LE POSSIBLE
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La notion de possible se prend en trois acceptions principales : est possible, en premier lieu, ce qui n'est pas mais qui pourrait être. En ce sens, le possible s'oppose au réel, si l'on entend par "réel " cela même qui est donné dans une expérience et qui n'est pas seulement à l'état imaginaire, contrairement au fictif, au virtuel, au projet, voire à l'éventualité. L'impossible désigne alors soit ce qui, par nature, ne saurait être promu au rang de réalité, soit ce qui s'avère irréel momentanément ou provisoirement. Le possible signifie également ce dont l'existence n'implique pas contradiction et s'apparente ainsi à l'essence et à la définition, par distinction d'avec le contingent. Le possible, enfin, caractérise ce qui ne contredit pas les lois de la nature, différent en cela du miracle, par exemple.
Ces significations nous orientent vers une triple problématique ontologique (le rapport entre le possible et le réel, l'essence et l'existence), épistémologique (la question de la représentation et de la connaissance) et pratique (la question morale du permis et celle, technique, du réalisable). En effet, l'idée de possible, qui s'offre dans un nombre considérable d'expressions témoignant de son extraordinaire polyvalence, recoupe à la fois ce qui est concevable ou représentable et, sur un plan pratique, ce qui est autorisé et susceptible de réalisation. On peut envisager le possible comme une réalité en puissance, le réel possédant alors une prééminence par rapport au possible qui désigne un non être. Dans une perspective inverse, le possible prévaut sur le réel qui n'en est qu'un réarrangement, de sorte que du réel sont exclus le hasard et la contingence. Mais le possible peut incarner la dimension du projet libre, de l'avenir, de l'action, plutôt qu'un déploiement de ce qui existe déjà. Le possible : un non être, une moindre réalité ou bien ce qui excède la réalité, la révèle, voire l'accomplit ? Le possible ne désigne-t-il pas une " création continue d'imprévisible nouveauté " (Bergson, La pensée et le mouvant) et, à ce titre, une dimension fondamentale de l'action et de la liberté ?
Envisageons d'abord l'idée de possible dans son acception la plus évidente : ce qui n'est pas mais qui pourrait être. L'expression " c'est possible " indique une réalité virtuelle qui ne demande qu'à s'actualiser et qui relève de la volonté, du souhait, du projet, du rêve. Une chose est possible en ce sens qu'elle est susceptible de se réaliser mais qu'elle n'est pas pour autant entièrement certaine. Le possible désigne la puissance d'être, l'aptitude, ce qui n'existe pas encore de facto ou reste à l'état de projet, de désir (exemples du velléitaire, de l'utopiste). Le possible se distingue du réel, de l'existence, de l'actuel qui ont comme caractéristiques d'être l'objet d'une expérience, tandis que le possible concerne essentiellement ce qui est conçu ou représenté. D'où la distinction
qu'opère Kant, dans La critique de la raison pure, entre cent thalers réels et cent Thalers possibles : l'existence n'est pas un concept, ce n'est pas l'attribut d'une essence. Conceptuellement, il n'y a certes pas de différence entre cent thalers en pensée et cent thalers réels, mais dans un cas cette fortune n'existe pas, dans l'autre elle existe.
Si le possible signifie seulement une aptitude, on comprend que le réel puisse posséder une incontestable supériorité sur le possible. Alors que ce dernier figure ce qui est éventuel et contingent, le réel est tout entier du côté du nécessaire. Qu'est, en effet, une possibilité, sinon cela même qui pourrait très bien ne pas être. L'existence et la non existence constituent deux modalités du possible, tandis que l'existence est une donnée nécessaire du réel (pour qu'une chose soit réelle, encore faut-il qu'elle existe ou qu'elle ait existé). Or, une chose peut tout à fait être possible sans pour autant exister, comme on le voit dans la fiction.
Le possible est envisageable également en tant que matrice du réel, ce qui nous oblige à opérer une distinction entre deux sortes de possibles – possible antérieur et possible postérieur -, distinction qui est sous-tendue par une certaine conception du temps et de la causalité, c'est-à-dire par une problématique ontologique et épistémologique.
Le possible est antérieur lorsque de lui émane le réel : n'est réel, en effet, que ce qui a d'abord été possible. Dans ce cas, le présent (le réel) est déjà virtuellement contenu dans le passé (le possible), de sorte que le réel n'est que le déploiement du possible. Le passé est gros du présent et de l'avenir, de même qu'entre la cause et l'effet existe une relation nécessaire. Cette perspective déterministe exclut du réel la contingence et le hasard, comme on le voit dans L'Ethique de Spinoza. Si tout est nécessaire, tout ce qui existe est prévisible et le possible désigne précisément ce que l'on peut anticiper.
La notion de possible possède une incontestable fécondité épistémologique puisqu'elle semble au fondement même de la démarche scientifique. En effet, si le possible est le prévisible, la science se voit confiée la tâche de prévoir, à partir de la loi de production d'un phénomène, l'expérience ultérieure du même phénomène, de sorte qu'une continuité est postulée entre le possible et le réel. Le possible est enclôt dans des lois strictes et rigoureuses dont la connaissance autorise l'anticipation, c'est-à-dire la maîtrise rationnelle et technique du réel. La notion de prévision, au fondement de celle de loi physique, pose qu'il est possible de formuler un lien tel qu'une ou plusieurs causes étant données, tel effet s'ensuit nécessairement. Cette conception déterministe s'oppose aux relations de causalité dues au hasard ou à la liberté. L'ensemble du réel est ainsi envisagé comme un système de causes et d'effets nécessaires, y compris les faits qui paraissent de façon illusoire relever de la liberté ou de la volonté.
Dans l'autre cas, celui du possible ultérieur, ce dernier excède le réel, le révèle, le déploie, voire l'enrichit. Ici le champ du possible dépasse infiniment celui du réel. A l'inverse de la démarche déterministe, le possible est envisagé comme la dimension du temps créateur, ouvert sur l'avenir. Le présent n'est plus façonné par un passé donateur d'être et de signification, il possède une richesse et une spécificité irréductibles qui autorisent l'innovation et le projet libre.
Ainsi se déploie une première signification du possible, lourde de présupposés philosophiques: le possible comme potentialité d'être et comme déploiement d'une certaine temporalité où le rapport entre le passé, le présent et l'avenir est diversement apprécié: valorisation du passé dans le cas du déterminisme, le réel étant déjà contenu dans le possible; valorisation de l'avenir dans le cas d'une philosophie de la liberté et du projet, le possible émanant au contraire du réel. La notion de possible prend sens à l'intérieur d'une réflexion ontologique et épistémologique où le problème de la connaissance et de la représentation est défini sur le plan de l'être et de l'objet. Mais la notion de possible signifie aussi ce dont l'existence n'implique pas contradiction. Dans cette deuxième acception, l'idée de possible est de l'ordre du jugement et il convient alors d'envisager les conditions de possibilité du possible lui-même.
En premier lieu, comme le montre Leibniz, l'idée de possible recoupe celle d'essence et de définition. La caractéristique de l'essence est précisément qu'elle exclut toute contradiction en son sein. Une chose n'est, en effet, possible que si elle s'avère non contradictoire. Et qu'est une définition, sinon l'accord entre la chose et ce qui la rend possible. Ici le possible – l'essence – prévaut sur l'existence ou le réel. L'impossible, au contraire, incarne ce qui est proprement inconcevable, ce dont l'existence implique contradiction. Le possible, c'est aussi ce qui nécessite une preuve, comme on le voit avec l'argument ontologique relatif à l'existence de Dieu : cette dernière est contenue analytiquement dans le concept de Dieu; l'existence, en sa qualité de perfection, est déduite de l'essence de Dieu, c'est-à-dire de sa possibilité. Leibniz pense que le réel existant se déduit du possible. Il existe certes une infinité de mondes possibles, mais Dieu, dans sa perfection, n’a pu créer que le meilleur, le nôtre. Ce monde réalise un maximum de diversité pour un minimum de désordre. De sorte que la création des existants par Dieu relève d’un choix rationnel, guidé par le souci de l’harmonie. Dieu existe donc nécessairement s’il est possible. La notion de possible s'inscrit ici dans une problématique ontologique et morale qui renvoie à la question de la Théodicée, c'est-à-dire de la justification du mal.
Or, Leibniz articule étroitement le plan ontologique et le plan épistémologique : le possible figure une modalité de l'être et de la connaissance. La notion de possible revêt une signification ontologique, en ce sens que le possible est un prédicat de l'être. C'est également une proposition, un jugement qui possède une valeur objective. Leibniz définit les conditions de possibilité du possible qui sont de deux ordres. C'est d'abord la " compossibilité " logique qui définit le possible, c'est-à-dire la non-contradiction interne – la nécessité. C'est ensuite la "compossibilité" réelle : est possible une chose qui possède une réalité objective, qui s'intègre dans un monde possible, c'est-à-dire dont l'existence n'est pas empêchée ou exclue par une autre chose. Ici l'essentiel concerne l'accord avec les conditions mêmes de l'expérience. Le critère de la possibilité est donc, pour une chose, l'absence d'obstacle interne et externe.
Aussi la notion leibnizienne de " compossibilité " logique et réelle est-elle sous-tendue par un postulat rationaliste qui conçoit la réalité comme un système unifié et rationnel de part en part (principe de raison suffisante). Le réel, en effet, est déjà tout entier contenu dans l'essence puisqu'il n'est autre que le fruit d'un calcul divin qui, au sein d'une multiplicité de choix possibles,
a opté pour le meilleur d'entre eux. L'essence, le possible préexistent au réel qui n'est autre qu'une essence en acte. Le possible est l'essence en puissance. La réalité se réduit au concept et à la représentation, ce qui est une autre manière de réduire la contingence du réel et le hiatus entre le sujet et l'objet, au fondement de l'idée même de représentation.
On le voit également chez Platon où le possible possède une supériorité sur le réel puisqu’il constitue la nature permanente et universelle d’une chose. L’existence appauvrit l’essence, le passage du possible à la réalité constitue une déchéance. Le possible, c'est aussi la dimension des projets, des espoirs qui sont riches en comparaison de nos réalisations effectives. Ne pouvoir être qu'une chose à la fois, voilà le drame de l'existence et on comprend dès lors qu'on puisse la considérer comme une dégradation au regard du possible lui-même.
Au contraire de Leibniz, Kant, en rupture avec toute l'ontologie classique, qualifiée de dogmatique, fait du possible une modalité du jugement et non de l'être (Critique de la raison pure, Analytique transcendantale). On sort ainsi d'une problématique ontologique, la notion de possible étant désormais envisagée dans une optique essentiellement épistémologique, celle des conditions et des limites de la connaissance.
Est possible, en effet, ce qui s'accorde avec les conditions mêmes de toute expérience : les formes a priori de la sensibilité (l'espace et le temps) et de l'entendement (les catégories). Kant range la notion de possible dans la catégorie de la modalité qui concerne non le contenu de la proposition en tant que tel mais son mode d'énonciation (la copule). Trois modes de jugement peuvent ainsi être distingués : problématique (le possible, l'impossible), assertorique (le réel, l'irréel), apodictique (nécessaire, contingent). Du coup, est impossible ce qui dépasse les bornes de l'expérience phénoménale. Kant distingue ce qui relève de la pensée et de la connaissance. La chose en soi est certes impossible puisqu'elle se situe au-delà de toute expérience possible, dans un au-delà concevable mais proprement inconnaissable (Analytique transcendantale). Elle n'en est pas moins pensable (Dialectique transcendantale), dans la mesure où elle peut renvoyer à un besoin de la raison dans sa double dimension théorique et pratique.
Kant souligne par là même l'irréductibilité de l'existence au possible, c'est-à-dire au concept, en distinguant le possible en soi et le possible pour nous. Une chose est possible pour nous dès lors qu'elle est en accord avec les conditions phénoménales de toute connaissance. Le possible c'est le connaissable. Mais ce qui est impossible au regard des modalités subjectives de notre connaissance n'est pas pour autant inconcevable du point de vue de l'entendement divin, de l'Absolu.
D’où la critique kantienne de la preuve ontologique de l'existence de Dieu qui consiste à montrer qu'on ne peut pas passer de façon déductive du possible au réel. Le réel, entendu comme ce qui existe, ne désigne rien d'autre que la position de la chose. Que Dieu soit absolument, qu'il existe en somme, cela n'est nullement contenu dans la proposition " Dieu est tout-puissant ". L'existence d'un objet ne peut être établie que par la perception, c'est-à-dire l'expérience phénoménale. Cette dernière, par sa structure, ne nous présente que des existences dépendantes, enchevêtrées les unes aux autres, conditionnées. L'inconditionné - l'Absolu - ne peut jamais apparaître dans l'expérience. Or, si Dieu existe, son existence est nécessairement inconditionnée. Cette existence ne pourra alors jamais être prouvée. Kant va ramener l'idée de Dieu à un simple idéal, une idée de la raison exprimant un besoin d'inconditionné, enraciné dans la raison. Cette idée a une fonction régulatrice : inciter l'entendement à aller plus loin dans l'unification des lois de la nature. Dieu couronne la connaissance humaine seulement à titre d'Idée, et non comme objet supra-sensible que nous pourrions connaître. C'est par une illusion que l'Idée de Dieu est hypostasiée en existence.
Il y a donc une hétérogénéité radicale entre l'ordre du possible et celui du réel, le premier renvoyant à une modalité du jugement, tandis que le second concerne une position d'existence. La prééminence du possible sur le réel relève d'une illusion transcendantale qui consiste à faire un usage constitutif de l'idée de possible en lui attribuant la catégorie de la substance. La raison outrepasse les limites de l'expérience sensible et, en prétendant atteindre une réalité en soi, dérive vers le dogmatisme.
On peut aussi, à la façon de Spinoza, dans une perspective moniste et déterministe, considérer la notion de possible comme relevant d'une illusion anthropomorphique. En effet, le possible ne désigne plus le nécessaire mais le contingent, dans la mesure où n'est réel que ce qui est actuel. A proprement parler, une réalité potentielle ou virtuelle constitue une contradiction dans les termes. Un possible en puissance et non en acte est proprement inconcevable. Qu'est le possible ? Une chose dont l'essence enveloppe contradiction, résultant d'un défaut de connaissance, un rapport tronqué et inadéquat au monde, une incapacité presque pathologique à se satisfaire de la réalité telle qu'elle est. En ce sens, comme le montre Spinoza dans les Pensées métaphysiques, l'idée de possible s'apparente à celle de chimère, si l'on entend par là quelque chose dont la nature est contradictoire; si la chimère ne vient pas, par définition, à l'existence, c'est qu'elle est impossible, contradictoire. L'idée de possible sous-tend une distinction morale entre la sphère de l'idéal (la valeur) et celle du réel (le fait), le réel étant (d)évalué à l'aune de l'idéal. La notion de possible renvoie à la conception chrétienne d'un Dieu créateur qui du possible fait jaillir l'existence et à un postulat dualiste discriminant une réalité possible et une réalité actuelle.
Or, il s'agit là d'une illusion anthropomorphique qui consiste à forger la fiction du libre arbitre et de la finalité et à hypostasier cette illusion en un être transcendant, dont la volonté est à l'image de celle de l'homme. Et cette croyance illusoire au libre arbitre et à la finalité, au fondement de la notion de possible, est la source, selon Spinoza, de la servitude humaine. La négation de l'idée de possible qui est reléguée au rang d'une fiction permet à Spinoza d'articuler le plan ontologique et le plan éthique. L'unité de la réalité comme " Nature naturée " et " Nature naturante " fonde une éthique libérée de la crainte et de l'obéissance. La réalité est immanente, intérieure à notre monde, et donc toujours en acte. S'il n'existe aucune réalité transcendante, nous sommes intérieurs à l'Etre, et l'Etre est intérieur à ce monde-ci. Le Dieu-réalité n'est plus une personne, un créateur, un juge, un monarque, il n'est que le monde lui-même dans son infinité et son unité, c'est-à-dire la substance entendue comme le tout de la réalité. Cette philosophie de l'immanence débouche sur une éthique de la joie et de la béatitude qui fait de l'actualité du désir la source ultime et le but de l'action.
Au total, l'idée de possible, entendue comme essence non contradictoire, conduit tout droit à une dévalorisation du réel qui n'est autre qu'un être dérivé du possible. Cette définition repose sur un postulat rationaliste et dualiste qui établit une distinction entre l'ordre du possible et du réel, du nécessaire et du contingent, de la perfection et de l'existence. Il s'agit d'une optique créationniste qui tente d'abolir la contingence foncière du réel et sa dimension d'altérité. L'idée de possible n'est autre qu'une transposition dogmatique et anthropomorphique de la représentation dans le domaine des choses. Le possible désigne plutôt une modalité du jugement, et non de l'être, de sorte que la notion de possible prend essentiellement sa signification à l'intérieur d'une problématique épistémologique. Outre une fonction heuristique, la notion de possible ne possède-t-elle pas une valeur pratique ?
Nous avons vu jusqu'à présent se dessiner deux acceptions principales de l'idée de possible qui situent ce concept dans une perspective ontologique et épistémologique : le possible comme puissance d'être, virtualité, matrice du réel (optique créationniste, problématique du sujet et de l'objet, de l'essence et de l'existence); le possible également comme ce dont l'existence n'implique pas contradiction (optique logique ou épistémologique, problématique de la connaissance et de la représentation). Mais le possible n'est pas uniquement le concevable; c'est aussi le réalisable, c'est-à-dire ce qui est moralement permis ou que l'on a techniquement les moyens de produire. La notion de possible renvoie alors du côté de l'action, de la liberté, de la contingence, mais aussi des finalités pratiques, et non plus seulement de la représentation.
Dans La pensée et le mouvant (Le possible et le réel), Bergson dévoile l'illusion rétrospective qui préside à la notion de possible. " Mirage du présent dans le passé ", le possible désigne une catégorie ontologique fabriquée par l'intelligence, c'est-à-dire par la projection, dans le réel, d'un paradigme technicien qui l'appauvrit par là même, en niant la contingence, la profusion, la singularité de l'événement. La réalité se caractérise par la nouveauté permanente et l'imprévisibilité; au fur et à mesure qu'elle se crée, dans un processus incessant d'invention de formes inédites à partir d'éléments préexistants, l'image de cette réalité se réfléchit dans le passé; la conscience interprète de façon illusoire ce phénomène rétroactif et l'hypostasie en quelque sorte dans la catégorie du possible qui joue alors le même rôle que la notion d'identité chez Hume ou de substance chez Kant.
L'intelligence, en effet, pour les besoins de l'action et de la vie sociale, s'attache à ce qu'il y a de stable et de régulier dans le réel. Du coup, l'intelligence est incapable d'appréhender le fond
ultime des choses. La notion de possible est le fruit de ce que Bergson appelle une " angoisse métaphysique " qui est à l'origine des principaux concepts de la métaphysique traditionnelle (l'Etre, l'Un, la substance, etc.) et qui témoigne d'une difficulté majeure, pour la conscience humaine, d'accepter la dimension d'altérité, de contingence de la réalité, c'est-à-dire finalement le déchirement de la conscience et de l'être qui est au principe des grandes métaphysiques.
D'où l'idée que le possible est moins que le réel et que la possibilité des choses précède leur existence. La notion de possible est sous-tendue par l'idée que les choses seraient représentables par avance, qu'elles pourraient être pensées avant d'être réalisées, comme on le voit avec le déterminisme, conception qui tend à réduire la singularité de l'événement, qui enclôt l'originalité du présent dans un passé matriciel, le nouveau n'étant finalement qu'un " réarrangement d'éléments anciens " (ibid). Or, selon Bergson, il y a, en réalité, plus dans la " possibilité des états successifs que dans leur réalité " (ibid.). Le possible excède le réel, il en révèle les possibilités cachées ou virtuelles, de sorte que le possible n'est que " le réel avec, en plus, un acte de l'esprit qui en rejette l'image dans le passé une fis qu'il s'est produit " (ibid.).
Dès lors, le possible n'est autre que ce qu'une action, une intentionnalité font être. Le possible est cela même qui est consécutif à une oeuvre et non, comme chez Leibniz, ce qui précède le processus créateur. Prenons l'exemple de la création géniale qui est véritablement donatrice d'être et qui fait émerger, en aval pour ainsi dire, la catégorie du possible : " Qu'un homme de talent ou de génie surgisse, qu'il crée une oeuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l'aurait pas été, si cet homme n'avait pas surgi " (ibid.). La réalisation ajoute nécessairement quelque chose à la simple possibilité dans un processus de continuité créatrice et non de rupture radicale. Que désigne alors le possible ? " L'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette en arrière " (ibid.). Où l'on voit que la notion de possible renvoie à la problématique de l'action, c'est-à-dire à la dialectique du continu et du discontinu. L'acte créateur est précisément ce moment fort singulier de rupture dans la continuité, de synthèse du passé et du présent.
Bergson en conclut que le possible est la " création continue d'imprévisible nouveauté ". Si l'évolution est autre que la réalisation d'un programme préétabli que la connaissance scientifique devrait dévoiler (déterminisme), le possible incarne l'oeuvre de la liberté, de sorte que c'est bel et bien le réel qui se fait possible et non point le possible qui devient réel. On retrouve du reste cette idée chez Sartre, dans L'Etre et le Néant, avec la distinction du pour-soi - temps de la liberté, du projet, du possible - et l’en-soi - somme d’actes déposés en un passé inerte. Le possible est cette projection de la conscience vers l'avenir, cette capacité permanente, caractéristique de la liberté, de se jeter perpétuellement en avant de soi-même. Le projet est cet acte par lequel nous tendons, de toute notre liberté, vers le futur et les possibles. L'idée de possible renvoie à l’urgence pour l’homme de construire un monde, vide de sens en-dehors des significations qu’y projette la conscience. Le possible, comme catégorie de la conscience, de la liberté et de la responsabilité, désigne ce surgissement permanent de l'homme dans le monde, cette possibilité de mettre à distance, à tout instant, la chaîne infinie des causes, cette capacité que détient la conscience de pulvériser les différentes déterminations, motifs ou mobiles. En somme, le possible est la catégorie de l'action libre et du choix.
Eclairant est, à cet égard, le modèle probabiliste qui semble plus approprié à une conception dynamique du possible que la conception déterministe. La prévision probabiliste porte, en effet, sur un possible, elle ne fait qu'anticiper conceptuellement, sous la forme d'une mathématisation, un événement. La prévision concerne la probabilité d'un événement futur, c'est-à-dire le rapport du nombre d'occurrences effectives au nombre d'occurrences possibles. Au sens épistémologique, la probabilité s'oppose à la certitude, à la possibilité de connaître intégralement le réel dans sa complexité, ainsi que les conditions de réalisation de l'événement. Elle renvoie à la crédibilité d'un énoncé, dont elle est l'évaluation plus ou moins précise. Au sens mathématique, au contraire, la probabilité est un calcul en lui-même absolument certain. Tandis que la prévision déterministe est fondée sur le postulat rationaliste d'une transparence possible du réel à la conscience, la prévision probabiliste s'articule au contraire sur l'indétermination foncière du réel qui est à mettre sur le compte non pas d'une limite provisoire de la connaissance mais de la nature même de la réalité.
La notion de possible devient alors une catégorie essentielle de l'action, de la création et peut ainsi être associée à celle de fiction. A l'instar de la fiction qui n'est pas seulement, comme le pense Spinoza, quelque chose qui implique contradiction, le possible est un déploiement authentique des virtualités cachées du réel. Comme dans la mimésis aristotélicienne où l'imitation, loin d'être une reproduction servile de la réalité qui viendrait l'aplatir, vient parachever une nature en friche, la fiction n'est pas tant l'irréel ou le non-encore-réel que le plausible. En littérature, par exemple, une entité fictive n'est opérante que si elle se fait passer pour du réel. La réduction réaliste du possible imaginaire à une reproduction servile de l'ancien renonce à l’évocation de la structure profonde des choses. Platon montre, dans La république, que la fonction de l’art consiste justement à modéliser le réel pour mieux le révéler. L'imagination créatrice est cette faculté singulière qui fait naître le possible à partir d'une combinaison féconde et novatrice d'éléments empruntés au réel.
L'exemple de l'utopie en politique permet d'insister sur le rôle tout à fait essentiel que joue le possible en tant qu'idée régulatrice pour l'action. L'utopie, comme figure du possible, dévoile, selon Ernst Bloch dans Le principe Espérance, cette conscience anticipante, cette émergence de la nouveauté, cette ouverture vers la dimension de l’avenir et du possible qui sont des figures de notre désir profond d’un monde meilleur. L'utopie permet d'explorer de nouveaux champs sociaux, politiques et culturels, pour s’efforcer de les maîtriser humainement. Selon Kant, les utopies et, avec elles, la catégorie du possible, constituent un idéal régulateur, une hypothèse féconde de la raison permettant de donner à l’homme l’espérance d’avoir une efficacité dans le monde, une condition , en somme, du progrès moral et politique. Cette dimension régulatrice se reconnaît surtout dans les utopies théoriques, dont les auteurs n’attendent aucune réalisation effective.
Mentionnons également le rôle fondamental que joue l'hypothèse en science, laquelle fait entrevoir des possibilités théoriques et expérimentales qui aident le savant à élaborer son savoir. L’hypothèse relève, selon Bachelard, de l’imagination rationnelle. Elle figure l'effort de l’intelligence pour résoudre la contradiction posée par un fait polémique. Le savant ne répond pas directement à la question “ pourquoi ? ”, il procède par le détour d’une question nouvelle : “ pourquoi pas ? ” L’hypothèse, en guidant l’esprit, provoque et dirige l’expérience : elle joue un rôle à la fois théorique (proposer une explication possible) et un rôle pratique (diriger l’expérience qu’elle jugera). La notion de possible désigne, en somme, non seulement le probable, le prévisible, mais encore l'hypothétique, et possède une incontestable fonction heuristique.
Ainsi la notion de possible est-elle bien une Idée de la raison dont la fonction est essentiellement régulatrice. Elle permet d'explorer les champs du concevable. Elle constitue non un point de départ, comme dans la métaphysique dogmatique, mais un point de mire vers lequel convergent toutes les règles de l'entendement, un point imaginaire en somme, un principe critique du mouvement de la connaissance et de l'action. Comme le montre Kant dans La critique de la raison pratique, la notion de possible est une hypothèse nécessaire, un postulat de la raison pratique, qui permet notamment de distinguer le fait et la valeur, ce qui est et ce qui doit être, le possible et le légitime. La notion de souverain Bien permet de ranger l'idée de possible dans la catégorie de l'espérance et de la foi rationnelle. Le possible désigne une proposition synthétique relative à la liberté, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu, que la raison ne peut démontrer, mais qui fonde la possibilité de la morale et de l'action. La notion de possible renvoie alors non plus à une problématique ontologique et épistémologique, mais à une perspective essentiellement pratique qui suppose une distinction radicale et définitive entre le plan de l'être et celui de la liberté.
Le problème était de savoir si la notion de possible signifiait une moindre réalité ou une absence totale d'existence. Loin que le réel soit déduit du possible, c'est plutôt le possible qui émane du réel, lui donne une forme, le révèle dans sa dimension contingente et novatrice, le parachève en quelque sorte, l'excède en tout cas. Catégorie fondamentale de l'action, l'idée de possible a partie liée à celle de projet et d'avenir et figure une temporalité créatrice, ouverte, dynamique où se déploient une réalité infiniment bigarrée, chatoyante, profuse à souhait, dont rend justement compte le modèle probabiliste. Le possible : le probable, l'imprévisible, l'incertain, l'hypothétique, autre nom de cette figure moderne de la complexité sur laquelle Edgar Morin a fondé l'essentiel de sa méthode et qui, d'une certaine façon, est au coeur de la réflexion morale et politique actuelle.
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