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1 ERE PARTIE : TRAVAIL DE PREPARATION
- Objectifs : lire un sujet, c’est définir chaque terme, de manière précise, dans le contexte de l’intitulé, dresser une liste de concepts voisins, opposés; être capable de relier ces concepts les uns avec les autres; étudier certains sous-entendus ou présupposés liés aux termes figurant dans l’intitulé.
1) Analyse des termes (sens, étymologie)
- Pourquoi : qu’est-ce qui fait que ? 2 sens possibles :
· quelle(s) est(sont) la(les) cause(s) objective(s) qui fait(font) que ?
· quelle(s) est(sont) la(les) raison(s) subjective(s) qui fait(font) que ? Þ motifs/buts : par quoi ? En vue de quoi ?
Þ le “pourquoi” renvoie donc non seulement à des causes, mais aussi à des buts.
- Travailler : exercer une activité professionnelle, un métier; agir d’une manière suivie, avec plus ou moins d’effort, pour obtenir un résultat utile.
- Nous : les hommes en général, les individus.
2) Etude des relations entre les termes
- La question “pourquoi” nous invite à nous interroger sur les causes, mais aussi les buts du travail.
3) Détermination du concept essentiel
- Le travail, notion qu’il va falloir creuser en profondeur, en envisageant différents sens possibles du travail, pour arriver à une définition essentielle.
4)
Inventaire
conceptuel
|
termes voisins |
termes opposés |
termes en relation de dépendance |
POURQUOI |
- question, interrogation, problème |
- effet, conséquence, résultat, action |
- cause, intention, motif, raison, dessein, projet |
TRAVAILLER |
- oeuvrer, produire |
- s’amuser, se reposer, ne rien faire. Jeu, loisir, oisiveté, repos. |
- aliénation, technique, nécessité, besoin, désir, liberté. |
5) Résultats de la lecture
- Le point d’aboutissement de la lecture est représenté par une première signification de l’intitulé : parvenir à un énoncé global clair et significatif; mettre au jour les présupposés, les raisons , les implications du sujet.
-
Le sujet peut s’énoncer sous la forme
suivante : quelles
sont les causes et les raisons qui poussent les hommes à travailler ?
- Il faut alors se demander :
1) s’il n’y a pas plusieurs lectures ou niveaux de lecture possibles du sujet :
· Quelles sont les causes et les raisons qui poussent les hommes à travailler malgré eux ? Quelles nécessités indépendantes de la volonté des hommes président au travail ?
· Quelles sont les causes et les raisons qui poussent les hommes à rechercher le travail ? Pourquoi aimons-nous tant travailler ?
· Quelles sont les finalités que visent les hommes en travaillant ? Que recherchent-ils dans le travail ?
· Pourquoi les hommes devraient-ils travailler ?
Þ interrogation qui porte à la fois sur la réalité du travail (le travail comme nécessité) et sur sa légitimité (le travail comme fin en soi ou comme moyen pour réaliser quelque chose d’idéal pour l’homme).
2) Chercher les présupposés et implications du sujet : qu’est-ce qui fait qu’on se pose, qu’on peut se poser la question proposée comme sujet ? Que suppose ou sous-entend la question telle qu’elle est posée ? Qu’impliquent les différentes réponses qu’on peut apporter à cette question ?
- D’où vient que la
question se pose ?
- Pour l’opinion commune, le fait de travailler est évident, il fait partie d’une réalité incontournable et irréductible, et l’on oppose généralement à cette réalité le caractère inauthentique, anormal du non-travail (le chômage, l’oisiveté ou la paresse, par exemple). Or, savons-nous vraiment pourquoi nous travaillons, que ce soit sur le plan individuel ou collectif ? Savons-nous pourquoi travailler est une évidence ? Cela a-t-il toujours été le cas en tout temps, en tout lieu ? En somme, le travail, défini de nos jours comme une valeur centrale de la société, est-il une catégorie universelle ? Le sujet part donc d’un constat implicite : le travail est devenu pour nous l’essentiel de notre activité. Il est devenu une valeur-clé (l’exemple des études et du bachotage) , voire une obsession.
- Le sujet sous-entend donc qu’il y a des raisons au travail mais que ces raisons restent mystérieuses, tant le travail est devenu pour nous une évidence. Cela signifie que nous travaillons sans vraiment savoir pourquoi, que nous ignorons ce qui se joue dans le travail, quelles fins, quelles valeurs nous recherchons. Le sujet laisse donc penser que nous travaillons sur le mode de l’ignorance, de l’aveuglement, voire de la passivité, que nous exerçons par habitude une activité sans en comprendre véritablement le sens. Nous travaillons pour travailler, le travail étant à lui-même sa propre fin.
-
Qu’implique la question ?
- Supposons que nous ne travaillons que par nécessité naturelle : le travail peut alors être envisagé comme une servitude dont il faudrait se libérer.
- Supposons que le travail réponde à autre chose qu’à une nécessité naturelle, une nécessité culturelle, un besoin de se réaliser : le travail devient alors un moyen authentique d’édification de soi et de liberté.
- Supposons que le travail ait une autre finalité que lui-même : on travaillerait alors pour ne plus travailler, le travail ayant alors pour but sa propre disparition. Est-ce possible, voire souhaitable ?
- La problématique est l’art de révéler le problème philosophique sous-jacent à l’énoncé. Elle est formée de plusieurs éléments : le questionnement (jeu de questions liées entre elles), le problème (aporie fondamentale qui ne saurait être totalement résolue), l’enjeu (l’importance et l’intérêt du problème soulevé).
1) Questionnement
- Suite plus ou moins organisée de questions suscitées par le sujet (on les jette d ‘abord sur le papier, puis on les ordonne).
QUESTIONS |
MATERIAUX ET RECHERCHES SUGGERES |
- Le travail répond-il à une nécessité naturelle ? |
- analyse de la dialectique besoin/rareté. Le travail comme nécessité naturelle (texte de Marx p 339 du livre de TL). |
- Ne travaillons-nous pas également pour devenir nous- mêmes ? |
- le travail nous libère aussi du besoin par la médiation de la technique. Le travail répond à un besoin culturel. Il est ce par quoi l’homme conquiert son humanité et sa liberté (texte de Hegel/Kojève, p 34) |
- Ne travaillons-nous pas pour travailler ? |
- la logique sociale du travail fait du travail une fin en soi. Le temps libre lui-même devient aliéné par le travail (texte de Baudrillard p 346). - nous travaillons peut-être simplement pour nous occuper, pour ne pas nous ennuyer (thème pascalien du divertissement). |
2) Choix du problème fondamental
- Le problème doit être révélé par le sujet lui-même.
Þ Le travail n’est - il qu’une nécessité ? ou le travail ne répond-il qu’à une nécessité naturelle, ou d’autres finalités, culturelles, y sont-elles engagées ? Avons-nous réellement besoin de travailler ? Le travail est-il un moyen ou une fin en soi ?
3) Enjeu
- Se demander ce qui se joue pour l’homme dans le travail et savoir à quelle condition le travail peut devenir humain. Interrogation d’une des valeurs-clés de notre époque. Savoir s’il est possible d’envisager une organisation du travail qui libère les hommes de ce qu’ils ont toujours vécu comme contrainte.
4) Choix de l’idée directrice devant guider la dissertation (tentative de réponse à la question)
- Le travail répond surtout à une nécessité culturelle et permet de conjurer l’ennui.
- Une fois que ce travail de préparation est achevé et avant de rédiger le plan, chercher les matériaux nécessaires . Ne pas attendre la veille du jour de remise de la dissertation pour se mettre en quête d’informations et de connaissances : un devoir fait au dernier moment est rarement un bon devoir. Ne pas mettre le nez dans les livres avant d’avoir lu, analysé et problématisé le sujet : comment peut-on savoir quelles connaissances seront utiles si on ne sait pas au traitement de quel problème elles vont servir ?
a) choix du type de plan
- Principes généraux : le plan doit être spécifique (il doit être approprié au sujet que l’on traite) ; il n’y a pas de plan prêt-à-porter; il doit être élaboré à partir du sujet lui-même, de l’analyse de la problématique du sujet. Le plan doit être organique : ses différentes parties doivent s’enchaîner de manière à former une progression continue de la réflexion (d’où la nécessité de transitions). Le plan doit être critique : il doit être argumenté (raisonner sur des idées, des connaissances, des faits, des théories, en les confirmant par des preuves (arguments pour) ou en les infirmant au moyen d’objections (arguments contre).
- Nous choisirons ici le plan progressif : progresser, d’étapes en étapes, vers un concept du travail de plus en plus riche et complexe : partir éventuellement du sens commun, du discours quotidien, le plus simple et le plus évident; puis élaborer une seconde définition plus élaborée et, enfin, parvenir à une définition fondamentale, essentielle.
b)
établissement du plan détaillé
I)
La nécessité naturelle
- Proposition principale à démontrer : la première nécessité qui joue le rôle de cause de notre travail est une nécessité naturelle. Le travail se définit d’abord comme moyen par lequel l’homme satisfait ses besoins en produisant et en consommant.
A)
Rareté et besoins
- Le travail est nécessaire à la transformation de ce que la nature met à notre disposition. Sans travail, pas de survie possible. Le travail est d’abord fait pour réduire l’écart entre le besoin et la rareté. Nous travaillons d’abord pour produire et consommer (analyse de Fourastié).
B)
Le travail comme malédiction
- Définition du travail comme activité pénible et contraignante, obstacle fondamental à la liberté (définition antique du travail).
TRANSITION : le travail n’est pas seulement une nécessité vitale, mais une production incessante et réciproque de l’homme et du monde. Dès lors, s’il y a bien une nécessité du travail, n’est - elle pas culturelle ?
II)
La nécessité culturelle
- Le travail transforme le besoin naturel en besoin culturel. Nous ne travaillons pas seulement pour survivre mais pour devenir nous-mêmes, l’existence humaine ne se réduisant jamais à la seule survie.
A)
Le travail comme passage de la nature à la culture
- S’il nous faut combler des besoins naturels auxquels la nature ne pourvoit pas spontanément de façon suffisante, le travail est alors transformation ou assimilation de la nature (analyse de Marx dans le livre). Par la médiation de la technique, l’homme fait travailler la nature pour lui-même. Le travail ne se contente pas de satisfaire nos besoins, il nous libère du domaine du besoin et de la nécessité.
- Le travail devient alors l’opération par laquelle l’homme se produit lui-même en transformant la nature . En humanisant la nature, par son travail, l’homme s’affranchit peu à peu de toute soumission à son égard et s’humanise à son tour. La dialectique du maître et de l’esclave de Hegel.
- Nous sommes donc humanisés par le travail. Le travail humain invente de nouveaux produits à consommer et à utiliser et fait donc apparaître des besoins artificiels qui deviennent nécessaires à l’homme artificiel qu’il est devenu. Le travail des hommes produit leur monde matériel comme le montre Marx.
B)
Le travail comme reconnaissance sociale
- Nous travaillons aussi parce que les autres travaillent. Le drame induit par le chômage des sociétés industrielles est l’indice qu’une reconnaissance sociale se joue dans le statut même du travailleur.
- Il pourrait aussi être l’indice d’un danger insidieux, si le travail au sens du statut social devenait la seule voie d’autoréalisation et de reconnaissance possible. L’individu se réduit alors au rôle de producteur et de consommateur.
TRANSITION : le travail n’est pas uniquement une nécessité naturelle, il est aussi ce par quoi nous nous libérons de la nature , nous humanisons et sommes reconnus dans une société. Mais le travail n’est - il pas devenu une fin en soi et n’a-t-il pas alors perdu tout sens ?
III)
La finalité du travail
- Nous semblons ne plus travailler que pour travailler. Mais nous travaillons pour être libres ou pour nous libérer du travail quand celui-ci menace de devenir déshumanisé.
A)
Le travail aliéné
- Aujourd’hui le travail se réduit à l’emploi; il a pris l’aspect d’une activité séparée , distincte des autres activités humaines. Le travail est aujourd’hui en crise, que ce soit sur le plan économique (montée du chômage dans les pays industrialisés) ou sur le plan culturel. Il semble qu’on ne travaille plus que pour travailler, en sorte que le travail perd tout son sens (on ne sait plus vraiment pourquoi on travaille). Nietzsche a montré que l’habitude de travailler envahit même ce qui n’est pas le travail, thème qui recoupe l’analyse de Baudrillard sur le loisir aliéné, temps libre illusoire.
- Sans le travail, nous nous ennuyons, de cet ennui métaphysique qui témoigne de ce que le travail est rentabilisation, organisation machinale porteuse de repères. Le travail est une forme de divertissement, au sens pascalien du terme : sa vocation serait de nous détourner de nous-mêmes; nous travaillons seulement pour nous occuper, pour conjurer l’ennui.
B)
Travail et liberté
- Pourquoi travailler ? Quelles fins idéales l’homme recherche-t-il sans le savoir ou devrait-il rechercher ?
- Le travail au sens fondamental du terme comme autoproduction de l’homme par lui-même, comme oeuvre dans laquelle l’homme se réalise et développe ses capacités. Il faudrait alors que le travail ne soit plus une fin en soi mais un moyen de la liberté : travailler pour ne plus travailler; investir dans le loisir d’autres valeurs que celles qui déshumanisent le travail lui-même, réinvestir dans le loisir la quête de nous-mêmes; ou concevoir le travail comme un loisir lui-même (l’art, le bricolage).
III) La conclusion
a) détermination du problème
- Le travail est une nécessité avant tout culturelle puisque nous engageons, dans le travail, les valeurs de notre société, mais aussi une certaine définition de l’homme (l’homme comme moyen ou comme fin en soi). Nous travaillons donc toujours non seulement pour vivre, mais aussi et peut-être surtout pour donner un sens à notre existence.
b) enjeu (gain
théorique et pratique réalisé)
- Le travail, conçu non plus comme une fin en soi , mais comme un moyen en vue d’accéder à une existence authentique, se voit alors réhumanisé et retrouve son sens fondamental : ce par quoi l’homme se réalise et s’humanise et se libère de la nécessité naturelle, mais aussi peut-être d’une certaine nécessité sociale ou culturelle (le chômage, la misère, l’aliénation, etc.).
c) réponse à l’énoncé du sujet
- Nous ne travaillons donc pas uniquement pour produire et consommer, mais pour nous libérer du travail et accéder à un temps authentiquement libre, celui d’un loisir réhumanisé.
A la question : “ pourquoi travaillons-nous ? “, nous répondons généralement “ pour gagner de l’argent “. La réponse semble si évidente que l’interrogation ne parait d’abord avoir aucun intérêt. Mais cette évidence elle-même demande à être interrogée, ne serait - ce que pour mettre à jour la conception du travail gagne-pain qu’elle sous-entend et dans laquelle semble se résumer toute la signification que prend pour l’homme contemporain son activité laborieuse.
Or, quelles sont les causes réelles qui poussent les hommes à travailler, si l’on entend par travail, une activité professionnelle, un métier ou une fonction pénible et contraignante, exigeant un effort douloureux ? Savons-nous vraiment pourquoi nous travaillons, dans quel but et pour quelles raisons le travail est devenu une évidence, une valeur fondamentale ? Il faut ici goûter le parfum subversif de l’énoncé (“au fait, pourquoi diable travailler…”), et surtout, prendre en compte la richesse du “pourquoi”: ce terme renvoie certes à des causes, mais aussi sans doute à des buts. Le sujet sous-entend ainsi que nous travaillons sans vraiment savoir pourquoi, par habitude, que nous exerçons une activité centrale dans notre vie en ignorant ce qui s’y joue, que le travail est sans doute devenu à lui-même sa propre fin. La question posée part donc d’un constat implicite : le travail est en crise, il a perdu tout son sens.
Dès lors, le
travail ne répond-il qu’à une nécessité causale et naturelle ? Travaillons-nous uniquement pour un
salaire ou un profit ? Le travail n’est - il pas, au contraire, ce qui nous
libère du besoin, nous humanise et nous fait accéder à une existence
authentique ? En somme, le travail n’est - il qu’une nécessité ? Le sujet nous
interroge sur le sens du travail - fin en soi ou moyen - et sur les finalités
qu’il y a lieu d’engager dans cette activité . L’enjeu est capital : dans une
société en crise, il est urgent de réhumaniser le travail et de savoir pourquoi
nous travaillons, dans quel but, à quelles fins. Nous verrons que le travail
répond surtout à une nécessité culturelle et que nous travaillons
essentiellement pour nous libérer du travail et accéder à un temps libre, celui
d’un loisir réappris.
A la question : “ pourquoi travaillons-nous ? “, qui nous invite d’abord à envisager les causes, les raisons objectives du travail, nous pouvons répondre : par nécessité vitale ou naturelle. Si l’on entend par nécessité le caractère de ce qui ne peut pas ne pas être, le travail serait essentiellement ce qui nous contraint, nous soumet à l’ordre de la nature ou de la matière. Il désignerait une activité pénible et contraignante, obstacle fondamental à la liberté (par opposition à la nécessité), c’est-à-dire à la réalisation autonome de soi.
Les hommes, les individus (“nous”) travaillent, en effet, non pas uniquement pour gagner de l’argent, pour obtenir un salaire et un profit, mais pour produire et consommer. Il existe d’ailleurs des formes historiques de travail, comme l’esclavage antique ou le servage médiéval, qui ne sont pas rémunérées, de même qu’il existe des activités rémunérées qu’il est difficile d’appeler “ travail ” (la prostitution peut-elle être vraiment considérée comme un travail ?). J. Fourastié, dans un texte devenu célèbre (Pourquoi travaillons-nous ?), constate que la nature ne nous fournit que des matières premières impropres à une consommation immédiate et que le travail est nécessaire à la transformation de ce que la nature met à notre disposition : sans travail, pas de survie possible. Autrement dit, nous travaillons toujours parce que nous avons des besoins (le besoin est un sentiment de privation provoquant, chez le sujet qui le ressent, un état de tension interne) - naturels ou sociaux - auxquels il faut adapter les produits naturels; nous sommes contraints de choisir entre ces besoins, illimités, et des ressources qui, elles, sont limitées (la rareté). C’est donc dans le rapport à la nature qu’il faut repérer la nécessité qu’il y a à travailler : le travail est une relation médiate à la nature, parce que la relation immédiate à la nature n’est pas suffisante.
En somme, le travail consiste toujours de près ou de loin dans une transformation ou une assimilation de la nature dans un sens utile à l’homme. La classification des différents types de travaux dans une économie donnée le prouve : le secteur de travail sera “primaire”, “secondaire” ou “tertiaire”, selon le caractère graduellement indirect du débat avec la nature (la simple cueillette, par exemple, représente un débat plus direct, plus immédiat avec la nature, la raffinerie de pétrole nous donne un degré plus élevé). Qui plus est, si le travail est une relation à la nature qui n’a jamais rien d’immédiate, c’est parce que ce rapport est conscient de la nécessité qui l’oriente, c’est-à-dire du besoin à satisfaire . C’est sans doute ce qui nous torture dans le travail : il est pénible car il n’est pas nimbé dans l’inconscience aveugle, spontanée et heureuse de l’instinct. Et c’est ce qui fait, selon Marx, la spécificité du travail humain, activité consciente et réfléchie, qui suppose une capacité à se représenter des fins : “ ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans sa ruche “ (Le capital).
Cette définition du travail comme transformation de la nature permet aussi de ne pas le confondre avec le jeu et le loisir (temps étranger aux occupations habituelles et dont on dispose librement, pour faire ce que l’on veut et épanouir sa personnalité), savoir des activités désintéressées dont la motivation principale est le plaisir qu’on y trouve. Il est possible, de la sorte, de discriminer les activités socialement utiles et de n’appeler “travail” que celles qui sont liées à la production des biens nécessaires à la vie. Ainsi, pour un grec de l’antiquité, le travail est-il le fait des esclaves ou des producteurs. L’homme d’action, le politique, le philosophe ne travaillent pas stricto sensu et leur activité est perçue comme d’autant plus éminente qu’elle est délivrée de la nécessité, et suppose, au contraire, un certain loisir. Le travail est alors l’activité humaine la plus proche de l’animalité, de la nécessité biologique, en vertu de sa finalité qui est de satisfaire nos besoins; la plus éphémère aussi dans ses réalisations. En effet, le produit du travail est destiné à être consommé. La loi du travail est donc la répétition monotone du cycle production-consommation.
Le travail apparaît, par conséquent, comme une malédiction puisqu’il est le résultat d’une lutte entre l’homme et le monde : “ tu gagneras ton pain à la sueur de ton front “, dit la Genèse, impératif qui est lié au châtiment du péché originel et auquel fait écho la nostalgie d’un paradis perdu, d’un état de nature où il suffirait de cueillir le fruit de l’arbre et boire l’eau de la source. Il faut, au contraire, défricher, extraire, labourer, construire, aménager un environnement primitivement hostile et, à cette fin, se fatiguer, voire s’exténuer. L’étymologie même du mot “travail” suggère la souffrance, la torture et présente le travail comme une torture d’autant plus insupportable qu’elle est nécessaire à la reproduction de la vie : tripalium désigne un instrument de contrainte au moyen duquel on attachait ou ferrait le bétail.
Or, s’il y a bien une nécessité du travail, si le travail est le lieu d’une médiation entre l’homme et la nature par laquelle il tente de satisfaire ses besoins, de produire et de reproduire ses moyens d’existence, cette nécessité n’est - elle pas également culturelle ? N’y a - t - il pas, dans le travail, quelque chose de plus riche qui se joue : la production de l’homme par lui-même?
Nous cernons au reste une deuxième définition possible du travail, plus riche, plus essentielle : il n’est pas uniquement un moyen pour produire et consommer, pour transformer la nature et satisfaire des nécessités vitales; il ne se réduit pas à une activité pénible et contraignante, comme on le pense généralement. Il est peut-être avant tout ce par quoi l’homme se réalise et s’humanise. Nous travaillons ainsi non pas seulement pour survivre, mais pour devenir nous-mêmes (en tant qu’individu et espèce), l’existence humaine ne se limitant jamais à la seule vie biologique.
Le travail, en effet, n’est pas seulement le lieu d’une médiation entre l’homme et la nature. Il s’y loue quelque chose de plus riche : la production de l’homme par lui-même. On peut comprendre cette auto-production dans l’analyse hégélienne du passage par la ruse technique, et dans la conquête, qui est son corollaire, de la liberté humaine. Si le travail est une médiation, c’est bien parce qu’il admet un intermédiaire (l’outil), et que cet intermédiaire résout la tension du dialogue avec la nature en la soumettant. Par la ruse technique, le travail apparaît comme conquête de l’autonomie : il ne se contente pas de satisfaire mon besoin, il me libère du besoin. Plus largement, on peut comprendre que ce qui s’incarne dans l’oeuvre, dans le résultat du travail, a quelque chose à voir avec ce qui constitue chacun de nous : l’oeuvre est une objectivation, en laquelle le travailleur se reconnaît et se repère. C’est ce qui fait qu’on peut dire que le travail ne s’entend pas seulement du travailleur sur la nature, mais aussi du travailleur sur le travailleur : en d’autres termes, il y a un “choc en retour” du travail sur le travailleur.
Aussi, dans le travail, l’homme conquiert-il son humanité et sa liberté. D’abord, l’homme est un animal qui travaille, un “animal fabricateur d’outils” (homo faber). Lors de fouilles archéologiques, on sait qu’on se situe en terrain humain dès qu’on trouve des silex taillés. C’est que le travailleur humain ne se contente pas d’utiliser les instruments de la nature, les ressources naturelles en vue de satisfaire des besoins de survie ; il transforme la nature, invente de nouveaux produits à consommer ou à utiliser. Ainsi apparaissent des besoins artificiels, mais nécessaires à l’homme artificiel qu’il est devenu. Le travail des hommes, dit Marx, produit leur monde matériel et spirituel, et par suite leur mode de vie. Le travail est donc bien un passage de la nature à la culture, qu’il faille, comme Rousseau, s’en plaindre, ou, comme Hegel, s’en féliciter. Le travail assume le besoin naturel en l’incarnant comme besoin naturel.
Où l’on perçoit que le travail n’est plus seulement libérateur : il est littéralement la production de l’homme par lui-même. Comme le souligne Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vu cosmopolitique, la finalité de l’existence humaine est de s’arracher à la nature ; le fait que l’instinct n’impose chez l’homme aucune forme fixée de satisfaction signifie que l’humanité n’a pas d’autre nature que de s’élever au-dessus de la nature. Par le travail et la technique, l’homme se cultive, il invente sa propre nature, il se fait homme. L’homme est l’être qui travaille et qui est le produit de son travail. Dans la quatrième proposition, Kant fait de la peine, de l’effort et du travail l’indice du mérite humain, lesquels nous permettent de vaincre notre paresse naturelle et notre animalité par la discipline qui est essentielle à notre formation. Et le philosophe de Königsberg nous invite à une morale du mérite où le bonheur est reporté à une échéance ultérieure (celle qu’auront préparée les efforts actuels) et où les hommes doivent oeuvrer à l’avènement du droit, la peine étant devenue la condition même de la félicité.
Mais la question : “pourquoi travaillons-nous ?”, ne porte pas uniquement sur les raisons qui poussent l’espèce humaine dans son ensemble à travailler. Le “nous” désigne aussi l’individu dans sa relation au travail. Si le travail est le ciment d’une société, nous travaillons aussi parce que les autres travaillent, pour obtenir une reconnaissance sociale, c’est-à-dire un statut, une identité. Le drame induit par le chômage tenace des sociétés industrielles est bien le signe qu’une reconnaissance sociale se joue dans le statut même du travailleur. La notion de travail possède par suite une charge de sens sociale et idéologique : si notre époque, frappée par le chômage, déplore la raréfaction du travail, ce n’est pas parce que le travail serait devenu agréable, mais tout simplement parce que le mot travail est devenu une métaphore : une métaphore de l’insertion, de la participation à la société. L’idée d’un “droit au travail”, par exemple, est sans doute solidaire de celle d’un droit d’appartenance à la société, et de celle d’un droit au loisir et à la liberté. Mais un danger insidieux ne se dessine-t-il pas, si le travail au sens du statut social devenait la seule voie d’autoréalisation et de reconnaissance possible ?
Le travail n’est donc pas uniquement une nécessité naturelle, visant à la survie. Il représente avant tout une nécessité culturelle : nous travaillons pour devenir nous-mêmes, c’est-à-dire pour nous humaniser et être reconnus dans une société. Le travail désigne une voie d’autoréalisation et de reconnaissance possible. Mais le travail n’est - il pas devenu une fin en soi et ne tend-il pas, dans nos sociétés, à perdre son sens profondément humain ?
Nous appréhendons ainsi une troisième signification possible du travail qui prend en compte toute la richesse du “pourquoi” dans notre libellé : si les causes du travail sont à la fois naturelles et culturelles, d’autres finalités n’y sont-elles pas engagées ? S’il semble que nous travaillons pour travailler, nous allons voir que le travail est d’abord un moyen de ne plus travailler. En d’autres termes, si la finalité du travail est de se supprimer, le sens propre du travail est à chercher dans le loisir, le travail social ne figurant alors qu’un fantôme déshumanisé du travail.
Il s’avère qu’aujourd’hui le travail devient une fin en soi : nous travaillons pour travailler. Le travail se réduit à l’emploi, à une activité professionnelle, à son acception économique, de sorte qu’on finirait par travailler uniquement pour ne pas être au chômage. En effet, la logique sociale du travail, liée à l’organisation économique de l’échange, dévie peut-être le travail des buts que nous avons précédemment aperçus : la réalisation de l’homme ou de l’individu par lui-même. Or, il apparaît que l’idéal d’efficacité quantifiable qui régit l’échange (la fameuse recherche de productivité) déteint au-delà même du monde du travail. Si l’on peut parler de travail aliéné, au sens où, comme l’a montré Marx, le travail, dans le système capitaliste, est déshumanisé , le temps devient lui-même une matière à rentabiliser, et plusieurs analystes du XXème siècle ont repéré cet asservissement du loisir lui-même à la logique du travail : le temps libre, soumis à la logique de l’échange, n’est plus, comme le dit Baudrillard dans La société de consommation, un temps suffisamment libre pour que nous prenions la liberté de perdre notre temps : “le loisir est contraint dans la mesure où derrière sa gratuité apparente, il ne reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la quotidienneté asservie”. En somme, le loisir a une valeur avant tout marchande : il permet la reconstitution de la force de travail ; il est le temps de la consommation (exemple des vacances) et n’est qu’une “parenthèse évasive dans le cycle de la production” (Ibid).
On peut dénoncer avec Nietzsche, dans Aurore, la glorification du travail par la civilisation de la production de masse qui témoigne de la volonté de discipliner et de dompter les individus : le labeur (travail pénible et soutenu) , par opposition au travail créateur, celui de l’artiste ou du philosophe, loin de former l’homme, le rabaisse, le tient en laisse, le discipline ; il arrache à la réflexion et à la pensée. A société de labeur, sécurité garantie : “ainsi une société où l’on travaille sans cesse durement jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on assure maintenant comme divinité suprême”. Le travail, tel qu’il est envisagé par la modernité, est donc avant tout un lien servant à contenir l’homme, à dompter ses forces vives. Mais c’est aussi pour échapper à l’ennui que nous travaillons, le travail étant alors rentabilisation, organisation machinale porteuse de repères. Il serait une forme de divertissement, au sens pascalien du terme, ce par quoi l’homme fuit le spectacle de sa misérable condition, le jeu, contaminé lui-même par l’esprit de sérieux du travail, mais aussi le labeur, l’activité, etc. Ne travaillons-nous pas finalement pour nous oublier nous-mêmes , que ce soit sur le plan individuel ou collectif ? Notre époque, friande de travail, ne se détourne-t-elle pas ainsi de la crise profonde, économique, sociale, mais aussi spirituelle, qui la déchire ?
Mais si nous travaillons pour conjurer ce qui nous guetterait sans le travail - l’ennui -, si le travail a pour vocation de nous détourner de nous-mêmes, de sorte que nous le poursuivons comme une fin en soi, nous apercevons également qu’il exprime une autre finalité : ne plus travailler. Le travail serait un moyen de ne plus travailler, sa finalité étant de se supprimer. C’est ce que dit d’une certaine façon Rousseau lorsqu’il souligne que le travail est une activité contre-nature et que l’homme est naturellement paresseux : “si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux” (Essai sur l’origine des langues). Chacun de nous ne travaille, en réalité, qu’en vue du repos. Le travail n’est recherché que dans la mesure où il mène précisément à autre chose qu’à lui-même, à une liberté et à un loisir que nous ne savons conquérir qu’à condition d’en endurer préalablement le contraire, c’est-à-dire le labeur. Au fond, le travail ne peut devenir une finalité que dans la mesure où il est le moyen d’autre chose : de la liberté et du loisir. Se libérer par le travail, dans la perspective hégélienne ou marxiste évoquée plus haut, ou se libérer du travail quand celui-ci menace de devenir déshumanisé, c’est finalement répondre à la même exigence : celle de la constitution d’une authentique liberté humaine. Il s’agit donc de retrouver le vrai sens du travail : il est ce que peut l’homme face à la nécessité des choses; il est la mesure de notre liberté.
La redécouverte du sens fondamental du travail apparaît par suite comme une nécessité vitale pour notre civilisation. La réalité moderne du chômage et de l’exclusion sociale ne contraint-elle pas à repenser le statut du travail dans nos sociétés et à envisager un travail “total”, à la fois intelligent et actif, ce que Hannah Arendt entend par “oeuvre” ? On peut aussi envisager, avec A. Gorz (Les métarmorphoses du travail), une évolution de nos sociétés vers un monde où le travail payé “pourra cesser d’occuper le plus clair de notre temps et de notre vie”. La légitime revendication syndicale d’une baisse du temps de travail (“travailler moins pour travailler tous”) suppose que d’autres formes d’insertion sociale que l’emploi salarié se mettent en place. L’aspiration à se libérer du travail qu’on retrouve conjointement dans la revendication d’un droit au travail et dans celle d’un droit à la paresse, va alors de pair avec les “objectifs syndicaux traditionnels de libération dans le travail” (Gorz, op.cit.). La réhumanisation du travail, qui suppose peut-être une transformation radicale de notre société, un changement de logique économique et sociale, comme le pensent les anarchistes et les marxistes (où l’on voit que la question du sens de travail débouche nécessairement sur ce qu’on appelle “la question sociale”), doit en même temps promouvoir des valeurs autres que des valeurs strictement économiques, des activités autres que celles, “fonctionnelles, instrumentales, salariées que nous commandent les appareils et institutions sociaux”, à une époque où justement le travail à plein temps semble de moins en moins nécessaire à l’économie.
Au total, la question : “pourquoi travaillons-nous ?” (travailler pour quoi ? à quoi ?), prend une importance centrale à notre époque. Selon Gorz, elle seule “peut nous protéger contre une éthique de l’effort pour l’effort, du produire pour produire…” Il nous faut sans doute, en effet, réapprendre le loisir et y investir d’autres valeurs que celles qui déshumanisent le travail : celles de la rentabilité et du quantitatif. Enjeu donc capital que la question “pourquoi travaillons-nous ?”, dont la réponse conditionne peut-être l’avenir même de notre civilisation.
Ainsi avons-nous envisagé le travail d’abord comme une nécessité vitale, une contrainte pénible qui est souvent vécue comme une malédiction et comme un obstacle fondamental à notre liberté. Mais nous avons aperçu dans le concept de travail quelque chose de beaucoup plus riche où se joue notre statut d’être humain et d’individu : par le travail, nous devenons nous-même et acquérons une identité sociale. Or, notre époque, hantée par le chômage et l’impératif catégorique de la rentabilité, tend à faire du travail une finalité en soi, à le réduire au seul emploi, vidant le travail de sa substance. En réalité, le travail n’a de sens authentique et humain que s’il libère l’homme de la contrainte, de la peine, de l’effort, et s’il signifie intelligence, action et création. Il semble alors que la finalité du travail consiste à promouvoir d’autres valeurs que celles de la rentabilité et du profit : les valeurs d’un loisir réappris, à l’heure où justement la société revendique à la fois une libération du travail et dans le travail. Le travail ne répond donc pas seulement à une nécessité naturelle qu’il serait le moyen de satisfaire; il répond aussi et surtout, à une nécessité culturelle qui fait que nous le poursuivons aujourd’hui comme une fin en soi, alors qu’il constitue, dans son essence, le moyen d’une authentique liberté humaine. En somme, nous travaillons pour ne plus travailler, ou pour travailler autrement, en vue soit du repos, soit d’une oeuvre créatrice.
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