« Nos
rapports avec autrui sont-ils nécessairement conflictuels ? » |
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Analyse du sujet en vue de dégager
des éléments pour l’introduction
Développement,
idées principales
3) La nature et la valeur des
conflits
II) Les tentatives de
moralisation
1) Des relations naturellement
pacifiques
- Pourquoi la question se pose-t-elle ? Il apparaît, en effet, que l’homme est un être social : je suis fait pour vivre avec l’autre, j’ai besoin de lui pour partager le travail, les émotions, le plaisir et la peine, ou même simplement mon sentiment d’exister. Pourtant, des faits innombrables prouvent combien la cohabitation est désespérément difficile : depuis les conflits entre les individus jusqu’aux guerres entre les peuples, tout montre que si autrui s’avère être l’allié le plus indispensable, il est aussi mon plus implacable ennemi. Il suffit de lire les journaux tous les matins, ou de se regarder tout simplement vivre avec les autres, pour se rendre compte que les conflits avec autrui sont quotidiens.
- La question posée sous-entend donc que les conflits existent, qu’ils sont même légion, à telle enseigne que l’on serait tenté de réduire notre relation à autrui à sa dimension uniquement conflictuelle. En même temps, force est de constater que nous aimons parfois autrui, qu’il nous arrive même de le secourir, voire de sacrifier notre vie pour lui. Autrui est aussi celui qui me rend heureux, me donne du plaisir…La guerre, la mésentente, la haine ne doivent donc pas occulter la diversité et la richesse du rapport à autrui.
¨ Nos rapports : nos liens, nos relations. L’adjectif possessif « Nos » désigne ici le Je, la conscience, le moi dans leur relation avec d’autres consciences. Le pluriel indique que nous n’avons pas, avec autrui, qu’un seul type de relations mais que les liens que nous nouons avec les autres sont multiples, divers, hétérogènes, complexes. Il conviendra donc, dans le devoir, de recenser les principaux rapports que nous pouvons entretenir avec les autres (conflictuels ou non).
¨ Autrui : le même et l’autre, un autre moi et un autre que moi.
¨ Nécessairement : par un besoin pressent, une obligation imposée, absolument. Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être, ce qui ne peut pas être autrement.
¨ Conflictuel : qui constitue un conflit ou une source de conflits. Par conflit, il faut entendre soit la contestation entre deux puissances qui se disputent un droit (ex : conflit armé), soit la lutte, le combat, soit la rencontre d’éléments, de sentiments contraires, qui s’opposent. Le conflit peut prendre la forme de la simple opposition, de l’antagonisme, de la discorde ou de la dispute, de la lutte – armée ou non -, de la guerre, etc.
- Reformulation du sujet : les relations que chacun noue avec les autres sujets sont-elles par nature et absolument antagonistes et source de discordes ?
- Questionnement : si nos rapports avec autrui sont conflictuels, quelle est la réalité de ces conflits ? Mais si le conflit est une réalité incontestable, les hommes ne tentent-ils pas en permanence, et de multiples manières, de moraliser leurs relations et de transcender la brutalité de leurs rapports ? N’existe-t-il pas des relations humaines tant soit peu harmonieuses, non conflictuelles ? Si tel est le cas, quelles sont ces relations ? Comment, dès lors, réguler ou éviter les liens dysharmonieux ?
- Il s’agit donc de se demander si l’on peut passer du constat « les conflits quotidiens avec autrui sont fréquents » à l’affirmation générale, ayant valeur de loi, « ces conflits sont définitivement nécessaires ». Autrement dit, le conflit est-il l’essence du rapport à autrui ou ne figure-t-il qu’un aspect contingent, conjoncturel, passager de cette relation ? L’affrontement n’est - il pas, en somme, une donnée de la nature humaine ? Peut-on concevoir d’autres types de relation que la discorde avec autrui ? Une société sans heurts, sans discordes, sans violence, est-elle finalement pensable ?
- Le sujet nous invite donc à mesurer les enjeux pratiques du problème soulevé : au-delà du politique, la solution morale n’est - elle pas à envisager dans le règlement des conflits inter-individuels ?
- Thèse et problème : Si nos rapports avec autrui sont nécessairement conflictuels, commençons d’abord par recenser les principales formes que revêt cette relation conflictuelle et par dégager la nature, ainsi que les figures, de ce noyau conflictuel auquel sembleraient se réduire nos liens avec les autres, avant d’en mesurer la valeur.
- Première catégorie de conflits, la plus évidente parce que la plus fréquente et quotidienne : les conflits qui se situent au niveau des relations inter-individuelles. De très nombreux exemples pouvaient être évoqués, depuis le simple malentendu, la scène de ménage, le klaxon hargneux de l’automobiliste pressé, jusqu’au crime, en passant par l’intimidation, le chantage, la lutte pour le pouvoir, etc. Il était judicieux d’évoquer aussi la concurrence ou la compétition qui sont des formes d’affrontement pacifiques (la compétition sportive ?) ou sauvages (la compétition économique).
- Le conflit peut être ici violent ou non violent, explicite ou implicite, puisqu’il existe des conflits tacites, non dits, silencieux qui généralement dégénèrent au bout d’un certain temps lorsque le poids des tensions est beaucoup trop fort (on pouvait ici mentionner cette passion furieuse qui anime parfois les Malais dont Stefan Zweig a expliqué les ressorts dans la nouvelle intitulée Amok).
- On pouvait réserver un sort tout particulier au conflit violent, en définissant la violence comme le recours à la force pour soumettre quelqu’un contre sa volonté. Par extension, peut être considérée comme violence toute atteinte portée à la personne humaine, soit de la personne sur elle-même, soit sur celle d’autrui (le viol, l’agression, l’homicide, le harcèlement, l’intimidation, l’humiliation… sont ainsi des formes diverses et subtiles de la violence).
- Les conflits avec les autres ne se limitent pas, loin s’en faut, aux relations inter-individuelles. Nombreux sont les exemples de conflits, plus graves parce que destructeurs, empruntés à l’histoire. Il convient ici d’envisager les conflits au niveau des relations collectives. On pouvait prendre comme exemple la guerre, entendue comme violence organisée, lutte armée entre Etats ou groupes sociaux. La relation conflictuelle inter-individuelle est ici transposée sur un plan collectif où l’antagonisme revêt une force, une brutalité sans commune mesure avec d’autres formes conflits : « La guerre n"est point une relation d"homme à homme, mais une relation d"Etat à Etat, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu"accidentellement » (Rousseau). L’histoire contemporaine, et même l’actualité, fourmillent d’atrocités commises au nom de grandes idéaux mais qui ressortissent souvent à des luttes de pouvoir.
- Force est donc de constater que les conflits avec autrui constituent une réalité incontestable, que ces conflits se situent sur un plan inter-individuel ou à un niveau collectif. D’où l’idée commune que nos rapports avec autrui sont nécessairement conflictuels. L’adverbe « nécessairement » renvoie alors à une sorte de besoin, de nature, d’essence , comme si le constat de la réalité des conflits signifiait leur irréductibilité, comme si le conflit, l’affrontement étaient dans la nature humaine.
- Selon Hobbes, à l’état de nature (état fictif, hypothétique dans lequel se trouvent les hommes, abstraction faite de tout pouvoir et de toute loi), les hommes sont gouvernés par le seul instinct de conservation ; ils sont égaux puisqu’ils ont les mêmes désirs, les mêmes droits sur toutes choses, les mêmes moyens d’y parvenir. Cette égalité naturelle se transforme naturellement en rivalité, de sorte que l’état de nature, c’est l’état de la « guerre de tous contre tous ». L’homme est ainsi « un loup pour l’homme ». C’est, en définitive, l’angoisse de la mort qui est responsable de l’état de guerre et fait peser sur la vie de tous une menace permanente. Le conflit, et notamment l’affrontement violent, sont donc au fondement même des relations interindividuelles et renvoient à une nécessité vitale.
- De même Freud a-t-il montré que l’homme est foncièrement agressif et cruel, agressivité qu’il met sur le compte d’une pulsion de mort et du conflit irréductible entre le désir et l’institution, le principe de plaisir et le principe de réalité. Constat que le père de la psychanalyse déplore et qui l’amène à souligner le caractère nécessairement répressif de la civilisation. Cette dernière ne peut que réprimer les appétits de cruauté et de barbarie, et non les réduire, de sorte que le conflit est inéluctable et nécessaire.
- Mais on peut se réjouir de ce constat apparemment pessimiste et penser que le conflit possède finalement une dimension positive : le progrès humain ne suppose-t-il pas, justement, l’affrontement entre les hommes, au plan individuel (1) comme au plan collectif (2) ? La compétition est alors valorisée en tant qu’émulation qui rend meilleurs ou plus forts les adversaires en les amenant à se dépasser, ce qu’ils n’auraient pas faits en dehors de la lutte et sans la perspective du prix, symbolique ou non, qui s’attache à la victoire. De même, l’affirmation de soi comme sujet passe, chez l’enfant, et sans doute chez l’adulte, par le conflit avec autrui (parents, maîtres). L’analyse hégélienne de la constitution de la conscience de soi par la lutte (la dialectique du maître et de l’esclave) servirait de fil conducteur, de même que l’analyse sartrienne du regard : ces deux perspectives mettent en évidence la dimension conflictuelle de la rencontre d’autrui, le regard de l’autre me donnant consistance et existence, et au même moment me prive de moi-même et de ma liberté. Dès que l’autre se présente à moi et commence à me regarder, il m’enveloppe, m’investit, me cerne, me scrute. Le sens de ce que je suis semble suspendu au jugement de l’autre; l’expérience d’autrui est aussi celle de la dépossession de soi
- Même en conservant au mot « affrontement » son sens négatif (violence), on peut se demander si l’affrontement entre les hommes ne présente pas le caractère de ce que Hegel appelle le « travail du négatif ». Les guerres, tragiques en elles-mêmes, se soldent, par exemple, par des révolutions techniques et économiques positives. Ce qui est moralement inacceptable n’est - il pas alors historiquement nécessaire ? Ce qui est moralement souhaitable n’est - il pas historiquement impossible, irrationnel et même indésirable ? L’analyse hégélienne des passions était à évoquer ici.
- Que ce soit sur un plan individuel ou collectif, il semble que nos rapports avec autrui sont nécessairement conflictuels, l’affrontement constituant une réalité multiforme et hétérogène. On peut soit le déplorer, à la manière des moralistes, se gausser de l’humaine condition ou développer à son endroit une misanthropie pessimiste, soit s’en réjouir, si le conflit, la lutte incarnent le progrès, le long « travail du négatif ». Mais dire que le conflit est une réalité incontournable, voire irréductible, n’est-ce pas avoir la vue un peu courte et réduire la relation avec autrui à sa seule dimension conflictuelle ? Les tentatives de dépassement des conflits ne sont-elles pas aussi des réalités incontournables ?
- Thèse et problème : toute l’histoire de l’humanité est une tentative permanente, jamais achevée, de transcender les conflits et d’établir, grâce à la solution politique, une société harmonieuse où les conflits sont rationalisés, canalisés, sublimés, voire sanctionnés, en vue de l’établissement d’un ordre juste. L’ordre politique constituant alors une tentative difficile de moralisation ou de rationalisation des relations humaines.
- Dire que nos rapports avec autrui sont nécessairement conflictuels ne correspond peut-être pas tant à la nature humaine qu’à une projection, dans l’état de nature, des caractéristiques de la vie sociale, la notion de nature servant souvent de prétexte ou d’excuse. Prétendre que le conflit figure l’essence de nos relations avec les autres relève d’une attitude cynique qui justifie un état de fait en le transposant dans une prétendue nature ou essence absolue. Il s’agit là également d’une illusion rétrospective qui consiste à inverser l’ordre des réalités et à confondre l’effet avec la cause. C’est le reproche que Rousseau adresse à Hobbes lorsque ce dernier prétend que l’homme est un loup pour l’homme.
- D’autres théories prétendent, au contraire, que les relations avec autrui sont initialement pacifiques, que l’intérêt, l’amour propre, l’égoïsme, porteurs de conflits, ne sont pas les passions fondamentales des hommes. Rappelons que pour Rousseau la pitié est « un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce" ». Qu’est, en effet, la pitié, sinon ce sentiment qui « nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir… ». La pitié, entendue comme refus de voir souffrir un être semblable à soi, est l’un des vestiges de la nature originelle que conserve l’homme civilisé ; la pitié fonde ainsi la possibilité d’un lien social, de l’idéal d’un bonheur partagé et d’une liberté réciproque, constituant une alternative à l’appétit de domination.
- Rappelons aussi que Rousseau établit une distinction entre “ amour de soi “ et “ amour-propre“ : l’amour de soi est le simple instinct de conservation, le souci qu’on a de soi-même, de sa propre conservation, indispensable à tout être; antérieur aux attitudes morales, il est néanmoins du côté des vertus, non de l’égoïsme. L’amour-propre, ou la vanité, est un sentiment qui n’existe qu’en société et qui consiste à nous comparer aux autres, à nous juger supérieurs à eux et à les vouloir inférieurs. Il existe également un troisième sentiment, à mi-chemin des deux autres, “ l’idée de la considération “ : dès qu’ils vivent en société, les hommes éprouvent le besoin d’attirer à eux le regard des autres. Autrui est alors nécessaire à ma propre complétude. Le besoin d’être regardé, la recherche de l’estime publique représentent, non un vice, mais un besoin constitutif de l’espèce humaine. En somme, nous avons un besoin impérieux des autres, non pour satisfaire notre vanité, mais parce que, marqués d’une incomplétude originelle, nous leur devons notre existence même.
- Davantage que le conflit, le désir de reconnaissance définit l’essence de la relation à autrui. C’est ce que souligne avec force Tzvetan Todorov, dans La vie commune, Essai d’anthropologie générale. Selon cet auteur, la description de l’origine de l’humanité comme une lutte à la vie et à la mort ne s’applique pas à la relation entre la mère et l’enfant : “ L’homme ne naît pas à cause d’une lutte, mais plutôt d’un amour“. Le résultat de cette naissance n’est pas le couple maître-esclave mais celui parent-enfant. Todorov explique que si l’enfant, à sa naissance, demande, comme n’importe quel animal, à être nourri et protégé, au bout de quelques semaines, se produit un événement spécifiquement humain : l’enfant cherche à capter le regard de sa mère parce que ce regard en lui-même le confirme dans son existence; l’enfant demande la reconnaissance de la mère; cette dernière, en même temps, se trouve elle-même reconnue dans son rôle d’agent de la reconnaissance par le regard demandant de son enfant. Ainsi, “ l’existence de l’individu en tant qu’être spécifiquement humain ne commence pas sur un champ de bataille, mais dans la captation du regard maternel par le bébé”.
- Toutefois, même si le fait originel de la relation à autrui n’est pas constitué par le conflit, nous avons vu que le conflit n’en est pas moins une réalité qui oblige à mettre en évidence la réalité des hypothèses, des solutions politiques permettant de supprimer ou de juguler le conflit avec autrui. Cette évidence du règlement politique est caractéristique de l’humanité : l’homme, animal politique, se définit par les interdits, les normes, les valeurs, les institutions qu’il élabore pour se déprendre de la nature, de l’animalité, de l’égoïsme, de la violence, et instituer un ordre stable et rationnel.
- Le même Hobbes qui admet une nature humaine originellement mauvaise conçoit la nécessité d’un pouvoir rendant impossibles les conflits entre individus, même si le risque de conflit entre collectivités (autrui collectif) demeure. En effet, les mêmes raisons qui ont conduit les hommes à l’état de guerre (peur de la mort, calcul) vont conduire les hommes à en sortir, c’est-à-dire à quitter l’état de nature. Si la sortie de l’état de nature revient, pour chacun, à renoncer à son droit naturel, la contrepartie d’un tel renoncement est l’ordre et la sécurité dont le garant sera le souverain (homme ou assemblée). Par un pacte mutuel, un acte de raison, les hommes renoncent à leurs droits, et en confient l’exercice à un tiers. De sorte que le pouvoir politique résout le problème de la violence naturelle qui est transfigurée en violence légale, légitime, rationalisée, institutionalisée. La solution politique du conflit naturel entre les individus passe donc par un acte volontaire et juridique s’incarnant dans un pouvoir artificiel et absolu, quoique non arbitraire et non despotique.
- Une autre solution, envisagée par Rousseau dans Le contrat social, consiste à mettre en place une transformation en quelque sorte dialectique permettant de passer de l’indépendance originelle à une liberté partagée et garantie par une loi émanant de la volonté générale. Le conflit chez Rousseau prend la forme de la servitude, de l’arbitraire politique, de l’hypocrisie sociale, de l’amour propre, du pouvoir, de la gloire, de l’argent…Le mal qui déchire l’humanité, c’est l’homme séparé de lui-même et des autres, la perte de la transparence, et l’absence de communion entre les êtres. Ce constat concerne l’homme vivant en société. Le conflit ne caractérise nullement l’état originel de l’homme, mais le résultat d’une évolution au cours de laquelle il est dénaturé. Par le contrat social, l’homme naturel abandonne sa liberté primitive, n’agit plus égoïstement en vue de son intérêt privé, mais il agit désormais en vue de l’intérêt public, en se mettant sous la direction de la volonté générale, à laquelle il doit obéir sans réserve. Le contrat n’est certes pas la solution au mal qui ronge l’homme. S’il y a un salut pour le malheur de l’homme, il ne peut néanmoins être qu’individuel, oeuvre qui incombe à l’éducation.
- Nos rapports avec autrui ne sont donc pas nécessairement conflictuels, dans la mesure où d’autres types de relation avec autrui existent de fait. La réalité des relations non conflictuelles avec les autres est tout aussi importante que celle des conflits, des affrontements de toute sorte. Si les hommes s’affrontent sous de multiples formes, que l’on mette cette réalité sur le compte de la nature violente ou agressive de l’homme ou de la dénaturation sociale et historique, l’humanité se caractérise par l’effort permanent qu’elle déploie pour rationaliser, moraliser les relations entre les individus, de façon à canaliser, sublimer, organiser la violence. Mais la solution politique est-elle la seule qui soit envisageable ?
- Thèse et problème : la solution morale apparaît ainsi comme l’ultime solution, la plus élaborée et la plus riche sans doute, issue qui se situe au-delà du politique. Plutôt que le conflit, nos relations avec autrui ne sont-elles pas fondamentalement morales ou éthiques ?
- On peut faire valoir que les conflits avec autrui ne sont universellement évitables que dans le cadre d’une nécessité morale, qui dépasse les intérêts de chaque collectivité pour viser l’universalité. La solution que propose Kant est d’ordre moral : le devoir, si on le respecte, contredit, terrasse l’intérêt égoïste, l’amour propre, et instaure une harmonie universalisable. Précisons ce point.
- Selon Kant, une action n’aura de valeur morale que si elle est accomplie par devoir, et non pas conformément au devoir. Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi morale, conçue uniquement d’un point de vue formel et universel. La raison nous prescrit d’obéir aux seules règles qui peuvent sans contradiction devenir universelles. Puis-je vouloir que ma maxime devienne universelle ? La maxime (principe subjectif du vouloir, celui qui détermine intérieurement notre volonté agissante) du devoir est alors la suivante : “agis toujours d’après une maxime telle, que tu puisses également vouloir qu’elle devienne une loi universelle”.. Kant nomme ce commandement du devoir “impératif catégorique”, pour le distinguer des impératifs hypothétiques qui ne commandent que conditionnellement. Cet impératif n’a d’autre contenu que son universalité. L’universalisation de la maxime de l’action est le critère essentiel de la morale.
- Si la forme du devoir est l’universalité, on peut alors définir la fin du devoir moral qui est la personne humaine. Une action intéressée et, comme telle, immorale, est celle qui se rapporte à la satisfaction de besoins égoïstes et traite la réalité comme le simple moyen d’une telle satisfaction. Or, les êtres qui n’ont qu’une valeur relative, qui ne servent que comme moyens, sont appelés “choses”. Se servir d’un être humain comme simple moyen est donc le traiter comme une chose. Mais si l’on reconnaît à l’être humain la dignité d’une personne, on ne le traitera pas en simple moyen, mais aussi comme fin de l’action, comme une fin en soi, comme une valeur absolue. La deuxième formule de l’impératif catégorique est donc la suivante : “Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité, aussi bien dans ta propre personne qu’en celle d’autrui, non pas comme un simple moyen, mais toujours aussi comme une fin”.
-
C’est le caractère rationnel de la
personne humaine qui en fait la dignité, et la désigne comme personne et non
comme chose. La rationalité est la capacité à définir des règles universelles,
indépendantes de la particularité des intérêts subjectifs. Par la raison,
l’homme est aussi bien l’origine de la loi morale que sa fin. Même si, en tout
acte, nous trouvons une racine psychologique, quelque frustration ou intérêt,
néanmoins ce qui fait l’essence du pur devoir, c’est qu’il se situe en une sphère
purement idéale. Ainsi, la morale offre-t-elle des caractères de nécessité et
d’universalité. Elle concerne une sphère qui n’est pas celle de l’expérience,
de la pratique ni de la nature. L’unique fondement de la morale, c’est la
conscience immédiate de la loi et du devoir que la loi établit, autrement dit
c’est la raison et la liberté.
- En somme, mon action n’est morale que si elle s’opère en prenant en compte l’humanité tout entière. Est donc immorale l’action dont je décide qu’elle n’est bonne que pour moi seul. L’autre homme est une exigence de ma raison, une valeur posée par ma volonté, autrui est celui qui m’impose des limites, des devoirs : chaque homme, dès qu’il existe, dispose d’un droit absolu à être considéré comme valeur absolue, comme fin en soi, dit Kant. Ce commandement de respect n’est pas un impératif d’amour universel (l’amour, à proprement parler, ne se commandant pas), mais une obligation posée par ma volonté libre; il nous enjoint de ne jamais voir en l’autre simplement un moyen mais toujours une fin.
- On pouvait aussi rappeler l’analyse, plus radicale encore, de Lévinas (cf. Texte étudié en cours). Même si l’on admet que les rapports avec autrui sont conflictuels, ce qui relève d’un simple constat (1ére partie du devoir), on peut néanmoins concevoir l’instauration de relations plus riches, plus authentiques
- Rappelons, en effet, que, pour Lévinas, c’est dans la simple saisie d’un visage que s’exprime la dimension entièrement morale de la rencontre de l’autre. L’autre, en effet, se présente simultanément comme sans défense et invitation au respect (position d’autrui comme valeur) : la possibilité physique de tuer autrui se donne en même temps que l’impossibilité morale d’accomplir cet acte. Autrui nous est livré dans une dimension éthique comme celui que je n’ai pas le droit de tuer.
- Alors que Sartre insiste sur la dimension conflictuelle de la rencontre d’autrui, Lévinas insiste sur le rôle d’autrui dans la vie morale : la rencontre de l’autre, le simple face-à-face est d’emblée structuré par une dimension supérieure, une dimension morale. La relation à autrui dépasse un cadre strictement affectif : il ne s’agit pas seulement de vouloir du bien à l’autre, mais aussi de poser le Bien comme fondement de la relation. L’intrigue nouée avec autrui n’est ni un conflit, ni pour autant une idylle. La guerre n’est pas le fait originel de la rencontre; la paix non plus . Ce n’est pas la lutte, c’est l’éthique qui est le sens originel de l’être-pour-autrui. C’est à la responsabilité et non au conflit qu’invite le face-à-face avec l’autre homme.
- Avant d’être regard, autrui est visage : il n’est pas avant tout une puissance aliénante qui menace, qui agresse, qui envoûte le moi; autrui est cette puissance éminente qui brise au contraire l’enchaînement du moi à lui-même. Le visage est la manière dont se présente l’Autre. Ce qui caractérise ce visage, c’est sa désobéissance à la définition, “ cette manière de ne jamais tenir tout à fait dans la place que lui assignent mes propos les plus acérés ou mon regard même le plus pénétrant “ (Finkielkraut, La sagesse de l’amour). Il y a toujours en l’Autre un surplus, un écart par rapport à ce que je sais de lui : “ rencontrer un homme c’est être tenu en éveil par une énigme “ (Lévinas). Le visage n’est pas tant une forme sensible que la résistance opposée par le prochain à sa propre manifestation, le fait pour lui “ de ne me laisser entre les mains que sa dépouille quand c’est sa vérité que je crois détenir “ (Finkielkraut, ibid.).
- Au total, l’analyse de Lévinas nous révèle que la considération du visage coupe court à la possibilité même du conflit en révélant l’injonction éthique.
- Nous nous étions demandés si le conflit était l’essence du rapport à autrui ou s’il ne figurait qu’un aspect contingent de cette relation. Même si l’on admet que l’affrontement est une donnée de la nature humaine et que les rapports initiaux avec autrui sont conflictuels, on peut néanmoins concevoir l’instauration de relations d’une autre nature, relations non conflictuelles qui sont tout autant une réalité que les rapports conflictuels. Une société sans heurts, sans discordes, sans violence, n’est sans doute pas pensable, si, comme le pensent Héraclite et Hegel, le conflit, le négatif constituent le réel lui-même et le moteur du progrès ou de l’évolution. Mais nous avons vu que l’humanité travaille en permanence en vue d’un règlement pacifique de ses tensions, la morale étant l’horizon ultime, l’au-delà du politique, par quoi l’humanité réalise sa véritable destination (pour approfondissement, cf. Kant, Idée d’une histoire universelle…, les analyses relatives à la guerre et à son règlement cosmopolitique). Ce qui est alors en jeu, c’est la capacité, pour l’homme, d’affirmer son humanité, ou de parier sur sa possibilité.
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