Journal intime de Pierre Maquet.
Atlantique Nord, le 12 janvier 1917
Je suis sur le navire militaire, le Mayflower, qui nous emmène – nous, les jeunes engagés canadiens pour la défense de la France, de sa civilisation, de ses valeurs- en Europe, sur les champs de bataille. Nous avons embarqué au port des Trois-Rivières, dans un enthousiasme un peu trop modéré à mon goût, après avoir passé cinq semaines au camp militaire de Valcartier ; nous avons ensuite descendu le cours du Saint-Laurent, dont l'eau me paraissait plus limpide que jamais; et nous avons hier rejoint l’Atlantique, rencontre émouvante et troublante : je fais à l’envers le voyage que firent mes ancêtres français au cours des deux siècles qui viennent de s’écouler…
Depuis notre départ, la mer est relativement calme ; et je reste de longues heures sur le pont arrière du bateau à regarder son sillage, sa "houache", me dit l’un des matelots qui travaille à bord, un gars sympathique et amène, qui a fait plusieurs fois le tour du monde et dont les récits pleins d’exotisme, de soleil, et d’aventure me fascinent. Nous filons, fendant les flots avec insolence, à une vitesse moyenne de vingt-cinq nœuds, information que je dois encore à mon ami le marin. C'est l'un des seuls qui parle le Français, car presque tous les Québécois sont restés, n'y voyant là qu'une défense du "Common Wealth".
Dans mon paquetage, j’ai glissé un carnet de bord. Je ne pensais pas m’en servir ; pourtant, ce sont ses pages que je commence à noircir aujourd’hui : j’ai réfléchi depuis mon départ ; je me suis dit que moi, j’aurais aimé trouver le journal intime d’un de mes ancêtres français ; je l’aurais lu et relu, j’aurais compris ce qui les avait poussés à prendre des décisions importantes qui ont bouleversé leur vie… Alors, j’ai décidé d’écrire mon histoire de jeune Québécois engagé dans une guerre lointaine, je veux y décrire mes aspirations, y analyser mes sentiments, y consigner mes rêves et … mes peines. Ainsi, si je meurs dans cette guerre –ce que je n’espère pas du tout !-, peut-être se trouvera-t-il quelqu’un pour lire ce témoignage, pour s’intéresser à ce que nous voulions, à ce que nous souhaitions, à ce que nous étions…
Quelque temps avant mon engagement - cela devait être en novembre 1915-, alors que depuis plusieurs mois déjà, j’étais absorbé par la généalogie de ma famille, j’ai pris conscience que cette guerre qui avait éclaté sur un autre continent, à trois mille kilomètres de nos côtes canadiennes, cette guerre qui me semblait si lointaine, si étrangère, me concernait. Et, quand au printemps 1916, j’ai trouvé, à force de recherches assidues, la trace d’un Maquet arrivé de France au Canada en 1769, j’ai su qu’il faudrait m’engager. J’ai d’abord cédé aux pressions de mon père qui me répétait que nous n’avions pas à nous battre aux côtés des Britanniques, aux discours de mes camarades de l’université qui participaient aux manifestations contre la conscription que Robert Laird Borden souhaitait imposer ; j’ai aussi écouté ma mère, pour qui mes dix-neuf ans étaient une raison suffisante pour rester chez soi et refuser la guerre. Et j’ai continué à chercher, à fouiner, à interroger les archives ; j’ai fini par apprendre que mon homonyme était originaire d’une ville du Nord de la France, Calais, que ses parents, Charles Maquet et Marie-Laurence Radiguez, s’étaient mariés à l’église Notre-Dame de Calais le 28 novembre 1737, que leur fils Pierre naquit douze ans plus tard, le 2 février 1749.
Pierre Maquet… Il porte mon nom, mon prénom, est né en hiver, comme moi, son père s’appelle Pierre, lui aussi, et il quitte la terre qui l’a vu naître à vingt ans… J’ai tout de suite beaucoup pensé à ce personnage, si proche de moi… J’ai déniché une carte postale de cette ville, Calais, et de son église Notre-Dame, chez un de mes oncles. J’ai pensé à la menace qui pesait sur elle ; elle est proche des combats, face à l’Angleterre qu’on peut rejoindre en à peine trois heures de bateau, elle doit être une cible pour les Allemands… J’ai pensé aussi qu’avant Pierre, d’autres enfants avaient dû naître… et que presque deux siècles plus tard, leurs arrière-petits-enfants devaient se battre pour défendre leur terre de la barbarie allemande. Alors, je me suis engagé.
Il y a un peu plus d’un mois maintenant que je suis un "soldat" ; j’ai pris la bonne décision ; je dois défendre la France. Et même si je vais être incorporé dans une unité britannique, c’est pour la France que je m’apprête à risquer ma vie, pas pour l’Angleterre. Mon engagement est mûrement réfléchi.
Mercredi 19 janvier, Atlantique Nord
Je viens de me réveiller comme tous les matins devant cet objet de fascination qu'est la mer. La mer, un mot qui fait rêver… De l'eau, liquide et bleue, immense, interminable …
Les vagues se brisent sur la coque du Mayflower comme pour nous ouvrir un passage vers le large, vers cette destination tant attendue : la France. Plus loin, sur les côtes françaises, les vagues déferleront sur le grève des plages bretonnes, normandes, sur la plage de Calais, pour mourir au bord de ce noble pays qu'est la France. Elles se jetteront sur les falaises du Blanc-Nez, comme un soldat se jette sur un ennemi lorsqu'il sent sa patrie en danger et qu'il veut la défendre. Si je voulais, je pourrais écrire des pages et des pages rien qu'en contemplant les vagues…
Atlantique Nord, Dimanche 23 janvier
J'ai été réveillé plus tôt que prévu, pour cause de corvées. Le Mayflower tangue légèrement sur la houle. Je suis très étonné car hier, il n'en était rien. Je pense alors que la mer pourrait être une femme, belle, mais capricieuse et imprévisible. Mon ami le marin m'a dit que demain, on aura droit à une belle tempête. J'ai hâte de vivre cette tourmente et de la raconter !
Atlantique Nord, Lundi 24 Janvier 1917
La nuit était déjà tombée depuis longtemps sur ce désert d'eau et englobait dès lors la totalité du navire et de l'horizon. La lune et les étoiles ne paraissaient plus; seule une lueur était visible à travers les nuages. L'océan bouillonnait, et cette masse d'eau noire se paraît d'une robe blanche, la houle devenait de plus en plus grosse, les creux de plus en plus grands et les vagues atteignaient maintenant presque deux mètres de haut. Les vagues déferlaient et s'écrasaient violemment sur le pont du navire. Le vent soufflait et retentissait à l'extérieur de ma cabine. Quant à moi, je me débattais à l'intérieur, avec mes affaires personnelles qui me tombaient dessus à chaque vague - à croire que la guerre était déjà commencée pour moi ! La tempête se renforçait de plus en plus, le bateau disparaissait dans les immenses creux et l'on ne voyait plus que de l'eau autour de nous; les moutons se donnaient pour tâche d'attaquer la coque de plus en plus violemment. Puis d'un seul coup, on se sentait pris au coeur par la vitesse du vaisseau qui remontait au sommet de la vague et de là, la mer m'apparaissait alors comme je ne l'avais jamais imaginée, déchaînée, violente, mêlée de noir et de blanc, n'accordant à aucun marin le droit de se laisser séduire par les sirènes qui sont prêtes à tout pour pouvoir vous hypnotiser de leur chant mélodieux… Ce spectacle majestueux s'offrait à mes yeux comme un véritable cadeau.
Saint-Omer, le 1er mars 1917
Nous sommes en France depuis quinze jours ; nous avons rejoint nos quatre divisions qui, pour la première fois depuis notre engagement dans cette guerre, sont regroupées pour prendre enfin la crête de Vimy. Le terrain a été longuement préparé ; et notre commandant estime que nous avons de fortes chances d’emporter enfin ce lieu stratégique, qui permet à nos ennemis de dominer toute la plaine nordique. Les Français, les Anglais s’y sont essayés ; tous ont subi d’énormes pertes ; aucun régiment (*) n’a jamais réussi à l’atteindre.
Nous avons quitté l’Angleterre par Folkestone après avoir attendu deux jours, entassés dans deux vastes maisons réquisitionnées sans doute pour les " héros " que nous sommes ; l’entraînement déjà commencé à Valcartier s’était prolongé quelque temps en Angleterre ; les journées bien remplies semblaient passer en vain ; de cinq heures du matin jusqu’au soir, nous avons couru, sauté, plongé, rampé… pour rien. Quand enfin est arrivé l’ordre de départ, nous avons tous été soulagés. Nous ne nous sommes pas enrôlés pour nous entraîner indéfiniment, mais pour nous battre, pour chasser les Boches du noble pays qu’ils s’obstinent à envahir. Nous avons embarqué sur le paquebot numéro 2 ; certains craignaient les sous-marins ennemis, mais je n’y pensais même pas, ; mon attention était tout entière tournée vers les côtes françaises, vers cette région du Nord qu’on appelle joliment " la Côte d’Opale "… Lorsque sont apparues les falaises blanches du Boulonnais, j’étais ébloui ; par chance, le temps était froid et mordant, mais beau ; et j’ai pu admirer pendant la quasi totalité du trajet un spectacle impressionnant. Nous avons accosté à Boulogne. Je ne pouvais m’empêcher de regretter que notre débarquement ne se fît pas à Calais, la ville du Pierre Maquet du dix-huitième siècle… Mais je goûtais tout de même un réel bonheur à arpenter les rues de la vieille ville de Boulogne ; et puis, la ville même de Calais était consignée ; alors…
Je suis terriblement ému depuis que j’ai posé le pied sur le sol français. Un ancien, québécois comme moi, l’un des rares qui se soient donné la peine de s’engager pour défendre la patrie de nos ancêtres, m’a regardé d’un air narquois lorsqu’il m’a entendu exprimer mon émotion ; " Tu viens d’arriver toi, c’est évident. Quand tu auras subi un vrai bombardement, quand tu auras de cette terre dans les yeux, dans la bouche, tu ne seras plus si content d’être là ! " Sans doute les combats doivent-ils être terribles, sans doute les conditions de vie seront-elles difficiles ; mais je ressens un sentiment de fierté à fouler le sol français, et je suis tout prêt à verser mon sang pour ce pays…
Pour le moment, je profite d’une halte un peu longue dans la gare de Saint-Omer pour reprendre ce carnet de bord. Mais que j’ai hâte que le train reparte…
(1) Cendrars affirme pourtant que la crête a été atteinte en mai 1916 par son escouade…
Vimy, le 1er avril 1917
L’offensive pour emporte la crête de Vimy va bientôt commencer, et à présent, je dois bien avouer que je l’appréhende… J’ai vécu mon baptême du feu, je ne suis plus ce que les Français nomment par une métaphore que j’aurais sans doute trouvée charmante il y a un mois, un " bleuet "… Un bombardement est une terrible épreuve et depuis cet inoubliable baptême, j’en ai vécu plusieurs, tous plus terrifiants les uns que les autres, si bien que je perçois cette guerre avec un peu moins d’ardeur. Lorsqu’éclatent les obus, la terre semble sous le coup de convulsions horribles ; on dirait une bête agonisante dans laquelle un affreux vétérinaire continue à fouiller. Et nous, pauvres êtres qui l’habitons, ne sommes plus que des insectes effrayés et hurlants. Le bruit surtout est insupportable : sifflements stridents, explosions retentissantes, tous se liguent pour nous faire perdre conscience de ce que nous sommes…
Vimy, le 10 avril 1917
Nous avons donné l’assaut hier matin à 5h30. L’artillerie avait déployé toutes ses forces et le barrage qu’elle créait était impressionnant. Nous, derrière cet épais mur de fer et de feu, nous avancions, quelques vingt mille soldats, minuscules fourmis promises à l’anéantissement. Nos gorges étaient nouées, nos fronts étaient moites, la sueur inondait nos vêtements, malgré le vent froid qui nous cinglait. Eh oui, ce lundi de Pâques 1917 présenta cette étrangeté : il neigea et un vent, aussi froid que le blizzard, nous imposa sa cruelle morsure. C’était terrible !
Au signal, nous étions sortis des tranchées protectrices où nous nous terrions, et comme des damnés surgissant des entrailles de la terre, nous nous étions élancés en poussant des cris, comme si toutes nos clameurs démultipliées à l’infini dans ce paysage désolé pouvaient nous donner plus de courage et plus d’ardeur… La masse d’hommes que nous constituions s’étendait fort loin vers l’horizon, et malgré ma peur, j’avais le sentiment que nos cœu rs battaient à l’unisson, que nous vivions des moments de camaraderie, de complicité, de fraternité tels que l’expérience nous métamorphoserait pour toujours.
La quatrième division à laquelle mon régiment est rattaché avait pour mission de gagner la côte 145, c’est-à-dire le point le plus élevé de la crête, et par conséquent le plus protégé. J’étais l’une des misérables créatures qui formaient la deuxième vague d’assaut ; et très vite, il m’a fallu franchir, en plus des innombrables fils barbelés qui hérissaient le no man’s land, des cadavres et des corps mutilés. Un soldat, jeune et vigoureux, s’est même accroché à ma jambe quand je suis passé à côté de lui ; je ne devais pas m’interrompre, je ne pouvais pas m’arrêter, et j’ai continué à marcher, comme si ses hurlements de douleur me laissaient insensible… Pouvons-nous faire la guerre et rester des hommes ?
Et de l’autre position dominante de la crête, les Allemands continuaient à nous mitrailler, impitoyablement… -Mais que ferait-on donc de la pitié dans une telle guerre ?- ; il semblait que jamais nous ne réussirions à atteindre le sommet, cette côte 145 qui nous semblait nous happer pour mieux nous tuer. Depuis le "bourgeon", les balles ont afflué encore longtemps, par rafales… Et j’ai vu tomber des copains, des "bleuets" coupés avant l’âge ; il y a eu Ferrand d’abord, que j’ai vu s’effondrer juste à côté de moi ; puis, un autre Montréalais, étudiant en droit, et doux idéaliste, comme je l’ai été, Leblanc, fauché par une rafale ; ensuite, Leduc, l’altier paysan de la région du lac St Jean, a eu la tête emportée par un obus, venu d’on ne sait où… Et tant d’autres encore… Et, chez ceux d’en face, sans doute, le carnage était pire encore ; j’y ai pensé soudain, et je me suis rendu compte que je ne les haïssais plus, ces pauvres gars d’outre-Rhin venu mourir sur une terre étrangère dont, sans doute, ils n’avaient rien à faire…
Et il a fallu avancer, avancer encore, malgré le dégoût, la peur. Et la colère, la rage m’ont envahi, je ne sais contre qui… Nous avons passé une nuit étrange, aussi bizarre que l’avait été ce lundi de pâques hivernal, une nuit pleine de lumières multicolores, grâce aux fusées qui sans cesse surgissaient dans le ciel sombre, une nuit remplie de fracas. Je n’ai ressenti ni la faim, ni la fatigue ; tout se passait comme si j’étais une sorte de mécanique sans sentiment, et même sans besoin… Dans cette nuit, je n’ai plus vu tomber des camarades ; c’étaient des ombres seulement qui s’évanouissaient.
Puis, le jour s’est levé, je crois, car en fait, je ne m’en suis pas aperçu… L e br uit continuait, les cadavres s’accumulaient, les cris aussi étaient toujours là, et les râles des soldats gravement blessés. Nous avons continué à avancer, presque à l’aveuglette ; les yeux piquaient et les oreilles bourdonnaient ; et je suis tombé, dans un trou d’obus énorme ; je me suis seulement tordu la cheville. Le lieutenant a voulu m’aider à me relever… impossible ! Alors, il a crié qu’on envoie chercher une civière ; on m’a ramené vers les tranchées que nous avions délaissées il y a déjà près de trente heures, et je me suis endormi lourdement…
Quand je me suis réveillé, seulement trois heures plus tard, j’ai entendu le bruit de la mitraille ; on m’a donné à manger ; puis on m’a dit que je devais retourner là-bas, que je n’étais pas blessé, que j’étais de " constitution très solide ", et que j’avais une heure pour me reposer encore… Alors, j’ai profité de cette heure pour remplir encore une page du carnet. Maintenant, il est midi ; le soleil est voilé par quelques nuages et le froid est toujours aussi vif, il faut que j’y reparte, que j’aille rejoindre les miens pour les aider à remporter ce qui sera sans doute une grande victoire…
Jeudi 30 août 1917
C’est la première fois depuis Vimy que je reprends mon carnet de bord… Je suis rentré à Montréal il y a une semaine ; et je sais que je ne vivrai plus jamais comme avant… pas seulement à cause de la jambe qui me manque, qui est restée là-bas, en France, à Vimy, sur une terre que je voulais tellement défendre ; c’était le 11 avril dernier, jour durant lequel je n'ai pas pu écrire ; les Allemands reculaient, mais continuaient à nous canarder de temps à autre, un obus est tombé, j’ai entendu un bruit terrible, puis plus rien… Lorsque je me suis réveillé, longtemps après, j’étais dans un hôpital de fortune, j’avais une jambe en moins et un mal de tête intense. Et pourtant, j’ai presque de la chance : je suis en vie, j’ai retrouvé mes parents, mes amis... Tant de mes camarades sont morts…
Quand, plus d’un mois après, j’ai été en état de bouger, j’ai pris des béquilles et je me suis promené dans l’hôpital de Boulogne où j’avais été transféré; et j’ai rencontré des blessés, de toutes les nationalités : des Anglais, des Français, un Australien, et un immigré italien, employé pour un temps aux cuisines de l’hôpital, un petit homme sec, à l’air débrouillard et décidé ; avec ce dernier, j’ai tout de suite sympathisé ; il m’a dit s’appeler Garnero (*), et avoir laissé sa jambe gauche à …Vimy, en mai 1917; cette crête doit être pleine de membres et de corps déchiquetés ; mais Garnero ne parle de sa jambe arrachée qu’en riant ; car elle l’a sauvé d’une mort plus atroce encore : il avait été enterré par ses propres copains qui le croyaient mort ; il ne pouvait plus bouger, plus parler, plus remuer même un cil ; mais il était parfaitement conscient de ce qui se passait autour de lui ! Heureusement, un obus l’a tout de suite déterré, lui arrachant la jambe sans doute, mais lui redonnant suffisamment de voix pour hurler, si bien qu’il a été sauvé par des gars d’une autre compagnie. Sa bonne humeur, son optimisme m’ont fait beaucoup de bien. Pourtant, je n’arrive pas à oublier les copains morts, les innombrables blessés, les souffrances et les cris ; et je passe des nuits à refaire le même cauchemar…
Et depuis hier, la loi sur la conscription a été votée ; ainsi, tous les jeunes hommes vont être contraints de se battre ; moi, je me suis engagé, j’ai choisi d’aller " faire la guerre " ; eux ne veulent pas de cette guerre si lointaine, et ils vont devoir la subir, en mourir pour beaucoup d’entre eux… Aujourd’hui, des manifestations ont lieu dans tout le Québec ; mes camarades d’université y sont bien sûr, comme ils y étaient déjà en mai 1916 ; et j’y serais aussi maintenant si je pouvais encore marcher aisément. La plupart de mes compatriotes ne croient pas aux beaux mots, les affiches incitant à la guerre ne convainquent personne ; il y en a une qui dit : " Attendrons-nous que les nôtres brûlent ? Enrôlons-nous et tout de suite, dans le 178ème Bataillon Canadien Français "... Je ne peux la regarder sans frémir… A la suite de Henri Bourassa qui s’exclamait dès le début de la guerre que le roi Georges V de Grande-Bretagne ne pouvait nous obliger constitutionnellement à nous engager à ses côtés dans cette guerre, l’abbé Groulx, professeur d’histoire à l’université, incite à la résistance ; j’avais suivi ses cours ; j’avais été séduit par son regard sur la Conquête, il allait à l’encontre de toutes les idées reçues ; la Conquête du Québec par les Anglais n’a pas été salutaire, elle est un désastre pour les Québécois. Pourtant, je restai prudent et distant. Aujourd’hui, je suis avec tous ceux qui s’opposent à la guerre, et je partage l’hostilité de ces hommes-là à l’égard des Britanniques.
Quand je me suis engagé, je ne pensais qu’à ce Pierre Maquet s’installant au Québec au XVIIIème siècle ; aujourd’hui, je songe davantage à une histoire récente, celle de mon grand-père Bouchette, patriote reconnu qui est allé jusqu’au bout de ses engagements ; je ne l’ai pas plus connu que Pierre Maquet, puisqu’il est mort en 1879 quand je suis né en 1897, fils de sa fille. Mais le mouvement de révolte des Patriotes attire toute mon attention maintenant que j’ai le sentiment que c’est pour le Québec qu’il faut nous battre.
Je ne reprendrai plus ce carnet de bord, témoignage d’une époque douloureuse, que j’aurais vécue intensément. Maintenant, j’aborde une nouvelle période ; je livre un autre combat, pour la reconnaissance de notre culture québécoise. Et j’ai retrouvé mon amie d’autrefois, cette Marguerite Lestourneaux dont le souvenir m’a soudain submergé lors de la bataille de Vimy ; chaque jour, je reçois sa visite, et je dois bien avouer qu’elle me plaît de plus en plus. Qui sait ? Peut-être qu’un jour elle consentira à épouser un handicapé… Peut-être qu’un jour le pitoyable invalide que je suis osera-t-il lui proposer de devenir son mari… J’arriverais alors peut-être à me dire sans amertume que j’ai tout de même eu de la chance…
Fin
(*) Anecdote racontée par Blaise Cendrars dans la Main Coupée, pages 70 et suivantes, dans l'édition Folio-Gallimard.