivaient
que par les nerfs ; ses femmes, les Morella, les
Ligeia, possédaient une érudition immense,
trempée dans les brumes de la philosophie
allemande et dans les mystères cabalistiques du
vieil orient, et toutes avaient des poitrines
garçonnières et inertes d' anges, toutes étaient,
pour ainsi dire, insexuelles.
Baudelaire et Poë, ces deux esprits qu' on avait
souvent appariés, à cause de leur commune poétique,
de leur inclination partagée pour l' examen
des maladies mentales, différaient radicalement
par les conceptions affectives qui tenaient une si
large place dans leurs oeuvres ; Baudelaire avec
son amour, altéré et inique, dont le cruel dégoût
faisait songer aux représailles d' une inquisition ;
Poë, avec ses amours chastes, aériennes, où les
sens n' existaient pas, où la cervelle solitaire
s' érigeait, sans correspondre à des organes qui,
s' ils existaient, demeuraient à jamais glacés et
vierges.
Cette clinique cérébrale où, vivisectant dans
une atmosphère étouffante, ce chirurgien spirituel
devenait, dès que son attention se lassait, la

p255

proie de son imagination qui faisait poudroir,
comme de délicieux miasmes, des apparitions
somnambulesques et angéliques, était pour des
Esseintes une source d' infatigables conjectures ;
mais maintenant que sa névrose s' était exaspérée,
il y avait des jours où ces lectures le
brisaient, des jours où il restait, les mains
tremblantes, l' oreille au guet, se sentant, ainsi
que le désolant Usher, envahi par une transe
irraisonnée, par une frayeur sourde.
Aussi devait-il se modérer, toucher à peine à
ces redoutables élixirs, de même qu' il ne pouvait
plus visiter impunément son rouge vestibule et
s' enivrer la vue des ténèbres d' Odilon Redon et
des supplices de Jan Luyken.
Et cependant, lorsqu' il était dans ces dispositions
d' esprit, toute littérature lui semblait fade
après ces terribles philtres importés de
l' Amérique. Alors, il s' adressait à Villiers De
L' Isle-Adam, dans l' oeuvre éparse duquel il
notait des observations encore séditieuses, des
vibrations encore spasmodiques, mais qui ne
dardaient plus, à l' exception de sa Claire
Lenoir du moins, une si bouleversante horreur.
Parue, en 1867, dans la revue des lettres et
des arts,
cette Claire Lenoir ouvrait une
série de nouvelles comprises sous le titre
générique d' " histoires moroses " . Sur un fond de
spéculations obscures empruntées au vieil Hégel,
s' agitaient des êtres démantibulés, un docteur
Tribulat Bonhomet, solennel et puéril, une
Claire Lenoir,

p256

farce et sinistre, avec les lunettes bleues, rondes
et grandes comme des pièces de cent sous, qui
couvraient ses yeux à peu près morts.
Cette nouvelle roulait sur un simple adultère et
concluait à un indicible effroi, alors que
Bonhomet, déployant les prunelles de Claire, à
son lit de mort, et les pénétrant avec de
monstrueuses sondes, apercevait distinctement
réfléchi le tableau du mari qui brandissait, au
bout du bras, la tête coupée de l' amant, en
hurlant, tel qu' un canaque, un chant de guerre.
Basé sur cette observation plus ou moins juste
que les yeux de certains animaux, des boeufs, par
exemple, conservent jusqu' à la décomposition, de
même que des plaques photographiques, l' image
des êtres et des choses situés, au moment où ils
expiraient, sous leur dernier regard, ce conte
dérivait évidemment de ceux d' Edgar Poë, dont il
s' appropriait la discussion pointilleuse et
l' épouvante.
Il en était de même de l' " intersigne " qui
avait été plus tard réuni aux contes cruels, un
recueil d' un indiscutable talent, dans lequel se
trouvait " véra " une nouvelle, que Des Esseintes
considérait ainsi qu' un petit chef-d' oeuvre.
Ici, l' hallucination était empreinte d' une
tendresse exquise ; ce n' était plus les ténébreux
mirages de l' auteur américain, c' était une vision
tiède et fluide, presque céleste ; c' était, dans un
genre identique, le contre-pied des Béatrice et des
Ligeia, ces mornes et blancs fantômes engendrés

p257

par l' inexorable cauchemar du noir opium !
Cette nouvelle mettait aussi en jeu les opérations
de la volonté, mais elle ne traitait plus de ses
affaiblissements et de ses défaites, sous l' effet
de la peur ; elle étudiait, au contraire, ses
exaltations, sous l' impulsion d' une conviction
tournée à l' idée fixe ; elle démontrait sa
puissance qui parvenait même à saturer l' atmosphère,
à imposer sa foi aux choses ambiantes.
Un autre livre de Villiers, isis, lui semblait
curieux à d' autres titres. Le fatras philosophique
de Claire Lenoir obstruait également celui-là qui
offrait un incroyable tohu-bohu d' observations
verbeuses et troubles et de souvenirs de vieux
mélodrames, d' oubliettes, de poignards, d' échelles
de corde, de tous ces ponts-neufs romantiques que
Villiers ne devait point rajeunir dans son
" elën " , dans sa " morgane " , des pièces oubliées,
éditées chez un inconnu, le sieur Francisque
Guyon, imprimeur à Saint-Brieuc.
L' héroïne de ce livre, une marquise Tullia
Fabriana, qui était censée s' être assimilé la
science chaldéenne des femmes d' Edgar Poe et les
sagacités diplomatiques de la Sanseverina-taxis de
Stendhal, s' était, en sus, composé l' énigmatique
contenance d' une bradamante mâtinée d' une
Circé antique. Ces mélanges insolubles développaient
une vapeur fuligineuse au travers de
laquelle des influences philosophiques et
littéraires se bousculaient, sans avoir pu
s' ordonner, dans le cerveau de l' auteur, au moment
où il écrivait

p258

les prolégomènes de cette oeuvre qui ne devait
pas comprendre moins de sept volumes.
Mais, dans le tempérament de Villiers, un
autre coin, bien autrement perçant, bien autrement
net, existait, un coin de plaisanterie noire et
de raillerie féroce ; ce n' étaient plus alors les
paradoxales mystifications d' Edgar Poe, c' était
un bafouage d' un comique lugubre, tel qu' en
ragea Swift. Une série de pièces, les
demoiselles de bienfilâtre, l' affichage céleste,
la machine à gloire, le plus beau dîner du
monde,
décelaient un esprit de goguenardise
singulièrement inventif et âcre. Toute l' ordure
des idées utilitaires contemporaines, toute
l' ignominie mercantile du siècle, étaient
glorifiées en des pièces dont la poignante ironie
transportait Des Esseintes.
Dans ce genre de la fumisterie grave et acerbe,
aucun autre livre n' existait en France ; tout au
plus, une nouvelle de Charles Cros, la science
de l' amour,
insérée jadis dans la revue du
monde-nouveau,
pouvait-elle étonner par ses
folies chimiques, son humour pincé, ses
observations froidement bouffonnes, mais le
plaisir n' était plus que relatif, car l' exécution
péchait d' une façon mortelle. Le style ferme,
coloré, souvent original de Villiers, avait
disparu pour faire place à une rillette raclée sur
l' établi littéraire du premier venu.
-mon dieu ! Mon dieu ! Qu' il existe donc peu
de livres qu' on puisse relire, soupira Des
Esseintes, regardant le domestique qui
descendait de l' escabelle

p259

où il était juché et s' effaçait pour lui permettre
d' embrasser d' un coup d' oeil tous les
rayons.
Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait
plus sur la table que deux plaquettes. D' un signe,
il congédia le vieillard et il parcourut quelques
feuilles reliées en peau d' onagre, préalablement
satinée à la presse hydraulique, pommelée
à l' aquarelle de nuées d' argent et nantie
de gardes de vieux lampas, dont les ramages
un peu éteints, avaient cette grâce des choses
fanées que Mallarmé célébra dans un si délicieux
poème.
Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites
d' uniques exemplaires des deux premiers parnasses,
tirés sur parchemin, et précédées de ce
titre : quelques vers de Mallarmé, dessiné par
un surprenant calligraphe, en lettres onciales,
coloriées, relevées, comme celles des vieux
manuscrits, de points d' or.
Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture,
quelques-unes, les fenêtres, l' épilogue,
azur,
le requéraient ; mais une entre autres, un
fragment de l' hérodiade, le subjuguait de même
qu' un sortilège, à certaines heures.
Combien de soirs, sous la lampe éclairant de
ses lueurs baissées la silencieuse chambre, ne
s' était-il point senti effleuré par cette
Hérodiade qui, dans l' oeuvre de Gustave Moreau
maintenant envahie par l' ombre, s' effaçait plus
légère, ne laissant plus entrevoir qu' une confuse

p260

statue, encore blanche, dans un brasier éteint de
pierres !
L' obscurité cachait le sang, endormait les
reflets et les ors, enténébrait les lointains du
temple, noyait les comparses du crime ensevelis
dans leurs couleurs mortes, et, n' épargnant que
les blancheurs de l' aquarelle, sortait la femme
du fourreau de ses joailleries et la rendait plus
nue.
Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la
discernait à ses contours inoubliés et elle
revivait, évoquant sur ses lèvres ces bizarres et
doux vers que Mallarmé lui prête :
" ... ô miroir !
" eau froide par l' ennui dans ton cadre gelée
" que de fois, et pendant les heures, désolée
" des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
" comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
" je m' apparus en toi comme une ombre lointaine !
" mais, horreur ! Des soirs, dans ta sévère
fontaine,
" j' ai de mon rêve épars connu la nudité ! "

ces vers, il les aimait comme il aimait les
oeuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage
universel et dans un temps de lucre, vivait à
l' écart des lettres, abrité de la sottise
environnante par son dédain, se complaisant, loin
du monde, aux surprises de l' intellect, aux
visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées
déjà spécieuses, les greffant de finesses
byzantines, les perpétuant en des déductions
légèrement indiquées que reliait à peine un
imperceptible fil.

p261

Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec
une langue adhésive, solitaire et secrète, pleine
de rétractions de phrases, de tournures elliptiques,
d' audacieux tropes.
Percevant les analogies les plus lointaines, il
désignait souvent d' un terme donnant à la fois,
par un effet de similitude, la forme, le parfum,
la couleur, la qualité, l' éclat, l' objet ou l' être
auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de
différentes épithètes pour en dégager toutes les
faces, toutes les nuances, s' il avait été
simplement indiqué par son nom technique. Il parvenait
ainsi à abolir l' énoncé de la comparaison qui
s' établissait, toute seule, dans l' esprit du
lecteur, par l' analogie, dès qu' il avait pénétré le
symbole, et il se dispensait d' éparpiller l' attention
sur chacune des qualités qu' auraient pu présenter,
un à un, les adjectifs placés à la queue leu-leu,
la concentrait sur un seul mot, sur un tout,
produisant, comme pour un tableau par exemple,
un aspect unique et complet, un ensemble.
Cela devenait une littérature condensée, un
coulis essentiel, un sublimé d' art ; cette tactique
d' abord employée d' une façon restreinte, dans ses
premières oeuvres, Mallarmé l' avait hardiment
arborée dans une pièce sur Théophile Gautier
et dans l' après-midi du faune, une églogue,
où les subtilités des joies sensuelles se
déroulaient en des vers mystérieux et câlins que
trouaient tout à coup ce cri fauve et délirant du
faune :

p262

" alors m' éveillerai-je à la ferveur première,
" droit et seul sous un flot antique de lumière,
" lys ! Et l' un de vous tous pour l' ingénuité. "

ce vers qui avec le monosyllabe lys ! En rejet,
évoquait l' image de quelque chose de rigide,
d' élancé, de blanc, sur le sens duquel appuyait
encore le substantif ingénuité mis à la rime,
exprimait allégoriquement, en un seul terme, la
passion, l' effervescence, l' état momentané du
faune vierge, affolé de rut par la vue des
nymphes.
Dans cet extraordinaire poème, des surprises
d' images nouvelles et invues surgissaient, à tout
bout de vers, alors que le poète décrivait les
élans, les regrets du chèvre-pied contemplant sur le
bord du marécage les touffes des roseaux gardant
encore, en un moule éphémère, la forme creuse
des naïades qui l' avaient empli.
Puis, Des Esseintes éprouvait aussi de captieuses
délices à palper cette minuscule plaquette, dont
la couverture en feutre du Japon, aussi blanche
qu' un lait caillé, était fermée par deux cordons
de soie, l' un rose de Chine, et l' autre noir.
Dissimulée derrière la couverture, la tresse
noire rejoignait la tresse rose qui mettait comme
un souffle de veloutine, comme un soupçon de
fard japonais moderne, comme un adjuvant
libertin, sur l' antique blancheur, sur la candide
carnation du livre, et elle l' enlaçait, nouant en
une légère rosette, sa couleur sombre à la couleur
claire, insinuant un discret avertissement

p263

de ce regret, une vague menace de cette tristesse
qui succèdent aux transports éteints et aux
surexcitations apaisées des sens.
Des Esseintes reposa sur la table l' après-midi
du faune,
et il feuilleta une autre plaquette
qu' il avait fait imprimer, à son usage, une
anthologie du poème en prose, une petite chapelle,
placée sous l' invocation de Baudelaire, et
ouverte sur le parvis de ses poèmes.
Cette anthologie comprenait un selectae du
Gaspard de la nuit de ce fantasque Aloysius
Bertrand qui a transféré les procédés du
Léonard dans la prose et peint, avec ses oxydes
métalliques, des petits tableaux dont les vives
couleurs chatoient, ainsi que celles des émaux
lucides. Des Esseintes y avait joint le vox
populi,
de Villiers, une pièce superbement
frappée dans un style d' or, à l' effigie de
Leconte De Lisle et de Flaubert, et quelques
extraits de ce délicat livre de jade dont
l' exotique parfum de ginseng et de thé se mêle à
l' odorante fraîcheur de l' eau qui babille sous un
clair de lune, tout le long du livre.
Mais, dans ce recueil, avaient été colligés
certains poèmes sauvés de revues mortes : le
démon de l' analogie, la pipe, le pauvre enfant
pâle, le spectacle interrompu, le phénomène
futur,
et surtout plaintes d' automne et
frisson d' hiver,
qui étaient les chefs-d' oeuvre
de Mallarmé et comptaient également parmi les
chefs-d' oeuvre du poème en prose, car ils
unissaient une langue

p264

si magnifiquement ordonnée qu' elle berçait, par
elle-même, ainsi qu' une mélancolique incantation,
qu' une enivrante mélodie, à des pensées
d' une suggestion irrésistible, à des pulsations
d' âme de sensitif dont les nerfs en émoi vibrent
avec une acuïté qui vous pénètre jusqu' au
ravissement, jusqu' à la douleur.
De toutes les formes de la littérature, celle du
poème en prose était la forme préférée de Des
Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle
devait, suivant lui, renfermer, dans son petit
volume, à l' état d' of meat, la puissance du roman
dont elle supprimait les longueurs analytiques et
les superfétations descriptives. Bien souvent, Des
Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème,
écrire un roman concentré en quelques
phrases qui contiendraient le suc cohobé des
centaines de pages toujours employées à établir
le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à
l' appui les observations et les menus faits. Alors
les mots choisis seraient tellement impermutables
qu' ils suppléeraient à tous les autres ;
l' adjectif posé d' une si ingénieuse et d' une si
définitive façon qu' il ne pourrait être
légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de
telles perspectives que le lecteur pourrait rêver,
pendant des semaines entières, sur son sens, tout à
la fois précis et multiple, constaterait le présent,
reconstruirait le passé, devinerait l' avenir d' âmes
des personnages, révélés par les lueurs de cette
épithète unique.

p265

Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une
page ou deux, deviendrait une communion de
pensée entre un magique écrivain et un idéal
lecteur, une collaboration spirituelle consentie
entre dix personnes supérieures éparses dans
l' univers, une délectation offerte aux délicats,
accessible à eux seuls.
En un mot, le poème en prose représentait,
pour Des Esseintes, le suc concret, l' osmazome de
la littérature, l' huile essentielle de l' art.
Cette succulence développée et réduite en
une goutte, elle existait déjà chez Baudelaire, et
aussi dans ces poèmes de Mallarmé qu' il
humait avec une si profonde joie.
Quand il eut fermé son anthologie, Des
Esseintes se dit que sa bibliothèque arrêtée sur ce
dernier livre, ne s' augmenterait probablement
jamais plus.
En effet, la décadence d' une littérature,
irréparablement atteinte dans son organisme,
affaiblie par l' âge des idées, épuisée par les excès
de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités
qui enfièvrent les malades et cependant pressée
de tout exprimer à son déclin, acharnée à vouloir
réparer toutes les omissions de jouissance, à
léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à son
lit de mort, s' était incarnée en Mallarmé, de la
façon la plus consommée et la plus exquise.
C' étaient, poussées jusqu' à leur dernière
expression, les quintessences de Baudelaire et de
Poe ; c' étaient leurs fines et puissantes substances

p266

encore distillées et dégageant de nouveaux fumets,
de nouvelles ivresses.
C' était l' agonie de la vieille langue qui, après
s' être persillée de siècle en siècle, finissait par
se dissoudre, par atteindre ce deliquium de la
langue latine qui expira dans les mystérieux
concepts et les énigmatiques expressions de
saint Boniface et de saint Adhelme.
Au demeurant, la décomposition de la langue
française s' était faite d' un coup. Dans la langue
latine, une longue transition, un écart de quatre
cents ans existait entre le verbe tacheté et
superbe de Claudien et de Rutilius, et le verbe
faisandé du viiie siècle. Dans la langue française
aucun laps de temps, aucune succession d' âges
n' avait eu lieu ; le style tacheté et superbe des
De Goncourt et le style faisandé de Verlaine et
de Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en
même temps, à la même époque, au même
siècle.
Et Des Esseintes sourit, regardant l' un des
in-folios ouverts sur son pupitre de chapelle,
pensant que le moment viendrait où un érudit
préparerait pour la décadence de la langue
française, un glossaire pareil à celui dans lequel
le savant Du Cange a noté les dernières balbuties,
les derniers spasmes, les derniers éclats, de la
langue latine râlant de vieillesse au fond des
cloîtres.

p267

Xv
allumé comme un feu de paille, son enthousiasme
pour le sustenteur tomba de même.
D' abord engourdie, la dyspepsie nerveuse se réveilla
-puis, cette échauffante essence de nourriture
détermina une telle irritation dans ses entrailles
que Des Esseintes dut, au plus tôt, en cesser
l' usage.
La maladie reprit sa marche ; des phénomènes
inconnus l' escortèrent. Après les cauchemars, les
hallucinations de l' odorat, les troubles de la vue,
la toux rèche, réglée de même qu' une horloge,
les bruits des artères et du coeur et les suées
froides, surgirent les illusions de l' ouïe, ces
altérations qui ne se produisent que dans la
dernière période du mal.
Rongé par une ardente fièvre, Des Esseintes
entendit subitement des murmures d' eau, des
vols de guêpes, puis ces bruits se fondirent en
un seul qui ressemblait au ronflement d' un tour ;
ce ronflement s' éclaircit, s' atténua et peu à peu se
décida en un son argentin de cloche.
Alors, il sentit son cerveau délirant emporté

p268

dans des ondes musicales, roulé dans les tourbillons
mystiques de son enfance. Les chants
appris chez les jésuites reparurent, établissant
par eux-mêmes, le pensionnat, la chapelle, où
ils avaient retenti, répercutant leurs hallucinations
aux organes olfactifs et visuels, les
voilant de fumée d' encens et de ténèbres irradiées
par des lueurs de vitraux, sous de hauts
cintres.
Chez les pères, les cérémonies religieuses se
pratiquaient en grande pompe ; un excellent
organiste et une remarquable maîtrise faisaient
de ces exercices spirituels un délice artistique
profitable au culte. L' organiste était amoureux
des vieux maîtres et, aux jours fériés, il
célébrait des messes de Palestrina et d' Orlando
Lasso, des psaumes de Marcello, des oratorios de
Haendel, des motets de Sébastien Bach,
exécutait de préférence aux molles et faciles
compilations du père Lambillotte si en faveur
auprès des prêtres, des " laudi spirituali " du
xvie siècle dont la sacerdotale beauté avait
mainte fois capté Des Esseintes.
Mais il avait surtout éprouvé d' ineffables
allégresses à écouter le plain-chant que
l' organiste avait maintenu en dépit des idées
nouvelles.
Cette forme maintenant considérée comme
une forme caduque et gothique de la liturgie
chrétienne, comme une curiosité archéologique,
comme une relique des anciens temps, c' était

p269

le verbe de l' antique église, l' âme du moyen
âge ; c' était la prière éternelle chantée, modulée
suivant les élans de l' âme, l' hymne permanente
élancée depuis des siècles vers le très-haut.
Cette mélodie traditionnelle était la seule qui,
avec son puissant unisson, ses harmonies
solennelles et massives, ainsi que des pierres de
taille, put s' accoupler avec les vieilles
basiliques et emplir les voûtes romanes dont elle
semblait l' émanation et la voix même.
Combien de fois Des Esseintes n' avait-il pas
été saisi et courbé par un irrésistible souffle,
alors que le " Christus factus est " du chant
grégorien s' élevait dans la nef dont les piliers
tremblaient parmi les mobiles nuées des encensoirs,
ou que le faux-bourdon du " de profundis "
gémissait, lugubre de même qu' un sanglot
contenu, poignant ainsi qu' un appel désespéré
de l' humanité pleurant sa destinée mortelle,
implorant la miséricorde attendrie de son
sauveur !
En comparaison de ce chant magnifique, créé
par le génie de l' église, impersonnel, anonyme
comme l' orgue même dont l' inventeur est
inconnu, toute musique religieuse lui paraissait
profane. Au fond, dans toutes les oeuvres de
Jomelli et de Porpora, de Carissimi et de
Durante, dans les conceptions les plus admirables
de Haendel et de Bach, il n' y avait pas la
renonciation d' un succès public, le sacrifice
d' un effet d' art, l' abdication d' un orgueil humain

p270

s' écoutant prier ; tout au plus, avec les
imposantes messes de Lesueur célébrées à
saint-Roch, le style religieux s' affirmait-il,
grave et auguste, se rapprochant au point de vue
de l' âpre nudité, de l' austère majesté du vieux
plain-chant.
Depuis lors, absolument révolté par ces prétextes
à stabat, imaginés par les Pergolèse et les
Rossini, par toute cette intrusion de l' art
mondain dans l' art liturgique, Des Esseintes
s' était tenu à l' écart de ces oeuvres équivoques
que tolère l' indulgente église.
D' ailleurs, cette faiblesse consentie par désir de
recettes et sous une fallacieuse apparence
d' attrait pour les fidèles, avait aussitôt abouti
à des chants empruntés à des opéras italiens, à
d' abjectes cavatines, à d' indécents quadrilles,
enlevés à grand orchestre dans les églises
elles-mêmes converties en boudoirs, livrées aux
histrions des théâtres qui bramaient dans les
combles, alors qu' en bas les femmes combattaient
à coups de toilettes et se pâmaient aux cris des
cabots dont les impures voix souillaient les sons
sacrés de l' orgue !
Depuis des années, il s' était obstinément refusé
à prendre part à ces pieuses régalades, restant
sur ses souvenirs d' enfance, regrettant même
d' avoir entendu quelques te deum, inventés
par de grands maîtres, car il se rappelait cet
admirable te deum du plain-chant, cette hymne
si simple, si grandiose, composée par un saint

p271

quelconque, un saint Ambroise ou un saint Hilaire,
qui, à défaut des ressources compliquées d' un
orchestre, à défaut de la mécanique musicale de
la science moderne, révélait une ardente foi,
une délirante jubilation, échappées, de l' âme de
l' humanité tout entière, en des accents pénétrés,
convaincus, presque célestes !
D' ailleurs, les idées de Des Esseintes sur la
musique étaient en flagrante contradiction avec
les théories qu' il professait sur les autres arts.
En fait de musique religieuse, il n' approuvait
réellement que la musique monastique du moyen âge,
cette musique émaciée qui agissait instinctivement
sur ses nerfs, de même que certaines pages de la
vieille latinité chrétienne ; puis, il l' avouait
lui-même, il était incapable de comprendre les
ruses que les maîtres contemporains pouvaient
avoir introduites dans l' art catholique ; d' abord,
il n' avait pas étudié la musique avec cette
passion qui l' avait porté vers la peinture et vers
les lettres. Il jouait, ainsi que le premier venu,
du piano, était, après de longs ânonnements, à peu
près apte à mal déchiffrer une partition, mais il
ignorait l' harmonie, la technique nécessaire pour
saisir réellement une nuance, pour apprécier une
finesse, pour savourer, en toute connaissance de
cause, un raffinement.
D' autre part, la musique profane est un art de
promiscuité lorsqu' on ne peut la lire chez soi,
seul, ainsi qu' on lit un livre ; afin de la
déguster, il eût fallu se mêler à cet invariable
public qui regorge

p272

dans les théâtres et qui assiège ce cirque
d' hiver où, sous un soleil frisant, dans une
atmosphère de lavoir, l' on aperçoit un homme à
tournure de charpentier, qui bat en l' air une
rémolade et massacre des épisodes dessoudés de
Wagner, à l' immense joie d' une inconsciente foule !
Il n' avait pas eu le courage de se plonger dans
ce bain de multitude, pour aller écouter du
Berlioz dont quelques fragments l' avaient pourtant
subjugué par leurs exaltations passionnées et
leurs bondissantes fougues, et il savait
pertinemment aussi qu' il n' était pas une scène,
pas même une phrase d' un opéra du prodigieux
Wagner qui pût être impunément détachée de son
ensemble.
Les morceaux, découpés et servis sur le plat
d' un concert, perdaient toute signification,
demeuraient privés de sens, attendu que,
semblables à des chapitres qui se complètent les
uns les autres et concourent tous à la même
conclusion, au même but, ses mélodies lui servaient
à dessiner le caractère de ses personnages, à
incarner leurs pensées, à exprimer leurs mobiles,
visibles ou secrets, et que leurs ingénieux et
persistants retours n' étaient compréhensibles
que pour les auditeurs qui suivaient le sujet
depuis son exposition et voyaient peu à peu les
personnages se préciser et grandir dans un milieu
d' où l' on ne pouvait les enlever sans les voir
dépérir, tels que des rameaux séparés d' un arbre.
Aussi Des Esseintes pensait-il que, parmi cette
tourbe de mélomanes qui s' extasiait, le dimanche,

p273

sur les banquettes, vingt à peine connaissaient
la partition qu' on massacrait, quand les ouvreuses
consentaient à se taire pour permettre d' écouter
l' orchestre.
étant donné également que l' intelligent patriotisme
empêchait un théâtre français de représenter
un opéra de Wagner, il n' y avait pour les curieux
qui ignorent les arcanes de la musique et ne
peuvent ou ne veulent se rendre à Bayreuth,
qu' à rester chez soi, et c' est le raisonnable parti
qu' il avait su prendre.
D' un autre côté, la musique plus publique,
plus facile et les morceaux indépendants des vieux
opéras ne le retenaient guère ; les bas fredons
d' Auber et de Boïeldieu, d' Adam et de Flotow et
les lieux communs de rhétorique professés par les
Ambroise Thomas et les Bazin lui répugnaient
au même titre que les minauderies surannées
et que les grâces populacières des italiens. Il
s' était donc résolument écarté de l' art musical,
et, depuis des années que durait son abstention,
il ne se rappelait avec plaisir que certaines
séances de musique de chambre où il avait entendu du
Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert
qui avaient trituré ses nerfs à la façon des
plus intimes et des plus tourmentés poèmes
d' Edgar Poe.
Certaines parties pour violoncelle de Schumann
l' avaient positivement laissé haletant et
étranglé par l' étouffante boule de l' hystérie ;
mais c' étaient surtout des lieders de Schubert qui

p274

l' avaient soulevé, jeté hors de lui, puis prostré
de même qu' après une déperdition de fluide nerveux,
après une ribote mystique d' âme.
Cette musique lui entrait, en frissonnant,
jusqu' aux os et refoulait un infini de souffrances
oubliées, de vieux spleen, dans le coeur étonné
de contenir tant de misères confuses et de
douleurs vagues. Cette musique de désolation, criant
du plus profond de l' être, le terrifiait en le
charmant. Jamais, sans que de nerveuses larmes lui
montassent aux yeux, il n' avait pu se répéter
" les plaintes de la jeune fille " , car il y avait
dans ce lamento, quelque chose de plus que de
navré, quelque chose d' arraché qui lui fouillait les
entrailles, quelque chose comme une fin d' amour
dans un paysage triste.
Et toujours lorsqu' elles lui revenaient aux
lèvres, ces exquises et funèbres plaintes
évoquaient pour lui un site de banlieue, un site
avare, muet, où, sans bruit, au loin, des files de
gens, harassés par la vie, se perdaient, courbés en
deux, dans le crépuscule, alors qu' abreuvé
d' amertumes, gorgé de dégoût, il se sentait, dans
la nature éplorée, seul, tout seul, terrassé par
une indicible mélancolie, par une opiniâtre
détresse, dont la mystérieuse intensité excluait
toute consolation, toute pitié, tout repos. Pareil
à un glas de mort, ce chant désespéré le hantait,
maintenant qu' il était couché, anéanti par la
fièvre et agité par une anxiété d' autant plus
inapaisable qu' il n' en discernait plus la cause. Il
finissait par s' abandonner

p275

donner à la dérive, culbuté par le torrent
d' angoisses que versait cette musique tout d' un
coup endiguée, pour une minute, par le chant des
psaumes qui s' élevait, sur un ton lent et bas, dans
sa tête dont les tempes meurtries lui semblaient
frappées par des battants de cloches.
Un matin, pourtant, ces bruits se calmèrent ; il
se posséda mieux et demanda au domestique de
lui présenter une glace ; elle lui glissa aussitôt
des mains ; il se reconnaissait à peine ; la figure
était couleur de terre, les lèvres boursouflées et
sèches, la langue ridée, la peau rugueuse ; ses
cheveux et sa barbe que le domestique n' avait plus
taillés depuis la maladie, ajoutaient encore à
l' horreur de la face creuse, des yeux agrandis et
liquoreux qui brûlaient d' un éclat fébrile dans
cette tête de squelette, hérissée de poils. Plus
que sa faiblesse, que ses vomissements incoercibles
qui rejetaient tout essai de nourriture, plus que ce
marasme où il plongeait, ce changement de
visage l' effraya. Il se crut perdu ; puis, dans
l' accablement qui l' écrasa, une énergie d' homme
acculé le mit sur son séant, lui donna la force
d' écrire une lettre à son médecin de Paris et de
commander au domestique de partir à l' instant à
sa recherche et de le ramener, coûte que coûte,
le jour même.
Subitement, il passa de l' abandon le plus complet
au plus fortifiant espoir ; ce médecin était
un spécialiste célèbre, un docteur renommé pour
ses cures des maladies nerveuses : " il doit avoir

p276

guéri des cas plus têtus et plus périlleux que
les miens, se disait Des Esseintes ; à coup sûr,
je serai sur pied, dans quelques jours " ; puis, à
cette confiance, un désenchantement absolu
succédait ; si savants, si intuitifs qu' ils
puissent être, les médecins ne connaissent rien aux
névroses, dont ils ignorent jusqu' aux origines. De
même que les autres, celui-là lui prescrirait
l' éternel oxyde de zinc et la quinine, le bromure
de potassium et la valériane ; qui sait,
continuait-il, se raccrochant aux dernières
branches, si ces remèdes m' ont été jusqu' alors
infidèles, c' est sans doute parce que je n' ai
pas su les utiliser à de justes doses.
Malgré tout, cette attente d' un soulagement
le ravitaillait, mais il eut une appréhension
nouvelle : pourvu que le médecin soit à Paris et
qu' il veuille se déranger, et aussitôt la peur
que son domestique ne l' eût pas rencontré, l' atterra.
Il recommençait à défaillir, sautant, d' une seconde
à l' autre, de l' espoir le plus insensé aux
transes les plus folles, s' exagérant et ses chances
de soudaine guérison et ses craintes de prompt
danger ; les heures s' écoulèrent et le moment vint
où, désespéré, à bout de force, convaincu que
décidément le médecin n' arriverait pas, il se
répéta rageusement que, s' il avait été secouru à
temps, il eût été certainement sauvé ; puis sa
colère contre le domestique, contre le médecin
qu' il accusait de le laisser mourir, s' évanouit, et
enfin il s' irrita contre lui-même, se reprochant
d' avoir attendu aussi longtemps pour requérir un
aide, se persuadant

p277

qu' il serait actuellement guéri s' il avait,
depuis la veille seulement, réclamé des médicaments
vigoureux et des soins utiles.
Peu à peu, ces alternatives d' alarmes et
d' espérances qui cahotaient dans sa tête vide
s' apaisèrent ; ces chocs achevèrent de le briser ;
il tomba dans un sommeil de lassitude traversé par
des rêves incohérents, dans une sorte de syncope
entrecoupée par des réveils sans connaissance ;
il avait tellement fini par perdre la notion de ses
désirs et de ses peurs qu' il demeura ahuri,
n' éprouvant aucun étonnement, aucune joie, alors
que tout à coup le médecin entra.
Le domestique l' avait sans doute mis au courant
de l' existence menée par Des Esseintes et des
divers symptômes qu' il avait pu lui-même observer
depuis le jour où il avait ramassé son maître,
assommé par la violence des parfums, près de la
fenêtre, car il questionna peu le malade dont il
connaissait d' ailleurs et depuis de longues années
les antécédents ; mais il l' examina, l' ausculta et
observa avec attention les urines où certaines
traînées blanches lui révélèrent l' une des causes
les plus déterminantes de sa névrose. Il écrivit une
ordonnance et, dans dire mot, partit, annonçant
son prochain retour.
Cette visite réconforta Des Esseintes qui s' effara
pourtant de ce silence et adjura le domestique
de ne pas lui cacher plus longtemps la vérité.
Celui-ci lui affirma que le docteur ne manifestait
aucune inquiétude et, si défiant qu' il fût, Des

p278

Esseintes ne put saisir un signe quelconque qui
décelât l' hésitation d' un mensonge sur le
tranquille visage du vieil homme.
Alors ses pensées se déridèrent ; d' ailleurs ses
souffrances s' étaient tues et la faiblesse qu' il
ressentait par tous les membres s' entait d' une
certaine douceur, d' un certain dorlotement
tout à la fois indécis et lent ; il fut enfin
stupéfié et satisfait de ne pas être encombré de
drogues et de fioles, et un pâle sourire remua les
lèvres quand le domestique apporta un lavement
nourrissant à la peptone et le prévint qu' il
répéterait cet exercice trois fois dans les
vingt-quatre heures.
L' opération réussit et Des Esseintes ne put
s' empêcher de s' adresser de tacites félicitations
à propos de cet évènement qui couronnait, en
quelque sorte, l' existence qu' il s' était créée ;
son penchant vers l' artificiel avait maintenant,
et sans même qu' il l' eût voulu, atteint
l' exaucement suprême ; on n' irait pas plus loin ;
la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr,
la dernière déviation qu' on pût commettre.
Ce serait délicieux, se disait-il, si l' on pouvait,
une fois en pleine santé, continuer ce simple
régime. Quelle économie de temps, quelle radicale
délivrance de l' aversion qu' inspire aux gens sans
appétit, la viande ! Quel définitif débarras de la
lassitude qui découle toujours du choix forcément
restreint des mets ! Quelle énergique protestation
contre le bas péché de la gourmandise ! Enfin
quelle décisive insulte jetée à la face de cette

p279

vieille nature dont les uniformes exigences seraient
pour jamais éteintes !
Et il poursuivait, se parlant à mi-voix : il serait
facile de s' aiguiser la faim, en s' ingurgitant un
sévère apéritif, puis lorsqu' on pourrait
logiquement se dire : " quelle heure se fait-il
donc ? Il me semble qu' il serait temps de se mettre
à table, j' ai l' estomac dans les talons, " on
dresserait le couvert, en déposant le magistral
instrument sur la nappe et alors, le temps de
réciter le bénédicité, et l' on aurait supprimé
l' ennuyeuse et vulgaire corvée du repas.
Quelques jours après, le domestique présenta
un lavement dont la couleur et dont l' odeur
différaient absolument de celles de la peptone.
-mais ce n' est plus le même ! S' écria Des
Esseintes qui regarda très ému le liquide versé
dans l' appareil. Il demanda, comme dans un
restaurant, la carte, et, dépliant l' ordonnance
du médecin, il lut :
huile de foie de morue... 20 grammes
thé de boeuf... 200 grammes
vin de Bourgogne... 200 grammes
jaune d' oeuf... n 1.

il resta rêveur. Lui qui n' avait pu, en raison
du délabrement de son estomac, s' intéresser
sérieusement à l' art de la cuisine, il se surprit
tout à coup à méditer sur des combinaisons de
faux gourmet ; puis, une idée biscornue lui
traversa la cervelle. Peut-être le médecin
avait-il cru que l' étrange palais de son client
était déjà fatigué par

p280

le goût de la peptone ; peut-être avait-il voulu,
pareil à un chef habile, varier la saveur des
aliments, empêcher que la monotonie des plats
n' amenât une complète inappétence. Une fois lancé
dans ces réflexions, Des Esseintes rédigea des
recettes inédites, préparant des dîners maigres,
pour le vendredi, forçant la dose d' huile de foie
de morue et de vin et rayant le thé de boeuf ainsi
qu' un manger gras, expressément interdit par
l' église ; mais il n' eut bientôt plus à délibérer
de ces boissons nourrissantes, car le médecin
parvenait, peu à peu à dompter les vomissements et
à lui faire avaler, par les voies ordinaires, un
sirop de punch à la poudre de viande dont le
vague arome de cacao plaisait à sa réelle bouche.
Des semaines s' écoulèrent, et l' estomac se décida
à fonctionner ; à certains instants, des nausées
revenaient encore, que la bière de gingembre et
la potion antiémétique de Rivière arrivaient
pourtant à réduire.
Enfin, peu à peu, les organes se restaurèrent ;
aidées par les pepsines, les véritables viandes
furent digérées ; les forces se rétablirent et Des
Esseintes put se tenir debout dans sa chambre et
s' essayer à marcher, en s' appuyant sur une canne
et en se soutenant aux coins des meubles ; au lieu
de se réjouir de ce succès, il oublia ses
souffrances défuntes, s' irrita de la longueur de la
convalescence, et reprocha au médecin de le traîner
ainsi à petits pas. Des essais infructueux
ralentirent, il est vrai, la cure ; pas mieux
que le quinquina, le fer, même

p281

mitigé par le laudanum, n' était accepté et l' on
dut les remplacer par les arséniates, après quinze
jours perdus en d' inutiles efforts, comme le
constatait impatiemment Des Esseintes.
Enfin, le moment échut où il put demeurer
levé pendant des après-midi entières et se
promener, sans aide, parmi ses pièces. Alors son
cabinet de travail l' agaça ; des défauts auxquels
l' habitude l' avait accoutumé lui sautèrent aux
yeux, dès qu' il y revint après une longue absence.
Les couleurs choisies pour être vues aux
lumières des lampes lui parurent se désaccorder
aux lueurs du jour ; il pensa à les changer et
combina pendant des heures de factieuses harmonies
de teintes, d' hybrides accouplements
d' étoffes et de cuirs.
-décidément, je m' achemine vers la santé, se
dit-il, relatant le retour de ses anciennes
préoccupations, de ses vieux attraits.
Un matin, tandis qu' il contemplait ses murs
orange et bleu, songeant à d' idéales tentures
fabriquées avec des étoles de l' église grecque,
rêvant à des dalmatiques russes d' orfroi, à des
chapes en brocart, ramagées de lettres slavones
figurées par des pierres de l' Oural et des rangs
de perles, le médecin entra et, observant les
regards de son malade, l' interrogea.
Des Esseintes lui fit part de ses irréalisables
souhaits, et il commençait à manigancer de
nouvelles investigations de couleurs, à parler des
concubinages et des ruptures de tons qu' il
ménagerait,

p282

quand le médecin lui asséna, une douche
glacée sur la tête, en lui affirmant, d' une façon
péremptoire, que ce ne serait pas, en tout cas,
dans ce logis qu' il mettrait à exécution ses
projets.
Et, sans lui laisser le temps de respirer, il
déclara qu' il était allé au plus pressé en
rétablissant les fonctions digestives et qu' il
fallait maintenant attaquer la névrose qui n' était
nullement guérie et nécessiterait des années de
régime et de soins. Il ajouta enfin qu' avant de
tenter tout remède, avant de commencer tout
traitement hydrothérapique, impossible d' ailleurs
à suivre à Fontenay, il fallait quitter cette
solitude, revenir à Paris, rentrer dans la vie
commune, tâcher enfin de se distraire comme les
autres.
-mais, ça ne me distrait pas, moi, les plaisirs
des autres, s' écria Des Esseintes indigné !
Sans discuter cette opinion, le médecin assura
simplement que ce changement radical d' existence
qu' il exigeait était, à ses yeux, une question
de vie ou de mort, une question de santé ou de
folie compliquée à brève échéance de tubercules.
-alors c' est la mort ou l' envoi au bagne !
S' exclama Des Esseintes exaspéré.
Le médecin, qui était imbu de tous les préjugés
d' un homme du monde, sourit et gagna la
porte sans lui répondre.

p283

Xvi
Des Esseintes s' enferma dans sa chambre à coucher,
se bouchant les oreilles aux coups de marteaux
qui clouaient les caisses d' emballage apprêtées
par les domestiques ; chaque coup lui
frappait le coeur, lui enfonçait une souffrance
vive, en pleine chair. L' arrêt rendu par le médecin
s' accomplissait ; la crainte de subir, une fois de
plus, les douleurs qu' il avait supportées, la peur
d' une atroce agonie avaient agi plus puissamment
sur Des Esseintes que la haine de la détestable
existence à laquelle la juridiction médicale
le condamnait.
Et pourtant, se disait-il, il y a des gens qui
vivent solitaires, sans parler à personne, qui
s' absorbent à l' écart du monde, tels que les
réclusionnaires et les trappistes, et rien ne
prouve que ces malheureux et que ces sages
deviennent des déments ou des phthisiques. Ces
exemples, il les avait cités au docteur sans
résultat ; celui-ci avait répété d' un ton sec et
qui n' admettait plus aucune réplique, que son
verdict, d' ailleurs confirmé par l' avis de tous les
nosographes

p284

de la névrose, était que la distraction, que
l' amusement, que la joie, pouvaient seuls influer
sur cette maladie dont tout le côté spirituel
échappait à la force chimique des remèdes ; et,
impatienté par les récriminations de son malade,
il avait, une dernière fois, déclaré qu' il se
refusait à lui continuer ses soins s' il ne
consentait pas à changer d' air, à
vivre dans de nouvelles conditions d' hygiène.
Des Esseintes s' était aussitôt rendu à Paris,
avait consulté d' autres spécialistes, leur avait
impartialement soumis son cas, et, tous ayant, sans
hésiter, approuvé les prescriptions de leur
confrère, il avait loué un appartement encore
inoccupé dans une maison neuve, était revenu à
Fontenay et, blanc de rage, avait donné des ordres
pour que le domestique préparât les malles.
Enfoui dans son fauteuil, il ruminait maintenant
sur cette expresse observance qui bouleversait
ses plans, rompait les attaches de sa vie présente,
enterrait ses projets futurs. Ainsi, sa béatitude
était finie ! Ce havre qui l' abritait, il fallait
l' abandonner, rentrer en plein dans cette
intempérie de bêtise qui l' avait autrefois battu !
Les médecins parlaient d' amusement, de distraction ;
et avec qui, et, avec quoi, voulaient-ils donc
qu' il s' égayât et qu' il se plût ?
Est-ce qu' il ne s' était pas mis lui-même au
ban de la société ? Est-ce qu' il connaissait un
homme dont l' existence essayerait, telle que la
sienne, de se reléguer dans la contemplation, de
se détenir dans le rêve ? Est-ce qu' il connaissait

p285

un homme capable d' apprécier la délicatesse d' une
phrase, le subtil d' une peinture, la quintessence
d' une idée, un homme dont l' âme fût assez
chantournée, pour comprendre Mallarmé et aimer
Verlaine ?
Où, quand, dans quel monde devait-il sonder
pour découvrir un esprit jumeau, un esprit
détaché des lieux communs, bénissant le silence
comme un bienfait, l' ingratitude comme un
soulagement, la défiance comme un garage, comme
un port ?
Dans le monde où il avait vécu, avant son départ
pour Fontenay ? -mais la plupart des hobereaux
qu' il avait fréquentés, avaient dû, depuis
cette époque, se déprimer davantage dans les
salons, s' abêtir devant les tables de jeux,
s' achever dans les lèvres des filles ; la plupart
même devaient s' être mariés ; après avoir eu,
leur vie durant, les restants des voyous, c' était
leurs femmes qui possédaient maintenant les
restes des voyoutes, car, maître des prémices, le
peuple était le seul qui n' eût pas du rebut !
Quel joli chassé-croisé, quel bel échange que
cette coutume adoptée par une société pourtant
bégueule ! Se disait Des Esseintes.
Puis, la noblesse décomposée était morte ;
l' aristocratie avait versé dans l' imbécillité ou
dans l' ordure ! Elle s' éteignait dans le gâtisme de
ses descendants dont les facultés baissaient à
chaque génération et aboutissaient à des instincts
de gorilles fermentés dans des crânes de
palefremiers

p286

et de jockeys, ou bien encore, ainsi que les
Choiseul-Praslin, les Polignac, les Chevreuse,
elle roulait dans la boue de procès qui la
rendaient égale en turpitude aux autres classes.
Les hôtels mêmes, les écussons séculaires, la
tenue héraldique, le maintien pompeux de cette
antique caste avaient disparu. Les terres ne
rapportant plus, elles avaient été avec les
châteaux mises à l' encan, car l' or manquait pour
acheter les maléfices vénériens aux descendants
hébétés des vieilles races !
Les moins scrupuleux, les moins obtus, jetaient
toute vergogne à bas ; ils trempaient dans des
gabegies, vannaient la bourbe des affaires,
comparaissaient, ainsi que de vulgaires filous, en
cour d' assises, et ils servaient à rehausser un
peu la justice humaine qui, ne pouvant se dispenser
toujours d' être partiale, finissait par les nommer
bibliothécaires dans les maisons de force.
Cette âpreté de gain, ce prurit de lucre, s' étaient
aussi répercutés dans cette autre classe qui s' était
constamment étayée sur la noblesse, dans le clergé.
Maintenant on apercevait, aux quatrièmes pages
des journaux, des annonces de cors aux pieds
guéris par un prêtre. Les monastères s' étaient
métamorphosés en des usines d' apothicaires et de
liquoristes. Ils vendaient des recettes ou
fabriquaient eux-mêmes : l' ordre de cîteaux, du
chocolat, de la trappistine, de la semouline et de
l' alcoolature d' arnica ; les ff maristes du
biphosphate de chaux médicinal et de l' eau
d' arquebuse ; les

p287

jacobins de l' elixir antiapoplectique ; les
disciples de saint Benoît, de la bénédictine ;
les religieux de saint Bruno, de la chartreuse.
Le négoce avait envahi les cloîtres où, en guise
d' antiphonaires, les grands livres de commerce
posaient sur des lutrins. De même qu' une lèpre,
l' avidité du siècle ravageait l' église, courbait
des moines sur des inventaires et des factures,
transformait les supérieurs en des confiseurs et
des médicastres, les frères lais et les convers,
en de vulgaires emballeurs et de bas potards.
Et cependant, malgré tout, il n' y avait encore
que les ecclésiastiques parmi lesquels Des
Esseintes pouvait espérer des relations appariées
jusqu' à un certain point avec ses goûts ; dans
la société de chanoines généralement doctes et
bien élevés, il aurait pu passer quelques soirées
affables et douillettes ; mais encore eût-il fallu
qu' il partageât leurs croyances, qu' il ne flottât
point entre des idées sceptiques et des élans
de conviction qui remontaient de temps à autre,
sur l' eau, soutenus par les souvenirs de son
enfance.
Il eût fallu avoir des opinions identiques, ne
pas admettre, et il le faisait volontiers dans ses
moments d' ardeur, un catholicisme salé d' un peu
de magie, comme sous Henri Iii, et d' un peu
de sadisme, comme à la fin du dernier siècle. Ce
cléricalisme spécial, ce mysticisme dépravé et
artistement pervers vers lequel il s' acheminait, à
certaines heures, ne pouvait même être discuté

p288

avec un prêtre qui ne l' eût pas compris ou l' eût
aussitôt banni avec horreur.
Pour la vingtième fois, cet irrésoluble problème
l' agitait. Il eût voulu que cet état de suspicion
dans lequel il s' était vainement débattu, à
Fontenay, prit fin ; maintenant qu' il devait faire
peau neuve, il eût voulu se forcer à posséder la
foi, à se l' incruster dès qu' il la tiendrait, à se
la visser par des crampons dans l' âme, à la mettre
enfin à l' abri de toutes ces réflexions qui
l' ébranlent et qui la déracinent ; mais plus il
la souhaitait et moins la vacance de son esprit
se comblait, plus la visitation du Christ tardait
à venir. à mesure même que sa faim religieuse
s' augmentait, à mesure qu' il appelait de toutes ses
forces, comme une rançon pour l' avenir, comme un
subside pour sa vie nouvelle, cette foi qui se
laissait voir, mais dont la distance à franchir
l' épouvantait, des idées se pressaient dans son
esprit toujours en ignition, repoussant sa volonté
mal assise, rejetant par des motifs de bon sens,
par des preuves de mathématique, les mystères et
les dogmes !
Il faudrait pouvoir s' empêcher de discuter avec
soi-même, se dit-il douloureusement ; il faudrait
pouvoir fermer les yeux, se laisser emporter par
ce courant, oublier ces maudites découvertes qui
ont détruit l' édifice religieux, du haut en bas,
depuis deux siècles.
Et encore, soupira-t-il, ce ne sont ni les
physiologistes ni les incrédules qui démolissent le

p289

catholicisme, ce sont les prêtres, eux-mêmes,
dont les maladroits ouvrages extirperaient les
convictions les plus tenaces.
Dans la bibliothèque dominicaine, un docteur
en théologie, un frère prêcheur, le r p Rouard
De Card, ne s' était-il pas trouvé qui, à l' aide
d' une brochure intitulée : " de la falsification des
substances sacramentelles " avait péremptoirement
démontré que la majeure partie des messes n' était
pas valide, par ce motif que les matières servant au
culte étaient sophistiquées par des commerçants.
Depuis des années, les huiles saintes étaient
adultérées par de la graisse de volaille ; la cire,
par des os calcinés ; l' encens, par de la vulgaire
résine et du vieux benjoin. Mais ce qui était pis,
c' était que les substances, indispensables au
saint sacrifice, les deux substances sans
lesquelles aucune oblation n' est possible, avaient,
elles aussi, été dénaturées : le vin, par de
multiples coupages, par d' illicites introductions
de bois de Fernambouc, de baies d' hièble, d' alcool,
d' alun, de salicylate, de litharge ; le pain, ce
pain de l' eucharistie qui doit être pétri avec la
fine fleur des froments ! Par de la farine de
haricots ! De la potasse et de la terre de pipe !
Maintenant enfin, l' on était allé plus loin ; l' on
avait osé supprimer complètement le blé et
d' éhontés marchands fabriquaient presque toutes
les hosties avec de la fécule de pomme de terre !
Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule.
C' était un fait indéniable, sûr ; dans le second

p290

tome de sa théologie morale, s e le cardinal
Gousset, avait, lui aussi, longuement traité cette
question de la fraude au point de vue divin ; et,
suivant l' incontestable autorité de ce maître, l' on
ne pouvait consacrer le pain composé de farine
d' avoine, de blé sarrasin, ou d' orge, et si le cas
demeurait au moins douteux pour le pain de seigle,
il ne pouvait soutenir aucune discussion, prêter
à aucun litige, quand il s' agissait d' une fécule
qui, selon l' expression ecclésiastique, n' était, à
aucun titre, matière compétente du sacrement.
Par suite de la manipulation rapide de la fécule
et de la belle apparence que présentaient
les pains azymes créés avec cette matière, cette
indigne fourberie s' était tellement propagée que
le mystère de la transsubstantiation n' existait
presque jamais plus et que les prêtres et les
fidèles communiaient, sans le savoir, avec des
espèces neutres.
Ah ! Le temps était loin où Radegonde, reine de
France, préparait elle-même le pain destiné aux
autels, le temps où, d' après les coutumes de
Cluny, trois prêtres ou trois diacres, à jeun,
vêtus de l' aube et de l' amict, se lavaient le
visage et les doigts, triaient le froment, grain à
grain, l' écrasaient sous la meule, pétrissaient la
pâte dans une eau froide et pure et la cuisaient
eux-mêmes sur un feu clair, en chantant des
psaumes !
Tout cela n' empêche, se dit Des Esseintes, que
cette perspective d' être constamment dupé, même
à la sainte table, n' est point faite pour enraciner

p291

des croyances déjà débiles ; puis, comment admettre
cette omnipotence qu' arrêtent une pincée
de fécule et un soupçon d' alcool ?
Ces réflexions assombrirent encore l' aspect de
sa vie future, rendirent son horizon plus menaçant
et plus noir.
Décidément, il ne lui restait aucune rade,
aucune berge. Qu' allait-il devenir dans ce Paris
où il n' avait ni famille ni amis ? Aucun lien ne
l' attachait plus à ce faubourg Saint-Germain qui
chevrotait de vieillesse, s' écaillait en une
poussière de désuétude, gisait dans une société
nouvelle comme une écale décrépite et vide ! Et
quel point de contact pouvait-il exister entre lui
et cette classe bourgeoise qui avait peu à peu
monté, profitant de tous les désastres pour
s' enrichir, suscitant toutes les catastrophes pour
imposer le respect de ses attentats et de ses vols ?
Après l' aristocratie de la naissance, c' était
maintenant l' aristocratie de l' argent ; c' était le
califat des comptoirs, le despotisme de la rue du
sentier, la tyrannie du commerce aux idées
vénales et étroites, aux instincts vaniteux et
fourbes.
Plus scélérate, plus vile que la noblesse
dépouillée et que le clergé déchu, la bourgeoisie
leur empruntait leur ostentation frivole, leur
jactance caduque, qu' elle dégradait par son manque
de savoir-vivre, leur volait leurs défauts qu' elle
convertissait en d' hypocrites vices ; et,
autoritaire et sournoise, basse et couarde, elle
mitraillait sans

p292

pitié son éternelle et nécessaire dupe, la
populace, qu' elle avait elle-même démuselée et
apostée pour sauter à la gorge des vieilles castes !
Maintenant, c' était un fait acquis. Une fois sa
besogne terminée, la plèbe avait été, par mesure
d' hygiène, saignée à blanc ; le bourgeois, rassuré,
trônait, jovial, de par la force de son argent et
la contagion de sa sottise. Le résultat de son
avènement avait été l' écrasement de toute
intelligence, la négation de toute probité, la mort
de tout art, et, en effet, les artistes avilis
s' étaient agenouillés, et ils mangeaient, ardemment,
de baisers les pieds fétides des hauts maquignons
et des bas satrapes dont les aumônes les faisaient
vivre !
C' était, en peinture, un déluge de niaiseries
molles ; en littérature, une intempérance de style
plat et d' idées lâches, car il lui fallait de
l' honnêteté au tripoteur d' affaires, de la vertu
au flibustier qui pourchassait une dot pour son
fils et refusait de payer celle de sa fille ; de
l' amour chaste au voltairien qui accusait le clergé
de viols, et s' en allait renifler hypocritement,
bêtement, sans dépravation réelle d' art, dans des
chambres troubles, l' eau grasse des cuvettes et le
poivre tiède des jupes sales !
C' était le grand bagne de l' amérique transporté
sur notre continent ; c' était enfin, l' immense, la
profonde, l' incommensurable goujaterie du financier
et du parvenu, rayonnant, tel qu' un abject
soleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, à plat

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ventre, d' impurs cantiques devant le tabernacle
impie des banques !
Eh ! Croule donc, société ! Meurs donc, vieux
monde ! S' écria Des Esseintes, indigné par
l' ignominie du spectacle qu' il évoquait ; ce cri
rompit le cauchemar qui l' opprimait.
Ah ! Fit-il, dire que tout cela n' est pas un rêve !
Dire que je vais rentrer dans la turpide et servile
cohue du siècle ! Il appelait à l' aide pour se
cicatriser, les consolantes maximes de
Schopenhauer ; il se répétait le douloureux axiome
de Pascal " l' âme ne voit rien qui ne l' afflige
quand elle y pense " , mais les mots résonnaient,
dans son esprit comme des sons privés de sens ;
son ennui les désagrégeait, leur ôtait toute
signification, toute vertu sédative, toute
vigueur effective et douce.
Il s' apercevait enfin que les raisonnements du
pessimisme étaient impuissants à le soulager,
que l' impossible croyance en une vie future
serait seule apaisante.
Un accès de rage balayait, ainsi qu' un ouragan,
ses essais de résignation, ses tentatives
d' indifférence. Il ne pouvait se le dissimuler,
il n' y avait rien, plus rien, tout était par terre ;
les bourgeois bâfraient de même qu' à Clamart
sur leurs genoux, dans du papier, sous les ruines
grandioses de l' église qui étaient devenues un
lieu de rendez-vous, un amas de décombres, souillées
par d' inqualifiables quolibets et de scandaleuses
gaudrioles. Est-ce que, pour montrer une bonne fois
qu' il existait, le terrible Dieu de la genèse et
le pâle

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décloué du Golgotha n' allaient point ranimer les
cataclysmes éteints, rallumer les pluies de flammes
qui consumèrent les cités jadis réprouvées et les
villes mortes ? Est-ce que cette fange allait
continuer à couler et à couvrir de sa pestilence ce
vieux monde où ne poussaient plus que des semailles
d' iniquités et des moissons d' opprobres ?
La porte s' ouvrit brusquement ; dans le lointain,
encadrés par le chambranle, des hommes coiffés
d' un lampion, avec des joues rasées et une
mouche sous la lèvre, parurent, maniant des caisses
et charriant des meubles, puis la porte se
referma sur le domestique qui emportait des
paquets de livres.
Des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise.
-dans deux jours, je serai à Paris ; allons,
fit-il, tout est bien fini ; comme un raz de marée,
les vagues de la médiocrité humaine montent
jusqu' au ciel et elles vont engloutir le refuge
dont j' ouvre, malgré moi, les digues. Ah ! Le
courage me fait défaut et le coeur me lève !
-seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de
l' incrédule qui voudrait croire, du forçat de la
vie qui s' embarque seul, dans la nuit, sous un
firmament que n' éclairent plus les consolants
fanaux du vieil espoir !