Version initiale (10/1/99)
18-21 décembre 1998
Bernard Bel <[email protected]>
Laboratoire Parole et Langage
Université de Provence
29, av.
R. Schuman
13100 Aix en Provence
Ce rapport décrit les activités qui ont fait l'objet de ma mission à Paris puis à Angers en décembre 1998. Il présente notamment un programme de recherche pluridisciplinaire (anthropo-sociologie, musicologie, linguistique) susceptible d'intéresser d'autres chercheurs de ces disciplines, et les travaux de publication d'un ouvrage en trois volumes basé sur trois séminaires organisés pendant ma mise à disposition à New Delhi.
Les liens URL pointent vers les informations qui n'ont pas été reprises dans cette présentation.
Le projet Unfettered voices ("Voix sans entraves") a débuté pendant ma mise à disposition pour un stage de recherche auprès du Centre de Sciences Humaines de New Delhi (CSH - Ministère des Affaires Etrangères), dans le cadre de l'axe "Culture, Communication et Pouvoir" dont on m'avait confié la coordination.
Ce projet est consacré à la "prise de parole" des femmes du milieu rural au Maharashtra (Inde). Il s'intéresse à une forme de communication sociale centrée sur l'auto-affirmation et s'appuyant sur des moyens d'expression spécifiques: chants de travail, interventions dans les réunions de village, théâtre rural et autres formes d'activisme.
Fin 1995, j'ai été sollicité par Guy Poitevin et Hema Rairkar, du Centre for Cooperative Research in Social Sciences de Pune (CCRSS), pour réaliser une série d'enregistrements audio et vidéo sur la pratique du chant à l'occasion de la mouture manuelle du grain, encore pratiquée quotidiennement dans les quelques villages qui ne bénéficient pas de la meunerie électrique. Après une quinzaine d'années consacrées à la documentation du répertoire traditionnel de ces chants dans la région de Mawal, une équipe du CCRSS avait déjà collecté un corpus d'environ 30,000 textes. Classé thématiquement, ce corpus permet de mieux cerner les motivations et les aspirations des femmes paysannes de basse condition sociale. Ce travail de recherche est partie intégrante des actions de sensibilisation menées par Village Community Development Association (VCDA), un groupe d'animateurs sociaux lié au CCRSS.
(Voir le site du CCRSS <http://iias.leidenuniv.nl/host/ccrss/index.html> et plus particulièrement leur programme de recherche sur la "mémoire collective" <http://iias.leidenuniv.nl/host/ccrss/popcol.html>)
La collecte systématique de documents sonores (sur des cassettes DAT indexées), puis le transfert du corpus de textes vers une base de données, nous ont permis de réaliser une base de données relationnelle intégrant les textes (en langue Marathi, alphabet Devanagari similaire à celui du Sanskrit), les données sur les interprètes et les lieux d'interprétation, la classification thématique, les documents sonores, la classification mélodique et les documents visuels. Cette base s'est enrichie par la suite d'un lexique Marathi et de scripts de recherche permettant de dresser le profil sémantique et géographique d'un mot et de ses formes dérivées à partir de l'ensemble du corpus.
(Voir <http://iias.leidenuniv.nl/host/ccrss/database.htm>)
Depuis un an, la base permet d'intégrer des chants tirés de diverses formes traditionnelles d'expression populaire (autres que les chants de la mouture): chants religieux bhajan ou gawalan, chants du théâtre populaire tamasha ou bharud, chants patriotiques, chants d'organisation...
Par ailleurs, des études en cours de réalisation se focalisent sur certains aspects isolés: interviews et autobiographies de certaines interprètes, études de villages confrontés à d'importantes transformations sociales et culturelles, études d'événements ou de figures emblématiques de certains groupes sociaux (ex: le pélérinage de Pandharpur, l'évocation d'Ambedkar par les femmes de caste Mahar...). Il existe par conséquent dans la base de données des sous-corpus plus détaillés permettant de formuler des hypothèses sur les relations entre la production culturelle et les événements les plus marquants pour les individus ou leurs communuautés.
En 1997, ce projet a fait l'objet d'une convention entre le CSH, le CCRSS et l'UFR LACS de l'Université de Provence, à l'occasion de la participation de Véronique Bacci, étudiante en maîtrise au Département de Musique et Sciences de la Musique. Une nouvelle convention est envisagée en 1998.
Le 18 décembre s'est tenue à la Fondation Nationale des Sciences Politiques (CERI) une réunion à laquelle participaient Hema Rairkar, Guy Poitevin, Denis-Constant Martin (ethnomusicologue et Directeur de Recherche à la Fondation Nationale des Sciences Politiques), Véronique Bacci et moi-même. L'objet de cette réunion était de faire le point sur le projet et d'en étudier les développements envisagés, suite notamment au retour dans l'équipe de recherche de Véronique Bacci (en thèse sous la direction de Bernard Vecchione, professeur au Département de Musique), et à ma récente intégration au Laboratoire Parole et Langage de l'Université de Provence.
La suite du présent document est une présentation synthétique de points qui ont été discutés au cours de la réunion puis approfondis à l'occasion d'autres échanges entre les personnes concernées par le projet.
Le projet de thèse de V. Bacci "Chants de la meule au Maharashtra -- Etude d'anthropologie musicale" est exposé sur le serveur du CCRSS <http://iias.leidenuniv.nl/host/ccrss/baccproj.htm>. Faisant suite à son travail de maîtrise consacré au problème de la classification de mélodies en l'absence d'une théorie musicale validée par les interprètes, cette étude sera consacrée à la problématique du "discours" musical: l'articulation entre les structures argumentatives du texte et les formes mélodiques et rythmiques qui lui confèrent une dimension musicale.
Les chants de la meule se distinguent d'autres formes d'expression, notamment des chants de travail, par l'importance donnée à l'expression personnelle -- la chanteuse doit "se confier" [speak out] au moulin de pierre -- qui permet de prédire l'existence de formes argumentatives spécifiques à leur énonciation.
La rhétorique du chant dans le cadre de cette tradition a été étudiée en premier dans leur contenu textuel. L'ouvrage de Guy Poitevin et Hema Rairkar, Stonemill and Bhakti (trad. Le Chant des Meules, Editions Kailash, 1998) démontre par exemple le fonctionnement spécifique du concept de bhakti ("dévotion") dans l'imaginaire populaire, bien distinct de celui des castes dominantes qui se sont appropriées une vision uniformisante de la bhakti. En ce qui concerne les paramètres musicaux, il est clair que la ligne tonale, la temporalité et l'accentuation des phrases mélodiques permettent de mettre en relief certaines syllabes, mots ou syntagmes. L'acte de chanter étant vécu comme une "prise de parole" accordant une place centrale au texte, on peut s'attendre à ce sa "mise en musique" tende à renforcer sa signification ou à proposer un autre déchiffrement par l'explicitation du "non-dit".
Le texte est fortement fragmenté, avec des déplacements ou des enchassements de syllabes, des "fillers" de syllabes (/ke/, /ge/...) sans valeur lexicale mais caractéristiques de situations précises de prise de parole, et la syntaxe est par conséquent très éloignée de celle du même texte parlé. La transcription écrite des textes par des personnes familiarisées avec cette tradition reste bien entendu possible, mais elle s'apparente plus à une notation musicale "prescriptive" qu'à une notation "descriptive". Si jusqu'à présent la recherche sur ce répertoire se devait de gommer les détails du passage de l'expression orale à son interprétation écrite, en se focalisant sur le contenu des textes, on s'intéresse maintenant de plus près à ce qui a été effacé de la transcription, autrement dit aux aspects "parole" et "chant" de cette forme d'expression.
La recherche sur les chants de la meule mettra désormais en oeuvre deux approches complémentaires:
L'étude précise du chant pourra être initiée, pour tester les outils d'analyse, avec un répertoire collecté en 1997 dans le village de Rajmachi, soit environ 2 heures d'enregistrement continu avec trois interprètes. Ce répertoire est intéressant pour plusieurs raisons: la compétence des interprètes, tant dans le placement de la voix que dans leur parfaite connaissance du texte, le caractère monolocuteur de l'enregistrement, et le fait que ces enregistrements n'ont pas été perturbés par des suggestions des auditeurs-collecteurs. (Dans de nombreuses séances d'enregistrement, les animateurs sociaux interviennent pour aider les interprètes à surmonter les défaillances de leur mémoire, ou pour les inciter à chanter des répertoires, des thèmes et des airs moins connus.)
Le parallèle avec les recherches sur la parole sera tenté à partir de corpus proposant le même texte dans sa forme parlée et chantée. Des exemples existent déjà lorsque des femmes citent des textes de chants de la meule à titre d'argument dans les discussions en groupe. D'autres répertoires comparatifs parole/chant pourront être créés en suivant des protocoles précis de mise en situation.
Hema Rairkar a souligné la "force argumentative" du parler Marathi, ainsi que le passage de la parole au chant dans des situations dramatiques: parole "psalmodiée" entrecoupée de syllabes destinées à interpeller un auditeur.
Interrogé sur les parallèles possibles entre les chants de la mouture et les mythes récités par des hommes de basse condition sociale, qui font l'objet d'une étude séparée au CCRSS (voir <A myth from the Vadar Community >), Guy Poitevin a précisé que les références aux personnages mythiques (Sita, Rama, Rawan...) ne sont pas de la même nature dans ces deux traditions orales. Le mythe récité ou chanté est une expression identitaire de la communauté s'appuyant sur une forme textuelle propre à chaque interprète, alors que les chants de la mouture expriment les sentiments des individus en se pliant à une forme régulière. A l'inverse des récits, les chants actualisent donc les personnages mythiques dans le vécu quotidien des femmes, tel qu'il est perçu au moment de leur énonciation.
Denis-Contant Martin insiste sur l'importance d'une étude de "l'émotion" à partir de canons esthétiques que l'on s'efforcera d'expliciter. Ce problème est difficile lorsque l'on s'intéresse à une production artistique réservée à un cercle très restreint (celui de la "maison") au lieu d'être exposée à des auditeurs extérieurs. Il n'existe pas de discours critique sur cette tradition à partir duquel on pourrait ébaucher des règles d'interprétation. Par contre, l'audition met en évidence les divergences sur ce qui constitue, pour une communauté donnée, une "voix musicale". On constate notamment que les femmes de haute caste cherchent à reproduire les canons esthétiques de la musique classique ou populaire tandis que celles de basse caste insistent plus sur "l'énergie" de la parole.
Il apparaît, dans cette discussion, qu'il n'est pas facile de faire émerger un modèle de perception et d'appréciation du chant qui ait un sens pour les tenants de cette pratique. Il n'en reste pas moins que c'est dans cette direction qu'il faut continuer à travailler, car la pratique du chant populaire est aussi étrangère à la tradition classique du nord de l'Inde qu'aux formes musicales d'autres pays. L'expérience de la réinterprétation des airs de chants de la mouture par un instrumentiste d'une autre région (V. Singh au sarangi) a bien fait apparaître ces divergences et pourrait constituer un corpus intéressant d'analyse musicologique.
D.C. Martin souligne aussi l'intérêt qu'il y aurait à mettre en place des procédures expérimentales permettant de tester un certain nombre de "grilles" d'analyse musicale, plutôt que de partir d'un modèle théorique élaboré importé d'autres formes musicales. La validation d'un modèle repose en effet sur l'évaluation de différences entre ce qui est observé et ce que prédit le modèle, mais ces différences doivent être exprimées dans le domaine de compétence des informateurs, et non celui de l'analyste. C'est aussi sur un jeu de différences quantifiables que se construit, pour les chanteuses, une stratégie de mise en valeur du texte.
Ces précautions méthodologiques échappent souvent aux chercheurs musicologues alors qu'elles semblent aller de soi pour ceux qui étudient la phonétique ou la perception de la parole. Elles justifient un regard "croisé" sur ce matériau sonore qui, par bien des aspects, se situe à mi-chemin entre la parole et ce qui (d'un point de vue occidental) constitue la musique.
La discussion a aussi porté sur le contexte particulier de la mouture: gestes circulaires, cycle avec un fréquent "passage de parole" entre deux interprètes travaillant sur la même meule... Sur le plan psychologique, le temps de la mouture (avant le lever du soleil) est perçu comme un "temps en dehors du temps", délimité seulement par la quantité de grain à moudre. L'étude de l'enchaînement des strophes et de l'argument du texte doit tenir compte de ce temps quasi-circulaire du geste et de l'énonciation.
Dans les jours qui ont suivi la réunion, Guy Poitevin et Hema Rairkar m'ont montré une étude récente (intégrée à la base de données dont il m'a fourni une nouvelle version) effectuée dans la communauté Mahar. Autrefois intouchables, les Mahar ont atteint un statut social plus élevé grâce à l'action de leur chef de file Ambedkar, père de la constitution indienne et figure emblématique, dans l'Inde actuelle, du combat des opprimés (dalit) contre le système des castes. Ambedkar et sa communauté se sont plus tard convertis au bouddhisme pour échapper aux systèmes de ségrégation sociale perpétrés par toutes les autres religions de l'Inde contemporaine. L'étude porte sur l'image d'Ambedkar et la perception, à travers les chants des femmes Mahar, des événements marquants de sa vie: sa conversion, son remariage avec une femme brahmane, sa mort dans des circonstances non élucidées... Chacun des thèmes identifiés par cette étude pourrait fournir matière à une analyse linguistique précise des formes d'argumentation mises en oeuvre.
De 1995 à 1998, j'ai participé, avec le Centre de Sciences Humaines de New Delhi et le Centre for Cooperative Research in Social Sciences de Pune, au montage de trois séminaires dont la thématique commune était celle des "processus de communication":
Ces séminaires internationaux, dont le premier et le dernier ont fait l'objet d'un financement par la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme (FPH), rassemblaient des universitaires, des activistes sociaux, des responsables d'organisations non gouvernementales et des artistes.
Il a été convenu de rassembler les contributions les plus significatives à ces séminaires sous la forme d'un ouvrage en trois volumes, Communication Processes, reflétant les enjeux de société en Inde et leurs analyses par des spécialistes, théoriciens et praticiens de la communication sociale. Les contributions comprennent aussi bien des communications écrites que des transcriptions de débats ou d'interventions orales enregistrés pendant les séminaires.
L'édition scientifique de l'ouvrage est effectuée par Biswajit Das (Dépt. de Sociologie, Université Jamia Millia, New Delhi), Guy Poitevin et moi-même. Un certain nombre de textes ont aussi été soumis pour commentaire à Jan Brouwer, anthropologue résidant à Mysore. La journée de travail près d'Angers, sur laquelle j'ai achevé ma mission, était consacrée à une mise au point sur l'avancement des travaux. Il me reste personnellement à transcrire plusieurs interventions et à rédiger l'introduction du 3ème volume. La mise en oeuvre du manuscrit devrait être achevée dans le courant du premier trimestre 1999.
Voir la table des matières: <http://iias.leidenuniv.nl/host/ccrss/cptoc.html>