" Est-il raisonnable d'aimer ? "

 

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INTRODUCTION

 

DÉVELOPPEMENT I)

DÉVELOPPEMENT II)

DÉVELOPPEMENT III)

 

CONCLUSION

 

Liste des ouvrages consultés

 

 

- Consigne : vous lirez attentivement le corrigé suivant et vous construirez à partir de lui le travail de préparation de la dissertation.

 

 

 

 

 


INTRODUCTION

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      A première vue, il n'est rien de plus humain et raisonnable que d'aimer et d'être aimé, c'est-à-dire d'éprouver de l'affection à l'égard d'une personne supposée mettre un terme à notre inquiétude, au sentiment de notre insuffisance. N'est-ce pas l'amour qui donne à la vie tout son prix et sa signification ? Pourtant, aux antipodes de la raison et du contentement, la passion amoureuse semble mener à la désolation, à la souffrance, au manque, au désir insatiable de possession de l'autre. Est-il alors raisonnable d'aimer ? Est-il conforme à la raison et au bon sens d'éprouver pour quelqu'un de l'affection, de l'amitié, de la tendresse, de la sympathie, voire de la passion ? Cette question surprend dès l'abord : que diable la raison viendrait-elle faire là où apparemment tout n'est affaire que de sentiments, d'émotions, d'appréciations subjectives et mystérieuses ? Qui plus est, un amour raisonnable ne serait-il pas un sentiment édulcoré, voire aseptisé ? Mais de quel amour parlons-nous au juste ? S'il peut paraître juste d'aimer, s'agit-il d'une possibilité inconditionnelle valant pour toutes les formes d'amour ? Le verbe aimer ne recouvre-t-il pas des sentiments très variés, de sorte que tout amour ne serait pas forcément  raisonnable ? Quelle est donc l'essence de l'amour : une affection pathologique, absurde, irrationnelle ou bien une aspiration sublime à la réciprocité et au dépassement de soi ? N'y a-t-il pas finalement une sagesse de l'amour qui viendrait illuminer la raison elle-même ?

 

 

 

 


DÉVELOPPEMENT: I)

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      La question : est-il raisonnable d'aimer ?, se fait l'écho d'une opposition classique entre l'amour (la passion en général) et la raison. En effet, tout semble les opposer : un amour raisonnable ne constitue-t-il pas une contradiction dans les termes ? Qu'est-ce qui, dès lors, caractérise le raisonnable et en quoi l'amour, dans sa spécificité, échappe-t-il à la catégorie du raisonnable ?

    

       Le verbe aimer s'offre d'abord dans un nombre considérable d'expressions qui témoignent de son extraordinaire polyvalence. On aime Dieu, sa famille, le sexe opposé, le même sexe peut-être inconsciemment, soi-même, son travail et sans doute aussi ce que l'on croit haïr ! La langue française, contrairement à d'autres, ne connaît qu'un seul verbe pour désigner l'acte de donner et celui de prendre, la charité et l'avidité, la bienfaisance et la convoitise. Convergent, en effet, sous un même vocable (" amour ", " aimer "), " le désir ardent qu'a un être de tout ce qui peut le combler et l'abnégation sans réserve " (Alain Finkielkraut, in La sagesse de l'amour, p. 11). Aimer, cela peut signifier éprouver de l'affection, de la tendresse, de l'amitié pour quelqu'un. C'est aussi désirer ardemment quelque chose, ou éprouver de l'admiration pour quelque chose (la musique de Robert Schuman, les tableaux de Francis Bacon, la mousse au chocolat, la bière). On aime encore, quoique d'une autre manière, lorsqu'on est amoureux de quelqu'un ou qu'on ressent à son égard une passion. Il est également possible d'éprouver un sentiment d'attachement, voire d'adoration, pour un être – réel ou idéal – ou pour plusieurs (un frère, des enfants, Dieu, l'humanité).

 

      Autant de sentiments et de désirs si hétérogènes qu'ils peuvent être qualifiés de manière contradictoire : si la tendresse pour ses proches s'avère banale et sage, l'adoration pour un être est susceptible de conduire à l'exaltation, au fanatisme, à la névrose. Il y a même, dans certaines formes d'amour (dans la passion), ambivalence foncière, coexistence de sentiments contraires, comme l'amour et la haine (Spinoza parle des " fluctuations de l'âme "). Or, et c'est là, semble-t-il, que le bât blesse, il paraît déraisonnable d'aimer, dans la mesure où n'existe pas de définition unitaire de l'amour. La raison repose, au contraire, sur le postulat de l'identité ou de l'unité (Meyerson). Que faut-il alors entendre exactement par " raisonnable " ?

      

      Etre raisonnable, en une première approche, ce serait penser et se déterminer en suivant les seuls principes de la raison. Il convient ici de distinguer le rationnel et le raisonnable. Une pensée est rationnelle, en effet, quand elle opère correctement une déduction à partir des axiomes posés au départ. La rationalité désigne la liaison logique, formellement correcte, des propositions énoncées. La raison est ici la faculté de connaître, de combiner des jugements, de distinguer le vrai du faux . Ordonner les connaissances, les unifier sous des catégories ou des systèmes, réduire la multiplicité à l'unité du concept ou de la représentation, tels sont les exigences et les principes de la raison. En un second sens, moins littéral, est raisonnable toute personne qui se conduit avec bon sens et mesure, de manière réfléchie et convenable. Alors que le terme rationnel renvoie au rôle de la raison dans le domaine de la connaissance, l'emploi de l'adjectif raisonnable est réservé à l'ordre de l'action. Un individu, un choix, une conduite sont qualifiés de " raisonnables " lorsqu'ils paraissent sensés, conformes aux attentes ou aux jugements de la plupart des individus.

 

       Qu'il y ait une certaine rationalité de l'amour, nul ne le conteste, même sous la figure de la passion qui peut pourtant passer pour l'affection irrationnelle par excellence. L'amour, comme la plupart des sentiments du reste, utilise à son profit la raison, fait appel aux talents et à l'intelligence, à telle enseigne que les psychologues parlent de logique passionnelle. Quels trésors Tristan et Yseut ne déploient-ils pas pour lever les obstacles qui les empêchent d'être réunis ! L'amoureux veut avoir des raisons d’aimer et il en trouve envers et contre tout. Dans le cas de la passion amoureuse, le raisonnement passionnel prend toutefois au rebours la logique rationnelle, comme le souligne Ribot dans son Essai sur les passions : “ la conclusion est donnée d’avance ", elle détermine la valeur des prémisses au lieu d’être déterminée par elles; les arguments n’interviennent, en effet, que pour justifier et rationaliser cette conclusion, raisonnement de nature téléologique puisque la fin y commande les moyens. Le passionné raisonne ainsi : “ Mlle X…possède telles et telles qualités; or ces qualités sont aimables; donc Mlle X…est aimable” (J.A.Rony, Les passions, p.37).

 

      Si les grands principes de la rationalité sont l’objectivité et la cohérence, la passion possède la puissance de désolidariser ces deux principes dont la dualité permet justement l’harmonie entre l’expérience et le discours. Sérieux et Capgras vont même jusqu'à parler de " folies raisonnantes " à propos du délire psychotique, - l'extrême de la passion. Ce délire peut être rationnel dans sa forme sans être moins passionnel dans ses fondements, comme le montre l'exemple de la paranoïa décrite par Freud dans Cinq psychanalyses (le " Président Schreber "). Ainsi le délire de jalousie ne signifie-t-il généralement, selon Freud, que le désir homosexuel éprouvé à l'égard du tiers de même sexe, selon le schéma projectif qui transforme le contenu inconscient " j'aime, moi un homme, un autre homme " en la représentation consciente " je hais l'homme aimé par cette femme que je crois aimer ". Il en est de même du délire de persécution, de l'érotomanie. A partir de cette illusion originaire, le délirant raisonne de manière logique en interprétant tous les signes, qu'il recherche à des fins inconscientes, comme des preuves, artificiellement bâties, de la persécution ou, à l'inverse, de la poursuite amoureuse dont il se dit l'objet.

 

       Rationnel, l'amour, dans sa composante passionnelle, ne semble pas pour autant correspondre aux normes du raisonnable. Etre raisonnable, en premier lieu, c’est être capable de définir les fins de l’action en fonction des possibilités et des limites. La raison suppose le sens des réalités. Elle est aussi choix des valeurs par délibération. Or, dans la passion amoureuse, qui n’est pas la seule forme d’amour, mais qui représente l’amour le plus fort, le plus violent, le plus riche en souffrances, en échecs, en illusions, le sujet ne délibère pas à propos des fins : une seule valeur s’impose à lui, c’est sa passion. Alors que la raison implique de l'activité, mais aussi l'exercice de la volonté et de la décision prise librement, le passionné devient le jouet de sa passion; il ne semble subsister en son esprit aucune capacité d'estimer les choses à leur prix, puisqu'il nourrit sa passion d'illusions et qu'il hypnotise par là - même le sens du réel. Le passionné conserve donc la raison calculatrice, mais il perd le bon sens. On peut définir la passion amoureuse comme un usage déraisonnable de la raison qui a le manque comme essence, ainsi que la souffrance et la possessivité.

 

      Aussi l'amour appartient-il à une autre sphère que celle de la raison pratique qui ouvre la conscience sur le règne des impératifs moraux et de l'universel. Il n'est pas raisonnable en ce sens qu'il ne peut pas fonder l'obligation morale et qu'il n'est pas susceptible d'universalisation. L'amour est du côté du sentiment, de l'affectivité, de la singularité émotionnelle dans ce qu'elle peut avoir d'instable, voire d'aveugle. Dans La critique de la raison pratique, Kant montre que l'amour ne se commande pas, à la différence du respect : " L'amour est une affaire de sentiment et non de volonté, et je ne peux aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois…; il s'ensuit qu'un devoir d'aimer est un non-sens " . Ce que nous faisons par amour, nous ne l'accomplissons pas par contrainte ni par devoir. Quelle mère nourrit son enfant par devoir ? Quand l'amour est là, ou en tout cas le désir, qu'a-t-on besoin du devoir et du respect ? Et c'est bien parce que  nous aimons si peu, ou si mal, que la morale est nécessaire, laquelle vient pallier les insuffisances de l’amour. Le respect, comme devoir, s'impose précisément parce que nous n'avons besoin de morale que faute d'amour. Le devoir ne nous contraint à faire que ce que l'amour, s'il était là, suffirait, sans contrainte, à susciter. La morale, dont le respect est la pierre angulaire, est " un semblant d'amour " : agir moralement, c'est agir comme si l'on aimait.

 

      Il ne semble donc pas raisonnable d'aimer. L'amour ne s'oppose pas tant à la raison théorique, consacrée à la connaissance, qu'à la raison pratique qui concerne l'action et les principes de vie. Le passionné agit manifestement à l'encontre du bon sens; aveuglé, pétri d'illusions, il devient incapable de juger et d 'agir librement, même si l'on peut parler d'une rationalité ou d'une logique passionnelle. Aux antipodes de la raison qui pondère, équilibre, évalue, dans un souci permanent de cohérence et d'objectivité, l'amour, dans sa dynamique passionnelle, incarne la démesure. Comme tout sentiment, il demeure incapable d'universalisation et relève de la pure singularité. Mais toutes les formes d'amour sont-elles déraisonnables ? Et l'incompatibilité apparente entre l'amour et la raison pratique est-elle vraiment fondée ?

 

 

 


DÉVELOPPEMENT II)

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      Le caractère déraisonnable de l'amour ne concerne peut-être pas toutes les définitions du verbe aimer. L'amour-passion ne semble pas forcément et définitivement inconciliable avec les grandes exigences du comportement raisonnable – l'universalité, le sens de la mesure, la capacité de juger et d'agir en toute lucidité, etc. Aussi convient-il de creuser un peu plus la question liminaire : " est-il raisonnable d'aimer ? ", pour souligner la complexité du sentiment amoureux. L'affection pour un être, pour un animal ou pour une chose est-elle nécessairement déraisonnable en elle-même ou bien l'est-elle par accident ?

 

     On notera d'abord que si l'attachement à notre semblable procède rarement de la pure raison, il est toutefois de l'ordre du raisonnable : l'amitié, la tendresse, l'amour maternel sont des comportements éminemment sociables et humains. L'homme n'est-il pas un être qui a besoin des autres pour partager avec eux joies et bonheur ? L'amour, l'amitié, le fait de vouloir le bien de l'autre s'accorde parfaitement bien avec la raison. Certaines dérives passionnelles de cette relation spontanée à autrui ne mettent pas forcément en cause la nature de tels sentiments. Quant à l'amour entendu comme goût prononcé pour un objet ou un être, il n'est assurément pas déraisonnable en soi, mais seulement si l'objet est lui-même dangereux, peu aimable ou nocif, comme peut l'être une drogue par exemple. On remarquera d'ailleurs que les passions ont souvent été comparées à des sortes de toxicomanie : la passion, écrit Kant dans Anthropologie du point de vue pragmatique (paragraphe 81), est " une maladie de l'âme " particulièrement nocive puisque le malade ne veut en aucun cas être guéri. Cette étrange maladie induit des bénéfices secondaires tels que l'on préférerait parfois mourir plutôt que de vaincre une passion.

 

      Le cas particulier de l'amour-désir (Eros) est complexe, délicat. Est-il nécessairement déraisonnable ? Qu'il ne procède pas de la raison n'est un secret pour personne : l'amour est effectivement sans raison apparente (raison au sens d'explication ou de but); il se moque éperdument de la raison. Et l'on sait que plus on veut convaincre un passionné de l'inanité de sa passion, plus il s'acharne et trouve des justifications. Mais un tel amour est-il déraisonnable par nature ? Dans Phèdre, Platon, par la voix de Socrate, pose ainsi le problème : " Tout le monde reconnaît que l'amour est un désir, mais qu'aimons-nous vraiment lorsque nous aimons ? " (237 d). Socrate oppose alors les deux principes qui gouvernent l'amour : " L'un est le désir inné de plaisir; l'autre l'idée acquise qu'il faut rechercher le bien " (ibid.). Lorsque c'est le premier qui l'emporte, l'amour est aveugle et dévastateur : " l'amant aime alors l'aimé comme le loup aime l'agneau " (ibid., 241 d). Lorsqu'au contraire c'est le premier principe qui prend le dessus, l'amour fortifie l'âme et lui donne des ailes. Au-delà des charmes particuliers de ce monde-ci, il l'oriente vers le divin.

 

      Mais l'amour-passion n'est pas la seule figure de l'amour. Le mot amour sert à traduire trois termes grecs différents qui définissent chacun une orientation spécifique du sentiment d'amour. A côté d'Eros, la tradition distingue Philia, relation empreinte de réciprocité et d'estime mutuelle, volonté d'entretenir avec autrui des rapports où se manifeste une certaine excellence morale, et Agapé, amour consacré à autrui dans sa qualité fondamentale d'être un humain et un prochain, sentiment sans attente de réciprocité et indépendant de ce qu'est l'être aimé (exemple de la charité chrétienne). Où l'on voit ici que l'amour est un sentiment duel, associant un sentiment de bienveillance et une forme de concupiscence à l'égard d'autrui. Il peut être à la fois généreux , oblatif et captatif. Aimer, c'est finalement " se réjouir de la félicité d'autrui " (Leibniz), désirer se fondre en l'autre jusqu'à vouloir s'approprier cette conscience. Examinons deux de ces trois grandes figures de l'Amour : Eros et Philia.

 

      Il n'est peut-être pas déraisonnable d'aimer à la façon d'Eros, si, comme nous l'avons vu, le raisonnable est tout entier du côté du bon sens et d'une certaine aspiration à l'universel ou à la réciprocité. Loin que l'amour-passion se réduise à l'égoïsme et à la possessivité, il nous habitue au contraire à l'altérité. Freud attire notre attention sur l'existence de l'amour narcissique, l'amour de soi, distinct de l'amour-propre (qui en est peut-être d'ailleurs une forme intellectualisée) : c'est en apprenant à s'aimer, affirme-t-il, que l'on apprend à aimer l'autre (Introduction à la psychanalyse). Or, du fait du narcissisme, nul ne risque de ne pas s'aimer assez. Et, dans une rupture amoureuse par exemple, le narcissisme exerce un effet réparateur : il récupère la libido désinvestie de l'objet extérieur et nous protège ainsi de la mélancolie, tout en préparant un investissement nouveau. En ce sens, il paraît raisonnable d'aimer, non pas inconditionnellement mais pour trouver une alternative au narcissisme, afin d'éviter que ce dernier ne nous enferme en nous-mêmes.

 

      De même, Philia est un sentiment raisonnable, en ce sens qu'il nous épanouit, nous ouvre à l'énigme de l'autre, fondant ainsi une certaine communauté morale, un idéal des relations humaines. Il se définit par la tendresse, la générosité et la réciprocité. Le désir, l'aspiration à la possession de l'autre, le besoin ardent de sa présence (Eros) n'appartiennent pas à Philia : dans l'amitié, je souhaite du bien à celui que j'aime, indépendamment du bien que je pourrai retirer de lui. Mais celui qui aime, en agissant pour le bien d'autrui, peut aussi agir pour son propre bien. Il y a, dans l'amitié, une tendance naturelle à la réciprocité, en laquelle peut s'épanouir le bien de l'une et l'autre personne. Aristote, dans L'Ethique de Nicomaque, définit l'amitié vraie comme étant sélective, rare et recherchée. Elle comporte trois caractères spécifiques: elle est une vertu (elle n'est ni une puissance, c'est-à-dire une simple disposition, ni une passion, mais une disposition permanente acquise par habitude et entretenue activement); l'amitié relève d'un choix libre (contrairement à l'amour parental, par exemple, qui, comme on l'a vu, ne choisit pas la personnalité de l'être aimé) et d'une décision partagée de bienveillance réciproque; l'autre est aimé pour lui-même et non pour les bénéfices que je peux tirer de cette amitié (amitié utile, amitié plaisante).

 

      L'amitié, c'est donc l'amour, quand il s'épanouit entre humains, quelles qu'en soient les formes, dès lors qu'il ne se réduit pas au manque ou à la passion. C'est l'amour heureux, la joie d'aimer et d'être aimé, la bienveillance mutuelle, la douceur, la gratitude, la lucidité, la confiance. Amour tissé au quotidien par la complicité, la fidélité, l'humour, l'intimité du corps parfois. Marcel Conche, dans un très beau texte (Analyse de l'amour et autre sujets), évoque cet amour authentique, qui suppose la rencontre d'un semblable, une " réciprocité dans la différence " (op.cit., p. 5) où " chacun, par sa présence seule, est pour l'autre un bienfait " (ibid., p. 6). Cet amour est relation, dialogue, inscription dans la durée. Il est oeuvre de raison autant que de sensibilité et de volonté. Marcel Conche parle d'un " amour de raison " (ibid., p. 19) pour qualifier cet amour complet ou parfait qui est la meilleure chose, selon lui, qui puisse advenir à un être humain. Ce n'est donc pas l'amour en tant que tel qui est déraisonnable puisque l'amour actif et joyeux est en profond accord avec la raison.

 

      Ces trois sentiments – Eros, Philia et Agapé – ont cependant en commun le désir de faire le bien d'un objet aimé, ainsi qu'une émotion de qualité particulière liée au sens que peut avoir une certaine forme d'union avec une autre personne. Entre philia et Eros, on retrouve un certain  nombre de traits identiques : le sentiment d'unicité de la personne aimée, le caractère singulier de la relation qui unit les deux amis (" parce que c'était lui et parce que c'était moi ", Montaigne, in Les Essais, I, 28), la conscience qu'a autrui du fait que son ami désire qu'il soit à ses côtés et qu'il soit heureux. Mais aussi peut-être le souhait de retrouver au travers de l'amour éprouvé pour l'autre une forme d 'amour de soi. Toutefois, dans l'amitié, l'amour de soi-même (on doit être à soi-même le meilleur ami, s'aimer) porte sur la partie la plus précieuse de l'être humain, sa vertu, l'ordre le meilleur de son âme (cf. Descartes et la question de la générosité). Soulignons ici la portée morale de l'amour qui tient à ce désir de faire le bien de l'autre et au désir de se connaître ou de s'améliorer soi-même.

 

      Ce n'est donc pas l'amour en tant que tel qui est déraisonnable. L'amour actif et joyeux (Philia) est en parfait accord avec la raison. Il incarne une aspiration à la plénitude, au bonheur, à la réciprocité, c'est-à-dire à une forme de relation avec autrui qui ne soit pas empreinte de manque et de souffrance. Et même l'amour-passion, qui nous avait paru, dans un premier temps, tout à fait déraisonnable, recèle une dynamique qui transcende le sujet et l'ouvre à l'altérité. Dissocions en tout cas une forme pathologique d'amour (au fond égoïste), assurément déraisonnable, d'un amour généreux dans lequel, comme nous allons le voir, il est même possible de trouver la source vive de la sagesse. Demandons-nous si finalement ce n'est pas l'amour qui peut féconder la raison elle-même  et lui donner toute sa valeur.

 

 


DÉVELOPPEMENT III)

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      S'il n'est pas forcément déraisonnable d'aimer, est-il raisonnable de ne pas aimer ? La raison sans amour a-t-elle quelque intérêt et ne risque-t-elle pas de devenir une sorte d'égoïsme calculateur et mesquin ? Jusqu'à présent l'amour a été évalué à l'aune de la raison considérée comme étant seule capable de légiférer et de définir les normes du convenable. Ne faut-il pas renverser la perspective et considérer l'amour comme une vertu cardinale ?

 

      Il est encore possible d'opposer l'amour et la raison, mais au profit cette fois de l'amour. L'amour nous détache certes de nous-mêmes, puisqu'il nous transforme en profondeur au contact de cette énigme qu'est l'Autre, mais il nous y reconduit en même temps et nous renvoie au meilleur de notre humanité. Car, comme le souligne Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre; l'intelligence d'un coeur sec est stérile et inachevée, en même temps qu'étrangère au sentiment du sacré. C'est l'amour, sous quelque forme qu'il se présente, qui nous rend sage. La raison, en revanche, la froide raison, peut fort bien servir l'égoïsme : " c'est elle qui replie l'homme sur lui-même…c'est elle qui lui dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : péris si tu veux, moi je suis en sécurité " (op.cit., p. 49). En ce sens, si le fait d'aimer n'est pas toujours raisonnable, on peut cependant ajouter que la vertu sans amour n'est pas non plus particulièrement aimable. Sans l'amour, la générosité, par exemple, devient un " vice glorieux " et une " cymbale retentissante " (Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l'inachevé, p. 149).

 

      D'où une secrète affinité entre la conscience amoureuse et la conscience morale, la raison pratique et l'amour, qui s'enrichissent et se nourrissent mutuellement. Emmanuel Lévinas, en insistant sur la dimension profondément éthique de la relation à autrui, voit dans le commerce des corps le modèle d'une communication supérieure, " une manière d'être en société irréductible à la lutte aussi bien qu'à l'ivresse fusionnelle " (Alain Finkielkraut, op.cit., p. 78). Déjà dans Eros s'esquisse Agapé, où se révèle l'indomptable proximité de l'Autre qui inscrit l'altérité et la relation au coeur même du sentiment. L'amour nous donne l'accès le plus profond que nous ayons à autrui. Il possède une incontestable valeur éthique, fidèle en cela à la mission universaliste de la raison. On trouve au sein d'une relation amoureuse une forme de malléabilité dynamique par laquelle nous estimons et valorisons différents aspects de nous-mêmes et d'autrui. Le lien de l'amour à la moralité et à la raison tient à ceci qu'il nous oblige à vouloir constamment, à travers autrui, quelque chose de notre vie, et éveille souvent en nous un désir d'amélioration de nous-mêmes.

 

      Certes, l'amour est partiellement dépourvu de l'impartialité et de l'universalité qui servent à définir la destination morale de l'homme. Il représente toutefois un des meilleurs accès dont nous disposions à la compréhension de nous-mêmes et d'autrui. Ainsi Agapé incarne-t-il généralement l'amour oblatif par excellence, amour du prochain ou de la personne du Christ, pur don et charité, qui supposent toujours malgré tout le sentiment de la distance, le refus de la fusion passionnelle (Eros). Alors que l'amour de " complaisance " ou de " concupiscence ", d'origine purement narcissique, serait surtout une demande d'être aimé, visant à une possession égoïste de l'objet, l'amour de " beinveillance " – Philia et Agapé – est souci exclusif de l'autre. Amour désintéressé, altruisme qui va jusqu'à un don absolu et inconditionnel de soi. D'où la solution kantienne qui consiste à définir une maxime pratique d'amour et de bienveillance, censée incliner à aimer l'autre hors de toute considération " pathologique " ou " hypothétique ", c'est-à-dire sans penser au plaisir ou à l'intérêt que j'en retirerai, mais sans, non plus, l'aimer pour lui faire la charité, et par là l'humilier : " Aime ton prochain comme toi-même " (Métaphysique des moeurs). La difficulté étant alors de faire de l'amour de soi le critère de l'amour du prochain, l'altruisme risquant de devenir l'expression hypocrite du narcissisme et de l'égoïsme.

 

      L'amour vient alors comme accomplir ce que la raison ne peut tout à fait réaliser. L'amour, nous l'avons vu, est porteur d'une dimension morale, même dans sa dimension passionnelle. Mais, comme le souligne André Comte-Sponvile dans le Petit traité des grandes vertus, il nous libère de la morale. Ce n'est plus l'amour qui se soumet à l'ouvre législatrice de la raison. C'est au contraire lui qui nous affranchit de la raison : " Par quoi la morale nous voue à l'amour, fût-il absent, et s'y soumet " (op.cit., p. 385). Si la morale est un semblant d'amour, l'amour, qui accomplit à son tour la morale, nous en libère. Et l'on retrouve ici l'esprit des Evangiles :" seul celui qui aime n'a plus à agir comme s'il aimait " (ibid., p. 295). L'amour nous libère de la Loi et de la raison, en ce qu'il les inscrit toutes les deux au fond des coeurs. Comme on ne sort pas de l'amour, puisqu'on ne sort pas du désir (il est, selon Spinoza, l'essence de l'homme), l'amour est bel et bien cette puissance dynamique qui se transforme elle-même et nous transforme nous-même.

 

      La question : " est-il raisonnable d'aimer ? ", apparaît alors comme une question biaisée, dans la mesure où elle instaure une fausse scission entre la raison et l'amour. En réalité, comme l'a montré Spinoza dans L'Ethique, la raison ne réclame rien contre la passion; elle est aussi un effort vers une vie authentique. La sagesse exige certes un effort de purification et de réforme de soi-même, mais il s’agit d’une réforme de notre mode de connaître, rendant possible la transmutation du regard que nous jetons sur un monde qui reste toujours le même. La connaissance vraie transforme un désir ignorant, aliéné, passif, en un désir éclairé, autonome, actif. Elle nous sauve en nous unissant à nous - même et à autrui. Elle nous unit d’abord à nous-même car la vertu est d’abord amour de soi. L’homme conduit par la raison s’aime authentiquement, car il aime ce qu’il a de positif en lui-même. La connaissance nous unit également aux autres. Les hommes forment alors une seule communauté dont la seule loi est la générosité, “ désir par lequel chacun s’efforce d’après le seul commandement de la raison d’aider les autres hommes et de se lier avec eux d’amitié ”. L’homme vertueux cherche d’abord et avant tout son utilité propre. Est utile à l’homme, ce qui satisfait l’effort même de la raison, l’effort pour comprendre, ce qui permet d’accroître son intelligence.

 

      Soulignons enfin l'étroite parenté de l'amour et de la raison qui puisent à la même source, celle du désir d'absolu ou d'immortalité, comme l'a merveilleusement expliqué Platon dans Le banquet et dans le Phèdre : l'amour est amour du beau et du bon; l'amour est d'ailleurs toujours un prélude à l'amour de la philosophie, qui est elle-même amour de la sagesse, de la vérité, du bonheur, c'est-à-dire finalement de la raison. Etre raisonnable, ce serait se réjouir de la vérité, ce dont nous ne sommes guère capables la plupart du temps (d'où la quête du sens et des paradis artificiels). L'amoureux y est vu comme un apprenti philosophe. A l'inverse, un philosophe qui n'aurait plus en lui la capacité d'aimer, de s'étonner, voire de s'émerveiller, ne serait plus du tout philosophe. Philosopher, n'est-ce pas s'émerveiller en permanence de ce que les choses sont ce qu'elles sont ? Et l'amour n'est-il pas à son tour une façon extraordinaire de s'émerveiller devant le spectacle des choses et des êtres ?

 

 

 


CONCLUSION

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      Il n'est plus exclu de conclure, dans ces conditions, non seulement que l'amour n'est pas, par nature, déraisonnable, mais encore qu'il n'est ni souhaitable ni raisonnable de ne pas aimer. La raison sans amour ne serait guère aimable. L'amour accomplit d'une certaine manière la raison, dans sa dimension pratique, et nous en libère. L'amour n'est proprement déraisonnable que lorsqu'il porte sur des objets illusoires ou dangereux ou qu'il enferme le sujet sur lui-même.  Eros est déjà porteur de Philia et d'Agapé qui sont sans conteste des modes sublimes de relation aux autres. L'opposition de la raison et de l'amour est, en définitive, bien vaine, si l'on considère l'amour comme ce qu'il y a de meilleur en un être humain.

 

 

Liste des ouvrages consultés

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-        Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII

-        André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, L'amour

-        Marcel Conche, Analyse de l'amour et autres sujets.

-        Alain Finkielkraut, La sagesse de l'amour

-        Platon, Le banquet, Phèdre

-        Pierre Sauvanet, Les philosophes et l'amour

-        Spinoza, Ethique, III, déf.6 et explication

 

 

 

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