INTRODUCTION
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Ce texte de Pascal, extrait des Pensées, s’interroge sur la nature du
moi à travers une réflexion sur l'amour et ses objets. Pascal cherche à
savoir ce que nous aimons au juste lorsque que nous disons aimer
quelqu’un : est-ce la personne en elle-même que nous chérissons ou bien
notre affection porte-t-elle seulement sur les qualités qu'on trouve en cette
personne, qu'on pourrait apprécier chez d'autres et qui pourraient disparaître
chez celle qu'on aime ? Pourquoi aimons-nous ceux que nous aimons ?
Cette réflexion sur l’amour nous renvoie à un problème fondamental sur lequel
roule le texte tout entier : qu’est-ce que le moi ? désigne-t-il une réalité substantielle ou
bien n’est-il que l’illusion d’être quelque chose ? La thèse de Pascal
est contraire à tous les discours que l'amour d'ordinaire inspire : on
n'aime jamais la personne qu'on dit aimer, mais les caractéristiques qu'elle
possède et qu'elle peut perdre sans cesser d'être la même personne,
précisément parce qu'elle ne se réduit pas à ses caractéristiques ; dans
l’amour, ce n’est pas le moi qui est aimé mais des qualités qui ne sont pas
moi.
Le texte se déploie en trois étapes
principales : le premier paragraphe établit que si l’amour repose sur la
seule beauté, non seulement il ne connaîtra rien du moi de l’autre, mais en
outre il s’auto-détruira. Le deuxième paragraphe, le plus dense, montre que
le cas de l’âme n’est pas foncièrement différent de celui du corps ; on
souhaiterait aimer une personne, on n’aime personne ; l’amour ne porte
jamais que sur des personnages. Dans le troisième paragraphe, on glisse de
l’amour à la politique : vouloir être aimé pour ses responsabilités, sa
fonction, sa profession n'est pas moins absurde que vouloir être aimé pour ce
qu'on est en soi-même.
PARTIE EXPLICATIVE
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Le premier paragraphe propose, à
travers le thème de l’amour, une méditation sur la nature du moi, entendu
généralement comme le support inaltérable et permanent de tous les états
affectifs et intellectuels. Aussi paradoxal que cela puisse paraître,
l'expérience de l’amour nous révèle que ce n’est jamais la personne élue, le
moi en lui-même, qui sont aimés. La structure argumentative du paragraphe
s’organise autour d’un jeu de questions-réponses, stratégie qui donne au
texte une tension permanente et qui signale la complexité du propos. Il part
d’un exemple, pour ancrer la réflexion dans l’expérience et pour en saisir
sur le vif toute la richesse, et met en évidence les limites de cet exemple.
Ce texte débute par une interrogation
sur les rapports entre la beauté et l'amour : "
Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? "
Cette question est étrange parce qu'il semble que quelles que soient les
raisons pour lesquelles on aime quelqu'un, c'est bien cette personne qu'on
chérit et pas quelqu'un d'autre. Si on aime une personne parce qu'elle est
belle, c'est bien elle qu'on aime vraiment. Peut-on dire, à la manière de
Platon, que l’amour de la beauté, par exemple, est amour véritable, saisie
d’une essence, accès à une réalité authentique ? Le choix de l’exemple
de la beauté n’est pas neutre : la beauté n’est - elle pas une qualité
dont l’éclat même serait source d’une illusion consistant à confondre la
qualité, comme manière d’être ou accident, avec le sujet
substantiel ?
Mais aimer une personne à cause de sa
beauté, c'est reconnaître une différence entre cette personne et sa beauté :
elle est belle, mais elle ne se réduit pas à sa beauté. Sa beauté n'est pas
tout ce qu'elle est. On peut en effet se demander si on aime cette personne
elle-même à travers sa beauté ou si c'est seulement sa beauté qui plaît et
non pas la personne en elle-même. Question qu'on prête souvent aux belles
personnes.
La réponse que donne Pascal est des plus claires : "
Non car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera
qu’il ne l’aimera plus." La petite vérole, c'est-à-dire la
variole, une maladie qui laisse des cicatrices disgracieuses sans être
mortelle, peut ruiner la beauté d'une personne. Or, si on aimait cette
dernière pour sa beauté, on cessera de l'aimer puisqu'elle a cessé d'être
belle. Ce n'était donc pas elle, en elle-même, qu'on aimait, mais une
caractéristique de son corps que la maladie a emportée. On a donc tort de
penser qu'on aime vraiment une personne lorsqu'on l'aime pour sa beauté parce
qu'elle n'est pas sa beauté et parce que du coup elle peut la perdre sans
cesser d'être la même personne.
Pascal souligne ici que celui qui est
ainsi aimé pour sa beauté est avant tout objet du regard. Entre toi et moi,
il y a le temps qui tue la beauté (« tuera », même, dit Pascal, en
un futur implacable). Reste la personne, mais qu’est-ce que la personne sans
la beauté, sans la visibilité ? Vanité de l’homme dans l’amour, et de
l’amour dans l’homme. L’amour devrait être un moyen de connaissance du
moi ; or s’il repose sur la seule beauté, non seulement il ne connaîtra
rien du moi de l’autre, mais en outre il s’estompera. Pascal parle d’une
expérience bien réelle. La question de l’avenir de l’amour en fonction des
circonstances hante toutes les consciences : si j’ai un accident un
jour, si je suis défiguré, handicapé, paralysé, m’aimeras-tu encore ? Si
oui, qu’est-ce qui te poussera vraiment à m’aimer toujours ? Si non,
qu’aimais-tu donc en moi jusqu’à présent ?
Ce n’est donc pas le moi, « la
personne », l’être essentiel et substantiel qui sont aimés, puisque les
qualités sont par nature changeantes et évanescentes. Si la maladie peut
altérer la beauté sans pour autant changer le moi réel - principe d’identité
et de permanence, support des attributs multiples -, ce qui change, en
réalité, ce sont les qualités et le sentiments que ces derniers font naître
chez l’amoureux. Celui qui croit aimer la personne pour ce qu’elle est en
elle-même, indépendamment ou au-delà de ses qualités contingentes, n’aime
qu’un aspect fugitif de l’être, un simulacre en quelque sorte.
A la question lancinante que nous pose
Pascal : « m’aime-t-on moi ? », on aimerait
répondre : quelque chose comme l’âme. D’où le deuxième paragraphe qui
approfondit la difficulté, comme en témoigne la conjonction de coordination
« et » : : " Et si on m'aime
pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? " Le
philosophe ajoute aussitôt : « je puis perdre ces qualités sans me
perdre moi-même ». Surprise, et déception à la hauteur de la
surprise : le cas de l’âme n‘est malheureusement pas foncièrement
différent de celui du corps. Ce n'est pas seulement pour les qualités du
corps qu'on aime quelqu'un, mais aussi pour ses qualités intellectuelles.
Seulement, la même question se repose alors. On peut toujours se demander si
c'est bien soi-même qui est aimé à travers les qualités intellectuelles que
sont « le jugement », c'est-à-dire ici le bon sens, voire la
sagesse, ou « la mémoire », qualités qui peuvent, comme la beauté
du corps, expliquer qu'on m'aime. Même lorsque le moi est aimé sincèrement, c’est-à-dire
non plus pour sa beauté, son apparence (qualités qui pourraient passer comme
des qualités superficielles dévoilant un attachement futile), mais pour des
qualités plus authentiques (le « jugement », la
« mémoire ») exprimant la personnalité réelle du sujet, sa valeur
intrinsèque, même dans ce cas, ce n’est pas le moi en tant que tel qui est
aimé.
En effet, je peux cesser d'être beau
et, à cause de cela, d'être aimé, je peux perdre mes facultés
intellectuelles, du fait de la paresse ou de la vieillesse par exemple, et
ainsi perdre l'amour qui avait ces facultés pour cause. La vieillesse suffit
à montrer ce dépérissement inéluctable des facultés (exemple de la maladie
d’Alzheimer). De sorte que ce n'était pas moi qui étais aimé à travers mes
facultés, puisqu'on a cessé de m'aimer lorsque ces qualités ont disparu,
alors que je suis toujours le même. Comme l’amour, le moi n’est pas seulement
haïssable, il est modifiable, périssable. A la limite, il n’y a même pas
besoin d’évoquer le spectre de l’accident corporel ; pour l’âme comme
pour le corps, l’habitude suffit, avec le temps…C’est ce que dit Pascal dans
un autre texte des Pensées :
« Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois
bien : elle n’est plus la même ni lui non plus » (B123).
La signification de ce passage est donc d'étendre à l'esprit
ce qui avait été dit du corps : tout comme notre corps, notre esprit ne se
réduit pas à l'ensemble de ses caractéristiques puisqu'elles peuvent durer moins
longtemps que lui. C'est pour cela que ce n'est pas moi qu'on aime, si par
« moi » on entend non pas la liste de mes caractéristiques ou de
mes qualités, mais cette "chose" qui possède ces caractéristiques
sans s'y réduire et qui dure plus qu'elles. De même, lorsque j'aime
quelqu'un, si ce que j'aime ce sont ses déterminations, ses caractéristiques,
alors je n'aime pas l'autre en tant qu'il est un autre « moi ».
La question que soulève Pascal ne
semble donc pas porter sur le sujet qui aime (le propos de ce texte n’est pas
psychologique), sur sa sincérité : Pascal ne nie pas que l’amour puisse
exister, que celui qui aime soit sincère ; Pascal ne dénonce pas
l’hypocrisie, l’égoïsme, la futilité de l’amour, auquel cas son propos serait
celui d’un moraliste ; il s’interroge plutôt sur la nature du moi (son
propos est davantage celui d‘un métaphysicien que d’un moraliste ou d’un
psychologue). Mais alors la même question revient toujours (ce texte donne le
vertige) : non plus seulement : qu’aime-t-on réellement ?,
mais : qu’est-ce que le moi ?, sous la formule nouvelle :
« Où est donc ce moi ? ». On voit que c’est précisément la
question « M’aime-t-on moi ? » qui permet de faire le lien
entre les deux problèmes, celui du moi et celui de l’amour. La deuxième sous-partie
du second paragraphe va donc s’attacher à la recherche – tout aussi vaine que
la première – d’un lieu du moi.
La question : « Où est donc
ce moi ? » révèle un agacement, une angoisse. Le lecteur est pris
dans un tourbillon de questions sans réponses. Quelle est cette "chose"
qu'on appelle "moi" justement ? Qu'est-ce que je crois aimer
lorsque j'aime une personne et que je voudrais qu'on aime quand on m'aime ?
Le moi, c'est-à-dire ce que je suis en propre, et tant que j'existe, qu'est -
il ? Pascal pose autant la question qu'il y répond : puisque je ne suis ni
mes caractéristiques physiques, ni mes caractéristiques intellectuelles, mais
précisément l'être qui possède ces caractéristiques et qui peut les perdre
sans se perdre, ce n'est pas en elles qu'on pourra me trouver moi. Ces
caractéristiques m'appartiennent mais je ne m'y réduis pas : je peux
être beau, ou laid, je ne suis pas le beau, ou le laid. Le moi est ce qui se
tient sous ses caractéristiques, comme le corps se tient sous le vêtement
sans se confondre avec lui (d’où l’adage : « l'habit ne fait pas le
moine »). Dit dans le vocabulaire de la métaphysique, le moi est une
substance.
Pour étayer cette thèse, Pascal va
plus loin encore dans le troisième mouvement de ce deuxième paragraphe. Le
texte agit de manière radicale comme une régression à l'infini vers l’essence
introuvable du moi, selon un effet de focalisation cher à l’écriture
pascalienne : " Et comment aimer le corps
ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi,
puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une
personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut,
et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des
qualités. " Pascal, par un raisonnement implacable, établit que
l'amour ne saurait avoir pour objet le moi en tant que tel, c'est-à-dire
distinct des qualités physiques et intellectuelles. On ne peut pas aimer un
corps ou une âme indépendamment de leurs caractéristiques, de leurs
déterminations. L'amour ne porte que sur des objets aimables en eux-mêmes et
pour être aimable, un objet doit avoir certaines caractéristiques, répondre à
certaines exigences, certaines attentes. On n'aime pas n'importe quoi chez
les autres. Si l’on pouvait aimer un objet sans qualités, le moi serait sauvé
en quelque sorte, puisque le sentiment amoureux nous permettrait
d’appréhender le moi profond, authentique, en deçà de ses attributs qui sont
toujours peu ou prou le fruit du regard des autres, des jeux de miroir par
lesquels chacun tente de ravir la reconnaissances des autres.
Aimer une âme (ou un corps) sans
tenir compte de ses caractéristiques, sans y prêter attention, comme une âme
indéterminée, anonyme, impersonnelle, abstraite, en un mot une simple
substance, c'est non seulement impossible, mais encore injuste. Impossible
d’abord : on ne peut vraiment
aimer une âme sans la connaître, indépendamment de ses caractéristiques, de
ses défauts et de ses qualités, ou aimer un corps sans formes ni
contours ; l'amour n'est pas indifférent à ses objets, il ne naît qu'en
présence d'objets ayant des caractéristiques précises. Pascal ajoute ensuite
qu’il serait injuste d’aimer un être éthéré, dépouillé de
qualités : même si l’on supposait
qu'on puisse malgré tout aimer une pure âme indépendamment de ses attributs
(ce que l’on appelle communément « l’amour platonique »), cela
reviendrait à prendre le risque d'aimer un être qui n'a rien d'aimable, de
priser un être qu'on devrait mépriser ; on n’aimerait finalement
n’importe qui, dans la mesure où ce sont bel et bien les traits
psychologiques – les qualités, les défauts au sens moderne - qui permettent
de distinguer une personne d’une autre ; la valeur intellectuelle et
morale d’un individu n’aurait aucun intérêt, ce qui reviendrait à mettre sur
le même plan les qualités, les défauts, les vices, les vertus.
En affirmant qu’il est doublement
impossible et injuste d’aimer quelqu’un indépendamment de ses qualités,
Pascal dévoile ainsi une double illusion : celle qui consiste à croire
que par les qualités il est loisible de saisir le moi essentiel ; celle
également qui voudrait faire abstraction des attributs, par un élan de pureté
ou par une quête naïve d’authenticité. D’où la conclusion à laquelle Pascal
aboutit le deuxième paragraphe : " On
n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. " Le
moi de celui ou de celle qu'on aime reste étranger à l'amour qu'on croit lui
porter. Ce qu'on aime, c'est par exemple le courage, la beauté ou
l'intelligence, mais pas le moi de la personne qui possède ces qualités au
moment où on la rencontre. L'autre n'est que le point de rencontre de ce que
j'aime, mais en lui-même, comme substance, il n'a rien d'aimable. Tant qu'il
possède les caractéristiques qui nous plaisent, on pensera l'aimer, mais
sitôt qu'il les perdra, l'amour disparaîtra. Le moi n'est pas l'objet de
l'amour, il est ignoré de l'amour. Son objet, c'est ce qui se trouve à
l'extérieur du moi, ce qui provisoirement gravite autour de lui sans jamais
se confondre avec lui. Si le moi est proprement insaisissable, il semble
n’être personne, puisqu’en l’aimant, « on n’aime personne, mais
seulement des qualités ». « Personne » signifie ici la
nullité, la vacuité, l’absence d’être. Le moi n’est peut-être rien, ou
presque rien : que l’illusion d’être quelqu’un. Et l’amour n’est
personne : s’il est sûr qu’on aime, puisque le sentiment peut être
sincère et profond (encore une fois, Pascal ne nie pas l’authenticité, du
point de vue du sujet, du sentiment amoureux), l’objet de cet amour est
pourtant insaisissable.
Le raisonnement de Pascal repose donc
tout entier sur une contradiction indépassable : ou bien j’aime
quelqu’un pour son apparence (la beauté physique – premier paragraphe), et je
ne sais pas qui il est en son essence ; ou bien j’aime quelqu’un en son
essence (les qualités intelectuelles – deuxième paragraphe), et je ne l’aime
donc pas vraiment, car je ne puis connaître de lui que son apparence. Si
j’aime, j’aime cet homme ou cette femme, mais qui est-il, qui est-elle, en dehors
d’ici et maintenant ? Nous nous trouvons ainsi en présence d’une
« situation limite » : « Qu’est-ce qu’aimer quelqu’un,
sinon aimer ses attributs que nous admirons, mais qui sont éphémères et qui, par conséquent, ne le constituent
pas vraiment ? » (Jean Brun, La
philosophie de Pascal). Cette « situation limite » s’exprime
chez Pascal par les termes de « substance » et de
« qualités » (à prendre ici au sens d’attributs, d’accidents, de
déterminations concrètes de la substance) : les qualités sont périssables,
et donc l’amour n’est pas durable ; la substance est certes durable,
mais alors ce n’est pas de l’amour. Autrement dit, on n’aime jamais
quelqu’un, on aime quelque chose en quelqu’un. On aimerait une personne, on
n’aime personne.
Le lecteur, fatigué par cette
construction vertigineuse, aimerait se reposer et trouver enfin une terre
ferme, celle du moi précisément. Or, le troisième paragraphe nous invite à
renoncer à cette illusion paresseuse. Si nous n’aimons personne, c’est que
nous sommes tous des personnages et que nous n’aimons précisément que des
personnages. Il faut en prendre son parti. Les dernières lignes du texte
opèrent un glissement inattendu de l‘amour à la politique qui nous est
présenté comme une conclusion logique (« Qu’on ne se moque donc
plus… »). Le scandale que dévoile cette dernière partie est qu’il y a au
fond la même quantité d’apparence dans les robes des magistrats, les soutanes
des médecins et les bonnets des docteurs, que dans les qualités physiques de
l’autre, et même ses qualités intellectuelles.
Pascal montre d’abord qu'une moquerie
courante est sans fondement : " Qu’on ne se
moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices,
car on n’aime personne que pour des qualités empruntées."
Les charges et les offices désignent ici des métiers
comme celui de notaire, d'huissier, de médecin et, par le passé, de juge, de
parlementaire qui donnent à ceux qui les exercent une responsabilité dans la
conduite des affaires publiques. Il est en effet assez courant de se moquer
de ceux qui veulent qu'on les admire, qu'on les aime parce qu'ils ont des
responsabilités ou par extension parce qu'ils ont des titres, des diplômes…
On se moque de cette aspiration parce qu'on estime que ces responsabilités ne
justifient pas qu'on les aime puisqu'elles ne disent rien de leurs mérites
propres, de leur valeur et de ce qu'ils sont en eux-mêmes.
Or, cette moquerie est vaine, nous dit Pascal : « Ceux qui
se font honorer pour des charges et des offices » ont certes des
« qualités empruntées » (des attributs, des caractéristiques, des
titres artificels, conférés par la société, des qualités extérieures et
nécessairement éphémères), mais le problème est bien qu’il n’y a que des
qualités empruntées. Les grands ne
vivent que par les effets. L’habit, l’apparat, le symbole, constituent une
force incontestable qui suscitent la fascination et la crainte. Le peuple y
croit, tant pis ou tant mieux pour lui ; les demi-habiles se moquent des
grands, à tort car ils ne voient pas la nécessité de jouer avec
l’apparence ; les habiles, au contraire, ont bien compris le dessous du
jeu, respectent les grands (songeons aujourd’hui à l’apparat médiatique sans
lequel aucun homme politique ne « passe »). En somme, vouloir être
aimé pour ses responsabilités, sa fonction, sa profession n'est pas moins
absurde que vouloir être aimé pour ce qu'on est en soi-même. Une profession
est aussi empruntée, c'est-à-dire étrangère à ce que nous sommes en
nous-mêmes, qu'une caractéristique physique ou intellectuelle. De ce point de
vue, être aimé pour sa fonction, c'est comme être aimé pour la beauté de son
corps ou l'intelligence de son esprit : ce n'est pas nous qui sommes aimés,
mais des caractéristiques extérieures.
Ce passage laisse entendre que si la
recherche des honneurs est légitime et inhérente à la condition humaine,
c’est que nous aimons des personnages, c’est-à-dire des masques ou plutôt des
rôles. Chacun se compose pour lui-même un personnage idéal et s’invente des
divertissements pour fuir l’absurdité de l’existence humaine
(l’insaisissabilité du moi est un aspect de cette absurdité). Nous
recherchons les honneurs parce que nous ne pouvons aimer que des qualités.
Aussi oeuvrons-nous en permanence pour soigner ces qualités, trouver des
adulateurs, éveiller l’amour dans le coeur d’autrui, sinon nous ne serions
jamais aimés et n’attirerions jamais l’attention d’autrui. Les relations
intersubjectives sont tissées de ces jeux de regards et de séduction, par
quoi nous faisons tous semblant d’être quelqu’un, de remplir, par la comédie
sociale, notre propre vide intérieur. Tel Narcisse, nous jouons tous un rôle,
et autant de rôles différents que nous fréquentons de gens différents !
Rôles illusoires qui sont notre seule réalité, de sorte que le moi ne serait
que l’illusion de soi.
PARTIE REFLEXIVE
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En soutenant que nous ne sommes
jamais aimés en nous-mêmes, mais que nous le sommes toujours pour les
caractéristiques que nous possédons, Pascal peut donc soutenir qu'il n'y a
rien de ridicule ou de choquant à vouloir être aimé pour ce qu'on n'est pas.
Cette conclusion, aussi surprenante qu'elle puisse sembler, n'est qu'une des
conséquences remarquables de sa thèse. Cette thèse repose sur la
distinction entre le moi - la substance - et les qualités qui nous
appartiennent mais qui ne sont pas tout ce que nous sommes.
Pascal ne nie pas que l’amour existe,
mais s’interroge, nous l’avons vu, sur l’objet qui est aimé. Ce texte
s’inscrit, semble-t-il, dans toute une tradition philosophique qui dénonce
les illusions de la conscience, la vanité ou l’inanité du sujet qui n’est que
l’illusion de soi. Dans De la nature
des choses, Lucrèce, reprenant le mythe originaire de Narcisse qui n’aime
qu’une image, affirme que l’amoureux ne chérit jamais que des
simulacres : aimer quelqu’un, c’est, en réalité, aimer l’image qu’on
s’en est faite, image toujours déformée, embellie par nos rêves, nos
fantasmes, nos désirs, notre imagination, de sorte que l’amour, en sa
composante passionnelle notamment, est fondamentalement idolâtre. Contre
Descartes toujours, et l’évidence du cogito
chère à notre édifice spirituel occidental, le moi se donne à penser
comme lieu introuvable, comme moi insaisissable, et non plus comme union de
l’âme et du corps. Ce texte a incontestablement des résonances
bouddhistes : le bouddhisme nous enseigne que notre propre existence est
non seulement impermanente, instable, en constant déséquilibre, mais encore
composée et conditionnée, et tout élément conditionné naît, se transforme et
meurt ; notre personnalité propre est anatman, « non-soi », et non une substance unique et
indépendante, divine et immortelle (atman) ;
le « non-soi » ne résulte que de la coalescence provisoire des cinq
agrégats d’existence (skandha) - la
corporéité, la sensation ou le sentiment, la perception, les constructions
mentales, la conscience ; le moi est donc, comme le confirme Pascal,
inconsistant, impossible à saisir, impermanent et de ce fait douloureux.
Pascal ne va pas toutefois jusqu’à
nier l’existence du moi, quand bien même il serait illusoire et
insaisissable. L’insaisissabilité en question n’est peut-être pas tant liée à
l’impermanence bouddhiste qu’à la détresse et l’absurdité de l’existence
humaine coupée de Dieu et livrée à l’angoisse du divertissement. Il faut bien
qu’un salut reste possible (Dieu), si le moi est « haïssable » (Pensées, 597-455) et s’il « faut
n'aimer que Dieu et ne haïr que soi » (ibid., 373-476). En dernière analyse,
le pessimisme pascalien recèle peut-être une autre dimension positive,
apologétique. Affirmer qu’on ne connaît pas le moi, qu’on ne connaît pas
l’amour, cela signifie aussi, dans la perspective de Pascal : l’amour
n’est pas de l’ordre de la connaissance, le coeur n’est pas de l’ordre de la
raison. Il y a justement les « vérités du coeur », qui sont celles
de la religion. Le texte nous révélerait alors cette vérité profonde :
le moi est objet du regard, il n’est pas le je intérieur de la tradition classique ; il y a donc
possibilité d’amour et non connaissance ; or l’amour humain est
impossible ; d’où la nécessité de l’amour divin.
C’est précisément cette thèse qui est problématique, comme le souligne
Merleau-Ponty dans un texte célèbre (Le primat
de la perception et ses conséquences philosophiques, Verdier, 1996, pp.
70-71). La conception pascalienne de l'amour est présentée par Merleau-Ponty
comme la figure emblématique du solipsisme pessimiste dont l'erreur
magistrale est à chercher du côté d'une conception analytique de la
perception. La thèse de Pascal affirme, nous l’avons vu, l'impossibilité
d'aimer une personne dans son unité et ne reconnaît qu'à Dieu la capacité de
m'aimer pour ce que je suis. La perception d’autrui est ainsi réduite à une
collection de qualités menues et naturellement éparses (thèse
intellectualiste qu’on retrouve chez Descartes). La personne, la substance
sont absentes derrière les qualités ou les sensations, ce qui condamne le
sujet perçu à une extériorité superficielle qui l'enclôt en son for
intérieur, le rend insaisissable au regard d'autrui. La subjectivité se paie
ici d'une solitude ontologique, c'est-à-dire d'une incommunicabilité radicale
avec les autres consciences. L'exemple de l'amour pourrait valoir pour tout
sentiment et illustre surtout le caractère illusoire des relations
interpersonnelles qui renvoie lui-même à la condition pécheresse de l'homme.
Le désenchantement pascalien porte sur l'incapacité que nous aurions, nous
les hommes, dans nos relations mutuelles, à trouver l'unité de l'être et du
paraître, à accéder à l'intériorité subjective que nous ne pouvons percevoir
que sur le plan d'une extériorité aliénante.
D’après Merleau-Ponty, le tort de Pascal est de dévaloriser à l'envi
les relations humaines pour mieux valoriser la relation à Dieu. Pascal ne
peut appréhender la relation intersubjective en terme positif parce qu'il
fragmente l'expérience perceptive en qualités hétérogènes. Or, Pascal ne voit pas que sa recherche de
" l'absolu ", c'est-à-dire de la transcendance divine, qui
l'autorise à se gausser de l'humaine condition et à désespérer de l'homme,
est déjà engagée dans notre vécu: l'absolu que cherche Pascal " au-delà
de notre expérience est impliqué en elle " (Merleau-Ponty, op.cit.). La
quête de l'absolu divin est une transposition altière de la transcendance
déjà à l'oeuvre dans la perception. Le fait que la perception nous propulse
naturellement vers autrui dévoile la présence de l'absolu dans notre vécu le
plus fruste, implication qui atteint son apothéose dans le sentiment
amoureux.
En parlant de la « hardiesse de
l’amour », Merleau-Ponty souligne qu’on ne peut certes aimer sans
qualités (cela serait d'ailleurs injuste, comme le signale Pascal lui-même)
mais qu’on aime toujours au-delà des qualités. L'expérience amoureuse est
révélatrice d'une altérité irréductible inscrite dans la chair même des
relations humaines. Qu'est-ce qu'une relation, en effet, sinon une tension
subtile entre l'identité et la différence, la ressemblance et la divergence,
la présence de l'alter ego et son infinie distance – distance au sein même de
la proximité et proximité dans l'être même de la distance. Si la réciprocité
amoureuse est éminemment ambiguë, aimer consiste précisément à prendre des risques,
à assumer cette part irréductible d'altérité et de transcendance qui n'est
pas sans souffrances et sans désillusions. La hardiesse de l'amour n'est
autre que la confiance, la foi en l'homme, le postulat pratique d'une
disponibilité ontologique à l'autre qui s'inscrit sur fond d'une même
expérience vécue, d'une même relation charnelle au monde. La foi en la
réciprocité s'enracine d'abord au niveau du corps. Du coup, l'espérance d'une
saisie transparente d'autrui n'est pas de mise ; il convient de ne pas
le déplorer puisque c'est justement cela même qui rend possible la relation.
Contre Pascal donc, la relation intersubjective est comprise ici en
termes d'inachèvement et d'élan vers un absolu qui n'est pas à chercher dans
un arrière-monde mais dans l'immanence perceptive et corporelle, laquelle
fonde précisément la possibilité d'une communication avec autrui. L’amour
nous reconduit à la distance ontologique de l'autre qui, loin d'instruire la
misère de l'homme sans Dieu, nous voue au désir, à l'inquiétude, à la
tendresse, à la quête de l'absolu, c'est-à-dire de la présence en tant que
modalité de l'absence. La question de la nature du moi, soulevée par Pascal,
cesse par là même d’être aporétique, si le moi ne se définit plus par la pure
intériorité, la saisie réflexive et transparente de soi, mais par l’élan vers
l’autre et le monde, par la relation, par la transcendance dans l’immanence.
CONCLUSION
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A la question de savoir si nous sommes
aimés en nous-mêmes, ou si ce sont seulement les qualités périssables que
nous possédons qui sont aimées, Pascal répond que ce sont ces qualités, et
non le moi, qui sont l'objet de l'amour. Cette réponse, il la fonde sur la
distinction entre la substance qu'est le moi et les qualités qu'il peut avoir
: seules les qualités sont aimables ; or, le moi leur est étranger parce
qu'il dure, tandis que les qualités sont évanescentes ; ce n’est donc
pas le moi en tant que tel qui est aimé. Le moi est insaisissable et n’est
que l’illusion d’être quelqu’un, si l’amour n’est personne et si nous
n’aimons que des personnages. C’est dire qu’il n’y a rien en nous à aimer,
sinon des qualités qui sont en moi cette part d’extériorité qui me rend
proprement insaisissable.
Le lecteur est mis, dans ce texte,
face à de multiples déplacements qui donnent un effet de vertige : du je cartésien au moi, d’un lieu
possible du moi (le corps, l’âme) à son « non-lieu », de l’amour à
la politique et, sans doute, en filigrane, de l’homme à Dieu vers lequel ce
texte nous guide implicitement. Le moi n’est pas une fin en soi, car la seule
fin en soi, c’est Dieu. Si cette thématique du moi insaisissable et illusoire
est une constante dans l’histoire de la philosophie, on peut se demander, à la
suite de Merleau-Ponty, si elle ne reconduit pas toujours au même
désenchantement pessimiste, à la même incapacité de penser la relation à
l’autre en termes d’inachévement, d’échappement, de promesse, de risque. Pour
rendre à l’amour toute sa part de hardiesse et de beauté, il convient de
penser la subjectivité autrement que ne le fait Pascal qui réduit le moi au
problème du rapport entre la substance et ses qualités. « On mesure la
hardiesse de l'amour, qui promet au-delà de ce qu'il sait, qui prétend être
éternel alors que peut-être une maladie, un accident, le détruira…Mais il est
vrai, dans le moment de cette promesse, que l'on aime au-delà des qualités,
au-delà du corps, au-delà des moments, même si l'on ne peut aimer sans
qualités, sans corps, sans moments » (Merleau-Ponty, op.cit.).
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