par Doris Lavoie, février 1997
TABLE DES MATIÈRES
Dans ce travail je tenterai de poser les bases théoriques d'un modèle d'intervention sociale en milieu de travail en jetant un regard plus particulier sur le concept de pairs aidants encadrés à l'intérieur d'un programme d'aide aux employés (PAE). Je m'arrêterai à analyser ce modèle d'intervention à travers le paradigme des réseaux sociaux qui se veut bien adapté à cet objet d'étude.
Je tenterai également de faire le lien entre la recherche et l'intervention et de situer cet effort afin d'être en position d'en évaluer leur impact sur le renouvellement des pratiques sociales.
«Il n'y a pas un objet d'étude et un objet d'intervention séparés selon une division dichotomique entre théorie et pratique, mais un objet intégré, appréhendé concrètement dans l'unité dialectique de la théorie et de la pratique, sur la base des pratiques sociales. Les pratiques sociales sont à la fois source de questionnement, lieu de développement des connaissances, et critère de retenu de la validité et de la pertinence des connaissances acquises.» (RUFUSTSQ, 1980, p. 22)
1. Définition de l'intervention de réseau en milieu de travail
Tel qu'appliqué au MDN (ministère de la Défense nationale), l'intervention sociale en milieu de travail s'exerce à travers le PAE en place. Le coordonnateur national du programme (Laperrière, 1996, p. 2) définit comme suit sa portée :
Au Québec, ce n'est qu'au début des années ‘80 que les PAE ont commencé à se développer et à se regrouper dans des organisations telles l'AITQ (Association des intervenants en toxicomanie du Québec), l'AQPRAI (Association des personnes ressources en programme d'aide dans l'industrie), pour enfin aboutir avec la CQPRAI (Chapitre québécois des programmes d'aide).
Enfin au MDN, après une période d'incubation (recherches, négociations et élaboration d'un modèle d'intervention) d'environ trois ans, le PAE a été «officiellement» lancé à l'automne 1982 avec la formation des premiers orienteurs et l'implantation d'une structure organisationnelle pour l'appuyer.
Pour ce qui est de l'intervention axée sur les réseaux sociaux, selon Guédon (1984, p. 17-18), les premiers modèles théoriques remontent au milieu des années ‘70 avec des auteurs comme Lorrain (1975), White et Berger (1976), Fischer (1977) et Boissevain (1974). Leurs travaux ont ainsi amené les professionnels de l'aide psycho-sociale à reconnaître que l'être humain est un être social et ne peut être traité qu'en individu isolé.
3. Les fondements de l'intervention en milieu de travail
Comme le précise Rocher (1992, p. 452-453), l'idéologie est :
«un système d'idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d'un groupe ou d'une collectivité et qui, s'inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l'action historique de ce groupe ou de cette collectivité». Il poursuit également (ibid, p. 460) en disant qu'on peut classifier une idéologie selon quatre critères : selon le groupe auquel elle s'adresse ; selon son rapport avec le pouvoir en place ; selon les moyens d'action qu'elle propose et selon son contenu.
À ce titre, l'intervention au moyen de pairs aidants en milieu de travail me semble un effort avangardiste dans la bonne direction. Le pouvoir d'intervention est partagé parmi les employés au lieu d'être concentré dans un service médical ou de ressources humaines bureaucratique ou pire d'être donné à contrat auprès d'une firme externe spécialisée. Cette approche tente ainsi de recréer une certaine socialisation interne en favorisant le développement de réseaux primaires «hybrides» (entre le naturel et le formel) au sein des employés en difficulté afin qu'ils y fassent appel pour améliorer leur santé mentale et par le fait même redevenir ensuite plus productifs.
Il est intéressant de faire l'étude de l'intervention en milieu de travail basée sur un modèle de pairs aidants, en utilisant les principes de l'approche réseau. Cette approche permet d'examiner la dynamique par laquelle l'accès pour les employés en difficulté vers les services du PAE est facilité par le développement en première ligne, d'un réseau de pairs formés qui pourront ensuite les référer au besoin vers des ressources appropriées.
Pourquoi utiliser le paradigme des réseaux ? Tout d'abord, l'analyse des réseaux permet de mettre en rapport les différents niveaux de la réalité, dans une perspective structuro-fonctionnaliste mais sans perdre de vue l'encastrement de petits groupes et d'individus dans la structure sociale qui les entoure. De plus,
«L'analyse des réseaux n'offre pas uniquement un cadre théorique intéressant, elle met à notre disposition des instruments permettant une approche structurelle de l'étude. D'ailleurs, la littérature propose à ce sujet des stratégies de description de modèles de relations sociales. Enfin, entre autres dans le domaine de l'aide sociale, les réflexions courantes concernant les réseaux ne sont pas trop ancrées dans une vision théorique ou dans des expériences empiriques.» (Vranken et al., 1996)
À ce titre, on peut poser l'hypothèse que les employés en difficulté n'arrivent pas à faire face à leurs problèmes quotidiens ou à des situations de crise parce qu'ils ne peuvent profiter de rapports rapprochés avec leur réseau social primaire (la famille, des amis, des collègues et/ou des voisins) ou secondaire (institutions, personnes ressources).
Chaque analyse des réseaux part du fait que la structure sociale de toute société est elle-même construite en réseaux de relations sociales. Comprendre cette structure de relations est plus important pour comprendre la réalité, que de se concentrer sur les caractéristiques individuelles des acteurs. L'analyse des réseaux est donc basée sur des données relationnelles, c'est-à-dire les liaisons créées entre un acteur et au moins un autre. Les relations sont donc des caractéristiques de systèmes relationnels. C'est pourquoi Vranken et al. (idem) emploient le terme «flux de biens sociaux». Il s'agit ici de biens qui sont appréciés par des membres d'un système social et qui sont également pertinents pour la mobilité sociale. Il peut s'agir de biens matériels ou de prestations de services, mais il est également possible qu'on confère un soutien moral ou qu'on transmette de l'information. La façon dont les employés en difficulté accèdent aux différents moyens est ainsi déterminée par le caractère du réseau dans lequel ils vivent ou auquel ils ont accès.
En étudiant l'influence du réseau sur le flux des biens, ses caractéristiques se révèlent alors comme une source d'information sur le flux de biens, ses caractéristiques se révèlent alors comme une source d'information sur le flux de biens sociaux potentiel. La force de l'analyse des réseaux consiste justement en ce qu'on puisse évaluer non seulement les caractéristiques du flux réel mais également celles du flux potentiel des biens sociaux.
Le paradigme des réseaux permet d'étudier l'intervention d'une perspective structuro-fonctionnaliste sans négliger le monde concret qu'est le milieu du travail. Dans le cadre d'une recherche à caractère scientifique, on peut discerner trois sortes de caractéristiques des réseaux : les caractéristiques interactionnelles, celles liées à la composition et les caractéristiques morphologiques.
3.3.1 Les caractéristiques interactionnelles d'un réseau.
Utilisées dans l'analyse des réseaux, ce sont : l'intensité des relations (fréquence, durée, portée émotionnelle, multiplexité de la présence des autres dans la vie des individus) et la parenté (famille immédiate ou élargie).
3.3.2 La composition d'un réseau.
On fait ici référence aux caractéristiques positionnelles des personnes dans le réseau c'est-à-dire l'influence instrumentale qui peut être exercée et la quantité d'information possédée sur les moyens sociaux.
3.3.3 Les caractéristiques morphologiques d'un réseau.
Le terme «morphologie» résume un certain nombre de caractéristiques de la structure d'un réseau : l'ampleur (le nombre d'acteurs présents dans le réseau de l'individu), la densité du réseau (la solidarité réciproque entre les membres d'un réseau), la diversité (peu d'offre de biens vs éventail hétérogène de biens disponibles) et la centralité du réseau (présence d'acteurs centraux dans le réseau). C'est surtout à ce dernier niveau qu'intervient le PAE.
4. Les caractéristiques de l'intervention en milieu de travail
Puisque les intervenants du PAE se présentent comme des acteurs centraux dans le réseau de l'employé en difficulté, ils constituent une plaque tournante d'un nombre de flux de biens et peuvent influencer l'accès aux biens sociaux. La présence d'une ou de plusieurs "plaques tournantes" dans le réseau des employés signifie alors qu'ils peuvent accéder à un grand nombre de biens sociaux par l'intermédiaire de ces acteurs. Cela veut également dire qu'ils peuvent en venir à dépendre de ces "acteurs" qui ont un certain pouvoir sur eux. La formation des orienteurs (pairs aidants) doit donc comprendre une mise en garde face à ce danger.
De façon générale, il est important de préciser qu'il existe trois formes principales de services de PAE :
Externe-externe. Où les services d'accueil sont fournis par des professionnels étrangers à l'organisation (contrat à travers une firme spécialisée) et le «traitement» est prodigué par des ressources externes. Le premier contact peut être offert sous la forme d'entrevue téléphonique ou en personne ;
Interne-externe. Où les services d'accueil sont fournis par des individus (professionnels ou pairs aidants ou une combinaison des deux) embauchés par l'organisation et le «traitement» est prodigué par des ressources externes. Le PAE offre alors un nombre limité d'entrevues avec le client avant de le référer vers des ressources de la communauté (publiques ou privées) ;
Interne-interne. Où les services d'accueil sont fournis par des professionnels embauchés par l'organisation et ces derniers prodiguent également le «traitement» à l'interne. Les conseillers du PAE offrent alors des services de thérapie qui peuvent varier du court au plus ou moins long terme. Les clients peuvent également être référés à des ressources externes lorsque la situation l'exige.
Comme précisé plus tôt, la forme d'intervention qui nous préoccupe de plus près est celle basée sur le concept de pairs aidants. Par ce moyen on cherche à influencer les processus de création, de maintien et de changement des relations, composante essentielle des réseaux. À ce titre, le modèle interne-externe s'y prête le mieux. Il faut cependant noter que les intervenants à l'interne, oeuvrant au sein du programme, ne sont pas des professionnels mais des aidants naturels formés, appelés «orienteurs». Ce ne sont ni des «conseillers» ni des «thérapeutes», mais ils fournissent aux autres employés des services d'écoute et d'aiguillage vers les ressources de la communauté. En fait, «On trouve dans la plupart des milieux de travail, des gens identifiés comme des «aidants naturels», ce sont les gens vers lesquels les ouvriers se tournent automatiquement quand il y a des problèmes.» (Domnick-Pierre, 1985, p. 173)
5. La définition des principaux éléments ou concepts
«Le rapport entre le sujet et l'objet matériel modifie le sujet et l'objet à la fois par assimilation de celui-ci à celui-là et accommodation de celui-là à celui-ci... Mais, si l'interaction entre le sujet et l'objet les modifie ainsi tous deux, il est a fortiori évident que chaque interaction entre sujets individuels modifiera ceux-ci l'un par rapport à l'autre. Chaque rapport social constitue par conséquent une totalité en elle-même, [...] la totalité ainsi conçue apparaît comme consistant non pas en une somme d'individus mais en un système d'interactions modifiant ces derniers en leur structure même.» (Piaget, 1965, pp. 30-31)
Froland et al. (1981) identifient trois raisons principales pouvant favoriser l'implantation de programmes de pairs aidants en milieu de travail :
La plupart des études passées, en milieu de travail, ne se sont penchées que sur les bénéfices pour les aidés. Elles ont complètement ignoré les retombées pour les «orienteurs», c'est à dire les gens formés pour opérer le PAE. L'impact sur les pairs aidants a surtout été examiné pour les programmes de jeunes (dans les écoles par exemple). Plusieurs études traitent ainsi de ce sujet (Poulin et Vigneault, 1986; Ayotte et Roy, 1986; Besecker et Aug, 1985; Edge, 1984; Delworth et coll., 1974; Evoy, 1983; McWilliams, 1979).
Une recherche plus approfondie sur l'intervention en milieu de travail pourrait alors examiner s'il est possible de tracer des liens entre l'essentiel des conclusions de ces études et le vécu des pairs aidants dans un contexte de PAE. Un exemple d'un programme d'intervention en milieu de travail basé le concept de pairs aidants est celui du PAE du MDN. M. Paul Millette, le président de l'Union des employés de la Défense national (UEDN) en 1993, en fait d'ailleurs l'éloge dans une publication interne :
L'importance pour les employés d'avoir accès à des services de PAE de qualité n'est plus à démontrer. Dresser la liste des impacts sur la clientèle serait ici trop exhaustif. Le sondage du Rockhurst Consulting Group Inc (1993), qui a examiné le PAE du MDN a cependant permis de tirer des conclusions intéressantes quant à la portée de l'aide fournie :
5.3 En ce qui concerne le professionnel
Devant les cas plus lourds, la question de suppléer au manque de compétence des orienteurs bénévoles par un service d'appoint professionnel se pose alors. MacMillan Bloedel Ltd (1994) a d'ailleurs développé le modèle EFAP (Employee and Family Assistance Program), qui utilise une combinaison d'aidants naturels et de professionnels.
Comme discuté plus tôt, les orienteurs reçoivent une formation sommaire et deviennent la porte d'entrée vers le PAE pour les employés. Au MDN, cette formation initiale est de 7 jours et demie. Elle permet d'outiller les orienteurs ainsi formés aux éléments de base de l'intervention sociale par la relation d'aide. Le coordonnateur du PAE demeure cependant disponible comme ressource «mentor» afin de servir de guide et de prodiguer du leadership et un accompagnement plus étroit.
Je suis moi-même coordonnateur d'un groupe d'édifice d'Ottawa renfermant plus de 1,500 employés civils du MDN. J'y gère ainsi une équipe de 7 orienteurs fonctionnant sous le modèle de pairs aidants et je donne régulièrement des cours de formation à d'autres orienteurs. Ma formation est assez hétérogène, je possède par contre un diplôme de conseiller en toxicomanie et j'ai plus de 15 ans d'expérience pratique dans le domaine des PAE.
5.4 En ce qui concerne le problème social
Comme Beaudoin (1987, p. 16) le précise, «on parlera de problème social s'il y a prévision collective que la dégradation d'une situation va se poursuivre selon le processus enclenché et produire des conséquences inacceptables ou de moins en moins acceptables». En milieu de travail on retrouve trois sortes de situation problématique :
5.5 En ce qui concerne la relation d'intervention
Cameron (1990) explique qu'on peut identifier quatre formes de soutien apporté par le réseau social :
Plusieurs études intéressantes, examinant l'impact sur les organisations, en ce qui concerne le rapport coûts/bénéfices, les changements organisationnels ou de conditions de travail, sont disponibles (Blum et Roman, 1995; Bureau of National Affairs, 1987; Amaral, 1988; Morin, 1996). Au MDN, le PAE en place a également fait l'objet de trois études de consultant qui ont regardé divers aspects du programme (Rockhurst Consulting Group Inc, 1993; Tweedie, 1994; Rockhurst Consulting Group Inc, 1994)
Il apparaît certain que l'intervention sociale en milieu de travail rapporte des bénéfices évidents pour les entreprises. D'ailleurs, Navran Associates (1996) ont également mené une étude importante auprès de plusieurs compagnies ayant fait la liste du «Fortunes 500». Ils ont d'ailleurs conclu que :
Au MDN, tout sujet fait l'objet d'un énoncé de politique. Il serait superflu ici de reproduire cet OAPC qui s'étend sur plusieurs pages. Suffit simplement de préciser qu'évidemment le MDN exprime clairement son souci pour ses employés qui représentent une ressource des plus importantes et souligne que son énoncé de politique est conforme aux directives du Conseil du Trésor. Enfin, ailleurs dans la littérature (Millette, 1993), les principaux syndicats du MDN confirment leur appui, assurent qu'ils sont au service des employés et qu'ils sont prêts à endosser toute mesure visant à améliorer le bien-être de leurs membres.
De façon générale, les différents acteurs en cause trouve leur compte à l'intérieur de ce modèle d'intervention en milieu de travail. L'organisation retrouve un employé plus productif, le professionnel peut s'appuyer sur le réseau de pairs aidants qu'il aura développé pour l'assister dans son intervention, l'employé en difficulté retrouve une oreille attentive et est dirigé vers une ressource appropriée à ses besoins et les pairs aidants (orienteurs) sont revalorisés et mieux équilibrés suivant chaque intervention.
L'étude de Rockhurst Consulting Group Inc (1994) indique clairement suite au sondage effectué auprès d'employés du MDN que la majorité des répondants est au moins satisfaite (79% de 1512 répondants) des services prodigués par le PAE. Dans la même veine plusieurs superviseurs (61% de 529 répondants) ont remarqué une amélioration de rendement après qu'un de leurs employés ait fait appel au PAE. À ce titre, on peut dire que le PAE semble rencontrer les besoins et objectifs propres aux différents acteurs impliqués.
8. Les effets micro-sociologiques et macro-sociologiques de la question étudiée
Guédon (1984, p. 18) résume bien cette question en observant que :
Je rejoins également une observation du rapport de recherche de Tousignant et al. (1994, p. 123) qui recommande qu'une collaboration ad hoc entre non-professionnels et professionnels soit encouragée et mieux acceptée dans les différents milieux d'intervention. Les PAE basés sur le principe des pairs aidants pourraient certainement bénéficier des services de travailleurs sociaux compétents et à l'aise avec des concepts tels le réseautage, la solidarité sociale, l'entraide, etc. De plus,