Glossaire des principaux termes usuels

en sémiotique du théâtre

Louis Francoeur et Marie Francoeur

 

1. Action du signe dramatique

Toute pièce de théâtre, tout spectacle ou tout élément de ces entités considérées comme phénomène global et comme action de représenter. La définition du signe dramatique sera donc dérivée de celle que donne Peirce de toute sémiosis, à savoir un phénomène global, un signe-action. C'est la totalité collective de tout ce qui, de quelque manière et en quelque sens que ce soit, est présent à l'esprit, indépendamment du fait que cela corresponde à quelque chose de réel ou non.

Du signe dramatique, on dira qu'il est la totalité collective de tout ce qui, de quelque manière et en quelque sens que ce soit, est présent à l'esprit de l'interprète, qu'il soit auteur, acteur, metteur en scène ou spectateur. En sémiotique du théâtre, sémiosis ou signe-action s'emploie toujours à l'endroit d'un segment de discours dramatique formant en lui-même une unité cohérente, ayant une certaine permanence, et susceptible d'entrer en relation avec d'autres unités du même discours. Cette unité sera toujours un signe en acte, donc un signe représenté, interprété.

Il s'agira donc d'un signe triadique, à la fois système et processus sémiotiques à trois composantes, soit 1. l'objet du signe, 2. le signe, appelé parfois représentamen et 3. l'interprétant qui établit la relation entre le signe et l'objet dont il tient lieu. Le signe dramatique, ou représentamen, est donc une représentation au sens courant du terme, qui tient lieu pour tous les participants du système-processus dramatique, auteur, metteur en scène, acteurs, costumiers, décorateurs, musiciens, etc. et spectateurs de quelque chose, son objet, soit une certaine vision de l'être humain et du monde, sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s'adresse à ces personnes qui sont toutes des interprètes, le terme n'est pas réservé aux seuls acteurs, et crée dans l'esprit de ces personnes un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé que l'objet dont il tient lieu.

Ce signe qu'il crée, devient l'interprétant du premier signe, l'objet. Le signe dramatique ou représentamen, tient lieu de son objet non sous tous rapports, mais par référence à une sorte d'idée appelée quelquefois le fondement du representamen. L'action du signe dramatique ou sémiosis dramatique est une coopération de trois sujets, tel un signe, son objet et son interprétant, cette influence trirelationnelle ne se laissant réduire d'aucune manière en action entre paires, comme le seraient les relations objet-signe, objet-interprétant, signe-objet, signe-interprétant ou encore interprétant-signe et interprétant-objet.

 

Objet du signe dramatique :

L'objet d'un signe se décompose toujours en un objet dynamique et un objet immédiat.

L'objet dynamique : cette composante de l'objet est appelée dynamique parce qu'elle peut être envisagée comme point de départ, terminus a quo, et comme point d'arrivée ou terminus ad quem du mouvement la sémiosis. L'objet dynamique est un objet donné, la source et la condition de possibilité de la sémiosis. Il déclenche le mouvement de représentation, il détermine le signe à le représenter, à le signifier. C'est à proprement parler un objet de communication. L'objet dynamique de tout signe dramtique ne peut être qu'une certaine représentation de l'être humain que se forment les dramaturges de tous les temps : c'est l'être humain situé et représenté dans de telles relations sociales, culturelles, religieuses et autres qu'une étude illimitée et finale pourrait le saisir. Il est dynamique en qu'il constitue pour tous le point de départ et le point d'arrivée du mouvement de création théâtrale.

Pour connaître l'objet dynamique du signe théâtre, une expérience antérieure de cet objet individuel est requise. Cette signification s'inscrit dans l'expérience personnelle et collective de chacun ; elle n'existe pas en elle-même, elle n'est pas systémique par nature, elle n'est jamais, en somme, indépendante de l'interprète qui la crée en la percevant et qui s'en fait un ou des « interprétants » ou effets signifiés personnels.

L'objet immédiat : cette composante de l'objet est un objet construit par l'interprète, un objet de pensée, intrinsèque au signe qui représente. Il est à proprement parler un objet dans le signe, la réplique que l'objet dynamique détermine de lui-même en déterminant le signe à le représenter. Pour le signe théâtre, cet objet immédiat variera selon la saisie que se donne l'interprète de l'objet dynamique, l'être humain tel qu'il le conçoit dans le réseau complexe des relations l'unissant aux mondes de la nature et de la culture. Il y aura autant d'objets immédiats que de manière de concevoir et de représenter l'être humain.

L'interprétant : la troisième composante du signe-action ou sémiosis. Ce sont les effets réels signifiés. Enfin, ces effets signifiés constituent trois types d'interprétants :

1. l'interprétant immédiat qui est aussi dit interprétant émotif quand on l'envisage du point de vue de l'interprète. Ces signes peuvent être de la nature de l'émotion. Il s'agit toutefois d'une émotion ressentie par le spectateur dans son immédiateté, sans qu'il en prenne lui-même conscience, sans qu'il ne puisse distinguer tel sentiment d'un autre, qu'il ne l'exprime à lui-même ou à d'autres, sans qu'il ne réfléchisse à la nature de l'émotion ressentie.

2. L'interprétant dynamique qui est aussi dit interprétant énergétique quand on l'envisage du point de vue de l'interprète. Ces signes peuvent être de la nature de la réaction physique, comme au théâtre le rire ou les larmes, les manifestations d'approbation, telles que les applaudissements, les bravos criés ou les manifestations de réprobation, comme les sifflets. C'est à ce niveau de l'interprétation que s'opère dans la conscience interprétante la distinction entre les diverses émotions et que celles-ci deviennent communicables, qu'elles peuvent trouver une expression perceptible.

3. L'interprétant final, qui est dit aussi interprétant logique quand il est envisagé dans la perspective propre à l'interprète du signe théâtral. Il s'agit d'un signe qui introduit la tiercéité dans l'interprétation, c'est-à-dire la mise en relation, la représentation au sens peircien du terme. L'interprétant final ou logique est de nature purement intellectuelle, comme le sont les pensées que se forment les spectateurs pour atteindre à la compréhension de la pièce ou du spectacle. C'est l'interprétant final ou logique qui livre la compréhension de la pièce. Mais cette compréhension n'est jamais ni totale ni définitive. Comme toute œuvre artistique, le théâtre est un espace ouvert parce que jamais tous les interprètes du monde ne pourront concevoir la totalité de sa signification.

2. Brèche, théâtre brèche

Par brèche, nous entendons dans cet ouvrage la coupure qu'opère l'être humain dans la succession des événements de la vie. Le moment de la représentation de cette succession d'événements dans l'esprit de l'interprète, et au théâtre, du spectateur-interprète, constitue un moment unique entre le passé et l'avenir. Ce moment correspond à celui de la brèche, au présent. L'ouverture de cette brèche est essentielle à la survie de l'être humain, car la conscience qui s'élabore dans la représentation de soi dans le monde et dans le temps est en réalité une conscience à deux faces. La première face, celle de l'Ego, correspond essentiellement au sentiment de « ce qui a été », à la conscience du passé. La deuxième face, celle du Non-Ego, est constituée du sentiment de « ce qui sera », de la conscience de l'avenir.

La brèche ainsi opérée est un signe pour la conscience de l'être humain. Et comme pour tout autre signe, c'est l'objet qui déclenche la représentation qui en détermine la forme. Le microcosme représenté au théâtre épouse, dans le flux du temps, la forme d'une brèche dont les contours varient non seulement d'une culture à une autre, mais à l'intérieur d'une même culture d'une phase de son développement à une autre. C'est par cette brèche, représentation artistique du theatrum mundi, que tous les autres discours de la culture, discours scientifiques, religieux, sociaux, philosophiques, en vertu de la fonction particulière qui leur est impartie dans la vie culturelle, devront saisir, concrétiser, décrire l'ordre hypothétique instauré par le théâtre.

 

3. Contexte du signe dramatique :

une dimension ontologique du signe théâtral ; il est nécessairement relationnel, c'est-à-dire qu'il est une relation orientée vers une signification à dégager.

En recourant aux catégories phanéroscopiques de priméité, de secondéité et de tiercéité qui, en sémiotique peircienne, servent à décrire tout faneron ( phaneron  ) ou phénomène, nous pouvons distinguer trois types de contexte :

1. le contexte immédiat,

2. le contexte proche

3. le contexte éloigné. Ce dernier type de contexte se subdivise en contexte éloigné endotopique et en contexte éloigné exotopique.

1. Contexte immédiat : la relation du signe théâtral à son objet dynamique. L'objet dynamique, nous le définissons comme un monde donné, réel ou fictif qui, par les relations nécessaires qu'il entretient avec le signe, est la cause de ce signe en tant que tel. Hors du signe, indépendant et antérieur à celui-ci, l'objet dynamique est une expérience du monde susceptible d'être communiquée par un objet immédiat dans le signe, en même temps qu'il est une expérience du monde à connaître par le recours à des connaissances déjà acquises par l'interprète, une écosémiotique théâtrale, en somme, source et fin de la signification.

2. Contexte proche : la relation triadique qui s'établit entre un signe théâtral, le signe qui le détermine à exister et le signe qu'il peut déterminer.

Nous définirons le contexte proche du signe dans la représentation théâtrale comme tout ce qui, à un moment donné du spectacle, avant, pendant et même après, est présent à l'esprit de l'interprète, comédien ou spectateur. Cette définition directement inspirée de celle que Peirce donnait du signe ou phénomène à Lady Welby dans une lettre en date du 23 décembre 1908 ( Peirce : 1. 284 ), nous permet de conférer à chaque élément de chaque moment du spectacle théâtral, que cet élément soit linguistique ou non linguistique, qu'il s'agisse de dialogue ou de l'éclairage, des costumes ou de la gestuelle, le même statut théorique.

3. Contexte éloigné : la relation qui s'établit entre les signes dramatiques à l'intérieur de la culture et hors de la culture.

Contexte éloigné endotopique : envisagé à l'intérieur de la culture, le contexte éloigné qui sera dit contexte endotopique du signe théâtral.

Contexte éloigné exotopique : envisagé à l'extérieur de la culture, le contexte éloigné qui sera dit contexte exotopique du signe théâtral. Une série théâtrale se trouvant en interrelation constante avec son domaine extraculturel, ce qui pour elle constitue un « non-moi » sériel, nous pouvons envisager l'édification d'ensembles dramatiques plus vastes où, par exemple, telle série théâtrale québécoise, représentée par une ou par l'ensemble de ses œuvres, figurerait dans un ou plusieurs paradigmes de la littérature occidentale. Un accroissement de signification résultera de cette nouvelle situation relationnelle. C'est ce que nous entendons par contexte éloigné exotopique.

Contexte éloigné exotopique

Une série théâtrale se trouvant en interrelation constante avec son domaine extraculturel, ce qui pour elle constitue un « non-moi » sériel, nous pouvons envisager l'édification d'ensembles dramatiques plus vastes où, par exemple, telle série théâtrale québécoise, représentée par une ou par l'ensemble de ses œuvres, figurerait dans un ou plusieurs paradigmes de la littérature occidentale. Un accroissement de signification résultera de cette nouvelle situation relationnelle. C'est ce que nous entendrons par contexte éloigné exotopique.

4. Culture

La culture peut être tenue pour un continuum de consciences créatrices dont la personnalité réside dans la consistance ou l'unité de ses signes interprétants. Ce continuum d'interprétants rend possible et assure effectivement l'existence de la grammaire de l'être chez l'interprète du signe dramatique, notamment chez le spectateur.

5. Écosémiotique théâtrale

Synonyme de sémiotique du théâtre définie comme la discipline théorique qui, parmi toutes les autres disciplines présentes dans la culture, se donne pour fonction d'étudier le mécanisme contextuel par lequel les différentes œuvres théâtrales non seulement forment un tout mais sont nécessaires l'une à l'autre. .

6. Expérience collatérale

Par expérience collatérale, nous entendons une connaissance antérieure de ce que le signe dénote. Cette expérience de l'objet dynamique que doit posséder l'interprète, antérieurement à l'utilisation qu'il veut faire du signe, constitue un présupposé sine qua non du processus sémiotique.

7. Fondement ou ground du signe dramatique

Ce qui constitue les signes dramatiques comme signes dans la culture, c'est leur ground, c'est-à-dire leur fondement pour les interprètes que nous sommes quand nous leur reconnaissons simultanément un caractère ludique et un caractère esthétique. Cette aptitude à fonctionner sur le plan du jeu autant que celui de la représentation esthétique constitue le fondement ou ground de tout signe-spectacle.

 

8. Fonction de théâtralité

Triple relation qui existe entre l'ensemble de la culture et son langage dramatique, entre ce langage et sa manifestation singulière dans une occurrence d'acte de langage dramatique, ce qu'il est convenu d'appeler la représentation, et, enfin, entre le dramaturge et les spectateurs éventuels.

9. Grammaire de l'être

Expression qui a pour synonyme le moi artiste. Phénomène sémiotique par lequel le spectateur au théâtre devient co-créateur de la pièce ou du spectacle et créateur de son propre moi comme artiste. Le moi spectateur qui interprète les signes tracés sur la scène, retranche ou ajoute à leur signification, les fait siens et devient, en son temps et en son lieu, un authentique créateur. Le spectateur au théâtre emprunte à l'œuvre d'art dramatique les signes qui continuent d'édifier sa personnalité, son identité, un véritable work in progress. Ce phénomène de constitution d'une personnalité artistique est en même temps un acte d'authentique création esthétique de soi. À l'instar des œuvres dont il est le co-créateur et qui le créént, le moi artiste du spectateur est un signe de la nature du symbole qui allie unité et complexité structurelles, les deux qualités que Peirce reconnaît comme les caractères distinctifs du signe esthétique. Le Moi artiste du spectateur, à l'instar de l'être humain, est un projet, un signe en devenir, souvent plus développé que l'objet qu'il interprète, un signe qui est appelé à croître avec toute nouvelle sémiosis théâtrale à laquelle il participe. Loin d'être considérée comme une chose qui pourrait être appréhendée de manière introspective et instantanée, la personnalité du Moi artiste du spectateur devrait, au contraire, être saisie comme un processus communicable dans le nécessaire écoulement du temps. Dans le processus d'interprétation, le Moi artiste du spectateur apparaît, à l'instar de tous les signes, comme le résultat d'une inférence qui nécessite le concours du temps et non comme le sujet d'une démarche introspective instantanée. Le temps est pour lui comme pour le personnage de théâtre la matière première avec laquelle s'édifie sa personnalité créatrice. C'est parce que la grammaire de l'être est une sémiosis, un processus d'interprétation qui s'inscrit dans le temps, que le concept du moi artiste au théâtre est solidaire de celui de théâtre brèche. Le Moi artiste du spectateur est essentiellement un signe triadique. Il faut donc aborder son étude selon les trois catégories sémiotiques de la priméité, de la secondéité et de la tiercéité.

10. Interprète collectif ( Le théâtre comme )

Le signe triadique n'existe vraiment que par la présence et par l'action de son interprète, qu'il soit metteur en scène, acteur ou spectateur. Pas d'interprète des signes, pas de signes, car l'interpète a pour fonction de fournir les signes interprétants qui saisissent la relation de la représentation théâtrale à l'objet dont elle tient lieu, ultimement, une certaine conception de l'être humain et de sa relation au monde.

La sémiotique du théâtre reconnaît au théâtre la fonction d'interprète collectif ; ce faisant, elle lui reconnaît plus plus qu'un simple rôle de localisation des signes dramtiques ou d'autorisation et de sanction de leur existence. Il s'agit là d'une dimension importante, qui n'est ni facultative, ni aléatoire, non plus qu'elle n'est de l'ordre des contingences, des stratégies des utilisateurs de ses signes artistiques ou dramatiques. Pour la sémiotique du théâtre, il ne saurait y avoir de signes dramatiques dans la culture sans la présence de cette fonction interprétative qui non seulement traduit les signes, mais qui tout aussi bien les produit. C'est dans cette activité que nous reconnaîtrons la personnalité, l'identité d'une dramaturgie résidant essentiellement dans la valeur du continuum des signes dramatiques qui la composent.

11. Interprète culturel

C'est une composante essentielle de tout système culturel. Il ne saurait y avoir de culture, voire de culture dramatique sans interprète culturel. C'est l'instance qui détermine l'admission d'un signe théâtral dans le sous-système de la série dramatique et qui en détermine le lieu en fonction des interprétants que ce signe suscite. On ne saurait y voir une simple substition pour ce que l'on appelle communément l'institution en d'autres disciplines. Cette instance joue le rôle de mémoire, de programme et de mécanisme d'interprétation ; son action s'exerce dans et par des signes interprétants, matérialisés dans des culturèmes ou actes de culture tels des livres, des conférences, des articles ou toute autre forme de communication culturelle reconnue comme telle.

12. Interprétabilité du signe dramatique

L'interprétabilité du signe dramatique consiste dans le fait que le signe que le spectateur a sous les yeux est particulièrement apte à susciter un type particulier d'effet réel ou interprétant chez l'interprète qu'il est. Chaque signe du spectacle doit être investi de cette qualité essentielle d'interprétabilité. Cette possibilité d'interprétation n'a pas, cependant, à être toujours effectivement réalisée. Elle pourrait même éventuellement demeurer une pure possibilité. Ce qui, en revanche, apparaît d'une nécessité absolue, c'est l'orientation de toute cette activité d'interprétation vers une fin précise. Puisque aucun objet n'est un signe dans un spectacle qui ne soit pas interprétable et que toute interprétation effectuée par un spectateur est orientée vers une fin, aucun objet ne peut donc être considéré comme un signe s'il ne se trouve en relation avec une fin possible d'interprétation effectuée par un spectateur interprète.

 

13. Phanéroscopie du spectacle

Étude du phénomème ou phanéron. Elle consiste en l'analyse d'un type spécifique et complexe de signe-action, celui que représente le spectacle lorsqu'il est défini comme un mégasigne qui serait présent de manière continue à l'esprit des spectateurs tout le temps que dure la représentation.La phanéroscopie du spectacle peut être entendue à la fois comme une théorie du signe dramatique, comme une méthode d'analyse et comme une pragmatique.

La capacité de la phanéroscopie du spectacle à se muer en une théorie du signe dramatique repose sur la définition qu'elle propose du signe-action. Cette définition permet en effet de conférer à chaque élément signifiant du spectacle, qu'il soit linguistique ou non linguistique, qu'il s'agisse des dialogues ou de l'éclairage, des costumes ou de la gestuelle des acteurs, le même statut théorique de signe-action. Et tout signe-action, toute sémiosis ressortit aux trois catégories fondamentales nécessaires et suffisantes pour décrire tout phénomène observable, spirituel ou matériel, physique ou moral, la priméité, la secondéité et la tiercéité. À la première correspond la possibilité qualitative, à la seconde, l'existence réelle, et à la troisième, la pensée créatrice. Le spectacle pourrait donc être tenu pour un système, ou signe-action constitué de ces trois signes : un premier résidant dans ce qui est perceptible par les sens du spectateur ici et maintenant; un deuxième concernant ce qui est ainsi représenté et un troisième ayant trait à la relation qui rend possible la représentation de ce dernier par le premier.

Comme méthode d'analyse du signe dramatique, la phanéroscopie du spectacle trouve sa pertinence dans l'attention qu'elle porte au ground ou fondement de tout signe au théâtre. Le fondement ou ground de tout signe-spectacle, c'est son aptitude à fonctionner simultanément comme modèle ludique et comme modèle esthétique. Cette bi-planérité fonde aussi la phanéroscopie du signe dramatique comme méthode d'analyse des signes du spectacle, en ce que l'analyste-interprète peut recourir pour sa description aux sous-classes du fondement que sont les qualisignes, les sinsignes et les légisignes.

Comme pragmatique, la phanéroscopie du spectacle prend en compte les interprètes possibles de ces signes, notamment les interprètes ultimes que sont les spectateurs. Elle se doit de connaître les buts que ceux-ci peuvent poursuivre en se présentant au spectacle, de même que tout ce qui pourrait justifier de leur part une certaine interprétation au regard de ce but. Procéder à une description systématique d'un spectacle, c'est au point de départ s'assurer de l'interprétabilité des signes de ce spectacle, c'est-à-dire de leur possibilité de signification pour quelqu'un. L'interprétabilité d'un signe ne peut d'aucune manière être réduite à l'imposition d'un sens arbitraire et, en quelque sorte, extérieur au spectateur. Dans ce sens, la phanéroscopie est aussi une pragmatique puisque l'interprétation des spectacles se voit nécessairement orientée vers un savoir-être du spectateur.

14. Raisonnement ou logique du processus dramatique

Peirce a distingué trois formes de raisonnement. Le raisonnement peut être abductif, inductif ou déductif. Il peut relever de deux modes : tous les raisonnements abductifs et inductifs sont du mode ampliatif, tous les raisonnments déductifs, du mode explicatif. Dans le processus d'interprétation sémiotique, les pensées-signes s'interprètent les unes dans les autres. Le théâtre, qui peut être conçu comme un processus d'interprétation sémiotique, est aussi soumis à l'enchaînement des pensées-signes et en assure sa compréhension d'une triple manière, soit par abduction, soit par induction, soit, enfin, par déduction.

La déduction est cette sorte de raisonnement dans lequel les faits rapportés dans la conclusion sont déjà impliqués dans les prémisses, sans être pour autant explicites. En conséquence, ils ne seront pas remarqués tant que l'inférence ne sera pas achevée. L'interprétant équivalent, que l'on retrouve au cœur du processus itératif de la répétition, se situe dans le processus inférentiel explicatif spécifique à la déduction.

L'induction et l'abduction, en revanche, s'opposent toutes deux au raisonnement déductif en ce que les faits résumés dans leurs conclusions ne comptent pas parmi ceux qui sont mentionnés dans les prémisses: ce sont des faits différents. L'une et l'autre relèvent de l'inférence ampliative, celle par laquelle la pensée se développe.

Dans l'induction, l'esprit procède d'une connaissance de l'échantillon à une connaissance du tout. D'un certain nombre de cas choisis au hasard, dont nous avons pu observer qu'une chose est vraie, nous inférons qu'elle l'est aussi pour l'ensemble de ces cas, pour toute la catégorie à laquelle ils appartiennent. Le hasard joue dans ce mode d'inférence un rôle prépondérant. Pour cette raison, le langage théâtral de notre culture n'a pas coutume de recourir à l'induction pour assurer la transmission de son information.

L'abduction, le troisième et dernier mode de raisonnement, en réalité le premier dans l'ordre logique et, malheureusement le moins connu, constitue l'essence même du raisonnement artistique. Située à l'origine de tout processus intellectuel ou artistique, l'inférence abductive est le moyen privilégié qu'ait retenu notre culture pour créer son univers dramatique. Le « work in progress », qui repose sur la production d'interprétants de plus en plus développés, illustre le processus inférentiel ampliatif propre à l'abduction qui développe sous forme d'hypothèse les sentiments ou sensations des interprètes.

Ce sont les notions d'interprétant, d'équivalence, de croissance, de logique inférentielle ampliative et explicative, d'abduction et de déduction qui nous ont conduit à élaborer la notion de série et à la concevoir, en l'occurrence, comme une hiérarchie particulière de signes dramatiques.

Chaque série remplissant une fonction spécifique dans la culture, grâce aux interprétants qui y sont matérialisés, notamment dans les signes artistiques dramatiques, on peut expliquer la genèse de formes artistiques nouvelles, originales, inédites, par le rôle de l'abduction dans la création d'un mouvement ampliatif, c'est-à-dire un mouvement qui essentiellement fournit des hypothèses pour la construction du sens. Ce mouvement ampliatif construit, œuvre après œuvre, un légisigne, qui est une œuvre ou un ensemble d'œuvres qui agira comme signe de loi pour d'autres œuvres qui suivront.

En toute logique, ce légisigne dramatique devrait lui-même être suivi d'un mouvement explicatif, analytique ou expressif créé par la présence de la déduction ou de la répétition. Il n'est pas superflu de préciser qu'il s'agira toujours essentiellement d'une question de dominante, le mouvement ampliatif comportant une part plus ou moins importante d'équivalence, de répétition et le mouvement explicatif reconnaissant la part nécessaire d'abduction dans toute création dramatique, même celle qui serait fondée sur un certain mode répétitif.

 

15. Répétition dramatique

L'interprétant occupe une place aussi centrale dans le parcours génératif de la signification. C'est par ce signe mental créé dans l'esprit de tout interprète de l'œvre dramatique, auteur, comédien, spectateur, que ceux-ci peuvent reconnaître la relation qui existe entre l'objet et le signe qui le représente. Et cette représentation s'accomplit soit en étant plus développée que le signe dont elle tient lieu, soit en étant équivalente. La dimension de signe équivalent concorde avec la notion de répétition, celle-ci étant définie non pas comme le fait d'être exprimée plusieurs fois ou comme le fait de répéter les paroles d'un autre ou comme le fait de réitérer une action ou, enfin, comme le fait de répéter pour s'exercer, mais essentiellement comme l'action de reproduire quelque qualité d'un autre signe dramatique, par exemple.

Définie donc comme un interprétant équivalent du signe premier, c'est-à-dire comme l'action de reproduire quelque qualité d'un autre signe, la répétition dramatique ne peut donc pas être tenue pour une pure reproduction passive d'un signe par un autre signe. Du point de vue de l'interprétant, nous sommes fondés de tenir la répétition comme une inférence à partir de signes existants. L'interprétant équivalent, au cœur du processus itératif de la répétition, sera situé dans le processus inférentiel explicatif spécifique à la déduction. La mise en scène traditionnelle s'inspire de cette dernière forme de génération de la signification.

La répétition sera essentiellement considérée comme un système d'équivalence qui ne peut être assimilé à une pure identité de deux éléments dramatiques. La répétition se présente comme un nouvel ordre des choses à tous les niveaux du texte dramatique : un ordre supplémentaire ou complémentaire. La nature artistique des répétitions dans le texte dramatique varie inévitablement d'identité d'un texte dramatique à l'autre, mais elle ne peut être totalement absente d'une entité qui aspire à être reconnue comme artistique dans une culture donnée.

La répétition, comme tout interprétant, peut être classée selon les trois catégories phanéroscopiques, comme interprétant équivalent immédiat, dynamique et final, chacune de ces catégories se trouvant à son tour subdivisée en interprétant émotif, énergétique et logique. De telle sorte que l'analyste se retrouve en présence de neuf types de répétitions dramatiques qui pourraient toutes rendre compte, chacune à leur niveau de signification, du mouvement explicatif de la série culturelle.

 

 

16. sémiosis autoréférentielle

C'est le type de sémiosis qui caractérise l'œuvre d'art quel que soit le médium qui la véhicule. Si l'interprète culturel sanctionne une pièce de théâtre comme œuvre d'art, il lui reconnaît ipso facto ce caractère de faire référence comme signe à soi-même d'abord plutôt qu'à une quelconque réalité socio-politique dont elle serait le « reflet » ou le miroir.

 

17. Sémiotique dramatique

On peut définir la sémiotique dramatique comme la discipline qui se donne comme objet d'étude les mécanismes grâce auxquels différents signes que l'on dit dramatiques engendrent des significations. C'est une expression qui correspond d'une certaine manière et à certains égards à la dénomination de phanéroscopie du spectacle sans en être à proprement parler le synonyme.

 

18. Série culturelle

Le concept de série ne doit être confondue avec les notions communes d'époque ou de période, ni avec quelque thématique plus ou moins précise ou unifiée. La série culturelle est un système dans le polysystème de la culture. C'est un vaste domaine, où se côtoient, non pas dans le chaos, mais plutôt selon un principe d'organisation hiérarchique, des œuvres d'art, de littérature ou de toute autre forme d'expression de l'activité humaine au moyen de signes. Chaque série correspond à un état de la culture envisagée comme système.

 

19. Série dramatique ou théâtrale

La série dramatique est un sous-système de la série culturelle. C'est une entité plus ou moins stable mais dont l'homéostasie est assurée par ses trois qualités fondamentales propres à tout système, c'est-à-dire son autonomie, sa permanence et sa cohérence. En raison de sa nature systémique, la série dramatique obéit à une logique particulière et ne peut ni ne doit être confondue avec les notions communes d'époque ou de période, ni avec une quelconque thématique plus ou moins unifiée ou précise. La série dramatique n'est pas un processus temporel ou événementiel, mais essentiellement un état de la culture et du plus spécifiquement du théâtre. Parce qu'elle est un système, la série dramatique est dotée de la propriété de variabilité : tous les changements que l'on peut observer à l'intérieur du discours dramatique propre à une culture ne sont pas le fait d'une nécessaire évolution, d'un progrès essentiel mais sont plutôt la marque, les signes, d'une transformation, d'un passage par mode de substitution , d'un état de la culture et de son théâtre à un nouvel état.

Les deux grandes séries dramatiques que nous observons dans le présent ouvrage et que nous avons nommé respectivement le Théâtre du logos et le Théâtre du phanéron, pourraient ainsi être définies comme des polysystèmes composés de plusieurs textes dramatiques. Ceux-ci ont pour caractéristiques communes d'être en interaction continue, à l'intérieur d'une hiérarchie avec croissance successive, dont le sommet est occupé par un système linguistique qui agit comme principe premier codant, et dont la durée du rôle structurant et la sphère de prégnance permettent de délimiter les coordonnées spatio-temporelles. Si la première série dramatique, celle du Théâtre du logos, se voit ainsi caractérisée par la transcendance du code linguistique, c'est cependant dans chaque oeuvre dramatique particulière que nous en retrouvons la manifestation. Elle peut comprendre des oeuvres aussi diverses que le sont celles de Sophocle, de Corneille ou de Shakespeare, mais aussi celles du théâtre québécois de Dubé, de Tremblay ou de Marie Laberge.

La deuxième série dramatique, celle du Théâtre du phanéron, tient son nom de ce que son principe codant est un trait structurel commun aux pièces qui la constituent, la primauté des signes non-verbaux, de ce qui est visible. Cette deuxième série dramatique apparaît comme l'anti-série de la première où prédominait la dimension linguistique, le lisible.

Véritable écologie des signes dramatiques, toute série dramatique peut être définie comme un ensemble composé de plusieurs œuvres dramatiques qui ont pour caractéristiques communes d'être en interaction continue, à l'intérieur d'une hiérarchie avec croissance successive, dont le sommet est occupé par un type particulier d'œuvres qui agit comme principe premier codant au regard des autres œuvres théâtrales.

Chacune de ces séries se voit régie par deux modalités importantes de la logique inférentielle, spécifiques mais complémentaires, l'une ampliative, de type synthétique, inductif et surtout abductif (ou hypothétique), l'autre explicative, de type analytique et déductif.

Le premier mouvement d'une série, ampliatif ou synthétique, se confond avec la construction du légisigne ou signe de loi de cette série, grâce à l'abduction. Certaines œuvres dramatiques se présentent, en effet, essentiellement comme des arguments de type abductif, des « work in progress », c'est-à-dire comme de vastes hypothèses projetées sur le monde, à la manière d'un tableau abstrait dont les formes et les couleurs contribuent à créer un univers possible. Au point de départ de la création dramatique par mode abductif, se trouve une icône ou un regroupement d'icônes ou d'œuvres dramatiques. Intervient alors l'acte d'observation de l'artiste qui le poussera à se soumettre à une force occulte qu'il ne connaît peut-être pas mais qui exige de lui une reddition totale. La forme même de l'abduction ou de l'hypothèse originaire est telle qu'elle tend à agir sur les interprètes créateurs, metteur en scène, comédiens, spectateurs, de manière décisive. L'abduction dramtique par excellence, le « le work in progress » est un processus de changement qui atteint les émotions, les sentiments, les pensées de tous les interprètes dramatiques qui se livrent à cette sorte d'exercice

La répétition comme règle d'inférence fonde le mouvement analytique ou explicatif de la série culturelle dans lequel nous ne retrouvons pas de véritable changement dans l'information, mais plutôt un accroissement de l'extension et de la compréhension, de la largeur et de la profondeur, en somme, de la dénotation et de la connotation. La répétition dramatique a pour fonction de rendre le signe premier ou légisigne plus déterminé, de le placer dans un nouveau contexte avec d'autres signes, de telle sorte qu'il puisse ainsi livrer plus d'information sur son objet et développer, de cette manière, toute espèce de signification qu'il pourrait véhiculer.

 

20. Signe théâtral

Les signes théâtraux par excellence sont des symboles, au sens de la sémiotique, c'est-à-dire des pensées-signes et, comme tous les signes de la nature du symbole, ils naissent d'autres signes, et, à leur tour, en engendrent d'autres. Cette croissance se présente essentiellement comme un mouvement orienté qui devra conduire les interprètes de symbole en symbole, de pensée en pensée, d'œuvre théâtrale en œuvre théâtrale. Pour les interprètes, metteurs en scènes et autres intervenants, ne sera donc authentiquement et totalement signe théâtral que ce qui sera représenté, que ce qui sera interprété, que ce qui s'accroîtra grâce à la chaîne ininterrompue des interprétations.

 

21. Texte, mégasigne dramatique ou culturème

Au sens de la sémiotique russe de la culture, tout support de signification dans une culture donnée. Dans cette acception, une pièce de théâtre ou un film est un « texte » dans la culture, même si ces œuvres ne sont pas inscrites dans un texte écrit, comme c'est le cas, par exemple, dans la démarche préconisée par les Cycles repères. Pour éviter toute confusion avec l'acception courante du mot texte, nous préférons l'expression mégasigne dramatique ou filmique ou de façon plus générale, culturème, pour désigner une unité minimale de la culture.

 

 

22. Work in progress

L'interprétant qui souvent peut se présenter comme un signe plus développé que le signe qu'il interprète, joue le rôle de mécanisme fondamental de la croissance de la signification. Il se trouve alors au cœur de cette forme théâtrale qu'est le « work in progress ». Le «  work in progress » se présente comme un mécanisme particulier grâce auquel se construira la signification du culturème ou acte dramatique dans sa version finale. À l'instar de la répétition, il propose un nouvel ordre des faits et il procède lui aussi à une forme singulière de réconciliation de l'action et de la pensée, tout aussi bien que de l'être et du devenir du signe et de l'interprète.

C'est dans la part très large faite à l'improvisation, où l'on retrouve le côté rituel du théâtre, qu'il faut situer le point de départ du processus de création de la signification. Au début, sont exclues d'emblée toutes les formes de thématique plus ou moins précise au profit des ressources sensibles de chaque participant à la création. C'est par le jeu incessant des sensations retenues pour leur vivacité et leur éloquence, autant auprès d'un public différent d'un soir à l'autre que des comédiens eux-mêmes que le « work in progress » s'élabore. Ces sensations sont en quelque sorte impériales en ce qu'aucun interprète ne peut contester l'existence et la qualité d'une impression par trop personnelle au goût d'un autre participant. C'est donc dans la poésie des choses accédant à la théâtralité, plutôt, poésie qui peut émerger de n'importe laquelle d'entre elles, qu'il faut trouver les fondements de cette forme de création théâtrale. La phase d'écriture proprement dite ne vient que très tard dans l'élaboration du spectacle, quand elle s'impose pour fixer, comme dans une fresque, les différentes images apparues au cours du « work in progress ». Il s'agit alors de fixer les interprétants produits par les divers participants à l'acte de création dramatique. 

Si l'interprétant est ici un signe plus développé, il ne peut l'être que du signe qui le produit et non de tel ou tel autre signe dramatique, car son apparition, loin de s'effectuer au hasard, est, en réalité, le résultat d'une logique inférentielle.

Nous pouvons donc concevoir que l'interprétant plus développé sera situé au cœur même du processus inférentiel ampliatif propre à l'abduction qui développe sous forme d'hypothèse les sentiments ou sensations des interprètes comme dans le cas du « work in progress ».