Thème et contexte problématique
Thèse
Intérêt philosophique
Plan bref du texte
(5) Introduction de la 1ère partie du texte
(6) 1ère sous-partie : la distinction entre les choses qui
dépendent et qui ne dépendent pas de nous
(7) 2ème sous-partie : les choses
qui dépendent de nous
(8) Analyse des termes importants
(9) 3ème sous-partie : les choses qui ne dépendent pas de
nous
(10) Conclusion de la 1ère partie : bilan + annonce de la
partie suivante sous la forme d'une question
(11) Introduction de la 2ème partie (2ème paragraphe) :
idée générale + idées secondaires.
(12) 1ère sous-partie
(13) 2ème sous-partie
(14) Analyse des termes ou expressions importants
(15) Conclusion de la 2ème partie: bilan + annonce de la
dernière partie
(16) Introduction de la 3ème et dernière partie
(17) 1ère sous-partie
(18) Explication : l'ignorance à l'origine du malheur
(19) Les conséquences de cette ignorance : l'intempérance
(20) Autres conséquences : la superstition et la
misanthropie
(21) La superstition
(22) La misanthropie
(23) 2ème sous-partie du 3ème paragraphe : les vertus
thérapeutiques de la connaissance
(24) Le rôle de la réflexion
(25) La connaissance libère de l'attitude passionnelle
(26) Etre indifférent aux outrages
(27) L'amitié
(28) Conclusion de la partie explicative : bilan + annonce
de la partie réflexive.
(29) Introduction de la partie réflexive : l'intérêt du
texte, les questions qu'il pose
(30) L'intérêt du texte : une théorie féconde de la liberté
intérieure et de la maîtrise de soi
(31) Les limites du texte,
ses difficultés
(32) Retour à la fécondité du texte
(33) Conclusion générale
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INTRODUCTION
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Comment bien conduire sa vie, rester
maître de soi, sur le trône comme dans les chaînes ? Epictète, dans ce texte
extrait du Manuel, soulève la
question fondamentale de la liberté, fondement du bonheur et de la vertu :
quelle distinction devons-nous opérer pour vivre libre et accéder à la
sagesse? (1)
Epictète répond que si l'ordre des événements est indépendant de nous, celui
du jugement est libre, de sorte que chacun reste maître de ses
représentations. Le secret du bonheur réside en peu de chose : savoir bien
user de sa volonté, limiter ses désirs à ce que l'on est certain de posséder
et conserver. (2)
Il n'est qu'une chose qui ne dépend que de nous, sur laquelle nous
avons un pouvoir absolu : notre volonté. C'est par la maîtrise de soi et de ses
jugements que peut être mis fin à notre servitude. L'intérêt principal de ce
texte réside dans l'affirmation d'une liberté intérieure, entendue comme
pouvoir absolu de juger et comme condition nécessaire du bonheur et de la vie
réussie. Or, que vaut cette liberté intérieure ? La sagesse stoïcienne
peut-elle efficacement nous mener sur le chemin du bonheur ? (3)
Le texte s'articule autour de trois
idées principales : Epictète nous invite d'abord à distinguer deux ordres de
réalité : les événements et notre jugement (" Il y a des choses…action
"). Il souligne ensuite que ce qui est à notre portée est libre et sans
empêchement (" Ce qui ne dépend pas…priver "). Epictète conclut que
seul l'ordre du jugement permet d'accéder à la sagesse ("
Souviens-toi…t'atteindre "). (4)
*
PARTIE EXPLICATIVE
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Le premier paragraphe établit une séparation
radicale entre ce qui est à notre portée et ce qui est hors de notre pouvoir.
La première partie du texte se déploie en trois étapes : Epictète insiste sur
la nécessaire partition, pour conquérir " un îlot inexpugnable
d'autonomie au centre du fleuve immense des événements " (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 99-100),
entre les actes de notre âme et les circonstances extérieures ("Il y a
des choses…nous"). La seule chose qui dépende véritablement de nous est
notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements (" Ce
qui dépend de nous…action "). Ce qui ne dépend pas de nous et est, par
conséquent, indifférent, correspond au destin, au cours de la nature, aux
actions des autres hommes (" Ce qui ne dépend pas…action "). (5)
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Le texte, qui ouvre le Manuel d'Epictète, débute par une
distinction capitale entre deux domaines, séparation qui forme un principe
fondamental de la pensée d'Epictète et qui va lui permettre de montrer que
dès que nous sommes maîtres des " choses qui dépendent de nous",
nous sommes en mesure de gouverner correctement notre vie. La recherche du
bonheur est ici fondée sur une délimitation précise de notre sphère de
liberté et il semble que, sans cette distinction liminaire, l'homme soit
condamné à la souffrance et à l'esclavage. La notion de dépendance, présente
dès le début du texte, indique très clairement que la question du bonheur est
intimement liée à celle de la liberté. C'est que la sagesse d'Epictète
consiste d'abord en une prise de conscience aiguë de la situation tragique de
l'homme : tout notre malheur ne vient jamais que de l'ignorance où nous
sommes de ce qui justement dépend de nous; nous souffrons parce que nous
cherchons obstinément des biens que nous ne pouvons pas obtenir et fuyons des
maux inévitables. (6)
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Qu'est-ce qui, dès lors, dépend de nous ? (7) Quelles sont les choses qui
sont en notre pouvoir, que rien ne peut nous arracher, sur lesquelles il nous
est loisible d'avoir une " action ", c'est-à-dire un acte
volontaire et libre ? Essentiellement " la croyance, la tendance, le
désir, le refus ". Toutes ces choses ont en commun de relever de notre
jugement, de notre opinion; elles sont des actes de notre âme, parce que nous
pouvons les choisir librement. En effet, la "croyance" (8) désigne
le jugement que nous portons sur les choses par un acte de la pensée
découvrant leurs relations; il s'agit véritablement d'un jugement sur la
valeur accordée à l'objet d'une action. "Le désir " est un
mouvement à l'égard d'un bien futur; il s'intègre dans la notion plus
générale de " tendance " qui signifie l'inclination à la vie
raisonnable. Quant au " refus", Epictète entend par là l'aversion,
la répulsion se produisant à l'endroit de certains objets ou de certains
êtres. Toutes ces choses dépendent de nous en ce sens qu'elles relèvent de
notre raison, de notre pouvoir de juger. Epictète suggère donc ici que le
pouvoir de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses
jugements et opinions proviennent de lui seul, de sorte que la liberté
consisterait en pouvoir absolu de
juger.
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Quelles sont alors ces choses qui nous
échappent et s'avèrent hors de notre portée, indifférent ? (9) "
La santé, la richesse, l'opinion des autres, les honneurs ". Toutes ces
choses ont en commun de ne pas provenir de notre oeuvre, de ne pas relever de
notre jugement, c'est-à-dire de notre liberté. Ce qui ne dépend pas de nous,
c'est ce qui ressortit au cours général de la Nature. " La santé ",
qui relève en partie du corps et de sa sensibilité, qui échappe à notre
volonté et qui dépend de facteurs multiples que nous ne choisissons pas;
"la richesse", " les honneurs ", nous pouvons certes
essayer de les acquérir, mais le succès définitif ne dépend pas tout à fait
de notre volonté; "l'opinion des autres ", enfin, dont nous sommes
la plupart du temps victimes (exemples de l'outrage, de la réputation), et
qui témoigne de notre aliénation au regard ou au jugement d'autrui. Toutes
ces réalités étrangères sont en nous comme des tyrans qu'il convient de
détruire si nous voulons gagner notre liberté.
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Epictète, en distinguant les choses qui
dépendent de nous et celles qui sont hors de notre portée, délimite donc un
centre d'autonomie dont l'âme est le principe directeur. (10) D'une part, tous les
événements naturels extérieurs, qui tombent sous la loi de la causalité
universelle; d'autre part, la raison et sa puissance intérieure d'assentiment
qui libère l'âme de l'individu et le rend maître de lui-même. La liberté, le
vrai moi, mais aussi le bien moral, résident dans la volonté. Tout part du
sujet et de la volonté libre, tout est affaire de jugement. Ce premier
paragraphe souligne ainsi que ce ne sont pas les choses en tant que telles
qui nous troublent, mais nos représentations des choses, l'idée que nous nous
en faisons, le discours intérieur que nous énonçons à leur sujet. Dès lors,
comment définir la liberté et le bonheur, sachant que tout notre pouvoir se
fonde sur nos jugements et nos opinions ?
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*
Le deuxième paragraphe élabore une théorie de
la liberté intérieure : ce qui dépend de nous est libre et sans empêchement.
Deux idées importantes sont ici développées : les choses qui relèvent de
notre volonté sont véritablement en notre pouvoir et ne sauraient être
subordonnées à la volonté des autres (" Ce qui dépend…action "); au
contraire, tout ce qui appartient à l'ordre des réalités extérieures est
indifférent et peut tomber sous le pouvoir d'autrui (" Ce qui ne dépend
pas…priver "). Il s'agit de bien mettre en évidence ce qui est véritablement
de notre ressort, de circonscrire précisément le périmètre de notre action et
de notre liberté intérieure, de façon que chacun puisse oeuvrer en vue du
bien. (11)
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Le paragraphe précédent a recensé les choses
qui dépendent de nous, c'est-à-dire les réalités sur lesquelles nous pouvons
exercer une action. Epictète précise que ces choses sont par nature libres,
au-dessus de tout empêchement ou obstacle : "croyance, tendance, désir,
refus" ne peuvent nous aliéner, échappant à l'emprise d'autrui. Que peut
bien faire, en effet, une volonté étrangère contre mes jugements et
représentations ? Moi seul décide de ce que je veux. Autrui peut certes me
contraindre à réaliser telle ou telle chose, il peut même user de la force à
mon endroit, mais, en aucun cas, il ne me fera vouloir cette contrainte. Je
découvre ainsi que je possède une volonté absolument libre, que je dispose en
quelque sorte d’un domaine de pouvoir et de liberté, qui est tout intérieur à
moi-même et qui est fermé à l'emprise des autres. La liberté désigne ici ce
pouvoir absolu de la volonté qui choisit, adhère, donne ou non son
assentiment. Citadelle intérieure inexpugnable qui dévoile les pouvoirs
prodigieux du sujet face à l'ordre imposant du monde.
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Ainsi " la libre volonté "
dont nous parle Epictète dans le deuxième paragraphe consiste-t-elle en un
acte d'évaluation, en un pouvoir de juger : relier tous nos actes, nos désirs
et les actions qu'ils entraînent à l'opinion que nous formons à propos des
buts que nous poursuivons. Notre liberté réside bel et bien dans nos opinions
que nous valorisons par notre assentiment. Moralité: l'âme est véritablement
libre de juger des choses comme elle veut.
Dès lors, " Ce qui ne dépend pas
de nous est sans force propre, esclave d'autrui; une volonté étrangère peut
nous en priver ". (13) La deuxième phrase du second paragraphe est
construite très exactement sur le modèle de la première: Epictète y définit
les caractéristiques de ces choses qui sont, par nature, indifférentes,
c'est-à-dire qui ne relèvent nullement de notre volonté. Ces choses qui nous
sont extérieures sont d'abord " sans force propre " (14) :
elles ne possèdent en elles-mêmes aucune valeur, elles se révèlent en quelque
sorte dans leur nudité, si nous prenons conscience que c'est nous, par nos
jugements, qui leur attribuons telle ou telle valeur. C'est dire que les
choses en elles-mêmes ne peuvent nullement nous offusquer et pénétrer dans
notre "citadelle intérieure ", ce réduit inviolable de liberté :
elles ne touchent pas notre moi, elles restent aux portes, à l'extérieur de
notre liberté; en elles-mêmes, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises car ce
qui nous trouble, ce sont les jugements que nous portons sur elles. Epictète
donnera plus loin l'exemple de la mort qui n'est terrible que parce que nous
la jugeons effrayante (Cf. Manuel,
V).
Epictète entend donc dépouiller les
objets ou les événements des fausses valeurs que les hommes ont l'habitude de
leur attribuer et qui nourrissent craintes et superstitions. Il précise
également que ces choses qui sont " sans force propre ", qui ne
dépendent pas de nous à proprement parler, sont, en même temps, "
esclaves d'autrui ". " Autrui " incarne ici le domaine de
l'extériorité, de l'altérité; il représente une autre conscience, une autre
volonté que je ne puis également tout à fait soumettre et qui, si je n'y
prends garde, peut m'aliéner. Son pouvoir porte sur ces choses qui me sont
naturellement indifférentes, qui sont hors d'atteinte et c'est à ce titre
qu'il peut nous les confisquer ou en user à sa guise. Les honneurs, la
richesse, qui ne ressortissent pas à notre action, comme Epictète l'a montré
dans le premier paragraphe, sont précisément à la merci du jugement, du
regard, de l'attitude des autres à mon égard; et je n'ai jamais tout à fait
prise sur tout cela. On le voit dans le phénomène de la réputation : j'ai
beau me démener pour prouver que je ne corresponds pas à l'image que l'on me
prête, il n'en demeure pas moins qu'il reste toujours quelque chose et que la
réputation finit par me figer dans un personnage ou une essence. Ma liberté,
mon action ne sauraient s'exercer dans ce domaine et tout le malheur des
hommes vient justement de ce qu'ils l'ignorent et attachent une importance
considérable au jugement, à l'opinion des autres.
Le deuxième paragraphe précise donc la
distinction liminaire entre les choses qui dépendent de nous et celles qui
n'en dépendent pas. En opposant de cette façon cause extérieure et cause
intérieure, Epictète fonde une discipline du désir consistant à ne vouloir
que ce qui relève de notre volonté. Cette discipline suppose une délimitation
précise de notre pouvoir, c'est-à-dire une prise de conscience et une connaissance
de nos capacités réelles. Cette liberté intérieure désigne une liberté de
choix que l'on ne peut forcer. Se circonscrire revient ainsi à se maîtriser,
c'est-à-dire à reconnaître que tout ce qui ne dépend pas de son choix est
indifférent. Il reste à dégager les conséquences, sur le plan éthique, de la
découverte de ce pouvoir que nous avons de donner librement aux choses une
valeur. Cette transformation radicale de notre conscience de nous-mêmes, de
notre rapport avec notre corps et les biens extérieurs, n'est elle pas, en
effet, la condition sine qua non de la vie heureuse et réussie ? (15)
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*
Le dernier paragraphe, le plus long et le plus riche
d'enseignements, tire les conséquences morales des démonstrations
précédentes. Que faire de cette distinction entre les événements et notre
jugement ? Et surtout, quel est le chemin du bonheur et de la sagesse ? Le
texte se termine sur deux arguments majeurs : malheur et insatisfaction
découlent de ce que nous estimons libre ce qui, par nature, est esclave, et
propre ce qui nous est étranger ( " Souviens-toi…hommes " ). En
revanche, liberté, sérénité et contentement naissent de ce que nous
reconnaissons nôtre ce qui nous appartient véritablement, et indifférent ce qui
nous est totalement extérieur ( " Mais si tu penses…t'atteindre "
). (16)
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Le début de la première phrase suggère
que le propos d'Epictète n'est pas celui d'un théoricien coupé de la réalité,
ni d'un donneur de leçons : "Souviens-toi donc de ceci ", dit
l'auteur. Il s'agit, en réalité, ici comme dans le reste du Manuel, d'un enseignement condensé qui
relate les principales situations de la vie quotidienne, enseignement concret
destiné à guider le débutant ou l'homme de raison qui a le souci de réussir
sa vie, d'oeuvrer en vue du Bien et du bonheur. Quels sont donc les enseignements qu'il convient de suivre, si
l'on veut éviter souffrance et aliénation ? (17)
Le premier ( " Souviens-toi…hommes
" ) insiste sur la cause essentielle de nos tourments et de notre
esclavage : la source passionnelle est à chercher du côté d'une inversion ou
d'une confusion de ces deux types de réalités qu'Epictète nous a invité à
dissocier dans le premier paragraphe. Nous sommes entravés, envahis par le
trouble, nous adressons sans cesse des reproches aux dieux comme aux hommes,
dès lors que nous croyons en notre pouvoir des choses qui, en réalité, ne
dépendent point de notre volonté. Inversement, nous en venons à considérer les
choses qui dépendent naturellement de nous – la croyance, le refus, le désir,
etc. – comme nous étant étrangères. L'erreur et la conscience malheureuse se
nourrissent de cette illusion qui fait que nous n'appréhendons pas la réalité
telle qu'elle est. Au contraire, nous la travestissons, nous la déformons, au
point que nous devenons les victimes de notre propre ignorance. (18)
Qu'en résulte-t-il et qui pourrait
caractériser le comportement passionnel par excellence ? D'abord, ne pas
connaître l'étendue exacte de son pouvoir, c'est, à coup sûr, aller
d'illusions en déceptions, c'est lutter contre des moulins à vent et risquer
nécessairement l'échec. Découragement, pessimisme ou volonté capricieuse
découlent souvent de cette incapacité à circonscrire l'espace de son action.
Moins l'on connaît ses limites et plus on s'en crée car l'action n'opère pas
au bon endroit et, sans doute, au bon moment. Conséquence : " tu
gémiras, tu auras l'âme inquiète ". Avoir tout ce que je désire et faire
tout ce que je veux ne sont pas en mon pouvoir. Obtenir tout cela ne dépend
pas de moi, mais de circonstances extérieures, de la coopération d’autrui, de
la chance, bref de l’ensemble de l’univers. En poursuivant l’amour, la
gloire, la richesse, le pouvoir, je désire des choses que ma volonté et mon
pouvoir ne suffisent pas à m’octroyer. Je me crée mon propre malheur, qui est celui
du désir insatiable, sans cesse renaissant. Comme l'a déjà montré Platon dans
Gorgias, il s'agit là de l'attitude
de l'homme intempérant, esclave de ses désirs, qui ne saurait goûter la paix
de l'âme. (19)
Autre conséquence, plus surprenante :
" tu t'en prendras aux dieux et aux hommes ". Epictète dévoile ici
une double attitude qui naît de l'ignorance: la superstition et la
misanthropie, qui vont de pair et qui sont toutes deux des dispositions
passionnelles. (20)
La première désigne une relation
instrumentale à la divinité, un culte dégénéré qui est pétri de crainte et
d'irrationnel. En effet, si j'ignore l'ordre nécessaire des choses, j'en
viens à désirer l'impossible et, comme j'obtiens rarement satisfaction, je
finis par incriminer le destin, les dieux. Autrement dit, je mets sur le
compte de la divinité ma propre impuissance et incompréhension. Sans doute
une telle attitude peut-elle conduire tout droit à l'athéisme : je rends
responsable la providence des grands malheurs qui me frappent (la mort, par
exemple), j'y vois la preuve de son inexistence ou de son imperfection. (21)
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La misanthropie procède de la même
façon, sauf que son objet n'est plus les dieux mais les hommes. Là aussi,
plutôt que de me révolter contre moi-même, je préfère, par lâcheté, mauvaise
foi ou inconséquence, accuser les autres. Le ressort de la haine est à chercher
dans une attitude passionnelle où le sujet, ignorant de lui-même et du monde,
souffrant de ce défaut de savoir, attribue aux autres ce qui, en réalité, ne
vient que de lui-même. Epictète le dit plus loin dans le Manuel : " Lorsque donc nous sommes traversés, troublés,
chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes,
c'est-à-dire à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est
le fait d'un ignorant… " (V). L'ignorant reproche aux autres son propre
malheur, ce qui est une singulière façon de fuir sa propre responsabilité à
l'égard de sa propre existence. En réalité, le trouble vient des opinions et
d'elles seules. (22)
Le ressort passionnel de la
superstition et de la misanthropie dégagé, Epictète, dans un deuxième temps (
" Mais si tu penses…t'atteindre " ), envisage les conditions de la
liberté et du bonheur. En effet, la bonne attitude consiste, lorsque nous
sommes contrariés ou affligés, à ne pas en imputer la faute aux autres mais à
nous-mêmes, c'est-à-dire à nos propres jugements. Tandis que l'ignorant
incrimine toujours les autres – le monde extérieur, le destin, la providence,
la société, etc. -, celui qui commence à s'instruire s'accuse lui-même. En ne
désirant que ce qui dépend de nous, en manifestant de l'indifférence à
l'égard de ce qui nous est étranger, nul ne nous contraindra; nous
n'accuserons dès lors personne, jamais nous n'agirons contre notre gré, nous
n'aurons finalement aucun ennemi et rien de nuisible ne saurait nous
affecter. Essayons ici de comprendre un peu mieux la logique de
l'argumentation d'Epictète et ce qu'elle nous enseigne concernant la liberté
et le bonheur. (23)
Epictète préconise, pour atteindre la paix de
l'âme, un véritable travail sur nos représentations (" si tu penses que").
C'est grâce à ce travail de soi sur soi que l'homme, d'abord esclave et
malheureux, peut se libérer et établir avec autrui et le monde une
authentique concorde. La liberté vraie consiste en un véritable pouvoir
réflexif du sujet sur lui-même : il s'agit d'abord de prendre conscience que
c'est le sujet lui-même qui est à la source des significations du monde; en
modifiant notre regard sur les choses, nous réalisons par là-même la
puissance que nous possédons de transformer ce regard; nous découvrons, par
conséquent, la faculté intérieure que nous avons de voir les choses telles
que nous voulons les voir; et cette transformation de la conscience du monde
entraîne une transformation de la conscience du moi. La réflexion est donc
une modification radicale de notre perception du monde et de nous-mêmes, par
une inversion de nos perspectives intellectuelles et affectives. (24)
En prenant conscience des choses qui
dépendent de nous, je peux cesser de désirer celles qui m'échappent
naturellement et, du coup, restreindre mes désirs, les limiter à mon espace
propre. Par là, je réduis
l'impétuosité de ces désirs, la souffrance qu'ils occasionnent en moi, la
part d'espérance et de crainte qu'ils nourrissent, ainsi que les risques de
désillusions ou de déceptions. Je deviens littéralement maître de moi-même,
c'est-à-dire de mes représentations, et je jouis de cette maîtrise; cette
nouvelle ouverture à soi-même et au monde libère la conscience de ses
tourments et la rend disponible pour l'instauration de rapports neufs avec
les réalités extérieures. Superstition, misanthropie n'ont plus de raison
d'être (" tu ne 'en prendras à personne, tu n'accuseras personne ")
: le sage est celui qui s'accuse toujours lui-même parce qu'il sait que ce
qui est sien, c'est l'usage des représentations; il ne reproche donc plus
rien à qui que ce soit. Parce qu'il connaît véritablement l'étendue de son
pouvoir, il s'estime à sa juste valeur et est en paix avec lui-même. (25)
L'indifférence au malheur fait que le
sage est libre et imperméable aux outrages, tout en étant en paix avec les
autres hommes. La paix intérieure est la condition sine qua non de l'amitié
puisqu'à l'origine de la haine, nous l'avons vu, il y a la souffrance et
l'ignorance. " Nul ne pourra te léser " : si je suis vexé de
l’insulte qu’un individu m’adresse, c’est que j’accorde une certaine valeur à
son estime. Mais si je pense que ce n’est qu’un imbécile, ses propos ne
m’atteignent plus. Cette maîtrise de ma volonté, de mes pensées, de mes
désirs est une règle de vie fondamentale. Ne pas se laisser prendre par une
représentation immédiate et passionnée, voilà le remède, lequel définit la
maîtrise de soi. (26)
La discipline du désir et du jugement,
la connaissance de l'ordre des choses nous délivrent paradoxalement de
nous-mêmes pour nous ouvrir au monde et aux êtres. En comprenant, nous nous
maîtrisons et nous nous libérons de surcroît. Epictète précise à la fin du
texte que " nul ne sera ton ennemi ". Car l'amitié avec les autres
hommes est bien un idéal, une vertu, qui résulte d'un choix de vie. Etre bien
avec les autres suppose que l'on soit bien avec soi-même. Faire du bien à
autrui, c'est se faire du bien à soi-même. La liberté intérieure, chichement
conquise, n'est nullement une forme perverse d'égoïsme, une posture de repli
sur soi. Bien au contraire : Epictète suggère que la liberté et le bonheur
sont des formes de réconciliation avec soi-même et le monde qui doivent
permettre au sage de pacifier ses relations avec les autres hommes, afin sans
doute d'oeuvrer pour le bien de la communauté. (27)
Au total, quel est le secret du bonheur
selon Epictète et quelle est la tâche du sage ? De bien tracer la démarcation
entre ce qui m'appartient réellement, et sur quoi je peux agir immédiatement
(essentiellement ma faculté de penser les choses et de les vouloir), et, de
l'autre, ce qui ne m'appartient pas mais dépend toujours de circonstances
extérieures situées au-delà de ma sphère d'activité. Hors de nous, rien ne
peut être bon ni mauvais, ni utile, ni nuisible; c'est de croire le contraire
qui est la source de nos maux. Le sage dessine ainsi le périmètre de sa
liberté et de son action; il s'attache à transformer son rapport aux choses
plutôt que les choses elles-mêmes qui nous échappent toujours à certains
égards. Ce texte d'Epictète définit, en somme, le secret d'une sagesse qui
consiste en un véritable travail sur soi : prendre conscience que le bonheur
dépend uniquement de la pente que je donnerai à ma volonté et à mes idées, à
mes représentations des choses, qui sont essentiellement au pouvoir de ma
volonté (28) .
*
PARTIE REFLEXIVE
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Ce texte d'Epictète s'inscrit dans une longue
tradition philosophique qui assigne à la réflexion philosophique la tâche de
défricher le sentier du bonheur. D'inspiration stoïcienne, ce texte est
d'abord fécond en ce qu'il fait de la maîtrise de soi, c'est-à-dire de
l'exaltation de la force morale personnelle,
la condition nécessaire du bonheur. Mais cette liberté intérieure
qu'Epictète exalte, sans laquelle l'homme serait condamné au malheur, n'est –
elle pas repliée sur elle-même, indifférente à tout l'extérieur ? N'est -
elle pas purement formelle, abstraite, impassible, sans vie ? La sagesse que
prône Epictète est-elle vraiment efficace ? (29)
Le texte d'Epictète présente le premier
intérêt d'insister, bien avant Spinoza, sur le pouvoir créateur du sujet. En
effet, nos opinions sont libres parce que notre faculté d'assentiment est un
pouvoir de décision qui se double d'un pouvoir d'invention. L'âme devient
d'une certaine manière cause de soi par l'autonomie de l'acte d'assentiment
qui fonde le jugement vrai, par l'autonomie également du contenu propre de
ses jugements. Une telle perspective se fonde sur un dualisme moral : d'une
part, tous les événements naturels extérieurs évoqués par Epictète dans le
premier paragraphe; d'autre part, la raison et sa puissance intérieure
d'assentiment qui libère l'âme de l'individu et le rend maître de lui-même. (30)
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Ce dualisme est tout entier orienté
vers l'accès au bonheur et consacré à l'acquisition de sa condition, la
liberté. Le bonheur, tel qu'Epictète l'envisage dans ce texte, réside dans
cette maîtrise de soi qui met fin à notre servitude et à notre esclavage. La
guérison de l'âme, qui est la tâche permanente et ultime de la philosophie,
consiste en une capacité de se réjouir en soi-même, d'être content de soi,
d'avoir confiance en soi. En n'importe quelle affaire, du fait de cette
maîtrise de soi, la sage sait garder contentement et allégresse, car il sait
faire, par la liberté de son jugement, que nul empêchement ne survienne
jamais.
Cette liberté intérieure ne désigne pas
une pure contingence, un aveuglement à l'endroit de la causalité extérieure,
mais la capacité, pour le sujet souverain, affranchi des bornes étriquées du
moi passionnel, de sculpter sa propre vie dans le sens de la vertu, de
l'idéal moral et du bonheur. La liberté intérieure est synonyme d'indifférence
à l'égard des causes extérieures et du destin, d'indépendance,
d'invulnérabilité, de cohérence avec soi-même. L'indifférence en question
n'est pas une sorte de froideur, d'apathie psychologique à l'endroit du monde
extérieur. Elle participe plutôt d'une discipline du désir et de la nécessité
interne : faire en sorte que nous ne désirions que le bien qui dépend de nous
et que nous ne désirions jamais des choses dont nous pourrions être frustrés.
En somme, l’homme peut goûter le bonheur quels que soient sa condition
et son environnement, par la seule maîtrise de sa volonté. Pour féconde
qu'elle soit, cette conception stoïcienne du bonheur et de la liberté pose
cependant de nombreuses difficultés. (31)
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La première est abordée par Hegel dans La phénoménologie de l'esprit (IV, B, "Liberté de la
conscience de soi : Stoïcisme, Scepticisme et la Conscience malheureuse"
) : la liberté stoïcienne incarne une liberté abstraite, vide de contenu. Si
la liberté intérieure désigne essentiellement la liberté de la pensée, du
jugement, de la représentation, elle est détachement du monde extérieur,
humain ou naturel. Liberté purement spirituelle, désincarnée, c'est-à-dire
sans vie. Loin de définir la liberté authentique rendant possible l'accès au
bonheur, l'exaltation stoïcienne de la volonté incarne un résultat culturel
dialectiquement produit par les contradictions de l'esclavage. Dans le
contexte qui est celui de l'esclavage, la volonté de l'individu est conduite
à prendre conscience de son efficacité et à renverser son propre esclavage en
liberté intérieure, s'assurant ainsi la véritable maîtrise. La notion de
liberté intérieure figurerait en quelque sorte une idéologie inventée pour
justifier l'inaction stoïcienne.
D'autre part, il semble que la distinction, au coeur de
l'idée de liberté intérieure, entre " ce qui dépend de nous " et
" ce qui ne dépend pas de nous ", instaure une dichotomie entre
l'homme rationnel, source de l'assentiment et du jugement, et l'homme
passionnel, extérieur à la nature du précédent. Le dualisme s'installe ici en
l'homme. En effet, hors notre pouvoir de juger, tous les éléments de notre
être nous sont étrangers. Notre corps, nos passions sont extérieurs à notre
être véritable mais on ne comprend pas pourquoi. Qui plus est, la liberté
intérieure, telle qu'Epictète la définit à titre de condition nécessaire du bonheur, rend
incompréhensible la relation entre la volonté et la nécessité extérieure ou
le Destin : comment comprendre que l'homme, soumis au destin, ait le pouvoir
de décréter que certains éléments de la nature lui sont étrangers ?
On peut aussi mettre en doute
l'efficacité de cette sagesse. Epictète affirme que je peux maîtriser mes
désirs par ma seule volonté. Or, ce n’est pas ce que j’expérimente. J’éprouve
au contraire en moi un conflit entre mes désirs et ma volonté. Par exemple,
ma volonté d’accomplir un travail auquel je me suis engagé par une promesse
peut être combattue par mon désir de m’amuser ou de paresser. C’est parfois
le désir qui l’emporte et non toujours la volonté raisonnable. Epictète ne
nous dit pas comment faire pour renforcer notre volonté. Mes désirs
s’imposent à moi, comme s’ils étaient déterminés par quelque chose
d’extérieur, et je n’en suis pas le maître. Comment un tel déchirement en
moi-même est-il possible ? La sagesse stoïcienne ne rend donc pas compte de
la dualité qu’il y a en chacun de nous entre le désir et la volonté.
Toutefois, comme le souligne Pierre Hadot
dans La citadelle intérieure, la
philosophie d'Epictète ne se réduit pas à une théorie de la connaissance ou
de la représentation, par opposition à une théorie de l'action. (32) Certes,
cette liberté intérieure est avant tout une discipline du désir dont la
finalité est d'apporter à l'homme la sérénité intérieure par l'amour du
Destin. Mais cette doctrine est aussi une discipline de l'action. Et c'est
bien ce que suggère le dernier paragraphe du texte. Agir selon la Raison, en
ne désirant que les choses qui sont en notre pouvoir, c'est préférer
l'intérêt commun, c'est agir conformément à la nature. Faire du bien à
autrui, c'est se faire du bien à soi-même. La liberté intérieure n'est pas
fondée uniquement sur une philosophie de l'amour de soi. Il s'agit plutôt
d'aimer le Tout, amour qui seul rend possible la cohérence avec soi-même,
c'est-à-dire la liberté et le bonheur.
*
Conclusion générale
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Comment vivre libre et se hausser au
niveau d'une existence signifiante et comblée ? Par la délimitation de notre
sphère propre de liberté. La force intérieure – morale et spirituelle – de
l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et
opinions proviennent de lui seul. La seule chose qui dépende véritablement de
nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements. Ce
texte d'Epictète est rivé à une belle finalité, au coeur de l'exigence
éthique : établir sa propre maîtrise sur sa vie, réaliser en soi l'humanité
de l'homme. C'est la question même de la sagesse que soulève Epictète et qui
reste actuelle, en ce qu'elle traduit l'aspiration profonde de l'homme au
bonheur, à la maîtrise du mal et des passions. Ce texte décrit un cheminement
éternel, à réitérer en permanence : l'effort pour donner un sens à son
existence, pour construire la liberté, pour instaurer une modalité neuve de
la vie. (33)
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