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I) LES FONDEMENTS DE LA PHILOSOPHIE
A) De l’inutilité du philosophe
- Chaque corps de métier semble avoir une nécessité intrinsèque dans le monde de la communauté humaine. Comment douter qu’il faille des charpentiers, des tailleurs, des bouchers, tout un chacun ayant besoin de se loger, de se vêtir, de manger et étant dans l’incapacité de satisfaire soi-même ses propres besoins ? Or, dans cette division du travail, existent des philosophes dont la fonction n’est pas manifestement utilitaire. Pourquoi alors des philosophes ? La question consiste à se demander quelle est la place de ceux qui font profession de philosophes (les professeurs de philosophie) ou qui se livrent à l’activité philosophique (le philosophe en général) ? Cette question est déjà très fortement connotée dans la mesure où le soupçon d'inutilité pèse en permanence sur la philosophie. Ainsi, de quelle compétence qui leur serait propre pourrions-nous rendre compte pour justifier, légitimer le fait qu’il y ait des philosophes, si l’on entend par philosophe celui qui se sert de sa raison pour réfléchir sur la vie, pour se libérer de ses illusions et pour être heureux. La question du pourquoi des philosophes invite à réfléchir à la raison de leur existence même mais aussi à la finalité de l’activité de ces philosophes : quelles sont les raisons qui permettent d’expliquer que les hommes ont eu besoin de cet écart pris avec eux-mêmes, avec leur existence et le monde dans lequel ils vivent ? Le problème est donc de savoir quelle est l’utilité de la philosophie et de la pratique philosophique. Enjeu : défense et légitimation de la philo.
- Pourquoi : pour quelles raisons ?
-
1ère
raison : thèse de Diotime dans le Banquet
de Platon. Les dieux ne philosophent pas, les ignorants non plus parce qu’ils
n‘ont pas la conscience de ce qui leur manque. Le philosophe (amoureux de la
sagesse) : il n’est pas dieu, puisqu’il recherche le savoir que les dieux
ont, il n’est pas non plus entièrement ignorant, puisque, au moins, ils ent
qu’un savoir lui échappe et qu’il voudrait acquérir. La philosophie comme désir
et tension en direction de la sagesse. Si la philosophie se caractérise par son
aspiration à la
connaissance, au savoir, à la sagesse, il y a des philosophes eu
égard au statut intermédiaire de l’humanité qui ne se contente pas de la vie
des animaux mais qui n’est pas non plus dans la plénitude du savoir. La
philosophie est donc l’expression, la conscience d’un manque qu’il s’agit non
point de résorber mais de penser. En ce sens, s’il y a des philosophes c’est
parce que nous ne sommes pas parfaitement ce que nous sommes appelés à être,
nous ne sommes pas dans la perfection de l’usage de notre instinct, qui demande
une éducation de l’individu et un devenir historique de l’espèce, comme le
signale Kant dans Idée d’une histoire
universelle…
- Fondement donc anthropologique de la philosophie lié au statut particulier de l’humanité. Il y a des philosophes, en somme, parce que nous ne sommes pas pleinement satisfaits de notre sort et que cette insatisfaction est plus satisfaisante que ne le serait l’insertion autosuffisante dans le monde des phénomènes. On pouvait rappeller ici ce que dit Pascal dans le texte étudié au début de l’année : " Pensée fait donc la grandeur de l'homme " ; c’est la pensée qui fait tout à la fois notre dignité et notre misère ; on reconnaît la dignité de l'homme au fait qu'il se sait misérable; la conscience malheureuse est au fondement de notre grandeur; la souffrance occasionnée par la conscience de notre misère est le prix à payer de notre élévation spirituelle ; par la pensée, le monde est mis à distance infiniment, l'homme est capable de donner du sens à ce qui n'en a pas, d'entreprendre, de créer, de s'interroger et d'interroger l'univers, voire de s'élever au dessus de sa condition.
- A la question : « pourquoi des philosophes ? », une deuxième raison fondamentale, outre la conscience d’un manque, est la peur de la liberté qui taraude l’existence commune et qui est à l’origine de l’aliénation, de l’oppression, du conformisme, bref d’une existence indigne.
- Kant a montré, en effet, dans un petit texte intitulé Qu'est-ce que les Lumières ?, que la servitude consiste à remettre, en autrui, la charge de diriger nos pensées, à refuser d’assumer soi-même ses propres opinions et jugements. Kant appelle minorité la subordination de l’usage de l’entendement à la direction d’autrui. La cause de cette minorité volontaire est la paresse et la lâcheté, le confort de l’aliénation. La paresse est la propension au repos sans travail préalable ; la lâcheté est la pusillanimité sans honneur. La minorité exprime la manière dont le sujet se considère lui-même : elle a son fondement dans une déconsidération de soi, une mésestime de soi. Les tuteurs, les tyrans, les gourous multiples cultivent cette mésestime de soi, infantilisent les sujets et entretiennent, par conséquent, l’état pathologique dans lequel ils se trouvent.
- On pressent alors ce que sera le rôle essentiel du philosophe : aider les hommes à devenir adultes, c’est-à-dire à penser par eux-mêmes.
Conclusion : il y a donc des philosophes parce qu’il y a en l’homme une aspiration à autre chose que ce qu’il connaît, mais aussi parce que la situation d’éternel mineur, qui se traduit par la peur de la liberté, n’est pas non plus satisfaisante. La raison, la liberté comme essences de l’homme. Il y a des philosophes pour que l’homme fasse advenir l’humanité en lui. Les raisons explicitées, quel est alors le rôle du philiosophe ?
-
La
question : « Pourquoi des philosophes ? », signifie
maintenant : quelle est la place du philosophe au sein de la communauté
des hommes, de la cité. « Pourquoi » = « pour quelle
fin ? ». En clair, quelle peut être l’utilité des philosophes au sein
d’une communauté humaine qui a à résoudre des problèmes concrets.
-
La
question : « pourquoi des philosophes ? » est une question
déjà engagée qui recoupe la question : « qu’est-ce que la philosophie ? », question qu’on ne
pose pas au technicien, au scientifique, au politique ou à l’épicier. Question
qui a la valeur d’un reproche. « La philo, ça sert à rien », même
certains profs le disent. Que reproche-t-on au philosophe ? D’être
un trouble-fête (cf. Socrate), un doux rêveur, un homme de l’abstraction et de
la distraction, un homme dangereux parfois (cf. Le procès de Socrate) au point
que de nombreux Etats excluent la philosophie du cursus scolaire secondaire.
-
Plus
généralement, les philosophes n’apportent jamais de réponses aux questions
qu’ils posent, ils ne sont jamais d’accord entre eux (contrairement au côté
rassurant du technicien ou du scientifuqe qui lui, en apportant des réponses
précises, rassure et jouit d’une respectabilité). D’autre part, la raison pour laquelle la philosophie semble
inutile et ennuyeuse, c’est son caractère déroutant. Exemple de
l’enseignement : on a toujours appris aux élèves des connaissances qu'on
leur a demandé de restituer, certes en réfléchissant, mais sans leur demander
de poser des questions sur les principes de ces connaissances. Or, en
philosophie (exemple de la dissertation), il est demandé de poser soi-même les
questions concernant le fondement de ces connaissances. On peut comprendre que
ce soit déroutant.
-
Or,
quand on dit que la philosophie et les philosophes sont inutiles, de quelle
utilité parle-t-on ? Utilité : caractère de ce qui est utile. Est
utile ce dont l’usage ou l’emploi est ou peut être avantageux, satsifait un
besoin ; ce qui est indispensable, nécessaire. Si la philo semble ne
servir à rien, c’est parce qu’elle n’est pas rentable économiquement, elle est
inefficace pour résoudre les problèmes concrets (chômage, misère, santé,
etc.) qui travaillent les sociétés,
elle est donc stérile, vaine.
- On retrouve ce qu’on disait dans la première partie à propose de la peur de la liberté : cette attitude - apprendre et restituer avec application - est bonne pour l'enfance. Etre adulte, c'est être capable d'accepter que beaucoup de choses soient incertaines. C'est ne plus se comporter passivement vis-à-vis du savoir, comme si on était de toute éternité destiné à le recevoir, c'est chercher à le construire activement ou au moins à le reconstruire pour soi-même et son entourage. C'est tellement agréable de n'être qu'un enfant et tout d'un coup, on nous demande de briser toutes nos idoles !
- Quel est donc le rôle exact du philosophe ? Pourquoi des philosophes mais aussi pourquoi la philosophie ? Pour quoi faire ? Est-ce d’ailleurs véritablement pour faire ?
- Le philosophe est celui qui réfléchit sur l’ensemble de nos savoirs (ex: savoir scientifique), de nos pouvoirs (ex: pouvoir technique), sur les fins (buts de l’action) et sur le problème des valeurs (“qu’est-ce que la justice, la beauté, la vérité…?”) dans une perspective d’universalité (au-delà de la multiplicité changeante des opinions, des idéologies, des conceptions du monde).
- Des philosophes pour défaire nos certitudes, pour ne pas nous laisser dans le repos de nos préjugés. Le philosophe est celui qui met en question les vérités immédiates et qui tend à rompre le cercle des évidences établies, la chaîne absurde du quotidien. Les philosophes, dans leus discussions et leurs contradictions, prennent leur sens dans, non pas les solutions qu’ils proposent, mais bien plutôt les problèmes qu’ils ne cessent de soulever. La force de la philo est de faire naître des questions là où nous nous étions habitués à ne voir que des affirmations. Pourquoi donc des philosophes ? Pour poser des questions fondamentales et non pas n’importe quelle question : le philosophe est celui qui pose les vrais problèmes. Utilité et finalité des philosophes : nous mettre en état d’alerte, nous conduire à nous poser des questions qui font sens. D’accord mais pour quoi faire ?
- Pour devenir soi-même, pour parvenir à une pensée adulte et libre, pour apprendre à se servir de son entendement, ce qui demande courage et travail. Comme le notait le philosophe Alain, la fonction de penser ne se délègue point : c’est à nous de penser et il faut le faire par soi-même, ce qui est difficile. Personne ne peut philosopher à votre place. Etre l'auteur réel de ses actes, ne plus se laisser abuser par les préjugés ambiants, voilà la motivation principale du philosophe comme de l'apprenti philosophe. Etre libre, pour être plus humain et finalement plus heureux. Finalité éthique de la philo : le questionnement philosophique n'est donc pas une fin en soi; il relève d'une exigence de lucidité dont la fonction consiste à débarrasser la vie des faux-semblants pour mieux vivre.
- Epicure définit la philosophie de cette façon : “la philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse”. La philosophie est une pratique discursive, qui a “la vie pour objet, la raison pour moyen, et le bonheur pour but” (André Comte-Sponville, L’amour la solitude). Le philosophe est celui qui se sert de sa raison pour réfléchir sur la vie, pour se libérer de ses illusions et pour être heureux. A quoi peut donc servir la philosophie ? A vivre mieux, d’une vie plus raisonnable, plus lucide, plus riche, plus libre, plus heureuse…Permettre à chacun de mieux conduire son existence, d’accéder à une ‘’vie bonne’’, réussie.
3) De l'utilité et
de l'actualité de la philosophie
- Pourquoi donc des philosophes, si la question “ pourquoi ” nous demande de dire si la philosophie et les philosophes sont finalement utiles.
- Nécessité de revenir sur l’adjectif “utile”. Si utilité de la philosophie il y a, cette utilité doit bien être distinguée de l'utilité au sens courant du terme. Le philosophe bien évidemment n’a pas les moyens de produire des biens de consommation. Si la philosophie ne produit aucun bien d’ordre économique, elle produit cependant des biens d'ordre intellectuel (le philosophe, dit Deleuze, est un inventeur de concepts), moral (le vie réussie, le bonheur, le bien sont les préoccupations essentielles du philosophe) ou spirituel (la philosophie nous aide à donner du sens à notre existence et au monde dans lequel nous vivons).
- Mais, plus profondément, la philosophie n'a pas à être comparée à une sorte d'outil qui existerait extérieurement à nous : elle fait intervenir la raison et celle-ci n'est pas neutre comme un outil, elle nous transforme et ainsi elle fait partie intégrante de notre être même. Ainsi la philosophie n'a pas à être recherchée comme un simple moyen qui permettrait d'être vraiment libre et éventuellement plus heureux. C'est dans l'exercice même de la philosophie que se vivent cette liberté vraie et ce bonheur accru. Raisonner correctement, c'est d'emblée être plus libre et pouvoir accéder à la joie de comprendre. On désire une voiture pour pouvoir se déplacer plus rapidement, mais on ne désire pas être heureux pour autre chose que d'être heureux. En ce sens, être heureux ne sert à rien puisque cette fin se suffit à elle-même, c'est une fin en soi. Il en est de même pour la liberté. Comme la liberté et le bonheur vrais passent par la philosophie, la philosophie vaut par elle-même. Elle n'a pas à servir à quelque chose comme les pantoufles servent à ne pas s'enrhumer.
-
Cela dit, le philosophe peut jouer un rôle dans la cité mais si ce n’est
pas sa tâche essentielle:
· Rôle intellectuel : il n’est nulle pensée, nulle action, en effet, qui ne sollicite l’interrogation philosophique et ne tienne par quelque biais au tout de la pensée. Médecins et juristes se tournent vers la philosophie pour élucider les questions d’éthique, de politique que le génie génétique a mises à l’ordre du jour; astrophysiciens et biochimistes qui redécouvrent des questions d’origine (celle de l’univers, de la vie) et qui en perçoivent l’ascendance et la portée philosophique. La philosophie s’avère susceptible de trouver son emploi dans l’élucidation de questions actuelles et brûlantes.
· Chacun est en quête de justice, d’un chemin du bonheur et d’un sens à donner à son existence. Les sciences, fussent - elles humaines, et pour nécessaires et intéressantes qu’elles soient, ne peuvent nous apporter de vraies réponses : leur objet est le réel, non l’idéal ou le Bien ; elles disent ce qui est et ce que l’on peut faire, mais non ce que l’on doit faire.
· Rôle éducatif de la philo (cf. Platon dans La république) : pourquoi des philosophes ? Pour apprendre à vivre ensemble, de la meilleure façon, selon deux formes essentielles. D’abord dans le débat rationnel, sans lequel il n’y a pas de démocratie. En effet, la démocratie, comme la philosophie, est fondée sur un pari : que chaque homme soit une partie du pouvoir souverain, que chaque citoyen soit un gouvernant en puissance. Cela suppose que chaque homme soit informé et capable de bien juger, en connaissance de cause. Pour que la démocratie soit effective, il faut que les citoyens soient instruits et comprennent les grands enjeux moraux et politiques. C’est à cet objectif que répond l’instauration d’un enseignement philosophique en fin d’études secondaires. D’autre part, si la philosophie peut servir à vivre ensemble dans le débat rationnel, elle le peut aussi dans l’amitié, sans laquelle il n’y a pas de bonheur. Il s’agit, par conséquent, de conquérir l’amitié avec soi-même – la paix, le bonheur, la sérénité -, l’amitié avec autrui, l’amitié avec la Cité et, enfin, avec le monde.
-
Pourquoi
donc des philosophes ? Quels besoins justifient l’existence des ces êtres
étranges qu’on appelle les philosophes ? Quel peut bien être le rôle du
philosophe et quelle utilité convient-il d’envisager pour la philosophie ?
-
La
philosophie est à la fois un savoir et un art de vivre dont l’utilité et la
finalité pour l’individu et la communauté résident dans le fait qu’elle
constitue un moyen essentiel pour aller vers un monde sans nous laissser abuser
par lui. Sa vocation n’est pas en tout cas de fournir des réponses fixes et
déterminées. A ceux qui reprochent au philosophe d’être retiré dans sa tour
d’ivoire et intuile à ses proches comme à ses contemporains, il convient de
rappeler que la science non plus ne donne pas de réponses définitives, comme le
montre l’histoire des sciences. Et pourtant nous ne demandons pas
« pourquoi des scientifiques ? ». S’il y a des philosophes,
c’est qu’au fond la conscience d’un manque, l’insatisfaction, le malheur, la
peur de la liberté jalonnent l’existence humaine mais aussi l’aspiration à une
vie réussie, c’est-à-dire sensée et heureuse. Le philosophe est donc celui qui interroge le réel
et les autres, tout en s‘interrogeant
sur sa propre vie, pour mieux les comprendre et, ainsi, vivre d’une façon plus
heureuse et accomplie. En ce sens, la philosophie participe à l’accomplissement
de l’humanité.
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