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I) Analyse du sujet, sens et implications de l’analogie proposée.
1) Le rapport du Je au corps comme relation d’extériorité.
2) Le pilote et le Je sont sujets d’action ; l’expérience de l’effort.
3) L’âme, principe d’identité, part essentielle de moi-même.
4) L’idée d’une hiérarchie entre l’âme et le corps ; l’analyse platonicienne.
6) Les implications éthiques de l’analogie.
(17) Transition : bilan du développement, traitement du problème, annonce de la deuxième partie.
II) Les limites de l’analogie ; le corps sujet (je ne suis pas dans mon corps…).
4) L’union de l’âme et du corps ; l’analyse de Descartes.
5) Les déterminations de l’existence incarnée.
7) L’enjeu moral ; le thème des passions et l’idée d’une maîtrise de soi.
1) La notion de « corps propre » ; le corps comme véhicule de l’être au monde.
2) L’épaisseur du corps ; l’exemple du membre fantôme.
4) Le corps-sujet, derechef, par quoi le monde a un sens pour moi.
5) Le corps-signe ; l’exemple de la sexualité.
6) Le corps, ouverture à l’intersubjectivité ; l’exemple du visage.
7) L’ambiguïté du corps, la complexité du vécu.
8) Les implications éthiques ; vers une morale hédoniste.
(1)
Légitimation du sujet
à partir de l’expérience commune. (2) Mise en
évidence d’un paradoxe et d’une contradiction. (3) Position précise
du sujet. (4) Analyse
des termes du sujet. Sens de l’analogie proposée. (5) Sens global du sujet. (6) Questionnement du sujet et définition du problème
philosophique. (7) Enjeu du sujet. (8) Idée directrice. (9) Sauter plusieurs lignes. (10) 1ère partie du développement : analyse du sujet, sens et implications de l’analogie proposée. Faire une courte introduction exposant la thèse et les grandes directions de la 1ère partie. (11) 1ère sous-partie (1er sens de l’analogie) : le rapport du Je au corps comme relation d’extériorité. (12) 2ème sous-partie (2ème sens de l’analogie) : le pilote et le Je sont sujets d’action ; l’expérience de l’effort. (13) 3ème sous-partie : l’âme, principe d’identité, part essentielle de moi-même. (14) 4ème sous-partie (4ème sens de l’analogie) : l’idée d’une hiérarchie entre l’âme et le corps ; l’analyse platonicienne). (15) 5ème sous-partie (5ème sens de l’analogie) : le corps-objet. (16) 6ème sous-partie : les implications éthiques de l’analogie. Connecteur logique
(17) Transition : bilan du développement, traitement du problème, annonce de la deuxième partie. (18) Sauter
plusieurs lignes entre la première grande partie et la seconde. Connecteur
logique. (19) Introduction de la deuxième grande partie. Utiliser un connecteur logique (ici, conjonction de coordination). Les limites de l’analogie ; le corps sujet (je ne suis pas dans mon corps…). (20) 1ère sous-partie (1ère limite de l’analogie) : le corps comme identité. (21) 2ème sous-partie (2ème limite de l’analogie) : la notion de corps-sujet. (22) 3ème sous-partie (3ème limite de l’analogie) : la notion de propriété. (23) 4ème sous-partie : l’union de l’âme et du corps ; l’analyse de Descartes. (24) 5ème sous-partie : les déterminations de l’existence incarnée. (25) 6ème sous-partie : l’autonomie du corps. (26) 7ème sous-partie : l’enjeu moral ; le thème des passions et l’idée d’une maîtrise de soi. (27) Transition : conclusion, bilan de la 2ème partie + annonce de la partie suivante. (28) Introduction de la 3ème et dernière partie. (29) 1ère sous-partie : la notion de « corps propre » ; le corps comme véhicule de l’être au monde. (30) 2ème sous-partie : l’épaisseur du corps ; l’exemple du membre fantôme. (31) 3ème sous-partie : le corps comme insertion au monde ; l’exemple de la vision. (32) 4ème sous-partie : le corps-sujet, derechef, par quoi le monde a un sens pour moi. (33) 5ème sous-partie : le corps-signe ; l’exemple de la sexualité. (34) 6ème sous-partie : le corps, ouverture à l’intersubjectivité ; l’exemple du visage. (35) 7ème sous-partie : l’ambiguïté du corps, la complexité du vécu. (36) L’exemple de la mort. (37) 8ème sous-partie : les implications éthiques ; vers une morale hédoniste. (38) Sauter plusieurs lignes entre le développement et la
conclusion. (39) Conclusion générale : bilan, réponse à la
question posée par l’intitulé du sujet, solution du problème défini dans
l’introduction.
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INTRODUCTION
Alors même que j’avais décidé de ne rien laisser paraître, le
tremblement de mes lèvres ou de ma voix trahit mon émotion. Singulière
expérience des limites de ma volonté, ou plutôt des limites de son
pouvoir : ne suis-je pas capable de maîtriser totalement mes réactions
corporelles ? Mon corps n’est - il pas mien, au service de ma volonté,
subordonné aux ordres que je lui donne ? (1) Ainsi sommes-nous confrontés à une double
expérience : mon corps apparaît tantôt comme une réalité peu ou prou autonome
qui produit ses effets à l’insu de ma volonté (dans la souffrance, la
maladie, par exemple), tantôt comme le fidèle « instrument » de mes
décisions (dans l’effort sportif, par exemple). (2) D’où la question
légitime : suis-je dans mon corps comme « un pilote dans son
navire » ? (3) La métaphore du pilote et du navire
suggère que j’entretiens à l’égard de mon corps une relation de domination et
que celui-ci est le réceptacle de ma subjectivité. Le corps serait, par
conséquent, un objet passif au service de l’élément actif de mon être, le
« je », c’est-à-dire l’esprit ou l’âme. Au reste, le libellé du
sujet parle, non du corps en général, celui qu’étudie la médecine ou la
biologie, et que nous partageons avec les animaux, mais de « mon corps »,
c’est-à-dire du corps vécu par un sujet humain, de l’existence incarnée. (4) Autrement
dit, la question posée nous invite à nous demander si notre corps, cet
organisme assurant les fonctions nécessaires à la vie de notre être avec et
dans lequel nous sommes nés, nous vivons et nous mourrons, est en notre
pouvoir, et dans quelle mesure. (5) Avons-nous, ou sommes-nous notre
corps ? Suis-je dans mon corps ou suis-je mon corps ? Où l’on voit
que l’articulation du corps selon les axes de l’être et de l’avoir paraît déjà
quelque peu forcée, tiraillée entre un corps positif, mais opaque, que l’on
posséderait comme un instrument plus ou moins bien adapté aux nécessités de
l’existence, et un corps insaisissable, quasi transparent, que l’on serait le
plus souvent sans s’en apercevoir. (6) Comment appréhender dans l’expérience courante cette épaisseur du corps, lieu du « vivre incarné » ? L’enjeu de la question est décisif en
raison notamment de ses implications éthiques : à l’horizon de la
question posée, la liberté humaine, entendue comme maîtrise de soi et
autonomie de la volonté, se profile. (7) Nous tenterons de montrer que si je ne suis
pas dans mon corps « comme un pilote dans son navire », je suis bel
et bien mon corps, ce dernier signifiant mon ancrage existentiel dans le
monde. Ne faut-il pas réhabiliter le corps et ses pouvoirs ? (8) DEVELOPPEMENT (9) En premier lieu, comment comprendre
la métaphore du pilote et du navire qui est censée figurer la relation que
l’esprit entretient avec le corps ? Quel peut bien être le sens de
l’analogie proposée par l’intitulé du sujet ? En quoi suis-je dans mon
corps comme « un pilote dans son navire » ? (10) Enoncée en première personne, la
comparaison porte sur le Je, qui, en tant que pronom personnel, peut être
entendu à la fois comme sujet au sens grammatical (celui qui fait l’action)
et comme personne se comprenant elle-même dans son identité irréductible. La
conscience de soi sous-jacente à cette affirmation en première personne,
lorsqu’elle fait l’objet d’une intuition séparée, distincte des perceptions
diverses de l’expérience sensible, est appelée par certains philosophes
(Leibniz, Kant, par exemple) « aperception ». Mais que nous révèle
cette aperception du sujet en tant qu’il se distingue du corps ? Le
pilote ne se confond pas avec son navire qu’il saisit comme un objet
extérieur, même s’il forme avec lui un tout fonctionnel. L’analogie proposée
fait donc du rapport du Je au corps une relation d’extériorité, de sorte que
l’identité personnelle du Je saisit le corps comme un lieu où elle se trouve
installée. (11) Si l’on file plus avant la
métaphore, il est en effet loisible de considérer que je suis bel et bien le
pilote de mon corps. Le pilote, comme le « Je », est sujet
d’action. Qu’est un pilote ? L’étymologie nous indique que le terme
vient du grec pêdon qui signifie
« gouvernail ». Le pilote est « la personne qui dirige un
navire » (définition du Petit
Robert). Il est également celui qui tient le gouvernail du bateau et le
fait avancer, changer de direction, éviter les écueils, etc. Ma conscience,
ma volonté ne dirigent-elles pas aussi mon corps lorsque je veux marcher,
changer de direction, courir ? Lorsque je suis « normalement »
constitué, en bonne santé, mon corps obéit servilement à ma volonté, à telle
enseigne que le philosophe Maine de Biran voit dans l’expérience de l’effort
physique le plus banal la révélation même du libre arbitre : par
exemple, je soulève cette chaise à bras tendu ; bien vite, j’ai mal au
bras ; mais, si je veux, je puis continuer mon effort, imposer une
volonté supérieure, de sorte que j’éprouve ma liberté contre la résistance et
la douleur de mon corps propre. (12) L’expérience vécue nous
enseigne par ailleurs que mon corps et mes pensées ne sont pas tout à fait la
même chose ; on peut certes emprisonner mon corps, mais non mon esprit,
qui reste libre de ses opinions. Un biologiste peut disséquer mon corps, il
ne pourra rien connaître de mes pensées. D’autre part, mon âme est ma
véritable identité. Supposons que mon esprit soit anéanti, que mon corps seul
subsiste et continue à mener sa vie, piloté par un ordinateur ou par une
autre créature ; peut-on dire alors que c’est encore moi qui
parle ? En aucun cas. A l’inverse, supposons que mon corps soit détruit,
mais que mon âme subsiste, avec toutes ses idées, tous ses souvenirs et ses
désirs. Est-ce que j’existe encore ? Assurément oui, la part essentielle
de moi est préservée. L’essentiel de mon être, mon identité véritable, est
donc bien mon esprit. (13) L’analogie suggère également une
sorte de hiérarchie entre l’âme et le corps. Dire « j'ai un
corps » revient à supposer une position simultanée du corps-objet et du
sujet percevant comme distinct du corps. Ainsi, chez Platon, le corps désigne-t-il
cette partie obscure et rebelle de notre être, susceptible de nous réduire à
l’esclavage, véritable obstacle à la connaissance de ce qui est, lieu
d’affections, de maladies, de passions, d’illusions, de déséquilibres et de
conflits par conséquent. La philosophie est dès lors une sorte de
purification ou de purgation de l’âme, un exercice de mort. Le lien de l’âme
au corps a quelque chose de contingent et passager, si bien que, dans cette
vie, c’est le corps qui est en excès par rapport à l’âme puisqu’il participe
du terrestre, de la nature en ce qu’elle a de désordonné. Ressemblant
« à une force à laquelle concourent par nature un attelage et son
cocher » (Phèdre, 246 a),
l’âme est, en nous, le principe immuable, inengendré, immortel du mouvement, l’organe
de la connaissance qui nous élève à l’intelligible. (14)
Allons plus loin encore dans
l’analogie. Le navire, objet marchand, a un prix, une valeur d’usage et
d’échange. La prostitution, le commerce du corps humain qui donne lieu à
d'infâmes trafics, la torture sont autant d'exemples de la réification
corporelle. Evoquons aussi le corps anéanti par la mort qui devient cadavre,
chose parmi les choses, d’où les mythes de la métempsycose ou de la
transmigration des âmes qui expriment cette difficulté à penser et à vivre le
corps-objet. La souffrance nous révèle un corps aliéné, travaillé de
l'intérieur, tandis que la violence, le châtiment donnent à voir un corps
dressé. (15) Où l’on voit que l’analogie
proposée par l’intitulé du sujet invite à questionner la dimension
fonctionnelle du corps et de ses organes. Ainsi mon corps peut-il tomber
malade à la façon du navire qui « tombe en panne », la maladie
étant interprétée comme un dysfonctionnement quasi mécanique de la machine
vivante dont les rouages délicats sont soumis comme toute chose au principe
de la corruption. De même que le pilote est aussi celui qui répare et
entretient le navire, de même il m’est donné de me soigner ou de me faire
soigner par l’intermédiaire des médicaments, des interventions chirurgicales,
etc. Dans cette perspective, le
corps s’apparente à une machine sous le regard et l’emprise de la science, ce
qui est une autre manière de naturaliser le corps humain et de le différencier
de l’esprit ou de l’âme, principe incorruptible, immatériel, empreinte en
l’homme de la divinité, du sacré et de la transcendance. D’où les implications éthiques de
l’analogie proposée. Les philosophes grecs s’interrogent sur les troubles qui
affectent l’homme, et la meilleure façon de les maîtriser : comment
promouvoir la sérénité de l’âme, dans son rapport au corps ? Est posé le
problème de la liberté humaine, c’est-à-dire de la maîtrise de soi. Ainsi
l’épicurisme nous enseigne-t-il que l’âme, matérielle, est intimement liée au
corps et qu’à ce titre elle connaît le monde extérieur par les sens du corps,
dont le témoignage est toujours sûr. Tout le problème de l’homme vient de ce
que, le plus souvent, nous interprétons mal les données des sens, dans nos
erreurs de jugement, nos illusions ou nos rêves. Le secret du bonheur, et de
la liberté, tiennent dans une libération à l’égard de nos désirs vains, de
nos croyances vides, de nos terreurs insensées ; tout est question de
juste équilibre de la sensibilité et du jugement, dans une harmonie, qui est
toute une discipline, des plaisirs mesurés et de la pensée. A ce prix est le
parfait bonheur, dégagé de toute passion et de tout trouble, comme lieu d’une
âme apaisée dans un corps apaisé. (16) Au total, que nous enseigne
la métaphore du pilote et du navire à laquelle est comparée la relation du Je
au corps ? Et que nous révèle-t-elle de notre existence incarnée ?
D’abord que le corps est pensé, et vécu, sur le mode du lieu, de l’espace,
comme cet objet externe, prolongement de moi-même, en quoi réside l’identité.
Ensuite que cet être de chair et de matière, par quoi s’expriment la
nécessité, l’animalité, la nature, correspond à la part inessentielle et
subalterne de moi-même, l’âme étant en quelque sorte aux commandes et tenant
véritablement les leviers de l’action et de la volonté. Enfin que ce corps se fait souvent pesant,
encombrant, trahit la possible servitude ou aliénation, instrumentalisé,
réifié qu’il est souvent. La sagesse se jouerait alors dans un idéal
ascétique où le corps et ses turpitudes sont congédiés, le monde réel
disqualifié, la chair et ses appendices faisant les frais de cette haine
morbifique, de sorte que la finalité de la vie bonne résiderait dans la
« sublimation de la chair en ectoplasme » (Michel Onfray, L’art de jouir). Voyons toutefois si
cette analogie, qui instrumentalise et dévalorise le corps, et qui promeut
les délices de l’esprit et de la raison, tient vraiment la route et si le
corps n’a pas ses raisons que la raison ignore justement. (17) * (18) Or, suis-je
vraiment dans mon corps comme «un pilote dans son navire » ?
Quelles sont les limites de l’analogie et en quoi occulte-t-elle la réalité
de l’existence incarnée ? Après avoir tenté de comprendre le sens du
sujet et de la métaphore, ne convient-il pas d’en souligner les apories, et
d’adopter une attitude plus phénoménologique, accueillante à l’endroit de la
chair, soucieuse de restituer au corps ses lettres de noblesse ?
Essayons donc de montrer en quoi mon corps ne se dit pas dans le même sens
que mon navire. (19) Alors que le navire en question
ne consiste qu’en un tas de fer et de bois, tandis que le pilote ne se réduit
aucunement à son habitacle, mon corps est vivant et, en cela déjà, je
m’identifie tout à fait à lui, je m’identifie par lui et avec lui. Je peux
bel et bien changer d’embarcation mais je n’ai évidemment pas le choix de
troquer mon corps contre un autre. Tel est sans doute le prix à payer de la
subjectivité et d’une solitude ontologique par laquelle se circonscrit le moi
dans le périmètre de la chair. Certes, je ne me limite pas à cette complexion
ingrate de mon physique que je nomme « laideur » ; je vois
bien que je suis plus et autre que cet agencement d’organes et que, fussé-je
impotent, je n’en continuerais pas moins de penser. Mais la beauté, par
exemple, qui irradie un être et distille autour d‘elle l’incomparable
fragrance, ne dit-elle pas une façon toute singulière d’habiter le corps, de
sorte que le corps, ses formes attrayantes ou répulsives, expriment toujours
plus ou moins ce que je suis ? (20) Saisir ce corps, que l’on décrivait
plus haut comme objet, en tant qu’il est mon corps, et non ce boulet inerte
que je charrie, n’est-ce pas déjà dépasser la simple détermination du
corps-objet, pour accéder au point de vue du corps-sujet ? « Mon
corps me fait mal » : l’expérience de la douleur est subjective, et
pas seulement liée à la perception neutre, médicale, anesthésiée de quelque
chose qui « arrive » à un objet. On perçoit ici une relation
d’appartenance plus intime que celle qui unit le pilote à son navire. Certes,
« je fais corps avec ma machine », prétendent parfois les pilotes
de course, suggérant la complémentarité du navire et du pilote . Mais
dans cette sorte d’osmose métaphorique, le pilote irait-il jusqu’à sentir en
lui la violence des vagues qui heurtent la coque, ou la force du vent qui met
le gréement à rude épreuve ? Or, par mon corps, je suis situé dans
l’existence, je perçois et je souffre – et les sensations qui aujourd’hui
m’affectent ont plus ou moins de résonances selon ce que j’ai vécu, moi, et
moi seul. Mon corps, lié à l’intimité d’une expérience unique, n’est - il pas
un point de vue original sur le monde ? Et ce qui l’affecte ne
m’affecte-t-il pas aussi du même coup ? (21) Notre question liminaire :
« ai-je un corps ou suis-je corps ? » rebondit à nouveau. Si
je suis un corps, je ne me réduis pas à lui. Dire « mon corps », ce
n’est pas énoncer une relation d’appartenance extérieure (« ma
voiture »). Ce qui apparaît, c’est la nécessaire distinction de la
conscience de soi et du corps, et il convient ici de travailler le concept de
propriété dans sa relation à l’idée de subjectivité. En effet, qu’est la
propriété, sinon ce que j’ai en propre ou ce qui m’est propre ? Est
véritablement à moi ce dont je ne peux me séparer sans me faire autre que ce
que je suis, de sorte que c’est l’avoir qui définit l’être. L’avoir s’inscrit
dès lors dans cet ordre de l’intériorité. Une chose est mienne parce que je
m’y reconnais. L’avoir est donc cet
entre-monde, à mi-chemin entre intériorité et extériorité. Le corps symbolise
justement cette ambiguïté : je suis mon corps parce que je suis au monde par
mon corps ; la maladie de mon corps, c’est ma maladie. Mais, à
l’inverse, mon mal-être est lisible pour autrui sur mon corps : je suis
ce geste maladroit ou ce sourire ironique. Mon corps est l’incarnation de mon
être. (22) Haut de la page
Dire que j’ai un corps, c’est marquer la distance de l’instrument, de la possession. Mais cette distance est vraie aussi : je ne suis pas à l’origine de mon corps et je dois faire avec ; c’est une forme de destin. Les modifications mêmes que je peux lui faire subir (maigrir, grossir, chirurgie esthétique, etc.), les performances physiques que je peux lui faire réaliser manifestent ce rapport instrumental. Le regard qu’autrui porte sur mon corps contribue à ce sentiment d’extériorité : je peux me sentir en décalage par rapport à mon corps qui change, ne pas accepter de vieillir en refusant de m’identifier à ce corps qui vieillit. Le visage est cette partie du corps directement identifiée à mon être et dont chaque partie recèle ce double statut de l’avoir et de l’être : j’ai ces yeux marrons ou verts, mais je suis ce regard amusé. Haut de la page Le corps est donc à la fois moi et à moi. Il est mon avoir le plus proche en tant qu’il est aussi et surtout mon être. Par suite, dans une société marchande, je peux lui conférer un statut d’objet : vendre ma force de travail, mon image, mes charmes comme dans la prostitution, comme je peux vendre les produits de ma réflexion ou mon savoir-faire. La limite de ce statut est le moment où la réification de mon corps m’aliène dans mon identité même. Mon corps est alors bien véritablement à moi parce qu’il y a des limites à son statut d’objet d’échange. Mon corps n’est jamais réductible à un simple objet que je pourrai, à la façon des tortionnaires, équarrir, manipuler, brader. Si le navire possède une valeur marchande, le Je accède à la dignité d’une personne et le corps est tout entier valeur absolue, fin en soi, dépositaire d’un respect sacré, universel, inconditionnel, ce qui interdit moralement toute instrumentalisation ou réification, comme le montrent à l’envi les débats éthiques sur le statut du corps humain. La définition de la relation de
l’âme et du corps comme simple extériorité s’avère donc caduque. C’est ce que
nous suggère Descartes dans la
sixième Méditation métaphysique de
laquelle d’ailleurs est extraite l’analogie proposée par le libellé du sujet.
Mon esprit est, en effet, lié étroitement avec mon corps dans les besoins,
les désirs, les sentiments et les passions : « La nature m'enseigne
aussi, par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis
pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais,
outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu
et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était,
lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur…mais
j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote
aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ». Si
l’âme était au corps ce que le pilote est au navire, elle saurait par le seul
entendement qu’il y a tel mécanisme qui est déréglé, alors qu’en fait l’homme
éprouve un sentiment de douleur. La douleur, comme phénomène
psychophysiologique , atteste la réalité de l’implication du sujet
percevant dans toute expérience sensible : ce qui advient au corps
affecte directement le sujet de l’intérieur, au lieu d’être simplement perçu
et analysé comme un « événement » extérieur. Je ne suis pas
seulement locataire de mon corps mais « conjoint » avec lui,
tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui. Aussi
l’analogie avec le pilote et son navire reste-t-elle en fin de compte
inexacte et superficielle. (23) Quelles sont alors les
différentes déterminations de l’existence incarnée ? D’abord les
sensations et la perception qui expriment la tendance du corps à s’évanouir
dans les choses, où j’ai conscience que mon esprit subit une influence
extérieure à lui : celle de mon corps ou de l’objet perçu. Michel
Onfray, dans une prose savoureuse, loue, par exemple, l’olfaction et son
appendice, le nez , qui nous ouvrent, bien plus que les autres
sens, sur une réalité infiniment
bigarrée et mouvante, et dont le culte participe d’un « gai savoir
hédoniste » (op.cit.). Alors que dans la sensation le corps s’excède en
se pâmant dans le monde, dans les affections (plaisirs, déplaisirs, malaises,
douleurs), le corps apparaît à ce point excessif qu’il en paraît
envahissant : dans les extrêmes, en effet, nous tendons à n’être que le
plaisir ou la souffrance. « Et par surcroît, si le plaisir intense est
toujours éphémère, la douleur extrême peut être terriblement tenace, assiéger
notre être jusqu’à l'envahir » (Marc Rihir, Le corps, Essai sur l’intériorité). De même, l’obscurité des
passions en leur origine, « l'énigme d'un excès qui se condense et
s'enkyste au point de paraître persistant et impérieux, d'envahir et de
polariser notre vivre…les a fait mettre sur le compte aussi du corps dans sa
part rebelle et obscure… » (ibid.). (24) Où l’on comprend que le corps,
point de contact entre l’homme et le monde, est à mi-chemin entre une
intériorité et l’extériorité qui l’englobe. Il est aussi une limite, une
ligne de partage entre le moi et ce qui l’entoure. Il a donc partie liée à la
question du sujet, de son existence, de sa liberté. Le corps est alors ce qui
distingue les êtres et les rend irréductibles les uns aux autres, tout en
étant ce par quoi une fusion entre eux est possible (dans l’amour, la
sexualité, l’amitié, par exemple). Ce corps que je suis me possède aussi
parfois et me rappelle son irréductible présence ; cette dernière,
l’existence quotidienne et « normale » tend à me la faire oublier, d’où l’illusion d’une
autonomie, voire d’une précellence, du Je par rapport au corps. En effet, la
conscience du corps ne s’impose que dans les cas de rupture, lorsque, de
transparent, l’organisme devient présent, voire opaque : un éternuement
public et son effet de surprise, la douleur qui révèle des limites du corps
sont bien alors des occasions de vérifier a contrario que le corps passe
généralement inaperçu. Ces moments également où le corps continue de vivre
dans une voie que le sujet n’a pas choisie : le sommeil, le
vieillissement, la maladie signent cette existence autonome, cette
« désolidarisation » du corps qui est source d’inquiétude et nous
conduit à passer d’une « inconscience » du corps à une recherche
fiévreuse de ce qui peut animer cet organisme ambivalent et protéiforme. (25) La question peut être déplacée
et reformulée pour préciser l’enjeu de la réflexion entreprise. Le sujet
percevant et agissant dispose-t-il d’une emprise sur ce qui affecte le corps,
ou bien ne fait-il que subir ? La relation au corps est plus complexe
que celle d‘un pilote à son navire. Mon corps médiatise, en effet, le
monde ; en lui s’impriment les impressions produites par les données du
monde extérieur ; les sensations du corps m’aident à m’adapter au monde,
à me protéger (exemples de la brûlure, du froid), à m’alerter (exemple de la
fièvre) ; en lui aussi se répercutent tous les facteurs de la configuration
présente de mes rapports à une situation. Je peux apprendre ainsi à maîtriser
mes passions, et d’une certaine manière mon corps, par le pouvoir de ma
raison : pour éviter de succomber aux passions, il faut, dit Descartes,
leur opposer des jugements fermes et déterminés sur ce qu’il convent de faire
ou de ne pas faire (par exemple, si la colère me saisit et me donne envie de
frapper, je dois songer qu’il ne faut pas user de violence, surtout envers un
être plus faible). Il convient donc, pour bien faire, de commencer par bien
juger, ce qui est affaire d’expérience personnelle. Je peux aussi apprendre,
par un effort particulier de la volonté et de l’entendement, à délivrer mon
esprit de toute servitude qui pourrait résulter de son assignation au corps,
comme le montre le dressage des chiens : « …puisqu'on peut, avec un
peu d'industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus
de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes »
(Descartes, Les passions de l’âme).
Bien juger, refuser de céder aux passions, acquérir également de bonnes
habitudes (on peut, par exemple, s’habituer au danger jusqu’à faire
disparaître la peur), finit par amoindrir, voire faire disparaître, les
passions. Ce résultat nécessite la médiation de l’accoutumance et de
l’exercice. (26) On peut tirer de là que si je suis captif de mon corps, c’est en raison de ma propre passivité. Cette idée rejoint d’une certaine manière la conception platonicienne du rapport entre l’âme et le corps, telle qu’elle est exposée notamment dans le Phédon (66a et 83 e) : le mal n’est pas tant la réalité même du corps que la puissance de captation qu’elle exerce sur l’âme par les sentiments de peine et de plaisir. La condition de l’homme est telle qu’il doit vivre son corps, sans se borner cependant à s’abandonner à lui. Une telle idée rejoint en un sens les célèbres propos de Spinoza : « Une affection qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte » (Ethique, V, proposition 3). Etre maître de soi consiste à se connaître de mieux en mieux, à forger des idées adéquates du soi, à interpréter le sens de nos conduites, de sorte que l’interprétation est d’abord connaissance. La passion est ainsi ce que nous éprouvons quand nous ne sommes pas la cause de nous-mêmes, lorsqu’une activité étrangère à notre nature limite notre propre activité, lorsque nous sommes déterminés par des causes extérieures. Spinoza pense néanmoins que nous ne sommes pas condamnés aux passions, que nous pouvons récupérer et même augmenter les puissances de notre être grâce au développement de notre pouvoir de comprendre. Notre pouvoir de comprendre constitue le meilleur remède contre les passions et nous permet de passer du régime de la passion au régime de la vertu. Dans une perspective complémentaire, l’arithmétique des plaisirs, préconisée par Epicure, peut donner l’illustration de l’emprise qu’il est possible d’acquérir sur le corps, sans nier ses tendances propres, mais en réglant la façon de vivre par la connaissance de celles-ci : je sais que trois verres de vin rouge provoquent généralement en moi la nausée ; je n’en boirai que deux, obtenant ainsi le maximum de plaisir possible. La démesure, liée à l’aveuglement du moment, produirait en effet le contraire du plaisir : la souffrance. Je ne suis donc pas dans mon corps
comme un pilote dans son navire. Je suis plutôt mon corps, en ce sens que,
par le corps, je suis ce que je suis, l’incarnation définissant l’identité,
c’est-à-dire une expérience singulière, riche, originale du monde. Le corps,
qui constitue ma propriété la plus proche, est à la fois moi et à moi. La
maîtrise de soi ne consiste alors pas tant en une discipline ascétique, une
mortification de la chair, qu’en une certaine façon de vivre rationnellement,
harmonieusement, lucidement son propre corps. L’analogie proposée par
l’intitulé du sujet n’est donc pas satisfaisante et ne rend nullement compte
de la notion de corps-sujet à laquelle nous mène notre réflexion sur
l’existence incarnée. En quoi peut-on alors affirmer que c’est par le corps
que je suis véritablement au monde ? Quelles sont les dimensions
existentielles de ce que Merleau-Ponty appelle le « corps
proche » ? (27) *
Il nous reste à décrire encore plus finement, dans une optique
phénoménologique, les mille et une splendeurs de l’existence incarnée dont la
perception constitue sans doute le meilleur exemple. Quelle expérience
faisons-nous réellement de notre corps ? En quoi le corps révèle-t-il la
singularité de l’existence humaine ? En quoi suis-je véritablement mon
corps ? La notion phénoménologique de « corps propre »
constituera donc l’ultime horizon de notre réflexion. (28) En premier lieu, comme le montre Maurice Merleau-Ponty dans La phénoménologie de la perception, le
concept de « corps propre » permet d’envisager un point de
convergence entre le monde et l’individu. Le corps est, en effet, le lieu où
se jouent toutes les relations entre intériorité de l’être et extériorité de
l’univers. Le mouvement de projection vers les choses que constitue le
phénomène de l’incarnation se superpose à une intériorisation du monde par le
sujet ; cette interaction suscite comme une symbiose qui ruine la
distinction entre la conscience et son objet. Il faut entendre par
« corps propre » l’expérience vécue, intime du corps telle que la
perception nous la révèle. Merleau-Ponty nous dit que lorsqu’on décrit la
perception du corps, et que l’on adopte un point de vue phénoménologique,
alors l’existence du corps apparaît comme ambiguë et il cesse d’exister comme
une chose ou comme une conscience. Le corps est, en effet, « le véhicule
de l'être au monde » (ibid.) et, à ce titre, il est une vue
« pré-objective », c’est-à-dire une vue précédant la conscience
constituante. (29)
Haut de la page
Ce corps phénoménologique, qui interdit définitivement qu’on le pense
sur le modèle mécaniste ou fonctionnaliste de l’instrument, du réceptacle, de
la matière inerte, possède une certaine consistance ou profondeur. Il y a
toujours plus en lui que ce que, spontanément, depuis les mots et les
structures de la langue, nous y reconnaissons. Il joue même, a montré
Husserl, un rôle-clé dans la rencontre inter-humaine, dite
« intersubjective », et c’est même là qu’il se révèle le plus comme
un être de sens et de langage. Ainsi le corps comporte-t-il deux couches,
celle du « corps habituel » et celle du « corps actuel »
(Merleau-Ponty, ibid.). L’exemple du membre fantôme permet de comprendre la
distinction de ces deux couches et l’épaisseur même du corps. Le membre
fantôme est un membre qui a disparu de l’organisation du « corps
actuel », alors que précédemment il en faisait partie, et l’on
s’aperçoit que le sujet percevant éprouve toujours des sensations dans ce
membre qui n’existe plus. Le « corps habituel » a emmagasiné des
gestes et des maniements pour ce membre, il ne les a pas évacués avec la
disparition du membre : il a gardé la présence de ce membre, comme une
habitude qui resterait. Le membre fantôme se maintient dans le corps habituel
comme s’il y avait un refus de déficience dans le circuit sensori-moteur, en
tant que nos réflexes ne se trouvent pas à l’état pur, mais sont ancrés dans
un monde et un milieu. Si bien qu’un membre ne peut disparaître d’un coup de
l’organisation corporelle parce qu’il est impliqué dans le fonctionnement de
tous les autres. De sorte que le corps n’est pas un assemblage de
fonctions ; il est d’emblée en contact avec le monde, le milieu dans
lequel il baigne et duquel il est inséparable. Avoir un corps, c’est justement
se joindre à ce milieu. (30) Haut de la page
De même l’expérience de la vision témoigne-t-elle de la référence du
monde au corps et de la constitution des facultés du corps par son insertion
dans le monde. La vision n’est pas qu’un processus physiologique, résultat de
la stimulation de la rétine. Voir quelque chose, c’est « entrer dans un
univers d'êtres qui se montrent » (ibid.) au sein d’un horizon. Lorsque
je regarde une lampe, par exemple, celle-ci ne tourne vers moi qu’une de ses
faces, et dans la mesure où il y a un horizon, mon regard peut viser les
autres faces qui me sont pour l’instant cachées. Cette vision par esquisses
met bien en lumière le rôle du corps. Que certains des aspects de l’objet me
demeurent cachés, cela me permet de prendre conscience de mon corps à travers
le monde, mais aussi de voir que mon corps est ce vers quoi l’objet tourne sa
face ; il est « le pivot du monde : je sais que les objets ont
plusieurs faces parce que je pourrais en faire le tour, et en ce sens j’ai
conscience du monde par le moyen de mon corps » (ibid.). C’est donc par
le corps que je suis conscient qu’il y a un monde et que celui-ci s’organise
pour moi. Etre au monde signifie toujours faire partie d’un milieu, être
inclus dans un espace dont les vues que j’ai dépendent de mon corps, comme
nous le suggère l’exemple précédent du membre fantôme. (31)
C’est pourquoi l’analogie du pilote et du navire occulte la dimension
du corps et ne permet pas d’en saisir toute la richesse et la complexité. Le
corps n’est pas un objet au sens usuel car il n’est pas là, étalé (objet
vient du latin objectum, jeter
devant, ce qui s’offre aux regards, à la connaissance sensible ou
intellectuelle), si bien qu’il ne saurait disparaître de mon champ visuel. La
vision que j’ai de mon corps est toujours la même ; il est toujours là
et toujours sous le même aspect : je ne me réveillerai pas un matin avec
mon dos à la place de ma main droite…Il est avec moi ; il est ce par
quoi et sur la base de quoi s’opère la vision. Pour que je voie quelque
chose, il est nécessaire, en effet, qu’il y ait cette permanence de mon
corps, car elle m’impose un angle de vue à partir duquel se déploiera ma
vision. Cet angle est une situation de fait et mon corps est précisément
cette possibilité des situations de fait. De sorte qu’il est très difficile
de parler de la vision de son corps, de le voir comme je verrais un objet,
car il se dérobe à l’observation et résiste à toute perspective que je
pourrais en avoir : « j'observe les objets extérieurs avec mon
corps, je les manie, je les inspecte, j'en fais le tour, mais quant à mon
corps je ne l'observe pas lui-même : il faudrait, pour pouvoir le faire,
disposer d'un second corps qui lui-même ne serait pas observable »
(ibid.). Au total, le corps se distingue fondamentalement d’un objet, en ce
qu’il est ce par quoi il y a, pour moi, des objets. (32) Haut de la page La sexualité nous révèle ainsi le corps comme expression de
l’existence totale et nous aide à comprendre comment des êtres et des objets
existent pour nous par l’affectivité. La perception érotique est une
intentionnalité qui unit deux corps et qui se fait dans le monde. La
compréhension érotique n’est pas de l’ordre de l’entendement mais du désir,
en tant que « le désir comprend aveuglément en reliant un corps à un
corps » (ibid.). La sexualité n’est pas une fonction indépendante par
quoi se dirait la crudité, l’animalité de la chair ; elle n’est pas une
fonction purement organique. Elle figure elle-même un mouvement de
signification. Elle devient, avec l’action et la connaissance, l’un des trois
secteurs du comportement lié par un rapport d’expression réciproque. C’est ce
qu’établit également la psychanalyse freudienne : la sexualité n’est pas
une fonction seulement corporelle, à travers elle on retrouve un mouvement
d’existence ; tout acte humain a un sens qui s’inscrit dans une
histoire, un milieu (la psychanalyse vise, par exemple, un souvenir en tant
qu’il indique une région d’expériences enfouies). La sexualité montre ainsi
l’implication du psychique dans l’organique et de l’organique dans le
psychique. La sexualité signale que le corps réalise, tout comme dans la
vision, une opération primordiale dans laquelle l’exprimé n’existe pas hors
de l’expression. (33) C’est ce que nous révèlent, à
leur façon, les belles analyses d’Emmanuel Lévinas sur la caresse et le
visage, lesquelles ne se réduisent pas à de simples complexions physiques, à
l’appréhension d’un sens tactile, mais expriment le sens profond de notre
relation à autrui, le corps étant le lieu même, le pivot, de
l’intersubjectivité. Alors que Sartre insiste sur la dimension conflictuelle
de la rencontre d’autrui, le regard de l’autre me donnant consistance et
existence, et au même moment me privant de moi-même et de ma liberté, Lévinas
met en lumière le rôle d’autrui dans la vie morale : la rencontre de l’autre,
le simple face-à-face est d’emblée structuré par une dimension supérieure,
une dimension morale. Avant d’être regard, autrui est visage : il n’est pas
une puissance aliénante qui menace, qui agresse, qui envoûte le moi; autrui
est cette puissance éminente qui brise au contraire l’enchaînement du moi à
lui-même. Le visage est la manière
dont se présente l’Autre. Ce qui caractérise le visage, c’est sa désobéissance
à la définition, “ cette manière de ne jamais tenir tout à fait dans la place
que lui assignent mes propos les plus acérés ou mon regard même le plus
pénétrant “ (Alain Finkielkraut, La
sagesse de l’amour). Il y a toujours en l’Autre un surplus, un écart par
rapport à ce que je sais de lui : “ rencontrer un homme c’est être tenu en
éveil par une énigme “ (Lévinas). Le
visage n’est pas tant une forme sensible que la résistance opposée par le
prochain à sa propre manifestation, le fait pour lui “ de ne me laisser entre
les mains que sa dépouille quand c’est sa vérité que je crois détenir “
(Finkielkraut,op.cit.). (34) Haut de la page Le corps exprime donc l’existence,
c’est-à-dire mon existence particulière, mais aussi celle des autres, mais
aussi l’existence impersonnelle que je perçois lorsque j’entends battre mon
sang, par exemple. Si je suis bel et bien mon corps, il s’agit précisément de
vivre l’ambiguïté du corps qui renvoie elle-même à la complexité du vécu. Le
vivre du vécu est infiniment profus, inépuisable, multidimensionnel, aux couleurs
chatoyantes et bigarrées, plongeant sur l’abîme. Cette ambiguïté du corps et
du vécu qui fait que le corps est toujours autre chose que ce qu’il est, et
qu’il est proprement insaisissable, constitue précisément l’être au monde. Je
ne puis être une chose du monde qui reposerait en elle-même et supprimer le
lien de mon existence au monde ; mon corps est ce qui m’ouvre au monde,
ce qui m’y met en situation. Il peut s’y fermer (exemples de l’aphasie où le
malade retrouve sa voix lorsque de nouveau son corps s’ouvre au monde), et
cette tension d’une existence vers le monde, cette ouverture qui nous permet
de rencontrer autrui, n’est pas de l’ordre de la connaissance mais du vécu. (35) Haut de la page Au total, l’analogie du pilote
et du navire ne peut qu’appauvrir, simplifier considérablement la
compréhension de l’existence incarnée, ce qui signifie que cette incarnation
laisse ouverte tout le mystère de l’existence que manifeste en quelque sorte
le corps. On le voit dans la question de la mort notamment. Notre corps,
rebelle, souffrant, périssable, a toujours été, et sera toujours lié à la
cruelle énigme de la mort, c’est-à-dire finalement de la vie. Nous savons
intimement, au moins à travers l’expérience de la mort des autres, que ce
corps, opaque à notre vivre, toujours en excès, finira bien par nous
engloutir. Il y a sans doute là, dans cette question ou expérience indirecte
de la mort, un obscur lien à explorer entre ce corps physique et le corps
vécu ou phénoménologique, entre la mort physique et la mort symbolique.
Certes, selon la sage leçon épicurienne, personne ne peut vivre la mort,
puisque là où est la mort, il n’y a plus personne. Mais l’ombre de la mort se
profile dans la vie même, de sorte que « quelque chose de la vie et de
la pensée du corps demeure énigmatiquement enfoui, comme l'abîme dont nous
venons et où nous allons, et qui ne cesse de faire question. Abîme sauvage
d’une insupportable violence, originelle et sublime, abîme, aussi, d’une
innocence toujours propre à se laisser surprendre » (Marc Rihir,
op.cit.). (36) Il resterait à penser les
implications éthiques d’une telle consécration phénoménologique du corps,
après des siècles de mépris à l’endroit de la chair et de promotion d’un
idéal ascétique et mortifère dont Nietzsche s’est fait l’impitoyable
pourfendeur. Exemplaire est, à cet égard, l’oeuvre stimulante de Michel
Onfray qui, dans la lignée de Nietzsche, redonne au corps ses lettres de
noblesse, dans le cadre d’une morale
hédoniste dont l’idéal n’est plus la maîtrise de soi mais la « sculpture
de soi ». « Sois le maître et le sculpteur de toi-même »
(Nietzsche, La volonté de puissance),
tel est l’adage de cette morale jubilatoire. De quoi s’agit-il ? Comme
dans la démarche cynique ou nietzschéenne, de construire sa singularité comme
une oeuvre d’art, de penser et de sculpter sa vie, de devenir un
philosophe-artiste. L’éthique est un « art de jouir », un jeu
instaurant une souveraineté esthétique sur soi, une existence transfigurée,
une exaltation du corps et de sa puissance. Cette éthique du corps entend
donner « toute leur puissance à la politique, l'élégance, la parole
donnée, l’amitié et les affinités électives » (Onfray, La sculpture de soi). (37) Haut de la page * (38) Suis-je dans mon corps comme « un pilote dans son navire » ? Le problème était de savoir si nous avons, ou nous sommes, notre corps. Comment appréhender l’existence incarnée et le problème éthique de la maîtrise de soi ? Nous avons vu que je ne suis pas tout à fait dans mon corps comme « un pilote dans son navire ». Je ne suis pas si facilement distingué de mon corps que la formulation le laisse supposer. La compréhension du corps sur le mode dualiste, la réduction de celui-ci à un objet, un instrument ou un réceptacle de l’esprit nous sont apparues insatisfaisantes et quelque peu réductrices ou simplistes. L’identification hâtive du sujet humain à l’esprit ou à l’âme ne permet guère d’éclairer la question, ou la pose en des termes qui la rendent peut-être plus difficile. Si je suis bel et bien mon corps, c’est que ce dernier représente mon ancrage existentiel fondamental dans le monde, comme nous l’a enseigné la phénoménologie et l’expérience même de la perception. Le corps est mon identité véritable, mon avoir le plus proche, le point de contact entre l’intériorité et l’extériorité, l’homme et le monde. La question morale est donc à repenser dans la perspective d’une éthique jubilatoire, ludique, esthétique où le corps participerait au plus haut point à cette sculpture de soi. C’est dire si le corps a partie liée à la question du sujet, de son existence, de sa liberté. |
- Les discours du corps, Une anthologie, Agora, Presses pocket.
- Marc Richir, Le corps, Hatier.
- Michel Onfray, L’art de jouir, Grasset.
- Descartes, Méditations métaphysiques (VIème), Garnier-Flammarion.
- Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard.
- Platon, Phèdre et Phédon, Garnier-Flammarion.
- Aristote, De l’âme, Vrin.
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