TEXTE D’EPICTETE SUR LES CHOSES QUI DEPENDENT DE NOUS

 

Retour

TEXTE

 

INTRODUCTION

 

PARTIE EXPLICATIVE

I)

1)

2)

3)

 

II)

1)

2)

 

III)

1)

2)

 

PARTIE REFLEXIVE

L'intérêt du texte : une théorie féconde de la liberté intérieure et de la maîtrise de soi

Les limites du texte, ses difficultés

 

CONCLUSION GENERALE

 

   Vous dégagerez l'intérêt philosophique du texte suivant en procédant à son étude ordonnée

 

TEXTE

Haut de la page

 

                        " Il y a des choses qui dépendent de nous et d 'autres qui ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, c'est la croyance, la tendance, le désir, le refus, bref tout ce sur quoi nous pouvons avoir une action. Ce qui ne dépend pas de nous, c'est la santé, la richesse, l'opinion des autres, les honneurs, bref tout ce qui ne vient pas de notre action.

 

                            Ce qui ne dépend pas de nous est, par sa nature même, soumis à notre libre volonté; nul ne peut nous empêcher de le faire ni nous entraver dans notre action. Ce qui ne dépend pas de nous est sans force propre, esclave d'autrui; une volonté étrangère peut nous en priver.

 

                            Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d'autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d'un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l'âme inquiète, tu t'en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d'autrui ce qui réellement dépend d'autrui, tu ne te sentiras jamais entravé dans ton action, tu ne t'en prendras à personne, tu n'accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire; nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t'atteindre. "

 

                            Epictète, Manuel

 

 

 

 

 

 

 

 

Thème et contexte problématique

 

 

Thèse

 

 

 

 

Intérêt philosophique

 

 

 

 

 

Plan bref du texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(5) Introduction de la 1ère partie du texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(6) 1ère sous-partie : la distinction entre les choses qui dépendent et qui ne dépendent pas de nous

 

(7) 2ème sous-partie : les choses qui dépendent de nous

 

(8) Analyse des termes importants

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(9) 3ème sous-partie : les choses qui ne dépendent pas de nous

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(10) Conclusion de la 1ère partie : bilan + annonce de la partie suivante sous la forme d'une question

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(11) Introduction de la 2ème partie (2ème paragraphe) : idée générale + idées secondaires.

 

 

 

 

(12) 1ère sous-partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(13) 2ème sous-partie

 

 

 

(14) Analyse des termes ou expressions importants

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(15) Conclusion de la 2ème partie: bilan + annonce de la dernière partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(16) Introduction de la 3ème et dernière partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(17) 1ère sous-partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(18) Explication : l'ignorance à l'origine du malheur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(19) Les conséquences de cette ignorance : l'intempérance

 

 

(20) Autres conséquences : la superstition et la misanthropie

 

 

 

 

 

 

 

(21) La superstition

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(22) La misanthropie

 

 

 

 

 

 

 

(23) 2ème sous-partie du 3ème paragraphe : les vertus thérapeutiques de la connaissance

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(24) Le rôle de la réflexion

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(25) La connaissance libère  de l'attitude passionnelle

 

 

 

 

 

 

 

 

(26) Etre indifférent aux outrages

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(27) L'amitié

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(28) Conclusion de la partie explicative : bilan + annonce de la partie réflexive.

 

 

 

 

 

(29) Introduction de la partie réflexive : l'intérêt du texte, les questions qu'il pose

 

 

 

 

 

 

(30) L'intérêt du texte : une théorie féconde de la liberté intérieure et de la maîtrise de soi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(31) Les limites du texte, ses difficultés

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(32) Retour à la fécondité du texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(33) Conclusion générale

INTRODUCTION

Haut de la page

 

     Comment bien conduire sa vie, rester maître de soi, sur le trône comme dans les chaînes ? Epictète, dans ce texte extrait du Manuel, soulève la question fondamentale de la liberté, fondement du bonheur et de la vertu : quelle distinction devons-nous opérer pour vivre libre et accéder à la sagesse? (1) Epictète répond que si l'ordre des événements est indépendant de nous, celui du jugement est libre, de sorte que chacun reste maître de ses représentations. Le secret du bonheur réside en peu de chose : savoir bien user de sa volonté, limiter ses désirs à ce que l'on est certain de posséder et conserver. (2) Il n'est qu'une chose qui ne dépend que de nous, sur laquelle nous avons un pouvoir absolu : notre volonté. C'est par la maîtrise de soi et de ses jugements que peut être mis fin à notre servitude. L'intérêt principal de ce texte réside dans l'affirmation d'une liberté intérieure, entendue comme pouvoir absolu de juger et comme condition nécessaire du bonheur et de la vie réussie. Or, que vaut cette liberté intérieure ? La sagesse stoïcienne peut-elle efficacement nous mener sur le chemin du bonheur ? (3)

 

     Le texte s'articule autour de trois idées principales : Epictète nous invite d'abord à distinguer deux ordres de réalité : les événements et notre jugement (" Il y a des choses…action "). Il souligne ensuite que ce qui est à notre portée est libre et sans empêchement (" Ce qui ne dépend pas…priver "). Epictète conclut que seul l'ordre du jugement permet d'accéder à la sagesse (" Souviens-toi…t'atteindre "). (4)

 

*

 

PARTIE EXPLICATIVE

Haut de la page

 

     Le premier paragraphe établit une séparation radicale entre ce qui est à notre portée et ce qui est hors de notre pouvoir. La première partie du texte se déploie en trois étapes : Epictète insiste sur la nécessaire partition, pour conquérir " un îlot inexpugnable d'autonomie au centre du fleuve immense des événements " (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 99-100), entre les actes de notre âme et les circonstances extérieures ("Il y a des choses…nous"). La seule chose qui dépende véritablement de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements (" Ce qui dépend de nous…action "). Ce qui ne dépend pas de nous et est, par conséquent, indifférent, correspond au destin, au cours de la nature, aux actions des autres hommes (" Ce qui ne dépend pas…action "). (5)

 

Haut de la page

 

     Le texte, qui ouvre le Manuel d'Epictète, débute par une distinction capitale entre deux domaines, séparation qui forme un principe fondamental de la pensée d'Epictète et qui va lui permettre de montrer que dès que nous sommes maîtres des " choses qui dépendent de nous", nous sommes en mesure de gouverner correctement notre vie. La recherche du bonheur est ici fondée sur une délimitation précise de notre sphère de liberté et il semble que, sans cette distinction liminaire, l'homme soit condamné à la souffrance et à l'esclavage. La notion de dépendance, présente dès le début du texte, indique très clairement que la question du bonheur est intimement liée à celle de la liberté. C'est que la sagesse d'Epictète consiste d'abord en une prise de conscience aiguë de la situation tragique de l'homme : tout notre malheur ne vient jamais que de l'ignorance où nous sommes de ce qui justement dépend de nous; nous souffrons parce que nous cherchons obstinément des biens que nous ne pouvons pas obtenir et fuyons des maux inévitables. (6)

 

Haut de la page

 

     Qu'est-ce qui, dès lors, dépend de nous ? (7) Quelles sont les choses qui sont en notre pouvoir, que rien ne peut nous arracher, sur lesquelles il nous est loisible d'avoir une " action ", c'est-à-dire un acte volontaire et libre ? Essentiellement " la croyance, la tendance, le désir, le refus ". Toutes ces choses ont en commun de relever de notre jugement, de notre opinion; elles sont des actes de notre âme, parce que nous pouvons les choisir librement. En effet, la "croyance" (8) désigne le jugement que nous portons sur les choses par un acte de la pensée découvrant leurs relations; il s'agit véritablement d'un jugement sur la valeur accordée à l'objet d'une action. "Le désir " est un mouvement à l'égard d'un bien futur; il s'intègre dans la notion plus générale de " tendance " qui signifie l'inclination à la vie raisonnable. Quant au " refus", Epictète entend par là l'aversion, la répulsion se produisant à l'endroit de certains objets ou de certains êtres. Toutes ces choses dépendent de nous en ce sens qu'elles relèvent de notre raison, de notre pouvoir de juger. Epictète suggère donc ici que le pouvoir de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul, de sorte que la liberté consisterait en  pouvoir absolu de juger.

 

Haut de la page

 

     Quelles sont alors ces choses qui nous échappent et s'avèrent hors de notre portée, indifférent ? (9) " La santé, la richesse, l'opinion des autres, les honneurs ". Toutes ces choses ont en commun de ne pas provenir de notre oeuvre, de ne pas relever de notre jugement, c'est-à-dire de notre liberté. Ce qui ne dépend pas de nous, c'est ce qui ressortit au cours général de la Nature. " La santé ", qui relève en partie du corps et de sa sensibilité, qui échappe à notre volonté et qui dépend de facteurs multiples que nous ne choisissons pas; "la richesse", " les honneurs ", nous pouvons certes essayer de les acquérir, mais le succès définitif ne dépend pas tout à fait de notre volonté; "l'opinion des autres ", enfin, dont nous sommes la plupart du temps victimes (exemples de l'outrage, de la réputation), et qui témoigne de notre aliénation au regard ou au jugement d'autrui. Toutes ces réalités étrangères sont en nous comme des tyrans qu'il convient de détruire si nous voulons gagner notre liberté.

 

Haut de la page

 

     Epictète, en distinguant les choses qui dépendent de nous et celles qui sont hors de notre portée, délimite donc un centre d'autonomie dont l'âme est le principe directeur. (10) D'une part, tous les événements naturels extérieurs, qui tombent sous la loi de la causalité universelle; d'autre part, la raison et sa puissance intérieure d'assentiment qui libère l'âme de l'individu et le rend maître de lui-même. La liberté, le vrai moi, mais aussi le bien moral, résident dans la volonté. Tout part du sujet et de la volonté libre, tout est affaire de jugement. Ce premier paragraphe souligne ainsi que ce ne sont pas les choses en tant que telles qui nous troublent, mais nos représentations des choses, l'idée que nous nous en faisons, le discours intérieur que nous énonçons à leur sujet. Dès lors, comment définir la liberté et le bonheur, sachant que tout notre pouvoir se fonde sur nos jugements et nos opinions ?

Haut de la page

*

 

     Le deuxième paragraphe élabore une théorie de la liberté intérieure : ce qui dépend de nous est libre et sans empêchement. Deux idées importantes sont ici développées : les choses qui relèvent de notre volonté sont véritablement en notre pouvoir et ne sauraient être subordonnées à la volonté des autres (" Ce qui dépend…action "); au contraire, tout ce qui appartient à l'ordre des réalités extérieures est indifférent et peut tomber sous le pouvoir d'autrui (" Ce qui ne dépend pas…priver "). Il s'agit de bien mettre en évidence ce qui est véritablement de notre ressort, de circonscrire précisément le périmètre de notre action et de notre liberté intérieure, de façon que chacun puisse oeuvrer en vue du bien. (11)

 

Haut de la page

 

     Le paragraphe précédent a recensé les choses qui dépendent de nous, c'est-à-dire les réalités sur lesquelles nous pouvons exercer une action. Epictète précise que ces choses sont par nature libres, au-dessus de tout empêchement ou obstacle : "croyance, tendance, désir, refus" ne peuvent nous aliéner, échappant à l'emprise d'autrui. Que peut bien faire, en effet, une volonté étrangère contre mes jugements et représentations ? Moi seul décide de ce que je veux. Autrui peut certes me contraindre à réaliser telle ou telle chose, il peut même user de la force à mon endroit, mais, en aucun cas, il ne me fera vouloir cette contrainte. Je découvre ainsi que je possède une volonté absolument libre, que je dispose en quelque sorte d’un domaine de pouvoir et de liberté, qui est tout intérieur à moi-même et qui est fermé à l'emprise des autres. La liberté désigne ici ce pouvoir absolu de la volonté qui choisit, adhère, donne ou non son assentiment. Citadelle intérieure inexpugnable qui dévoile les pouvoirs prodigieux du sujet face à l'ordre imposant du monde.

 

Haut de la page

 

     Ainsi " la libre volonté " dont nous parle Epictète dans le deuxième paragraphe consiste-t-elle en un acte d'évaluation, en un pouvoir de juger : relier tous nos actes, nos désirs et les actions qu'ils entraînent à l'opinion que nous formons à propos des buts que nous poursuivons. Notre liberté réside bel et bien dans nos opinions que nous valorisons par notre assentiment. Moralité: l'âme est véritablement libre de juger des choses comme elle veut.

 

     Dès lors, " Ce qui ne dépend pas de nous est sans force propre, esclave d'autrui; une volonté étrangère peut nous en priver ". (13) La deuxième phrase du second paragraphe est construite très exactement sur le modèle de la première: Epictète y définit les caractéristiques de ces choses qui sont, par nature, indifférentes, c'est-à-dire qui ne relèvent nullement de notre volonté. Ces choses qui nous sont extérieures sont d'abord " sans force propre " (14) : elles ne possèdent en elles-mêmes aucune valeur, elles se révèlent en quelque sorte dans leur nudité, si nous prenons conscience que c'est nous, par nos jugements, qui leur attribuons telle ou telle valeur. C'est dire que les choses en elles-mêmes ne peuvent nullement nous offusquer et pénétrer dans notre "citadelle intérieure ", ce réduit inviolable de liberté : elles ne touchent pas notre moi, elles restent aux portes, à l'extérieur de notre liberté; en elles-mêmes, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises car ce qui nous trouble, ce sont les jugements que nous portons sur elles. Epictète donnera plus loin l'exemple de la mort qui n'est terrible que parce que nous la jugeons effrayante (Cf. Manuel, V).

 

     Epictète entend donc dépouiller les objets ou les événements des fausses valeurs que les hommes ont l'habitude de leur attribuer et qui nourrissent craintes et superstitions. Il précise également que ces choses qui sont " sans force propre ", qui ne dépendent pas de nous à proprement parler, sont, en même temps, " esclaves d'autrui ". " Autrui " incarne ici le domaine de l'extériorité, de l'altérité; il représente une autre conscience, une autre volonté que je ne puis également tout à fait soumettre et qui, si je n'y prends garde, peut m'aliéner. Son pouvoir porte sur ces choses qui me sont naturellement indifférentes, qui sont hors d'atteinte et c'est à ce titre qu'il peut nous les confisquer ou en user à sa guise. Les honneurs, la richesse, qui ne ressortissent pas à notre action, comme Epictète l'a montré dans le premier paragraphe, sont précisément à la merci du jugement, du regard, de l'attitude des autres à mon égard; et je n'ai jamais tout à fait prise sur tout cela. On le voit dans le phénomène de la réputation : j'ai beau me démener pour prouver que je ne corresponds pas à l'image que l'on me prête, il n'en demeure pas moins qu'il reste toujours quelque chose et que la réputation finit par me figer dans un personnage ou une essence. Ma liberté, mon action ne sauraient s'exercer dans ce domaine et tout le malheur des hommes vient justement de ce qu'ils l'ignorent et attachent une importance considérable au jugement, à l'opinion des autres.

    

     Le deuxième paragraphe précise donc la distinction liminaire entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas. En opposant de cette façon cause extérieure et cause intérieure, Epictète fonde une discipline du désir consistant à ne vouloir que ce qui relève de notre volonté. Cette discipline suppose une délimitation précise de notre pouvoir, c'est-à-dire une prise de conscience et une connaissance de nos capacités réelles. Cette liberté intérieure désigne une liberté de choix que l'on ne peut forcer. Se circonscrire revient ainsi à se maîtriser, c'est-à-dire à reconnaître que tout ce qui ne dépend pas de son choix est indifférent. Il reste à dégager les conséquences, sur le plan éthique, de la découverte de ce pouvoir que nous avons de donner librement aux choses une valeur. Cette transformation radicale de notre conscience de nous-mêmes, de notre rapport avec notre corps et les biens extérieurs, n'est elle pas, en effet, la condition sine qua non de la vie heureuse et réussie ? (15)

Haut de la page

*

     Le dernier paragraphe, le plus long et le plus riche d'enseignements, tire les conséquences morales des démonstrations précédentes. Que faire de cette distinction entre les événements et notre jugement ? Et surtout, quel est le chemin du bonheur et de la sagesse ? Le texte se termine sur deux arguments majeurs : malheur et insatisfaction découlent de ce que nous estimons libre ce qui, par nature, est esclave, et propre ce qui nous est étranger ( " Souviens-toi…hommes " ). En revanche, liberté, sérénité et contentement naissent de ce que nous reconnaissons nôtre ce qui nous appartient véritablement, et indifférent ce qui nous est totalement extérieur ( " Mais si tu penses…t'atteindre " ). (16)

 

Haut de la page

 

     Le début de la première phrase suggère que le propos d'Epictète n'est pas celui d'un théoricien coupé de la réalité, ni d'un donneur de leçons : "Souviens-toi donc de ceci ", dit l'auteur. Il s'agit, en réalité, ici comme dans le reste du Manuel, d'un enseignement condensé qui relate les principales situations de la vie quotidienne, enseignement concret destiné à guider le débutant ou l'homme de raison qui a le souci de réussir sa vie, d'oeuvrer en vue du Bien et du bonheur.  Quels sont donc les enseignements qu'il convient de suivre, si l'on veut éviter souffrance et aliénation ? (17)

 

     Le premier ( " Souviens-toi…hommes " ) insiste sur la cause essentielle de nos tourments et de notre esclavage : la source passionnelle est à chercher du côté d'une inversion ou d'une confusion de ces deux types de réalités qu'Epictète nous a invité à dissocier dans le premier paragraphe. Nous sommes entravés, envahis par le trouble, nous adressons sans cesse des reproches aux dieux comme aux hommes, dès lors que nous croyons en notre pouvoir des choses qui, en réalité, ne dépendent point de notre volonté. Inversement, nous en venons à considérer les choses qui dépendent naturellement de nous – la croyance, le refus, le désir, etc. – comme nous étant étrangères. L'erreur et la conscience malheureuse se nourrissent de cette illusion qui fait que nous n'appréhendons pas la réalité telle qu'elle est. Au contraire, nous la travestissons, nous la déformons, au point que nous devenons les victimes de notre propre ignorance. (18)

 

     Qu'en résulte-t-il et qui pourrait caractériser le comportement passionnel par excellence ? D'abord, ne pas connaître l'étendue exacte de son pouvoir, c'est, à coup sûr, aller d'illusions en déceptions, c'est lutter contre des moulins à vent et risquer nécessairement l'échec. Découragement, pessimisme ou volonté capricieuse découlent souvent de cette incapacité à circonscrire l'espace de son action. Moins l'on connaît ses limites et plus on s'en crée car l'action n'opère pas au bon endroit et, sans doute, au bon moment. Conséquence : " tu gémiras, tu auras l'âme inquiète ". Avoir tout ce que je désire et faire tout ce que je veux ne sont pas en mon pouvoir. Obtenir tout cela ne dépend pas de moi, mais de circonstances extérieures, de la coopération d’autrui, de la chance, bref de l’ensemble de l’univers. En poursuivant l’amour, la gloire, la richesse, le pouvoir, je désire des choses que ma volonté et mon pouvoir ne suffisent pas à m’octroyer. Je me crée mon propre malheur, qui est celui du désir insatiable, sans cesse renaissant. Comme l'a déjà montré Platon dans Gorgias, il s'agit là de l'attitude de l'homme intempérant, esclave de ses désirs, qui ne saurait goûter la paix de l'âme. (19)

    

     Autre conséquence, plus surprenante : " tu t'en prendras aux dieux et aux hommes ". Epictète dévoile ici une double attitude qui naît de l'ignorance: la superstition et la misanthropie, qui vont de pair et qui sont toutes deux des dispositions passionnelles. (20)

 

     La première désigne une relation instrumentale à la divinité, un culte dégénéré qui est pétri de crainte et d'irrationnel. En effet, si j'ignore l'ordre nécessaire des choses, j'en viens à désirer l'impossible et, comme j'obtiens rarement satisfaction, je finis par incriminer le destin, les dieux. Autrement dit, je mets sur le compte de la divinité ma propre impuissance et incompréhension. Sans doute une telle attitude peut-elle conduire tout droit à l'athéisme : je rends responsable la providence des grands malheurs qui me frappent (la mort, par exemple), j'y vois la preuve de son inexistence ou de son imperfection. (21)

 

Haut de la page

 

     La misanthropie procède de la même façon, sauf que son objet n'est plus les dieux mais les hommes. Là aussi, plutôt que de me révolter contre moi-même, je préfère, par lâcheté, mauvaise foi ou inconséquence, accuser les autres. Le ressort de la haine est à chercher dans une attitude passionnelle où le sujet, ignorant de lui-même et du monde, souffrant de ce défaut de savoir, attribue aux autres ce qui, en réalité, ne vient que de lui-même. Epictète le dit plus loin dans le Manuel : " Lorsque donc nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c'est-à-dire à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait d'un ignorant… " (V). L'ignorant reproche aux autres son propre malheur, ce qui est une singulière façon de fuir sa propre responsabilité à l'égard de sa propre existence. En réalité, le trouble vient des opinions et d'elles seules. (22)

 

     Le ressort passionnel de la superstition et de la misanthropie dégagé, Epictète, dans un deuxième temps ( " Mais si tu penses…t'atteindre " ), envisage les conditions de la liberté et du bonheur. En effet, la bonne attitude consiste, lorsque nous sommes contrariés ou affligés, à ne pas en imputer la faute aux autres mais à nous-mêmes, c'est-à-dire à nos propres jugements. Tandis que l'ignorant incrimine toujours les autres – le monde extérieur, le destin, la providence, la société, etc. -, celui qui commence à s'instruire s'accuse lui-même. En ne désirant que ce qui dépend de nous, en manifestant de l'indifférence à l'égard de ce qui nous est étranger, nul ne nous contraindra; nous n'accuserons dès lors personne, jamais nous n'agirons contre notre gré, nous n'aurons finalement aucun ennemi et rien de nuisible ne saurait nous affecter. Essayons ici de comprendre un peu mieux la logique de l'argumentation d'Epictète et ce qu'elle nous enseigne concernant la liberté et le bonheur. (23)

 

     Epictète préconise, pour atteindre la paix de l'âme, un véritable travail sur nos représentations (" si tu penses que"). C'est grâce à ce travail de soi sur soi que l'homme, d'abord esclave et malheureux, peut se libérer et établir avec autrui et le monde une authentique concorde. La liberté vraie consiste en un véritable pouvoir réflexif du sujet sur lui-même : il s'agit d'abord de prendre conscience que c'est le sujet lui-même qui est à la source des significations du monde; en modifiant notre regard sur les choses, nous réalisons par là-même la puissance que nous possédons de transformer ce regard; nous découvrons, par conséquent, la faculté intérieure que nous avons de voir les choses telles que nous voulons les voir; et cette transformation de la conscience du monde entraîne une transformation de la conscience du moi. La réflexion est donc une modification radicale de notre perception du monde et de nous-mêmes, par une inversion de nos perspectives intellectuelles et affectives. (24)

 

     En prenant conscience des choses qui dépendent de nous, je peux cesser de désirer celles qui m'échappent naturellement et, du coup, restreindre mes désirs, les limiter à mon espace propre. Par là,  je réduis l'impétuosité de ces désirs, la souffrance qu'ils occasionnent en moi, la part d'espérance et de crainte qu'ils nourrissent, ainsi que les risques de désillusions ou de déceptions. Je deviens littéralement maître de moi-même, c'est-à-dire de mes représentations, et je jouis de cette maîtrise; cette nouvelle ouverture à soi-même et au monde libère la conscience de ses tourments et la rend disponible pour l'instauration de rapports neufs avec les réalités extérieures. Superstition, misanthropie n'ont plus de raison d'être (" tu ne 'en prendras à personne, tu n'accuseras personne ") : le sage est celui qui s'accuse toujours lui-même parce qu'il sait que ce qui est sien, c'est l'usage des représentations; il ne reproche donc plus rien à qui que ce soit. Parce qu'il connaît véritablement l'étendue de son pouvoir, il s'estime à sa juste valeur et est en paix avec lui-même. (25)

 

     L'indifférence au malheur fait que le sage est libre et imperméable aux outrages, tout en étant en paix avec les autres hommes. La paix intérieure est la condition sine qua non de l'amitié puisqu'à l'origine de la haine, nous l'avons vu, il y a la souffrance et l'ignorance. " Nul ne pourra te léser " : si je suis vexé de l’insulte qu’un individu m’adresse, c’est que j’accorde une certaine valeur à son estime. Mais si je pense que ce n’est qu’un imbécile, ses propos ne m’atteignent plus. Cette maîtrise de ma volonté, de mes pensées, de mes désirs est une règle de vie fondamentale. Ne pas se laisser prendre par une représentation immédiate et passionnée, voilà le remède, lequel définit la maîtrise de soi. (26)

 

     La discipline du désir et du jugement, la connaissance de l'ordre des choses nous délivrent paradoxalement de nous-mêmes pour nous ouvrir au monde et aux êtres. En comprenant, nous nous maîtrisons et nous nous libérons de surcroît. Epictète précise à la fin du texte que " nul ne sera ton ennemi ". Car l'amitié avec les autres hommes est bien un idéal, une vertu, qui résulte d'un choix de vie. Etre bien avec les autres suppose que l'on soit bien avec soi-même. Faire du bien à autrui, c'est se faire du bien à soi-même. La liberté intérieure, chichement conquise, n'est nullement une forme perverse d'égoïsme, une posture de repli sur soi. Bien au contraire : Epictète suggère que la liberté et le bonheur sont des formes de réconciliation avec soi-même et le monde qui doivent permettre au sage de pacifier ses relations avec les autres hommes, afin sans doute d'oeuvrer pour le bien de la communauté. (27)

 

    

     Au total, quel est le secret du bonheur selon Epictète et quelle est la tâche du sage ? De bien tracer la démarcation entre ce qui m'appartient réellement, et sur quoi je peux agir immédiatement (essentiellement ma faculté de penser les choses et de les vouloir), et, de l'autre, ce qui ne m'appartient pas mais dépend toujours de circonstances extérieures situées au-delà de ma sphère d'activité. Hors de nous, rien ne peut être bon ni mauvais, ni utile, ni nuisible; c'est de croire le contraire qui est la source de nos maux. Le sage dessine ainsi le périmètre de sa liberté et de son action; il s'attache à transformer son rapport aux choses plutôt que les choses elles-mêmes qui nous échappent toujours à certains égards. Ce texte d'Epictète définit, en somme, le secret d'une sagesse qui consiste en un véritable travail sur soi : prendre conscience que le bonheur dépend uniquement de la pente que je donnerai à ma volonté et à mes idées, à mes représentations des choses, qui sont essentiellement au pouvoir de ma volonté (28) .

*

PARTIE REFLEXIVE

Haut de la page

 

     Ce texte d'Epictète s'inscrit dans une longue tradition philosophique qui assigne à la réflexion philosophique la tâche de défricher le sentier du bonheur. D'inspiration stoïcienne, ce texte est d'abord fécond en ce qu'il fait de la maîtrise de soi, c'est-à-dire de l'exaltation de la force morale personnelle,  la condition nécessaire du bonheur. Mais cette liberté intérieure qu'Epictète exalte, sans laquelle l'homme serait condamné au malheur, n'est – elle pas repliée sur elle-même, indifférente à tout l'extérieur ? N'est - elle pas purement formelle, abstraite, impassible, sans vie ? La sagesse que prône Epictète est-elle vraiment efficace ? (29)

 

     Le texte d'Epictète présente le premier intérêt d'insister, bien avant Spinoza, sur le pouvoir créateur du sujet. En effet, nos opinions sont libres parce que notre faculté d'assentiment est un pouvoir de décision qui se double d'un pouvoir d'invention. L'âme devient d'une certaine manière cause de soi par l'autonomie de l'acte d'assentiment qui fonde le jugement vrai, par l'autonomie également du contenu propre de ses jugements. Une telle perspective se fonde sur un dualisme moral : d'une part, tous les événements naturels extérieurs évoqués par Epictète dans le premier paragraphe; d'autre part, la raison et sa puissance intérieure d'assentiment qui libère l'âme de l'individu et le rend maître de lui-même. (30)

 

Haut de la page

 

      Ce dualisme est tout entier orienté vers l'accès au bonheur et consacré à l'acquisition de sa condition, la liberté. Le bonheur, tel qu'Epictète l'envisage dans ce texte, réside dans cette maîtrise de soi qui met fin à notre servitude et à notre esclavage. La guérison de l'âme, qui est la tâche permanente et ultime de la philosophie, consiste en une capacité de se réjouir en soi-même, d'être content de soi, d'avoir confiance en soi. En n'importe quelle affaire, du fait de cette maîtrise de soi, la sage sait garder contentement et allégresse, car il sait faire, par la liberté de son jugement, que nul empêchement ne survienne jamais.

 

     Cette liberté intérieure ne désigne pas une pure contingence, un aveuglement à l'endroit de la causalité extérieure, mais la capacité, pour le sujet souverain, affranchi des bornes étriquées du moi passionnel, de sculpter sa propre vie dans le sens de la vertu, de l'idéal moral et du bonheur. La liberté intérieure est synonyme d'indifférence à l'égard des causes extérieures et du destin, d'indépendance, d'invulnérabilité, de cohérence avec soi-même. L'indifférence en question n'est pas une sorte de froideur, d'apathie psychologique à l'endroit du monde extérieur. Elle participe plutôt d'une discipline du désir et de la nécessité interne : faire en sorte que nous ne désirions que le bien qui dépend de nous et que nous ne désirions jamais des choses dont nous pourrions être frustrés.

 

     En somme, l’homme peut goûter le bonheur quels que soient sa condition et son environnement, par la seule maîtrise de sa volonté. Pour féconde qu'elle soit, cette conception stoïcienne du bonheur et de la liberté pose cependant de nombreuses difficultés. (31)

 

Haut de la page

 

     La première est abordée par Hegel dans La phénoménologie de l'esprit (IV, B, "Liberté de la conscience de soi : Stoïcisme, Scepticisme et la Conscience malheureuse" ) : la liberté stoïcienne incarne une liberté abstraite, vide de contenu. Si la liberté intérieure désigne essentiellement la liberté de la pensée, du jugement, de la représentation, elle est détachement du monde extérieur, humain ou naturel. Liberté purement spirituelle, désincarnée, c'est-à-dire sans vie. Loin de définir la liberté authentique rendant possible l'accès au bonheur, l'exaltation stoïcienne de la volonté incarne un résultat culturel dialectiquement produit par les contradictions de l'esclavage. Dans le contexte qui est celui de l'esclavage, la volonté de l'individu est conduite à prendre conscience de son efficacité et à renverser son propre esclavage en liberté intérieure, s'assurant ainsi la véritable maîtrise. La notion de liberté intérieure figurerait en quelque sorte une idéologie inventée pour justifier l'inaction stoïcienne.

 

     D'autre part, il semble que la distinction, au coeur de l'idée de liberté intérieure, entre " ce qui dépend de nous " et " ce qui ne dépend pas de nous ", instaure une dichotomie entre l'homme rationnel, source de l'assentiment et du jugement, et l'homme passionnel, extérieur à la nature du précédent. Le dualisme s'installe ici en l'homme. En effet, hors notre pouvoir de juger, tous les éléments de notre être nous sont étrangers. Notre corps, nos passions sont extérieurs à notre être véritable mais on ne comprend pas pourquoi. Qui plus est, la liberté intérieure, telle qu'Epictète la définit à titre de condition  nécessaire du bonheur, rend incompréhensible la relation entre la volonté et la nécessité extérieure ou le Destin : comment comprendre que l'homme, soumis au destin, ait le pouvoir de décréter que certains éléments de la nature lui sont étrangers ?

 

      On peut aussi mettre en doute l'efficacité de cette sagesse. Epictète affirme que je peux maîtriser mes désirs par ma seule volonté. Or, ce n’est pas ce que j’expérimente. J’éprouve au contraire en moi un conflit entre mes désirs et ma volonté. Par exemple, ma volonté d’accomplir un travail auquel je me suis engagé par une promesse peut être combattue par mon désir de m’amuser ou de paresser. C’est parfois le désir qui l’emporte et non toujours la volonté raisonnable. Epictète ne nous dit pas comment faire pour renforcer notre volonté. Mes désirs s’imposent à moi, comme s’ils étaient déterminés par quelque chose d’extérieur, et je n’en suis pas le maître. Comment un tel déchirement en moi-même est-il possible ? La sagesse stoïcienne ne rend donc pas compte de la dualité qu’il y a en chacun de nous entre le désir et la volonté.

 

     Toutefois, comme le souligne Pierre Hadot dans La citadelle intérieure, la philosophie d'Epictète ne se réduit pas à une théorie de la connaissance ou de la représentation, par opposition à une théorie de l'action. (32) Certes, cette liberté intérieure est avant tout une discipline du désir dont la finalité est d'apporter à l'homme la sérénité intérieure par l'amour du Destin. Mais cette doctrine est aussi une discipline de l'action. Et c'est bien ce que suggère le dernier paragraphe du texte. Agir selon la Raison, en ne désirant que les choses qui sont en notre pouvoir, c'est préférer l'intérêt commun, c'est agir conformément à la nature. Faire du bien à autrui, c'est se faire du bien à soi-même. La liberté intérieure n'est pas fondée uniquement sur une philosophie de l'amour de soi. Il s'agit plutôt d'aimer le Tout, amour qui seul rend possible la cohérence avec soi-même, c'est-à-dire la liberté et le bonheur.

 

 

*

 

Conclusion générale

Haut de la page

 

      Comment vivre libre et se hausser au niveau d'une existence signifiante et comblée ? Par la délimitation de notre sphère propre de liberté. La force intérieure – morale et spirituelle – de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul. La seule chose qui dépende véritablement de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements. Ce texte d'Epictète est rivé à une belle finalité, au coeur de l'exigence éthique : établir sa propre maîtrise sur sa vie, réaliser en soi l'humanité de l'homme. C'est la question même de la sagesse que soulève Epictète et qui reste actuelle, en ce qu'elle traduit l'aspiration profonde de l'homme au bonheur, à la maîtrise du mal et des passions. Ce texte décrit un cheminement éternel, à réitérer en permanence : l'effort pour donner un sens à son existence, pour construire la liberté, pour instaurer une modalité neuve de la vie. (33)

 

 

©Tous droits réservés