Etude des processus de la création | Roman de Fauvel de Chaillou de Pesstain - fr.146 |
II
La théâtralité du Roman de Fauvel
Plusieurs critiques - dont Emilie Dahnk elle-même - ont émis lidée dune représentation théâtrale attachée au Roman de Fauvel. Pour certains dentre eux, la somptueuse iconographie du BN146 témoignerait dune mise en scène - ou ébauche de mise en scène- créée en vue dun spectacle. Il nest que découter les différentes interprétations musicales qui ont été enregistrées dans les années 70 pour se persuader que luvre se prête parfaitement à la représentation. Que ce soit dans la version de René Clemencic, volontairement théâtralisée, ou dans celle, plus réservée, de Thomas Binkley, le caractère narratif et dramatique de Fauvel transparaît à travers plusieurs éléments, dont lalternance des textes et de la musique, ou encore le mode dapparition des événements et des personnages.
Pour tenter daccréditer lhypothèse dune représentation, il faut sintéresser aux rapports quentretient le Roman de Fauvel avec le genre dramatique et surtout avec la réalité théâtrale du Moyen Age, cest à dire avec le cadre spatial, les acteurs et le public de lépoque.
1- Définition
Face aux autres modes de discours narratifs, le genre dramatique se caractérise par l'identification d'un acteur à un personnage. Le discours narratif se déroule dans un espace et un temps privilégiés qui sont ceux de la représentation. Dans cet univers clos, des acteurs évoluent, hommes qui donnent l'illusion d'être autres qu'eux-mêmes et de vivre le lieu théâtral comme le vrai monde. Le théâtre est microcosme observé du dehors par le spectateur, ou plutôt le théâtre est un miroir où l'homme se regarde et se juge.
Le théâtre au Moyen Age joue des aspects profanes et sacrés sans jamais les distinguer. En effet le théâtre sacré, à la base de la tradition dramatique médiévale, a été un art mouvant, augmenté d'excroissances profanes et tournant lui-même au profane: rappelons que les mystères et bien d'autres fêtes religieuses seront condamnées par l'Eglise en raison de leur inadaptation à la liturgie. D'une manière générale, on peut dire que le sacré qualifie tout ce qui se rapporte à l'Ecriture tandis que le profane concerne les usages proprement séculiers. Or, le monde clérical, à l'origine de la dramaturgie médiévale, se situe précisément à la frontière de ces deux univers. Il a donc créé un théâtre à son image, polymorphe, global, qui donne certainement une juste vision de la société contemporaine.
Tout théâtre est jeu d'acteur. H. Rey-Flaud montre que le jeu est toujours très proche du pari. En se contemplant sur la scène, le groupe social s'interroge sur lui-même, il expérimente certaines possibilités du monde réel, essaie de parier sur les meilleurs facteurs de dénouement. Ainsi, dans le drame liturgique, on présente la Providence comme une solution à tous les conflits, comme un dé-nouement en ce sens qu'elle délie les nuds de la condition humaine. Dans un contexte sacré, la catharsis revêt l'aspect de la divinité car c'est Dieu qui descend sur le monde théâtral pour l'en purger de ses passions. En ce qui concerne le contexte profane, en revanche, il s'agit plutôt d'une catharsis aristotélicienne en ce sens que l'on représente sur scène ce que l'on refuse dans la société (attirance du chevalier pour la bergère, grossièreté paysanne, escroquerie du bonimenteur ) En riant de l'acteur - car le théâtre profane est essentiellement comique -, le spectateur refoule ses propres penchants.
Toujours est-il que le temps d'une représentation, le public médiéval contemple un monde - son monde - en état d'insupportable bouleversement: c'est notre suspense moderne. L'ordre et la sérénité ne peuvent être retrouvés que par l'intermédiaire de la divinité ou du rire.
2- Le Roman de Fauvel face au genre théâtral
Une première observation s'impose: Le Roman de Fauvel est interpolé de pièces musicales qui s'adressent à un ou plusieurs chanteurs, accompagnés d'instrumentistes. Quelle qu'ait été la finalité de l'uvre en termes littéraires, elle a dû être jouée musicalement et déclamée dans l'intervalle des pièces musicales, en un mot représentée.
Ceci ne suffit pas, bien sûr, à en faire un texte théâtral. Cependant, il est intéressant de constater que la musique aide à définir les rôles, entendons par là à identifier chaque musicien/acteur à un personnage. Le texte de Gervais du Bus n'est en rien théâtral: les personnages qui prennent la parole (Fauvel et Fortune) déclament d'interminables discours qui ne gagneraient rien à être récités par des acteurs différents. En outre, le récit est essentiellement allégorique; il ne raconte pas, il expose. Pour que Fauvel puisse être considéré sous l'angle théâtral, il fallait qu'il soit narrativisé. Or, c'est ce que Chaillou de Pesstain nous propose en ajoutant de la musique au roman, ainsi que des interpolations narratives très vivantes: le duel amoureux entre Fauvel et Fortune (duel chanté plus que parlé), le banquet à Désespoir, les deux miracles, la joute et le bain dans la Fontaine de Jouvence. On peut dès lors parler d'une véritable création de caractères, psychologiquement déterminés.
En accord avec l'ensemble du théâtre médiéval, le Roman de Fauvel traite de religion et s'amuse du profane à la fois. Bien sûr, on est loin de la dramaturgie liturgique qui, elle, s'appuie sur la Bible, les vies de saints ou les textes apocryphes: Fauvel est une création contemporaine qui parle des travers de son temps, qui emprunte aux traditions romanesques, qui parcourt allègrement les sentiers d'une musica ficta condamnée par l'Eglise. On y parle cependant essentiellement de la foi. Le thème est désormais traité de façon plus moderne, sous l'angle d'une société qui se décompose dans la flatterie et l'envie.
Religion et cohésion sociale ont certes toujours coexisté dans la littérature du Moyen Age, mais cette fois, justement, il n'y a aucun retour à l'ordre. Ce qui dérange dans le Roman de Fauvel, c'est l'absence de morale à la fin, le saccage du "beau jardin de France" et l'ultime prière du narrateur, dont on ne sait si elle sera exaucée. Dieu n'intervient pas pour rétablir l'ordre du monde, non plus que ses intermédiaires qui se bornent à la fonction de spectateurs: Fortune, la Vierge et les Anges. Les personnages divins sont sentis comme ayant un pouvoir qu'ils se refusent, pour d'obscures raisons, à utiliser.
Le spectateur a sans doute parié, comme dans tout jeu théâtral, mais il n'y a pas de vainqueur. A l'intérieur même de ce monde qui se joue, Fauvel et les Vertus ont parié, l'un sur le hasard, les autres sur la Providence. Mais le hasard et la Providence sont une seule et même personne: Fortune, et Fortune est aveugle. Le théâtre montre un avenir incertain où la décision de Dieu lui-même est mise en balance. Le phénomène de catharsis est rompu par l'absence de dénouement. On présente à l'homme ses passions, mais avant qu'il y ait pu avoir purgation, thérapie, le cours des choses se bloque dans un état d'entre-deux, d'incertitude, et le spectateur se retrouve plongé dans l'insoutenable réalité. Le théâtre n'est plus un miroir; il est le monde. Nous verrons dans notre partie sur l'imaginaire que le divin demeure malgré tout l'élément réordonnateur du roman, mais ce n'est plus sur un plan terrestre. Le Roman de Fauvel se situe sans aucun doute dans les tendances idéologiques novatrices de son temps, à savoir dans un théâtre de société et de malaise tel que venait de l'instaurer Adam de la Halle.
1- le lieu théâtral
Le Roman de Fauvel, du fait de ses aspects musicaux, ne pouvait se passer d'une représentation. Ont sans doute été nécessaires à l'exécution musicale: quatre chanteurs (pour le motet à quatre voix) et même plus si l'on a assigné un rôle précis à chaque musicien (on peut extrapoler jusqu'à une dizaine de personnages), un ou plusieurs instrumentistes pour l'accompagnement et le charivari, un narrateur. Ces exécutants devaient être spécialistes de la musique contemporaine attendu que Fauvel intègre les dernières innovations de l'Ars Nova. Il faut donc supposer un public assez important pour justifier le nombre de musiciens et le travail fourni.
Il est impossible actuellement de connaître l'exacte importance et les conditions d'une telle représentation. Cependant, si l'on accepte l'hypothèse d'une mise en scène, l'étude du lieu théâtral peut se révéler riche en enseignements. Comme l'écrit Henri Rey-Flaud, "démonter le fonctionnement du lieu théâtral n'est donc pas éclaircir un point d'érudition, ni reconstituer le pittoresque d'un morceau de vie, c'est proprement arriver au seuil du fait théâtral brut. Le théâtre du Moyen Age n'existe qu'à la représentation."
Nous reprendrons avec Rey-Flaud l'image du théâtre en rond, premièrement parce qu'il aurait été particulièrement adapté à un récit fondé sur la roue de Fortune, deuxièmement parce qu'il illustre le mieux la création d'un espace vital par les spectateurs: en "se mettant en rond autour", en "tournant le dos à", ils concentrent en face d'eux un nouveau monde et oublient le réel.
Quelle qu'ait été la forme adaptée pour la représentation, il faut distinguer, comme dans toutes les mises en scène médiévales, la "place", les "lieux" et les "mansions". La place est le cercle formé par l'assemblée des spectateurs, le monde fictionnel sur lequel ils concentrent leurs regards et qui peut représenter tour à tour différents endroits: elle prend l'identité de la mansion qui l'investit, à travers le mouvement des acteurs. Les lieux et les mansions sont situés sur la circonférence du cercle. Les lieux sont des refuges, des "coulisses" pour les acteurs en attente, tandis que les mansions désignent des endroits clairement identifiés. L'on peut dégager trois mansions à la lecture du Roman de Fauvel:
Cette disposition, quoique fictive, permet d'observer une claire répartition de la musique entre les personnages. Seul le côté du bien est doué du pouvoir de chanter: le narrateur, les Vertus, les Anges et Fortune chantent, mais personne à Désespoir ne leur oppose de pièces musicales. Fauvel, bien sûr, a une longue partie chantée, mais il n'acquiert le pouvoir de la musique qu'une fois arrivé à Macrocosme, auprès de Fortune. Restent à considérer le cas des musiciens qui soutiennent le narrateur (motets à trois ou quatre voix) et le cas du charivari. Ce sont des éléments qui demeurent indéfinis, sans personnification, et qui font office de représentants du peuple parisien. Leur lieu d'action est la place, indéterminée, miroir du pays de France. Les musiciens ont toutes les raisons d'être du côté du bien puisqu'ils appuient sans réserve les propos du narrateur. Quant au charivari, son cas est plus complexe. Il s'agit d'abord d'une contestation du mariage de Fauvel. Il met certes en scène des personnages grotesques, grivois, affublés des figures du mal, mais ce sont des personnages masqués. Nancy Freeman Regalado avance l'idée que ces masques infernaux cachent en réalité le bien et ne sont là qu'en avertissement à la royauté. Le charivari, comme les gargouilles hideuses dont la laideur effraie les diables, aurait donc également un droit à la musique. Notons qu'en l'occurrence, c'est une note d'espoir pour le peuple français: à travers le "chur" des musiciens et les masques, il se voit chantant comme le font Fortune ou les Vertus.
[Pour voir une reconstitution du lieu théâtral, cliquez ici. Le schéma s'affichera dans une nouvelle fenêtre.]
L'on oppose donc le côté des "chantants" (mansions de Macrocosme et Espérance) et le côté des "non-chantants" (palais de Fauvel). Demeure, dans la stricte optique du lieu, le problème de la place qui est tantôt investie par Fauvel et sa cour, tantôt par les contestataires de sa puissance. Il est intéressant de noter les métamorphoses de la place aux moments où elle revêt son caractère le plus général.
Dans le premier livre, la place représente la France, lieu de prédication du narrateur: une France sous l'emprise du péché à cause de Fauvel. Elle se restreint à la ville de Paris au début de la grande interpolation, quand le narrateur s'y promenant la décrit. Elle sert alors de cadre au charivari, à la contestation du pouvoir de Fauvel, et l'on voit se dessiner l'image de la roue de Fortune, qui fait tourner le symbolisme de la place ronde. C'est ensuite le pré Saint-Germain qui apparaît, lieu de la joute; l'on assiste au combat du bien et du mal, et à la victoire temporaire des Vertus puis des Vices, à la venue de Fortune qui promet aux Vertus le Paradis éternel. Mais la joute ne connaît aucun dénouement, la place revêt alors l'identité du "beau jardin de France", saccagé par Fauvel et ses Fauveaux: le cheval fauve retrouve sa suprématie initiale, mais par la seule volonté de Fortune. La place semble être le symbole d'un monde régi par la Providence, où le bien et le mal sont tour à tour vainqueurs.
Ceci appelle une remarque sur les visions différentes qu'ont Gervais et Chaillou du peuple français. Pour Gervais du Bus, le monde entier est corrompu, du pape aux simples clercs, des nobles aux paysans, son univers ne subit aucun retournement de situation; Chaillou de Pesstain, à l'inverse, présente un peuple admirateur des Vertus et des miracles divins: en jouant sur le symbolisme de la place, il met plutôt en garde contre ce qui pourrait corrompre la France. Son univers est changeant, moins brutal et plus proche de la réalité. On s'aperçoit que la théâtralisation de l'uvre apporte un élément sémantique de la première importance: le mouvement.
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L'on peut dénombrer quinze mouvements d'acteurs entre les mansions, ou plutôt douze dont trois sont nécessairement doubles puisqu'il s'agit de la venue des anges, de la Vierge et de Fortune sur la Terre (ces personnages, par essence divins, doivent retourner au Ciel après leur apparition). Les mouvements des personnages se répartissent comme indiqué dans le tableau (page suivante).
A la lumière de ces déplacements, l'on observe une symétrie d'action entre les côtés du bien et du mal: la "mesnie fauveline" se rend à Désespoir quand les Vertus sont à Espérance, Fauvel effectue un aller-retour entre son palais et Macrocosme alors que la Vierge et les Anges font de même entre Macrocosme et Espérance, les deux partis se rendent à la joute et en reviennent. Il s'agit également de mouvements binaires constitués par un aller et un retour: Fauvel entre Désespoir et Macrocosme; la Vierge, les Anges et Fortune entre le Ciel et la terre; les Vertus entre leur hôtel et le palais au soir du banquet; les deux partis entre leurs mansions respectives et le lieu de la joute. Il faut noter également que Fortune ne répond à aucun effet de symétrie: elle descend du Ciel vers le centre de la place, elle n'est contrebalancée par aucune autre puissance. Enfin, le déplacement de la "mesnie fauveline" vers la place/jardin de France n'est pas suivi d'un retour, laissant le spectateur dans l'expectative quant à la montée de l'Antéchrist.
L'on peut tirer deux observations des caractères symétriques et binaires de ces mouvements. La première tient à la puissance égale qui est conférée aux deux camps. Les Vertus reçoivent la visite de la Vierge, mais Fauvel a accès auprès de Fortune, Désespoir et Espérance sont soutenus respectivement par la mesnie fauveline et par les Vertus, Fortune descendant sur le lieu mixte du tournoi ne prend parti objectivement, terrestrement, pour personne. Bien sûr, certains détails témoignent nettement de la position de l'auteur: Fauvel monte lui-même à Macrocosme alors que les Anges et la Vierge viennent volontairement aux Vertus, le cheval fauve se fait rejeter quand les Vertus sont louées, Fortune promet le Ciel aux Vertus et la défaite de Fauvel. Néanmoins, c'est bien sur le saccage du Jardin de France que se termine le livre, c'est l'Antéchrist qui s'empare de la place.
La seconde observation concerne les aller-retour des personnages. En fait, l'on pourrait dire que le seul mouvement simple est celui de la mesnie fauveline vers le Jardin de France (ceci si l'on excepte l'arrivée de la mesnie et des Vertus à leurs mansions respectives, ce qui tient plus d'une entrée en scène que d'un mouvement d'acteur). Ces aller-retour sont le gage d'un monde qui, tout en se transformant perpétuellement, ne peut que revenir à son état primaire. Le roman se termine comme il a commencé, sur un sentiment d'inquiétude quant à l'avenir.
L'on sait que la société médiévale est de toute façon figée. Nombreuses pièces de théâtre d'alors sont construites sur le modèle Ordre établi - Bouleversement de cet ordre - Rétablissement de l'ordre. Mais Fauvel se distingue par le fait que le blocage se produit au stade inattendu du bouleversement, du monde "bestourné". La roue de Fortune a tourné ("Fortune, contraire à Raison, Le fait seigneur de sa maison", v.23-24), l'ordre établi a subi un revers, mais la roue n'est pas revenue à la position "normale" qui veut que le bien triomphe. Il faut donc que le salut se trouve ailleurs, non plus dans la mouvance du monde mais dans son arrêt total, dans sa destruction. C'est sans doute pourquoi le narrateur avance l'idée d'une apocalypse, pourquoi aussi le charivari, rituel de destruction du monde établi, tient une place importante dans l'économie du roman.
Reste à considérer les mouvements du peuple. Si dans le premier livre, il est présenté comme un adorateur de Fauvel, le peuple français paraît plus proche des Vertus dans le second livre. Les nobles, certes, entrent au palais de Fauvel pour le banquet (v.La343-348), mais leurs gens s'en vont aux "hôtels" qu'ils ont fait prendre (v.La349-352); c'est donc à Espérance qu'ils sont logés. Plus tard, le peuple encore vient louer les Vertus après l'apparition de Fortune (v.La1509-1531). Dans le second livre, jamais personne n'est vu glorifiant Fauvel, si ce n'est sa propre famille. Des deux auteurs du Roman de Fauvel, Gervais du Bus est celui qui insiste le plus sur une vision eschatologique; mais la fin qu'il prédit est provoquée par un agent extérieur au monde, un être différent, mi-homme, mi-cheval, accepté par Fortune afin qu'advienne le Jugement Dernier. Chaillou de Pesstain semble avoir retenu l'anomalie de Fauvel. Il l'oppose à un peuple foncièrement bon.
Le charivari est quant à lui une manifestation populaire d'un type particulier. Il envahit la place durant la nuit comme plus tard la mesnie fauveline envahira le Jardin de France. Ce passage ressort nettement dans l'axe temporel de la narration. Il faut supposer des masques, des percussions assourdissantes associés au géant Hellequin et aux textes énigmatiques des chansons. Ces gens se sont affublés de mauvais masques pour aller à Désespoir, comme des jeteurs de sorts. Ils chantent des pièces parfois obscènes mais surtout sibyllines et qui paraissent cacher leur sens. Ils détiennent la roue de Fortune, signe du retournement des choses et contestent le pouvoir de Fauvel. Par leur vacarme "espoentable", ils replacent Fauvel dans l'enfer d'où il est sorti. Les significations cachées, les dissimulations du charivari en font un symbole: un fait palpable, tiré d'une coutume populaire, qui appelle autre chose d'indicible, un avenir peut-être, un jugement de Dieu. Ainsi, le peuple parisien est fait instrument de la puissance divine. Il est conjuration du cheval fauve.
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On a dit que le théâtre médiéval était le miroir de la société et des hommes. En réalité, il faut aller plus loin et considérer l'espace théâtral comme une entrée dans le miroir: le public, massé dans les loges et les gradins, c'est-à-dire sur le même plan que les lieux, les mansions et la place où jouent les acteurs, fait partie intégrante du spectacle. Il est figurant, un peu acteur lui aussi. Il incarne dans un nouvel espace le peuple français, se met à jouer un rôle dirigé par le narrateur. Il vit sous les intimations du meneur de jeu, ressent de façon accrue et transparente sa propre existence.
Le théâtre médiéval est très souvent dirigé par un régisseur/meneur de jeu (voir Rey-Flaud) qui, texte à la main, fait advenir les événements. On le trouve dans le Roman de Fauvel sous la forme du narrateur. Son rôle principal semble être la dénonciation du cheval fauve. Toutefois, il faut noter dès l'abord l'extrême différence entre le narrateur de Gervais du Bus, rhétoriqueur, polémique et abstrait, et le narrateur de Chaillou de Pesstain, simple conteur, utilisateur de la première personne du singulier relatant une réalité observable. Le premier voit sa personnalité exacerbée et comme révélée par la musique: les proses et motets à teneur (voix + instrument) qui entrecoupent son discours, et dont on peut supposer qu'il les chante lui-même, traitent essentiellement de l'argent, de la flatterie, de l'Eglise et de l'Ecriture, mêlant souvent dans leur cours prières et avertissements aux impies. Ces textes sont tous en latin, si l'on excepte le rondeau Porchier mieus estre. De fait, le narrateur de Gervais du Bus se rapproche beaucoup du prédicateur. Son interlocuteur est le peuple assemblé auquel il adresse ses avertissements. Dans ce monde "bestourné", il paraîtrait le seul homme resté fidèle à sa foi s'il n'y avait les motets à treble et teneur qui soutiennent sa prédication. Ces motets sont chantés par des personnages qui demeurent anonymes; dans un anachronisme, on pourrait les comparer aux churs des opéras modernes. Le "chur" réagit à toutes les invectives du narrateur toujours en l'approuvant, voire en amplifiant ses paroles. Il est difficilement assimilable au peuple français puisque le narrateur présente un monde entièrement corrompu par Fauvel. Toutefois, les pièces musicales ayant été ajoutées après la rédaction de Gervais du Bus, ce chur peut être également considéré comme un adoucissement de la position initiale de l'auteur.
En effet, le narrateur de Chaillou de Pesstain, qui apparaît à l'interpolation du mariage et de la joute, montre sous un meilleur jour le peuple français (voir la partie précédente). Il utilise beaucoup moins la musique, laissant le chant aux personnages et en faisant par là un élément narratif plus qu'une broderie du texte. Ce narrateur est aussi celui de la première personne; il a vu des faits véritables dont il conte le déroulement. C'est un observateur éclairé mais non un juge. Il se tient au milieu du peuple et vit avec lui les mêmes événements. Enfin il ne se pose pas en guide spirituel.
Les différences observées entre les deux narrateurs posent le problème de la représentation: comment la pièce peut-elle être crédible avec un meneur de jeu si changeant? En réalité, il est probable qu'il ne faille pas considérer les deux livres comme deux stades de la narration mais plutôt comme un préambule étendu suivi de la narration proprement dite. Notons qu'en l'occurrence, cette entorse à la longueur du préambule fait du Roman de Fauvel une pièce destinée à un public lettré.
Le meneur de jeu fait intervenir un certain nombre de personnages. Nous avons déjà esquissé la distinction entre "chantants" et "non-chantants". Il faut ajouter à cela que certains personnages ne s'expriment quasiment que par la musique, en particulier les Vertus chez qui le silence est une preuve supplémentaire d'humilité. La musique, pour ces personnages mais aussi pour les protagonistes Fauvel et Fortune, sert de caractérisant: tous ne chantent pas le même style de pièces. Ainsi, Fauvel use de la lyrique courtoise quand Fortune chante presque exclusivement des versets et antiennes tirés de la Bible. En fait, elle n'emploie la langue français et les genres musicaux courtois qu'aux passages où elle se moque du cheval fauve: lorsque Fauvel enchaîne un lai puis un rondeau d'amour (p.m.44-45), Fortune répond de même par un lai puis un rondeau (p.m.46-47), ce dernier étant d'ailleurs musicalement identique à celui de Fauvel. La troisième et dernière intervention française de Fortune est un refrain, Fols ne voit en sa folie, mais la musique manque (portée sans les notes).
Les autres personnages chantants sont les Vertus et les Anges. Les Anges interviennent dans trois pièces et une prose généralement réservées aux célébrations de la Vierge. Les Vertus, quant à elles, interprètent vingt-cinq pièces (p.m.79 à 89, 95 à 102 et 104 à 110). Celles qui se situent avant la nuit du charivari sont des pièces tirées des psaumes et adaptées pour Fauvel. Après le charivari, il s'agit essentiellement d'antiennes et de répons empruntés à la liturgie de Noël. Quatre pièces notables (les 104 à 107) proviennent de la fête de Ste Agnès; elles sont chantées juste avant le début de la joute et font des Vertus les épouses métaphoriques du Christ. L'on suit avec la musique les modifications du personnage: les Vertus, au soir du banquet, se disent servantes du Seigneur, leurs prières sont celles de suppliantes; au matin des miracles, après leur louange à la Vierge qui explique l'emploi de l'office de Noël, elles sont métamorphosées en épouses du Christ et par là sont aptes à sauver le monde comme la Vierge l'a fait avant elles.
Les derniers personnages à considérer - quoique brièvement - sont les musiciens: par leur prière chantée à la fin du roman (p.m.124), ils se posent non en accompagnateurs de la représentation théâtrale mais en personnages à part entière du récit narratif.
Le monde clos du théâtre recrée donc un univers à vocation globale, où l'on distingue, comme dans la vie réelle, des caractères. Ces caractères se révèlent à travers la musique qui est un bon qualificatif des personnages. Fortune détient la parole biblique, divine, elle est la seule à citer les paroles du Christ dans l'Evangile. Les Anges sont chargés de louer la vertu sur terre tandis que les personnages terrestres (Vertus, musiciens, peuple de Paris et narrateur) acclament le Ciel. Fauvel seul chante pour l'amour - un amour intéressé de surcroît - et par ce fait s'écarte de la relation terre/ciel dans laquelle s'inscrivent les autres personnages. Son attitude envers la Providence rabaisse celle-ci au niveau des amours terrestres; l'âne fauve en est ridicule. Restent une fois encore les personnages du charivari, énigmatiques par leur grossièreté même, en marge du ton général de l'uvre. Leurs textes aussi bien que la brièveté et la simplicité des pièces musicales leur confèrent une expression propre.
Par la diversité des personnages, par le procédé d'identification globale du monde réel au monde théâtral, le Roman de Fauvel s'adresse avec d'autant plus de force à l'auditoire. Le meneur de jeu invite le public acteur à changer le monde bouleversé dans lequel il vit.
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1- Origine sociale de l'auditoire
Le Roman de Fauvel n'était sans doute pas destiné à une représentation populaire. Pour s'en persuader, il suffit de considérer le nombre important de textes latins ainsi que les formes musicales utilisées: selon Jean de Grocheo, qui travaillait à Paris au tournant du XIIIème au XIVème siècle, le motet serait réservé aux "litteratis et illis, qui subtilitates artium sunt quaerentes", aux "lettrés et à ceux qui recherchent les subtilités des arts". En outre, la satire religieuse était un sujet suffisamment complexe et lié à la politique pour n'être destiné qu'à des personnes au courant des affaires du royaume. La facture même du manuscrit conduit à un destinataire parisien (les enluminures ont été réalisée par un atelier de la capitale), riche et cultivé, à trouver dans les milieux noble ou bourgeois.
S'il y a eu représentation du Roman de Fauvel, ce ne fut certainement pas un spectacle monté au cur de la ville, devant les habitants, comme c'était le cas pour les mystères par exemple. Par contre, on peu penser à une réunion d'étudiants partageant la même culture savante. Le Roman de Fauvel, en effet, joue énormément sur l'intertextualité, emprunte aux littératures savante et populaire, divertit par sa variété de tons. On y retrouve le latin, langue des clercs, mêlé aux poncifs de la littérature courtoise, des bribes de liturgie, les thèmes littéraires du combat entre Vices et Vertus ou de la cour d'amour, la fête populaire du charivari accompagnée de personnages mythologiques, et tous ces éléments sont autant d'appels à la culture savante du spectateur.
Il faut rappeler encore que Gervais du Bus et Chaillou de Pesstain faisaient vraisemblablement partie de l'entourage du roi. Gervais fut chapelain d'Enguerrand de Marigny puis notaire royal. Chaillou de Pesstain, s'il s'agit comme on l'a supposé de Raoul Chaillou, a mené une carrière au Parlement de Paris. Les deux motets adressés à Louis X et Philippe V ont entraîné l'idée, chez certains critiques, que le BN146 aurait pu être destiné au roi.
En tous les cas, l'on peut définir l'auditoire comme un groupe d'érudits parisiens proches du pouvoir et des affaires du royaume.
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Rappelons enfin que le Roman de Fauvel est une satire de son temps, visant essentiellement le clergé et les mauvais prêtres, mais aussi tous ceux qui oublient la foi et font primer l'argent, accusant en dernier ressort le nouveau roi, incapable de protéger l'ordre et la religion sur ses terres. L'aspect théâtral de Fauvel est un bon argument pour convaincre l'auditoire.
En effet, le théâtre se présente toujours comme la mimesis d'un certain monde: on reproduit la vie en montrant des personnages qui parlent et agissent dans un cadre spatio-temporel ayant toute l'apparence de la réalité. Les spectateurs, placés autour et sur la scène, acceptent de considérer ce monde comme étant le vrai monde le temps d'une représentation. Selon la terminologie jungienne, l'on pourrait dire que le théâtre est une "image", une vision qui vient à surgir et finit par s'imposer comme une réalité aussi vraie que celle de l'extérieur, sans pour autant avoir le caractère pathologique de l'hallucination. Même si le spectateur n'agit pas dans ce monde, il n'en est pas moins acteur car son réel, son vécu s'est transposé dans l'espace du théâtre. Il réagit à la réalité qu'on lui présente comme il le ferait au quotidien.
Or, le Roman de Fauvel met en scène un cadre spatio-temporel très proche de la réalité historique en ce début de XIVème siècle. Il faut d'abord citer la topographie parisienne qui fait référence assez précisément à des lieux connus du public. Puis il y a le contexte historique: la récente affaire des Templiers, les conseils aux rois Philippe V et Louis X le Hutin, les fêtes de 1314 à l'occasion de la venue du roi anglais, fêtes qui s'étaient en partie déroulées au pré Saint-Germain. Enfin, comme toute satire qui se respecte, elle fait allusion à des travers dont les hommes de l'époque devaient constater fréquemment l'existence: le clergé riche - trop riche -, l'orgueil de la noblesse, la puissance des flatteurs La fiction et la réalité finissent par se confondre et le discours du premier livre, en particulier, n'en est que plus convaincant.
En outre, comme le signale Henri Rey-Flaud, le "jeu" théâtral est aussi pari. Pari sur la victoire ou la défaite de tel ou tel personnage, pari sur le dénouement. Or, Fauvel se termine sur une expectative, aucun parieur ne gagne. C'est sans doute un engagement à réaffirmer ses convictions religieuses et morales, convictions sans lesquelles il ne peut y avoir de vainqueur non plus dans le réel.
Enfin, on aura noté l'importance des pièces liturgiques dans le Roman de Fauvel. Il se trouve que l'office est lui aussi une forme théâtrale dont la force tient au mélange du réel et du symbole, c'est-à-dire du réel et de ce qui appelle un surcroît de réalité, de vérité. L'office est également rituel, répétition d'un acte fondateur. Le Roman de Fauvel, en réutilisant les pièces musicales de la messe ou en faisant allusion au charivari qui, traditionnellement, commençait par une parodie liturgique, s'inscrit d'un certaine façon dans le rite. Il s'approprie un contexte théâtral déterminé ainsi que le moment fort du passage au symbolique. Dans le cercle clos du théâtre, il y a création d'un potentiel qui, au-delà d'une simple catharsis, permet d'accéder à la Vérité.
Le caractère théâtral du Roman de Fauvel semble donc s'imposer au vu de la structuration spatiale et événementielle de l'uvre, ou encore de la répartition musicale des rôles. Mais il ne s'agit là, finalement, que d'un mode de présentation au public. La création fondamentale, celle qui lie l'auteur à son uvre, est du domaine de l'imaginaire.
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