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Sujet 1 : « La recherche du bonheur est-elle nécessairement immorale ? »
Définition des termes du sujet
1) La recherche du bonheur est nécessairement immorale
2) La recherche du bonheur est une aspiration essentiellement morale
3) La recherche du bonheur peut être immorale mais elle ne l’est pas nécessairement
Sujet 2: « Le bonheur est-il de ce monde ? »
Définition des termes du sujet, sens du sujet, problématique
Schéma général de la dissertation
I) Le bonheur n'est pas de ce monde : il est un idéal de l'imagination
a) Le bonheur, un concept indéterminé
b) Des moments de bonheur plutôt que le bonheur
c) Le bonheur, une expérience toujours manquée
II) Si le bonheur n'est pas de ce monde, il faut faire comme s'il en était ainsi
III) Le bonheur est bien de ce monde puisqu'il n'y en a qu'un
A) Le bonheur, un idéal qui se rapporte à notre monde
B) Le bonheur, conversion du désir
C) Parce que le bonheur est de ce monde, il est le but de la philosophie
- Sujet 3 : « Peut-on être heureux sans le savoir ? »
Sujet 4 : « Quel est le sens de l’expression : « il a tout pour être heureux » ?
- La recherche : effort pour trouver.
- Bonheur : état de satisfaction complète, caractérisé par sa plénitude et sa stabilité.
- Nécessairement : par une obligation imposée.
- Immorale : qui viole les principes de la morale.
- L’effort pour trouver un état de satisfaction complète est-il par nature et absolument contraire aux principes de la morale ?
- La question n’est pas : « la recherche du bonheur est-elle immorale ? », mais «la recherche du bonheur peut-elle ne pas être immorale ». Le présupposé : la recherche du bonheur (non le bonheur lui-même) est le plus souvent, voire toujours, immorale. Par bonheur, il faut entendre, à un premier niveau, le bien-être, le confort individuel, et, à un second niveau, plus travaillé, un état durable de plénitude et d’harmonie. Le terme «recherche » suggère que le bonheur renvoie à un état idéal. Est immoral, ce qui est contraire à la moralité, c’est-à-dire à la raison, qui veut que ce qui vaut pour moi vaille pour tous (universalité + désintéressement). La moralité : capacité de se situer au-delà de ses intérêts particuliers.
- La recherche du bonheur peut sembler contraire à la morale, si l’on définit d’abord le bonheur comme le bien-être personnel et le plaisir immédiat. Le seul souci de mon intérêt personnel peut même me porter à agir contre le bien commun. C’est le caractère individualiste, non universalisable et rationalisable de cette recherche , qui semble lui conférer une dimension d’immoralité. Pourtant, on ne saurait être pleinement heureux en désaccord avec autrui – dans le ma. Loin de se réduire à la recherche du plaisir immédiat et égoïste, le bonheur désigne surtout un état complet et durable de sarisfaction, dans lequel est visée l’harmonie avec autrui. La recherche du bonheur ne peut-elle pas coïncider avec les intérêts de la moralité ? Faut-il opposer vertu, devoir et bonheur ?
- Définition du bonheur comme recherche du plaisir, du confort total. Référence : Kant.
a) Dans la recherche du bonheur individuel, l’homme ne vise que son intérêt propre
b) La recherche du bonheur détourne de la recherche de la vérité et de la justice
- Or, la recherche du bonheur n’est pas seulement celle du plaisir. C’est aussi la recherche d’une paix, d’une harmonie intérieure, d’une existence cohérente, sensée. Comme telle, ne peut-elle pas coïncider avec les intérêts de la morale ?
- Le bonheur : la fin ultime, le souverain bien, une aspiration spirituelle et raisonnable. Aristote, Spinoza, Misrahi.
a) La recherche du bonheur est une aspiration spirituelle et raisonnable
- Recherche d’un accord avec soi-même et autrui.
b) La recherche du bonheur suppose celle de la vertu
- Philo de l’antiquité : le bonheur est le souverain bien auquel l’homme sage peut accéder en se rendant maître de lui-même et de ses passions. Seule la vertu rend heureux.
- Or, la vert ne procure pas nécessairement le bonheur, faire son devoir et être heureux, ce n’est pas la même chose (le salaud peut-être heureux). La recherche du bonheur, comme recherche intéressée, est-elle réellement compatible avec l’essence de la vertu et de la moralité ?
a) Substituer la recherche du bonheur à celle de la liberté et de la vérité est immoral
b) La recherche du bonheur est par elle-même amorale
- La recherche du bonheur est indifférente à la moralité, pour autant qu’elle ne porte atteinte ni à ma liberté ni à celle d’autrui. Le bonheur doit être légitimement cherché car l’homme heureux ou qui recherche le bonheur exerce le bien et la justice avec plus de facilité que l’homme accablé par le malheur.
- si la recherche du bonheur peut être immorale, quand elle prend la forme d’une recherche de bien-être exclusive, égoïste, au détriment de la liberté, du respect et de la vérité. Mais elle ne l’est pas nécessairement, d ans la mesure où le souci universel d’être heureux peut faciliter, voire servir, l’exercice de la moralité.
- Pour approfondissement, lire quatrième partie du cours sur le bonheur + le cours sur le devoir.
- Si l'on entend par bonheur un état de satisfaction complète de toutes les tendances humaines, cet état est-il par nature réalisable ici-bas, dans la vie terrestre ou bien dans un autre monde ? La question sous-entend non pas que le bonheur soit impossible mais que sa réalisation est telle qu'il ne peut que faire l'objet d'une espérance. L'autre monde désigne soit une autre vie après la vie terrestre (perspective religieuse), soit une existence de nature radicalement différente de celle que nous vivons. Si le bonheur pouvait être d'un autre monde, c'est que sa définition est incompatible avec la condition humaine : soit que sa réalisation est trop difficile pour le commun des mortels, soit qu'elle ne peut provenir des hommes eux-mêmes. Or, qu'est-ce qui, dans la définition même du bonheur, le rendrait hors de portée de l'homme ? Le bonheur ne comporte-t-il pas une part de croyance et par là d'incertitude ? A contrario, comment faudrait-il définir le bonheur pour qu'il soit considéré comme accessible ? L'idée de bonheur : une idée chimérique, un idéal lointain ou bien une expérience possible pour l'homme ? En somme, le bonheur est-il accessible à l'homme ?
I) Le bonheur n'est pas de ce monde : il est un idéal de l'imagination
II) Si le bonheur n'est pas de ce monde, il faut faire comme s'il en était ainsi
III) Le bonheur est bien de ce monde puisqu'il n'y en a qu'un
- Le bonheur est une croyance, une idée de l'imagination, un concept indéterminé. Il n'est pas susceptible d'être expérimenté notre vie durant mais seulement envisagé comme possibilité dans une autre vie.
- Kant : Le bonheur est certes ce que tout le monde recherche mais les hommes ne s ‘accordent que sur le nom du bonheur, non sur sa définition. Le bonheur est un concept indéterminé, l’objet temporaire et accidentel de nos désirs. Chacun définissant son propre bonheur comme bon lui semble, en fonction de ses espoirs, de ses désirs, de sa culture, de son expérience. Il n'est qu'une idée de l'imagination, ce qui est très différent d'un concept puisque lui fait défaut l'universalité.
- Existence uniquement dans ce monde de bonheurs relatifs, de moments de joie dont l'appréciation est purement individuelle. Mais un bonheur ne fait pas le bonheur. Dire que seuls des petits bonheurs sont accessibles à l'homme, c'est par là même s'interdire toute universalité du bonheur. Le bonheur est un domaine de tâtonnements, d'incertitudes. Il demeure par là même étranger à tout questionnement moral.
- Schopenhauer affirme qu’il ne peut y avoir d’expérience du bonheur et que l’on ne peut qu’expérimenter le manque et la souffrance : la vie humaine est la plus douloureuse forme de vie; elle va de la souffrance à l’ennui : quand le désir est satisfait, nous expérimentons l’ennui (creux du désir disparu). Le bonheur n’est rien; le désir s’abolit dans sa satisfaction, il n’existe qu’en imagination; tout bonheur est d’espérance; toute vie est de déception.
- De même, selon Pascal, tout homme veut être heureux, ne peut l’être et en souffre : “Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais” (Pascal, Pensées, fragment 172). D’où le divertissement : les hommes s’amusent, non pour être heureux, mais pour oublier qu’ils ne le sont pas.
- Si le bonheur ne semble pas de ce monde, c'est qu'il n'est pas à proprement parler l'objet d'une expérience possible (il est un concept indéterminé, nous n'expérimentons, en réalité, que des moments de bonheur, nous sommes voués au désir, au manque, à l'insatisfaction, voire à l'ennui). Plus nous désirons le bonheur, et plus nous nous mettons en situation de le conquérir, plus il nous échappe. Mais si le bonheur n'est pas de ce monde, la question du bonheur est-elle pour autant dénuée d'intérêt ?
- Le bonheur n'est peut-être pas de ce monde. Mais cela ne doit pas nous empêcher de tâcher d'être heureux et de faire comme s'il pouvait être expérimenté, vécu cette vie durant. Le bonheur : un devoir indirect, cela même qui se mérite, l'objet d'une espérance.
- Si le bonheur n'est pas de ce monde, il existe néanmoins un intérêt moral indirect pour la question du bonheur. Il faut tenter d'être heureux afin de résister aux tentations immorales qui pourraient accompagner l'état de malheur. Un être malheureux pourrait avoir la tentation d'enfreindre ses devoirs. Il y a donc une obligation large ou indirecte d'être heureux, ne serait-ce que pour protéger autrui de nous-mêmes et de nos tentations.
- Mais parler d'un devoir indirect d'être heureux n'est-il pas paradoxal ? En effet, selon Kant, le devoir moral est inconditionnel, absolu, alors que le contenu du bonheur est conditionnel, pragmatique. Un devoir d'être heureux est un paradoxe puisqu'il oblige de manière inconditionnelle à ce qui est, normalement, conditionnel ou conditionné. Comment résoudre ce paradoxe ?
- Si le bonheur est un devoir indirect, il pourrait être de ce monde si chacun travaillait au bonheur d'autrui. Kant résout le paradoxe précité en stipulant que je dois, par humanité, travailler au bonheur d'autrui en lui laissant la charge d'assurer le mien : il serait immoral que j'aille travailler à la perfection morale d'un autre, ce qui serait se substituer à sa personne. Mais si je me désintéressais totalement du bonheur d'autrui, mon intention morale serait purement formelle et solipsiste. La réalisation progressive des buts de la moralité implique la prise en compte d'autrui.
- En attendant, il faut faire comme s'il en était ainsi et nous rendre, par la pratique de la vertu, dignes du bonheur. Kant n'exclut pas l'idée d'un monde qui inclurait le bonheur; seulement, ce n'est pas ce monde-ci, mais plutôt le " règne des fins " où personne ne se sert d'autrui seulement comme d'un moyen pour son propre bonheur , et qui reste une simple hypothèse morale. Tandis que nous agissons, au moins indirectement, en fonction du bonheur d'autrui, celui-ci agit réciproquement en vue du nôtre, tout en prenant en charge sa propre perfection morale : du moins est-ce pour nous un impératif moral que de supposer que les choses se passent ainsi. Dire que le bonheur n'est pas de ce monde mais que l'on doit faire comme si tel pouvait être le cas, c'est dire que le bonheur comporte une part de croyance et, par là, d'incertitude.
- L'idée de bonheur ne concerne en rien nos capacités rationnelles, la question de son accessibilité ne peut être résolue par les voies normales de la connaissance, mais seulement en termes de croyance. Cette question est une question métaphysique ou religieuse : pour le christianisme, le bonheur complet n'est pas possible en ce monde; l'âme peut y accéder après la mort, à condition qu'elle s'en rende digne. La vie terrestre n'est qu'une préparation à un bonheur futur. Le bonheur est la sanction de la vertu.
- Pour Kant, le bonheur étant l’expression de la faculté de désirer et son but subjectif, il ne saurait constituer un motif pour la morale. Celle-ci exige, nous l’avons vu, que l’on accomplisse son devoir par pur respect de la loi, c’est-à-dire en considération de la seule forme de l’action (son intention morale dépourvue de tout désir concret) et non par sentiment, intérêt ou désir. Ainsi accompli, le devoir “humilie la personnalité” et le désir; la loi morale néanmoins procure à la conscience douleur et humiliation, elle porte préjudice à l’égoïsme. Par là même, sans conférer le bonheur, le devoir rend l’agent moral “digne du bonheur”. Le bonheur est alors différé. Il devient l’objet d’un espoir métaphysique.
- Le bonheur relève de l’intérêt et non de la vertu, la vertu ne fait pas le bonheur; il est impossible de réaliser cette synthèse entre le bonheur et la vertu dans notre monde et par les seules forces de l’homme. Pour résoudre cette contradiction, Kant postule que c’est après la mort, plus tard, que Dieu, s’il le désire, saura effectuer cette synthèse entre le bonheur et la vertu et conférer à l’âme immortelle une sorte de perfection et de sainteté. Cela implique et suppose le postulat de l’existence de Dieu, ainsi que celui de l’immortalité de l’âme : parce que la perfection morale ne peut être atteinte en ce monde, je ne puis y accéder que si mon âme est immortelle et me permet de la réaliser dans une autre vie. Aux postulats de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, il faut joindre celui de la liberté, car l’homme ne peut réaliser le souverain bien que s’il est libre. J’ai besoin de ces postulats de l’âme, de la liberté, et de Dieu qui me permettent de croire et d’espérer.
- Ces postulats sont des croyances, des objets de foi et non de connaissance, des vérités indémontrables qu’on demande simplement d’admettre. Comme affirmations indémontrables, ces vérités relèvent de la foi. En tant que leur contenu ne peut être pensé par la raison théorique, elles constituent des mystères. La solution consiste à retrouver les affirmations essentielles de la foi chrétienne, solution qui est de l’ordre de la foi et de l’espérance religieuse, de sorte que la morale kantienne conduit à la religion.
- La morale kantienne ne renvoie pas seulement au christianisme dans la solution qu’elle donne au problème moral, mais aussi dans la présupposition : celle d’une nature humaine si profondément corrompue qu’il est impossible d’en attendre une vertu effective. Le devoir n’est alors qu’un simple devoir-être, qui s’oppose à l’être effectif et ne peut jamais être accompli tout à fait; Il reste du domaine de l’idéal. Nous ne pouvons que nous rapprocher du bonheur comme souverain bien qui serait l’accès à une forme de sainteté. Le désirable, l’obligatoire, c’est donc finalement ce qui est inaccessible.
- Si le bonheur semble ne pas être de ce monde en ce qu'il est un idéal de l'imagination, Il convient néanmoins de faire comme si cela était possible, de travailler au moins au bonheur d'autrui et de postuler, à titre d'idéal, un monde où vertu et bonheur seraient conciliables. En attendant, il s'agit de se rendre digne du bonheur et ce dernier peut faire l'objet d'un devoir indirect. Mais le bonheur ne se réduit-il vraiment qu'à un idéal inaccessible ? N'y a-t-il pas là une vision pessimiste, tragique et assurément religieuse de l'homme ? Si le bonheur est une idée de l'imagination, cette idée ne peut-elle pas, en définitive, se rapporter à notre monde ?
- Dire que le bonheur n'est pas de ce monde, c'est supposer qu'il serait réalisable dans un autre monde - un monde transcendant ou idéal, un monde après ou au-delà du monde sensible, terrestre- et qu'il n'est donc pas l'objet d'une expérience phénoménale, qu'il est proprement inatteignable pour l'homme ou que sa réalisation, en tout cas, est différée. N'est-ce pas là une vision pessimiste, tragique de l'homme, ainsi qu'une conception réductrice du bonheur ? N'est-ce pas, au contraire, le désir de joie, le bonheur, qui définissent la condition humaine, de sorte que le bonheur est susceptible d’être une expérience qui peut s’apprendre ? Dès lors, le bonheur n'est-il pas bel et bien de ce monde s'il n'y en a qu'un ?
- Philosophie de l'antiquité : " souci de soi " (Foucault) comme ressort de la sagesse et du bonheur. La philosophie est définie comme l'amour de la sagesse. La sagesse, en son sens originel, n’est rien d’autre que la méthode du bonheur, methodos signifiant le chemin. La sagesse est, strictement parlant, la technique du bonheur. Elle nous enseigne des recettes pour être heureux en quelque sorte. Le philosophe est donc celui qui tente de découvrir et d’élaborer une sagesse, c’est-à-dire un savoir indiquant les vrais moyens de parvenir au bonheur. C’est la raison pour laquelle le philosophe Epicure définit la philosophie de cette façon : “la philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse”.
- Epicurisme : le bonheur est de ce monde, il est un ensemble restreint et raisonnable de plaisirs. Il suppose un effort de maîtrise sur soi-même, afin de parvenir à une sérénité intérieure. Stoïcisme : le bonheur comme indépendance relativement aux circonstances et comme souci de ce qui dépend uniquement des capacités de la volonté du sujet.
- Aristote : le bonheur est le bien par excellence, la fin ultime. Il est immanent, réalisable en permanence ici-bas. Il réside dans la vie conforme à la vertu, c'est-à-dire à la réalisation de soi, le plaisir étant donné par surcroît, comme une simple conséquence de l'acte vertueux. De ce fait, on ne peut dire heureux un être non réalisé – un enfant, un animal.
- Spinoza, dans L’éthique : le désir est l'essence de l'homme, il n'est pas ce qui condamne l'homme au manque, à la souffrance, à un bonheur toujours manqué ou différé, mais une force vitale positive. Si le désir est l’essence de l’homme, le désir est désir de la joie; seul le désir de la joie peut motiver le travail de la raison, et la raison elle-même n’est libératrice que parce qu’elle permet d’accroître la puissance ou la force d’exister. La souffrance non comme l’expression d’une structure permanente de la condition humaine, mais comme le surgissement d’une détresse contingente.
- Conversion du désir : il s’agit, pour l’individu, de passer d’une forme malheureuse de l’existence à une forme qui soit satisfaisante et heureuse. Cette conversion, comme commencement, est le choix ferme et réfléchi d’une existence, non plus tragique ou vaine, mais significative et comblée. L’individu devient capable de s’instaurer comme origine de sa propre vie : il décide de construire sa nouvelle vie dans la perspective d’une existence comblée qui lui confère plénitude, sens et satisfaction.
- Ainsi le bonheur est-il une nouvelle manière d’exister qui découle d’un changement radical de notre regard sur le monde (conversion philosophique). Le bonheur est la forme et la signification d’ensemble d’une vie qui se considère elle-même comme comblée et comme signifiante.
- La morale, dans cette perspective, change alors de statut. Elle devient une réflexion sur l’orientation et la signification à donner à notre existence. L’éthique est l’interrogation philosophique sur les voies qui peuvent conduire à l’expérience de sa vie comme joie et comme splendeur. Elle est la recherche effective des voies et des moyens qui permettraient de construire sa vie comme on construit un château, c’est-à-dire dans la perspective de la splendeur, de la lumière et de l’amour. Elle est la recherche sérieuse de tous les matériaux qui permettraient de construire la vraie vie. Entreprise de reconstruction de sa vie : idée que la souffrance et le malheur ne sont pas un destin attaché à la condition humaine, mais une donnée contingente qui caractérise la vie livrée à la violence et à l’aveuglement. L’éthique est aussi effort pour construire la liberté : la construction de la liberté est une exigence impliquée dans l’idée même de vie heureuse (un bonheur vécu dans l’oppression ne serait pas un authentique bonheur, une joie contrainte serait une souffrance). La liberté n’est que le moyen de la joie et l’une de ses conditions nécessaires : la joie vécue doit être vécue dans l’indépendance et la liberté, de même que la liberté doit être éprouvée comme joie et satisfaction.
- Il n’est pas rare que l’on se surprenne à éprouver une vague jalousie à l’égard d’un enfant endormi ou d’un chien avalant sa pâtée : en voilà qui sont heureux ! Mais le savent-ils ? En comparant notre situation (nos soucis, nos préoccupations, tout ce qui nous empêche d’être heureux…) à la leur, nous semblons admettre qu’il serait possible d’être heureux sans le savoir, c’est-à-dire sans en prendre conscience, alors même que c’est bien parce que nous en avons conscience que nous déplorons nos difficultés. Autrement dit, est-il possible de vivre dans un état de satisfaction complète de toutes nos tendance ou désirs sans le savoir, sans en avoir conscience ? Peut-il y avoir bonheur sans conscience du bonheur, c’est-à-dire le bonheur peut-il être inconscient de lui-même sans se nier ou se contredire ?
1) Partir de la définition étymologique du bonheur : ce qui nous arrive par chance, par hasard, sans que nous y soyons pour rien. Dans ce cas, il apparaît que l'on peut être heureux sans le savoir, en ce sens que le bonheur nous échoit par un coup heureux du sort, sans que l’on ait véritablement décidé de le chercher et de le trouver. Cela signifie aussi qu’il n’est pas nécessaire, pour être heureux, de savoir que le bonheur est bien présent. Idée qui correspond au sens commun : à force de rechercher le bonheur, on s’interdit à tous les coups de l’atteindre. Mieux vaut ne pas se mettre en quête du bonheur.
2) Le bonheur désigne alors un accord, une harmonie, entre notre être et ce que propose le monde, de telle sorte qu’être heureux signifie connaître un état de plénitude et de satisfaction telle que la conscience elle-même soit comme abolie. Spiritualités orientales ?
3) Pour être heureux sans le savoir, il faut admettre que ce qui est nécessaire à notre être peut être ignoré, ce qui présente l’avantage de ne provoquer en nous aucune frustration. Mais définition négative du bonheur : être heureux = ne pas être malheureux, c’est-à-dire frustré. Cela suppose aussi que la façon dont le monde nous satisfait s’effectue sans que nous le sachions.
4) Si tel est le cas, il faut admettre que l’état d’inconscience est un état de bonheur : exemple du sommeil ou des fonctions physiologiques qui s’effectuent sans que nous en ayons connaissance. Mais peut-on admetre que le bonheur consiste à dormir ou à digérer ? Qui plus est, comme le montre la psychanalyse, c’est précisément l’ignorance, la non conscience qui sont à l’origine de la souffrance et du malheur.
5) L’expression « être heureux sans le savoir » a un autre sens qui affleure généralement dans les paroles d’autrui (cette expression n’est jamais vraiment l’œuvre du sujet lui-même). Ce que veut dire autrui, c’est que nous bénéficions d’un bonheur que nous ne savons pas reconnaître et qui est objectivement défini et évident. « Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as », «tu ne connais pas ton bonheur ». Idée sous-jacente : on pourrait définir objectivement le bonheur.
6) Or, si nous ne savons pas combien nous sommes heureux, c’est que ce que notre interlocuteur perçoit comme bonheur n’en est pas véritablement un pour nous. Dès lors, le bonheur ainsi désigné, celui dont nous serions incapables de nous rendre compte, n’a de sens que pour notre interlocuteur, relativement à sa propre situation à lui.
7) Qui plus est, si l’autre peut croire que je suis heureux sans le savoir, c’est non seulement parce qu’il repère le bonheur en fonction de ce qu’il vit lui-même, mais aussi parce qu’il ignore le projet dont la réussite est pour moi la condition de mon bonheur. En clair, le bonheur est défini en fonction d’un projet personnel qui est précisément l’œuvre de la liberté.
8) Mais qui dit projet suppose nécessairement que l’on a conscience. Un bonheur non conscient de lui-même n’est pas un bonheur, dans la mesure où le projet détermine un certain nombre de buts ou d'attentes, d'actes à effectuer, de réussites espérées, en fonction desquelles je vais juger si je suis ou non heureux.
9) Par conséquent, je ne puis être authentiquement heureux sans le savoir. Cf. la définition de Misrahi : le bonheur suppose la conversion à la réflexion. Un bonheur non conscient de lui-même est un bonheur passif, donc n’est pas un bonheur. Même un projet n’impliquant pas d’activité particulière (rêvasser, par exemple) est étranger à une totale passivité : par exemple, le bonheur de rêvasser en ne faisant rien provient de la jouissance de l’inaction , c’est-à-dire de son redoublement par la conscience. Autre exemple : les personnages de Sade doublent leurs exploits érotiques de longs discours les détaillant et les justifiant. C’est parce que la jouissance érotique est trop brève, trop proche de la non-conscience, qu’il leur faut, pour en être heureux, réintégrer cette jouissance dans leur conscience, et ce par des mots.
10) Pour finir, notons que si l’on caresse l’idée d’un bonheur inconscient, c’est par refus de la conscience du malheur : dans la mesure où c’est la même conscience qui nous informe de notre malheur et de notre bonheur, on souhaite son inefficacité totale, quitte à être heureux sans le savoir. Ce n’est que par une illusion rétrospective que la non conscience semble être source de bonheur parce que la non conscience est synonyme d’insouciance et, surtout, d’irresponsabilité. Or il n’y a pas de bonheur sans conscience du bonheur et, a fortiori, du malheur, si le bonheur suppose une réalisation de nos voeux, ainsi que la définition d’un projet conférant à l’existence sens et plénitude, lesquels sont consciemment formulés.
- Dans l’introduction, souligner le paradoxe, dans l’expression « il a tout pour être heureux », d’un bonheur qui fait défaut alors que toutes les conditions du bonheur sont présentes.
- En effet, l’expression en question semble appeler deux compléments qui en précisent le sens : d’une part, il a tout pour être heureux, mais il ne l’est pas ; d’autre part, moi qui parle, je serais heureux si j’avais ce qu’il a, car il a tout ce qui me rendrait heureux. De sorte que de celui qui a tout pour être heureux, on dira à la fois qu’il est et qu’il n’est pas enviable : il est enviable parce qu’il semble posséder toutes les conditions, tous les éléments du bonheur ; mais il est aussi à plaindre parce que pour lui ces éléments et ces conditions semblent privés de toute efficace du simple fait qu’ils ne font pas son bonheur.
- Dès lors, comment peut-on ne pas être heureux si rien ne manque de ce qu’il faut pour l’être ? En même temps, l’expression renvoie à un scandale : comment fait-il pour ne pas être heureux ? L’expression vaut alors comme un reproche et une invite à la prise de conscience : tu as tout pour être heureux et tu n’en profites pas, tu gaspilles la chance que tu as, alors que d’autres, qui n’ont pas cette chance justement, aimeraient pouvoir en bénéficer. Ce sujet (comme le sujet « peut-on être heureux sans le savoir ? ») nous propose de réfléchir sur la définition du bonheur (y a-t-il une définition universelle du bonheur, c’est-à-dire un ensemble de conditions objectives qui, une fois réunies, mènent tout droit au bonheur ? Ou bien, la définition du bonheur n’est-elle qu’une affaire personnelle ? Le bonheur ou mon bonheur ?), ainsi que sur la responsabilité du sujet à l’égard de son propre bonheur (si nous avons tout pour être heureux, n’est-il pas fautif de ne pas l’être ?). Comment une telle distance entre les éléments ou conditions du bonheur et l’être heureux proprement dit peut-elle s’instaurer ?
1) L’expression « il a tout pour être heureux » reflète d’abord la conception du bonheur de celui qui la prononce, conception pour le moins naïve qui se figure que ce qui ferait son bonheur à lui, et que possède un autre justement, devrait faire aussi le bonheur de cet autre. Ici, l’expresion, qui vaut comme reproche, est fondée sur une définition restreinte, pour ne pas dire dogmatique, du bonheur : l’avare, l’avide, par exemple, ne peuvent comprendre que la richesse et le pouvoir ne fassent pas le bonheur du riche et du puissant. Le « tout » que l’autre est supposé posséder représente, en réalité, l’objet de la passion dominante de celui qui parle.
2) L’expresion doit aussi s’entendre comme si elle pouvait s’employer à la première personne : « j’ai tout pour être heureux et pourtant je ne le suis pas ». Ce que je serais heureux si j’étais heureux ! (Woody Allen). Idée que tous les désirs sont satisfaits et que rien ne restant à désirer le bonheur devrait s’ensuivre. Or, la conscience ne pavient pas à éprouver comme bonheur cette parfaite suffisance. Celui qui a tout pour être heureux et ne l’est pas est comme celui à qui rien ne manque et à qui manque pourtant quelque chose : soit que ce qui ne manque pas n’est pas l’essentiel, auquel cas celui qui a tout pour être heureux manque de l’essentiel ; soit que ce qui fait défaut c’est la plénitude sentie de l’état où rien ne manque. Comment cela est-il possible ?
3) Cf. Cours : la possession et l’habitude engendrent l’ennui, voire le dégoût, au sens d’absence de goût (insipidité). Je ne suis pas heureux parce que le bonheur est insipide ou parce que je ne goûte plus ou pas le bonheur que je possède. Ce qui me fait défaut, c’est la composante essentielle du bonheur justement, savoir la capacité gustative elle-même, la conscience que toute réalité se convertit en jouissance. Le bonheur se trouve alors réduit à l’objectivité de ses conditions et de ses éléments comme une possession dont je ne pourrais jouir. Ce qui fait donc défaut, c’est la réceptivité, l’appréciation, la conscience qualitative du bonheur.
4) A noter que l’expression ne signifie pas le seul fait, pour un sujet, de ne plus apprécier ce qu’il aimait auparavant. Il s’agit là de la forme banale de la satiété. Le sens de l’expression est plus radical : comment, par exemple, un amateur de musique, qui continue de trouver du plaisir aux sonates qu’il écoute, n’y trouve plus son bonheur ? Ce n’est pas l’objet (les sonates) qui s’est fané par suite d’une longue habitude. Car on peut penser au contraire qu’en matière d’appréciation ou de jouissance esthétiques, l’habitude est un précieux allié (plus on écoute, plus on aime). C’est plutôt le sujet lui-même qui se trouve comme altéré ou aliéné en lui-même.
5) Ce qui manque alors, c’est le je ne sais quoi qui est l’être même du bonheur. Pour la conscience naïve, le bonheur est identifié au tout de la suffisance ou de la satiété, pour le sujet le bonheur est vécu comme au-delà de ce tout. Moralité : il ne s’agit pas, pour que le sujet réalise qu’il a tout pour être heureux et le soit en définitve, d’ajouter au bonheur quelque chose qui lui manquerait, afin de compléter ou de parfaire ce bonheur ; le défaut qui m’empêche d’être heureux n’est qu’un défaut de la consciece elle-même. Ce qui me manque c’est la présence du bonheur qui est la présence de la conscience elle-même.
6) On pourrait en conclure plusieurs choses quant à la question de la définition du bonheur et de la responsabilité du sujet à l’égard de son propre bonheur.
1. D’abord, dans une optique tragique ou pessimiste, que l’inquiétude, comme le montre Leibniz, est l’aiguillon de l’action et qu’elle est « essentielle à la félcité des créatures, laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession qui les rendrait insensibles et comme stupides » (Leibniz, in Nouveaux Essais sur l’entendement, II, 21). Ici, l’inquiétude est envisagée comme l’effectivité même de la conscience qui est la couleur et la saveur du monde.
2. Ensuite, que le bonheur relève d’un sentiment, d’une appréciation qualitative du sujet sur sa propre vie.
7) Si j’ai pour tout être heureux et que je ne le suis pas, c’est précisément que le bonheur ne se définit que par la conscience que le sujet prend d’une existence comblée, satisfaisante et sensée, c’est-à-dire d’un regard que chacun porte sur sa propre vie, lequel peut être tout à fait différent de celui que les autres portent sur ma propre vie. L’expresion souligne donc la dimension subjective de la définition et de la recherche du bonheur. Si j’ai tout pour être heureux et que je ne le suis pas, c’est donc que la conscience découvre que pour elle le bonheur est une plénitude qui doit se vivre réflexivement comme telle, de sorte que pour être heureux il convient non seulement de le savoir mais de le vouloir ou de se vouloir comme tel. On est très loin de la définition étymologique du bonheur…
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