« FAUT-IL
DESIRER l’IMPOSSIBLE ? »
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I) IL FAUT DESIRER L’IMPOSSIBLE
A) Q’est-ce que désirer l’impossible ? Quelques exemples
B) Le désir de l’impossible est dans la nature du désir
C) Le désir intempérant, un art de vivre (la thèse de Calliclès)
II) IL NE FAUT PAS DESIRER L’IMPOSSIBLE MAIS CE QUI DEPEND DE NOUS
A) Les conséquences du désir intempérant : souffrance et insatisfaction
B) La discipline du désir (la thèse d’Epictète : cf. Texte du bac blanc)
C) Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde (Descartes)
III) IL FAUT DESIRER CE QUI EST DIGNE D’ETRE DESIRE
A) Le désir tempérant, un désir conformiste et immoral
C) Le désir de l’impossible comme idéal régulateur : l’exemple de l’utopie
- Nous n’indiquerons ici que les idées principales qui auraient pu être développées à propos de ce sujet de dissertation. Des éléments du cours pouvaient être largement repris, à condition qu’ils soient commandés par la problématique définie dans l’introduction et qu’ils ne donnent pas lieu, comme c’est souvent le cas, à des développements autonomes. Les élèves attentifs auront remarqué que le texte d’Epictète faisait écho à ce sujet de dissertation. Il était possible, et même recommandé (la perche vous était tendue !), de s’appuyer sur ce texte pour traiter une partie du sujet (celle consacrée notamment à la maîtrise des désirs).
- Si désirer c’est tendre consciemment vers ce que l’on aimerait posséder et, dès lors, ressentir un manque, le désir apparaît, en premier lieu, comme privation ou gêne. Mais il est aussi la source de l’action et du plaisir : pas d’action qui ne soit désirée, directement ou indirectement, et pas de plaisir sans un désir préexistant qui me fait me représenter tel ou tel objet comme une source réelle ou imaginaire de satisfaction. Comment gérer cet état instable et ambigü ?
- On peut soit chercher à assigner au désir des limites (désirer seulement ce qui est à notre portée), de façon à réduire ou à atténuer le sentiment de manque et de souffrance, soit lui donner libre cours (cf. La photographie de Cartier-Bresson, « Jouissez sans entraves »), même si cela nous amène à désirer ce qui semble irréalisable, impossible. Faut-il alors désirer l’impossible ? Est-il souhaitable de convoiter ardemment cela même qui est hors de notre portée, qui semble irréalisable, voire irréel ? Quels mobiles peuvent inciter à constituer l’impossible en objet du désir ? Qu’est-ce exactement que désirer l’impossible ? Désirer l’impossible, n’est-ce pas se condamner à être toujours déçu, malheureux, c’est-à-dire en état de manque permanent ? A contrario, ne désirer que ce qui est possible, n’est-ce pas s’interdire toute action authentique et créatrice ? N’est-il pas d’ailleurs dans la nature du désir de désirer l’impossible ? Le désir de l’impossible n’est-il pas finalement utile ?
- Le problème soulevé par l’intitulé du sujet concerne donc l’attitude à adopter face à un double écueil : celui qui consiste à ne pas savoir maîtriser ses propres désirs (désir intempérant et capricieux), celui qui consiste à ne désirer que ce qui est (désir conformiste). La question posée est donc avant tout pratique ou morale : il s’agit de s’interroger sur les buts que nous nous assignons et sur la manière dont il faut conduire son existence.
- Quels mobiles peuvent inciter à constituer l’impossible en objet du désir ?
- Désirer l’impossible : tendre vers l’inaccessible, se livrer à un désir qui ne se limite pas aux objets présents autour de nous mais qui concerne des objets que l’esprit conçoit ou imagine, -objets qui peuvent soit devenir présents (par exemple : désirer devenir milliardaire) , soit être à jamais hors de portée (désirer attraper la lune). Dans le premier cas, il s’agit de désirer un objet que j’ai peu de chance de posséder ; dans le deuxième cas, l’objet convoité ne sera jamais à ma portée (chimère).
- Exemples de Faust qui cherche la connaissance totale (ce qui est évidemment irréalisable), d’Alexandre le Grand qui entend conquérir la totalité de l’Orient et de l’Occident (désir mégalomane), du passionné en général. On pouvait aussi évoquer la figure de Don juan (cf. Cours sur le désir) : Don juan désire l’impossible sous la forme de l’éternel féminin ; ce qu'il aime, c'est la chasse et non la prise ; Don Juan se repaît plus du désir que de sa satisfaction ; seul un objet infini peut raviver sa flamme et entretenir sa soif, de sorte que la séduction du beau sexe n'est que la figure particulière du désir de désir qui est elle-même une figure du désir de l’impossible. Tous ces personnages ont en commun d’être habités par un désir sans frein, illimité.
- On a donc un mobile essentiel du désir de l’impossible : le désir d’éternité (l’impossible est précisément ce qui ne peut jamais se réaliser dans le temps qui nous est imparti, il est une figure de l’éternité tant convoitée (Cf. Le beau livre d’Alquié qui voit dans ce désir d’éternité le ressort de la passion), idée que la passion est positive et qu’elle constitue un moyen de s’affirmer, d’enrichir son existence (cf. Cours sur les passions).
- Partir de la définition du désir comme étant fondamentalement distinct du besoin, afin de souligner qu’il est finalement dans la nature du désir de désirer l’impossible, alors que le besoin se contente de ce qui est possible (le possible : ce que la réalité peut apporter ; l’impossible, ce qui est au-delà de la réalité) : le désir déborde le besoin, il n’a pas d’objet qui lui soit par avance assigné (nous pouvons désirer tout et n’importe quoi); il ignore souvent ce qu’il souhaite; il appartient au monde de l’imaginaire, du fantasme; contrairement au désir en proie à la démesure, le besoin possède la sobriété mesurée d'une nécessité vitale. Il caractérise l'état d'un être qui exige pour sa conservation un certain nombre de moyens indispensables.
- Dès lors, il n’y a pas que les passionnés (les mégalomanes, par exemple) pour désirer l’impossible. Sartre, dans L’Etre et le Néant, montre, à partir de l’exemple du désir amoureux, que le désir est volonté de s’approprier le corps d’autrui tout en sauvegardant dans ce corps son identité, sa conscience, sa liberté. Or, l’instinct de possession est aux antipodes du respect de l’autre en tant qu’autre. Tout désir amoureux serait ainsi désir de l’impossible (quelque chose qui ne peut pas être, qui est contradictoire, irréalisable), ce qui le voue à l’échec.
- Au-delà du désir amoureux, on peut insister sur le fait que le désir se nourrit du lointain, l’absence d’obstacle lui étant fatale. Exemple de La peau de chagrin de Balzac : le personnage principal y reçoit un talisman qui réalise tous les désirs en abrégeant la vie à chaque fois. Tous les désirs deviennent ainsi réalisables mais le protagoniste s’en désintéresse. Le seul désir qui lui reste est le seul désormais impossible : vivre. On perçoit alors un autre mobile du désir de l’impossible : le désir puise tout son dynamisme dans la difficulté d’accéder à son objet et c’est justement ce qui lui permet d’être source de plaisir.
- Il ne faut pas pour autant déplorer ce caractère du désir : s’il est dans l’essence du désir de porter sur l’impossible et par là même d’être frustré, ce désir non comblé semble préférable à l’absence même de ce désir : mieux vaut désirer l’impossible que ne pas désirer du tout !
- Si l’impossible est l’objet par excellence du désir, ne faut-il pas alors tout faire, tout tenter, pour désirer l’impossible ?
- Cf. Texte étudié en classe dans le cours sur le désir (Platon, Gorgias 491e-492d). A la question : « faut-il désirer l’impossible ? », Calliclès répond « oui ». C’est dans le désir de l’impossible (la satisfaction de tous ses désirs) que se trouve le secret du bonheur. Le bonheur et la justice résident dans une vie déréglée, soumise à la poursuite frénétique du plaisir. Il faut satisfaire tous ses désirs, ce qui n’est possible qu’en exerçant le pouvoir absolu sur les autres. Il s’agit là d’un art de vivre, conforme à la justice naturelle, à contre-courant de la morale traditionnelle ou dominante qui n’a été inventée que par les êtres faibles pour se protéger des exactions des forts.
TRANSITION :
- Faut-il donc désirer l’impossible ? Oui, semble-t-il, si désirer l’impossible consiste à tendre vers l’inaccessible – provisoire (ce qui ne nous est pas immédiatement inaccessible mais pourrait le devenir) ou définitif (l’éternité, la possession de l’autre). L’impossible désigne ici le lointain, dont le désir, à la différence du besoin, se nourrit. Le désir de l’impossible est donc éminemment positif puisque par lui la volonté tend vers la réalisation des désirs ou des passions muselés par un ordre social castrateur. Or, si l’impossible est l’objet par excellence du désir, quelles conséquences en tirer dans le domaine des fins ?
- Désirer l’impossible n’est-ce pas, en réalité, désirer ce qui ne dépend pas de nous et s’exposer à la souffrance de la frustration perpétuelle ? Le désir de l’impossible, qui nous avait d’abord paru incarner la figure du désir courageux, libre, émancipé des contraintes et des pesanteurs sociales, n’est-il pas plutôt un désir aliéné, intempérant et finalement esclave de lui-même ?
-
Le désir qui veut l’impossible : une source de
souffarnce qui nous expose à une perpétuelle frustration. Notre but restera
toujours hors de notre portée, de sorte que le désir de l’impossible paraît
incompatible avec cette fin naturelle de nos actes qu’est le bonheur.
-
On pouvait ici s’appuyer sur la critique par Socrate que l’on veut, l’assouvissement
sans limite des désirs, qui caractérisent, selon Calliclès, le désir de
l’impossible, le désir authentique, ne
font pas la vertu et le bonheur. La critique socratique de l’hédonisme repose essentiellement sur
l’argument de l’instabilité inhérente au désir. La puissance du désir réside en
effet dans sa propre frénésie et non, cela va sans dire, dans la capacité de se
réfréner. Pour illustrer cette idée, Socrate recourt à l’image du tonneau percé
qui laisse fuir tout ce qu’il contient. L’âme est ainsi comme un crible, tout
coule en elle; rien ne peut étancher la soif inassouvie du désir. Faut-il alors
choisir l’ascétisme, renoncer à tous les plaisirs ? Pour Calliclès, “une vie
sans désir est identique à celle des pierres et des morts.” (492-c). Dans le Gorgias, Socrate, face au radicalisme de
Calliclès, proposera une solution de mesure : entre la jouissance sans frein et
l’austère renoncement, il invite au choix d’une vie tempérante, c’est-à-dire
celle où la raison impose au dérèglement des passions la maîtrise et la modération.
-
La
critique de Socrate se portera également sur la conception illusoire que
Calliclès se fait de la liberté car l’homme supérieur, c’est-à-dire l’homme du
désir le plus fort, n’est en réalité que l’esclave de son ambition et de ses
passions. A cette aliénation au désir, Socrate oppose la maîtrise de soi du
sage qui règle son existence selon l’ordre de la raison. Qui plus est,
l’égocentrisme de l’homme ambitieux, parce qu’il vise exclusivement la
satisfaction individualiste des désirs, ne peut aboutir qu’à la domination et
l’asservissement d’autrui. Quand la politique se trouve subordonnée aux
intérêts particuliers, l’exercice du pouvoir dégénère en tyrannie, plus sûr
moyen d’assurer impunément le triomphe de ces mêmes intérêts. Comme Platon
l’affirmera dans les Lois (IX. 875 b
c d), “ la nature mortelle poussera toujours celui qui est investi d’un pouvoir
absolu à poursuivre la satisfaction de son ambition, à la recherche de son
intérêt personnel “.
- Le désir de l’impossible, en somme, est envisagé ici comme la figure la plus pauvre du désir : désir intempérant, égocentrique, hédoniste, illusoire et finalement violent ou tyrannique.
- L’analyse d’Epicure dans La lettre à Ménécée pouvait également être rappelée. Le désir : c’est parce que tout désir non maîtrisé tend à entraver paradoxalement nos possibilités d’être heureux qu’Epicure classe les désirs et préconise de rejeter les désirs vains qu’il distingue des désirs naturels.
- D’où la notion, centrale dans la philosphie antique, de « discipline de désir » (l’expression est de Pierre Hadot dans La citadelle intérieure). Lire attentivement l’explication rédigée du texte d’Epictète. En substance, Epictète nous montre que pour atteindre le vrai bonheur – l’ataraxie ou absence de trouble – il faut avoir constamment présent à l’esprit la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, puis s’efforcer de maîtriser ce qui est à notre portée et accepter ce qui ne l’est pas. Ainsi, désirer l’impossible, c’est désirer ce qui ne dépend pas de nous. Les désirs illimités ruinent le bonheur. Le désir authentique n’est pas le désir de l’impossible mais le désir du possible, c’est-à-dire de ce qui est à notre portée et relève de la volonté, du jugement, de notre pouvoir d’assentiment.
- Autre analyse possible et complémentaire à partir de la notion d’espérance : le désir de l’impossible est un désir ignorant. Le désir inadéquat de l’impossible est pétri de crainte et d’espérance et révèle une relation passive au passé ou à l’avenir. L’impossible : ce que l’on espère, ce dont on rêve. Tros caractéristiques de l’espérance : le manque, l’ignorance, l’impuissance (Cf cours sur Spinoza, Ethique, 3ème partie, proposition 18) : pas d’espérance sans crainte, ni de crainte sans espérance; « Une espérance, c’est un désir qui porte sur ce qu’on n’a pas, ou qui n’est pas (un manque), dont on ignore s’il est ou s’il sera satisfait, enfin dont la satisfaction ne dépend pas de nous : espérer, c’est désirer sans jouir, sans savoir, sans pouvoir » (Comte-Sponville, La sagesse des modernes, p.320).
- Idée qu’un autre rapport à l’avenir que l’espérance est possible. Passer de l’espérance à la volonté, à la prudence, à la patience, à la confiance, à l’anticipation lucide ou rêveuse. Tout rapport à l’avenir n’est pas d’espérance, de manque, d’impuissance ou d’ignorance. Nécessité d’un rapport de connaissance (prévision rationnelle, calcul des chances et des risques…), de puissance (le projet, la résolution, la préparation), de jouissance anticipée (l’imaginaire, le rêve…). Par exemple, on peut jouir par anticipation d’un voyage, le prévoir, le préparer à l’avance. Dans ce cas, on n’espère pas le voyage puisqu’on sait qu’on va le faire ; ce n’est pas de l’espérance, mais de la confiance, de l’anticipation, de l’imaginaire.
- C’est la volonté, non l’espérance, qui fait agir. Vouloir, c’est choisir, faire. Ce qui détermine la valeur morale d’un homme, ce n’est pas ce qu’il espère, c’est ce qu’il veut et fait ; par exemple, ce qui fonde la démocratie, ce n’est pas l’espoir des individus, c’est la volonté du peuple (le démagogue ne fait naître que des espérances ; l’homme d’Etat mobilise des volontés).
- La sagesse consiste alors à cesser de désirer autre chose que ce que nous savons ou pouvons. Le sage est celui à qui la vie suffit, il se contente d’habiter le réel tel qu’il est. Il s’agit d’augmenter en nous la part de puissance, de connaissance, de jouissance. Plus nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la raison, plus nous faisons effort pour nous rendre moins dépendants de l’espoir et de la crainte. Laisser l’espoir et la crainte à leur destin ordinaire de passions. «Le sage est sage, non par moins de folie, mais par plus de sagesse » (Alain). Non pas s’interdire d’espérer, mais apprendre à vouloir, à connaître, à jouir.
- On pouvait développer cette conception stoïcienne en reprenant ce que dit Descartes dans le Discours de la méthode : « changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ». Autrement dit, se détourner de l’inaccessible. Les indications qui suivent sont données pour information sur la philosophie de Descartes et comme complément des cours sur le désir et le bonheur. Dans le devoir, il aurait fallu évidemment se contenter de l’essentiel afin de respecter l’équilibre général de la dissertation.
- Désirer ce qui ne dépend pas de nous, c’est se condamner à la frustration : le sentiment d’impuissance rend malheureux. Il faut donc apprendre à ne vouloir que ce qui en notre pouvoir et plier ses désirs afin de les conformer à l’ordre du monde. Plus qu’un exercice de la volonté, c’est avant tout un exercice de l’entendement puisque le désir s’attache non aux objets mais aux représentations de ces objets. C’est donc à l’entendement de faire en sorte de considérer comme radicalement inaccessible ce qui semblerait pouvoir l’être.
- Le désir suppose d’abord, de même que l’amour et la joie, la représentation d’un certain objet comme bon à notre égard. Mais à la différence de ces passions, le désir suppose la position de cette condition dans l’avenir : Descartes n’admet ni la possibilité d’un désir sans objet déterminé, ni celle d’un désir orienté vers le passé (le regret, par exemple, n’est pas une espèce du désir, mais de la tristesse), ni celle d’un désir de choses impossibles (“nous ne pouvons désirer que ce que nous estimons en quelque façon être possible”, Traité des passions, art. 145). C’est donc la représentation du possible et de l’impossible, en tant qu’elle conditionne la passion du désir et son orientation vers les objets, qui sera le ressort du règlement des désirs.
- Ce règlement doit commencer avec une réflexion sur la valeur des diverses choses désirables: est désirable par excellence un bien tel qu’en le désirant nous ne pouvons manquer de l’obtenir et de le conserver; en revanche, rien de ce qui peut nous faire défaut ne doit être désiré sur un mode passionnel. En clair, ne sont à désirer avec passion que “les choses bonnes qui dépendent de nous” (art. 144); quant à celles qui ne dépendent pas de nous, il ne faudra jamais les désirer. Selon Descartes, c’est la vertu qui semble devoir être instituée en objet par excellence de notre désir.
- Descartes reprend de la tradition stoïcienne la distinction entre “ce qui dépend de nous” et “ ce qui n’en dépend pas”. En effet, Epictète, dans son Manuel, explique que ce qui dépend de nous, c’est le domaine de nos opinions, pensées, jugements, représentations, volonté, désirs, aversions. C’est ce qui m’appartient réellement et qui, de ce fait, est vraiment moi, ce sur quoi je peux agir immédiatement, ma faculté de penser les choses et de les vouloir. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est ce qui ne m’appartient pas mais dépend toujours de circonstances extérieures situées au-delà de ma sphère d’activité : le corps, la beauté, la santé, la richesse, les honneurs. La tâche du sage est de bien faire la différence entre ces deux domaines, dessinant ainsi le périmètre de sa liberté et de son action : il faut s’attacher à transformer son rapport aux choses plutôt que les choses elles-mêmes qui nous échappent toujours à certains égards (“changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde”, Descartes). N’étant pas responsables de ce qui se produit dans le monde, nous ne pouvons rien changer au monde tel qu’il va et n’avons d’autre alternative que de l’accepter ou nous épuiser en vain à le contester. La question que pose Descartes est alors la suivante : comment faire en sorte que mes désirs engendrent toujours une satisfaction, un contentement ?
- Pour ce faire, nécessité d’égaliser désir et pouvoir, c’est-à-dire de désirer l’accessible. En ne voulant que ce que je peux, je l’obtiendrai toujours à condition d’exercer toujours mon pouvoir. Réduire mon pouvoir en extension (il couvrira un nombre limité de choses), c’est l’accroître en profondeur. Il ne s’agit pas de posséder toutes les choses, ce qui engendre l’illusion et la déception, mais de posséder les choses que je peux posséder. Il y a ainsi deux modalités du possible : ce que je peux sûrement atteindre (les choses qui ne dépendent que de moi, mes pensées) et ce que je ne peux pas atteindre sûrement, auquel je devrai renoncer. En réglant le désirable sur l’accessible, je change mon rapport au monde : je substitue à un pouvoir plus étendu et incertain, un pouvoir restreint mais certain. Au lieu de faire l’expérience de la déception, témoignage de mon impuissance à satisfaire mon désir et à changer le monde, je connais le contentement qui résulte du pouvoir sur soi-même.
- Il est donc vain selon Descartes de désirer avec passion les choses qui ne dépendent pas de nous (art. 145). On peut se défaire de ces désirs vains par une certaine réflexion sur l’ordre des choses (immuable fatalité des événements extérieurs, allées et venues de la fortune) qui doit nous détourner de tout regret à l’égard de ce qui, ayant été hors de notre pouvoir, n’est pas arrivé, mais aussi de tout désir caractérisé pour les choses dont nous croyons qu’elles peuvent arriver. Il ne s’agit pas d’éradiquer en nous la passion du désir mais plutôt de la bien diriger : “on ne doit jamais désirer avec passion” les choses qui ne dépendent aucunement de nous, “tant bonnes qu’elles puissent être”. Il va s’agir de se passionner pour le bon usage du libre arbitre, au lieu de se passionner pour les événements dont la maîtrise nous échappe.
- Descartes montre néanmoins que l’efficacité de ce bon règlement des désirs dépend largement des constituions individuelles et des circonstances mêmes dans lesquelles on sera placé. La question de savoir comment régler ses désirs selon la raison est alors dépassée en direction d’une question plus fondamentale, qui touche à la nature de la disposition subjective dans laquelle ce règlement peut prendre un maximum d’efficacité. Le remède général contre tous les dérèglements des passions réside ainsi dans la générosité (cf.cours sur les passions).
TRANSITION :
-
N.B. : dans un plan en trois parties (plan le plus
courant), la transition de la 2ème partie doit rappeler l’acquis de la 1ère
partie, tout en faisant le point sur la 2ème partie. Ce travail de synthèse est
d’une grande fécondité et permet de montrer clairement la progression dans le traitement
du sujet.
- Faut-il désirer l’impossible ? Si le désir illimité nous a d’abord semblé incarner le désir libre et authentique par excellence (1ère partie), il s’est révélé par la suite comme un désir creux, aliéné, malheureux : l’homme intempérant est esclave de lui-même et vit sous le régime de la passion et de la frustration permanente. Dès lors, si l’on peut désirer l’impossible (tel est souvent le cas), le désir intempérant, comme première manifestation du désir serf, n’est pas pour autant cela même que recherche le sage. Le verbe « falloir » de l’intitulé du sujet (« faut-il ? ») nous demande donc de nous prononcer sur la valeur de ce désir : non il ne faut pas désirer l’impossible, le désir vrai porte au contraire sur ce qui dépend de nous, sur ce qui est possible, de sorte que la sagesse consiste bel et bien à se détourner de l’inaccessible, c’est-à-dire de l’impossible. Mais une discipline trop stricte du désir ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la sphère pratique ? Le désir de l’accessible n’est-il pas contradictoire avec la nature du désir ?
-
S’il semble que le désir de l’impossible ne soit pas
vraiment désirable, il apparaît toutefois que le désir maîtrisé, discipliné,
fait pâle figure à côté du désir intempérant : le désir sage n’est-il pas
un désir tiède, timoré, conformiste, par opposition au désir illimité qui
pousse l’être au-delà de lui-même ? Le problème est donc le suivant :
la recherche de l’impossible n’est-elle pas finalement un moteur de
l’action ?
-
Idée ici qu’un réalisme trop étroit dans le domaine du
désir peut représenter un frein pour l’action et pour la morale. Le désir
intempérant : un désir conformiste et immoral ?
-
Si on se propose de laisser inchangé l’ordre du monde,
comme nous invite à le faire Descartes, on peut certes trouver là une garantie
de notre bonheur mais au risque de négliger celui d’autrui, qui peut avoir
besoin d’assistance. Il peut effectivement être nécessaire d’intervenir dans
l’ordre des choses, fût-ce éventuellement par l’action révolutionnaire, qu’il
s’agisse de l’ordre social, économique, politique. Certes, désirer l’impossible
est inutile (les remarques faites précédemment sont acquises définitivement)
mais c’est seulement dans l’action qu’on découvre l’étendue du possible.
-
En effet, la limite de l’impossible peut être plus ou
moins éloignée qu’on ne le supposait : exemple des découvertes
scientifiques (ce qui était impossible hier le devient aujourd’hui). Ne désirer
que le possible (entendu ici comme ce qui existe hic et nunc), c’est se condamner à la stagnation et au respect de
l’ordre établi. Comme on dit, « à coeur vaillant rien d’impossible ».
Le désir de l’impossible peut être alors légitimé en tant que moteur de
l’action, dans la mesure où cette action peut être bénéfique à autrui (par
exemple, faire reculer la misère, l’injustice, les maladies, etc.).
-
On en conclut que la vanité apparente du désir d’absolu
est contrebalancée par l’énergie qu’il apporte. L’important semble alors non
point de restreindre son désir à ce qui est (le possible n’est jamais défini
que par rapport à des possibilités présentes) mais de canaliser ce désir vers
un but constructif pour soi et pour les autres. S’attacher à désirer ce qui
nous semble le meilleur puis faire ce qui nous est possible. S’il nous semble
qu’il faut le désirer, si nous ressentons une obligation (cf. Le verbe falloir
de l’intitulé du sujet), c’est que nous avons affaire à du réalisable. Kant a
mis en lumière la portée de l’ancien adage « à l’impossible, nul n’est
tenu ». Il signifie que la possibilité est incluse dans l’obligation.
« Tu dois donc tu peux ».
- Faut-il alors désirer l’impossible ? Le désir de l’impossible se réduit-il à une figure de l’aliénation et de la souffrance ? Oui, si l’impossible désigne l’objet de nos désirs capricieux, incapables de se mesurer à l’ordre du monde. Oui, si le désir est manque ou nostalgie d’une plénitude éternelle. Mais ne s’agit-il pas là, comme le montre Spinoza dans la troisième partie de L’Ethique, non du désir dans son ensemble, mais du désir aveugle, ignorant des causes qui le déterminent ?
- L'exemple de l'utopie en politique permet d'insister sur le rôle tout à fait essentiel que joue l’idée d’impossible. L’impossible : ce qui ne peut se réaliser ou n’est pas encore réalisé mais qui, à ce titre, révèle les potentialités du réel et dessine le champ des possibles pour l’action humaine. Cette notion permet d'explorer les champs du concevable. Elle constitue un principe critique du mouvement de la connaissance et de l'action. L’impossible : ce qui permet de distinguer le fait et la valeur, ce qui est et ce qui doit être, le possible et le légitime.
- Exemple de l'utopie, incarnation même de cette figure de l’impossible (= l’irréalisable, l’impossible, ce monde qui n’existe nulle part et qui n’existera sans doute jamais : « nous aurons tout dans dix mille ans », proclame Léo Ferré) permet d'explorer de nouveaux champs sociaux, politiques et culturels, pour s’efforcer de les maîtriser humainement. Selon Kant, les utopies constituent un idéal régulateur, une hypothèse féconde de la raison permettant de donner à l’homme l’espérance d’avoir une efficacité dans le monde, une condition , en somme, du progrès moral et politique. Cette dimension régulatrice se reconnaît surtout dans les utopies théoriques, dont les auteurs n’attendent aucune réalisation effective.
-
En raison de la souffrance que peut impliquer le désir de
l’impossible, il peut sembler difficile de faire l’économie d’une discipline du
désir. Avoir pour but le bonheur peut amener à réfréner le désir d’impossible,
surtout si celui-ci est l’oeuvre d’un désir aliéné, ignorant de lui-même, où le
sujet est ballotté par les circonstances. Mais on peut aussi envisager d’agir
en tirant parti de ce désir de l’impossible comme d’une source de dynamisme
pouvant faire reculer les frontières du possible. Le désir joyeux, libéré de la servitude
des passions, peut porter sur l’impossible sans se perdre, si l’impossible est
précisément le fruit non point de causalités extérieures qui s’imposent au
sujet mais d’un acte créateur du sujet qui étend son pouvoir sur les choses et
se définit comme étant à l’origine de sa propre existence. A cette condition
sans doute l’impossible peut devenir désirable. Outre le fait qu’il importe de
s’efforcer de donner au désir un objet digne de lui, qu’il semble accessible ou
non, il s’agit peut-être non pas tant de désirer l’impossible comme un lointain
inatteignable que de vouloir que l’inaccessible se réalise.
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