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LE
TRAVAIL DE PREPARATION DE LA DISSERTATION
3)
Analyse des termes du sujet (utiliser le travail de préparation)
I) Je
ne suis pas responsable de ce dont je n'ai pas conscience
A) Responsabilité, conscience et liberté
B) Les différents types de responsabilité
C)
Le principe de l'engagement minimal et ses conséquences
II) Responsabilité, inconscience et
ignorance
B) Responsabilité et prévoyance
C)
Le problème des conséquences indirectement intentionnelles
C)
Je suis responsable de ce que je suis
LE TRAVAIL DE PREPARATION DE LA DISSERTATION |
1. Rechercher les mots clés et les concepts essentiels
- Deux termes sont ici mis en relation : être responsable de quelque chose, ne pas avoir conscience de cette même chose. On nous demande s'ils sont compatibles ou non. Le terme directeur est celui de responsabilité.
2. Analyse des termes (sens, étymologie) et des expressions, dans le contexte du sujet.
- Etre responsable de : être l'auteur d'un acte issu d'une libre décision; répondre de ses actes, les assumer, s'en reconnaître l'auteur.
- Ne pas avoir conscience de : ne pas se rendre compte, ne pas remarquer, ne pas savoir, avoir perdu conscience.
3. Inventaire conceptuel ( utiliser le dictionnaire de J. Russ, fort utile pour ce travail) :
|
Responsabilité |
Inconscience ou inconscient |
Termes voisins |
Liberté, conscience, dignité, imputabilité, intention |
Ignorance, irréfléchi |
Termes
opposés |
Nécessité, innocence, aliénation |
Conscient, réfléchi, savoir, connaissance |
Termes en
relation de dépendance |
Action, décision, culpabilité, justice, devoir, obligation |
Conscience, liberté, choix, volonté |
4. Résultats de la lecture : sens global du sujet (reformulation synthétique su sujet).
- La signification du sujet est la suivante : puis-je être l'auteur d'un acte dont j'ignore les causes et les conséquences, dont je ne me rends pas compte et qui n'est pas le fruit d'une libre décision ?
1. Significations, sous-entendus, présupposés du sujet
- Se poser toujours la question à propos du sujet : pourquoi me pose-t-on cette question?
- Répondre de quelque chose ou de quelqu'un suppose décision, consentement, c'est-à-dire conscience. La responsabilité relève de la conscience d'un sujet qui perçoit et accepte les conséquences de ses actes. Pourtant, il est des situations où cette conscience semble quelque peu atténuée, voire abolie (exemples de la débilité mentale, de la perte de connaissance, de l'oubli, de l'ignorance, etc.), au point que la responsabilité du sujet pourrait être supprimée ou annulée. Peut-on, par exemple, considérer comme responsable une personne qui n'avait pas conscience des risques encourus, ou qui a agi sous l'emprise de la colère, de la passion amoureuse ?
- Qu’est-ce qui est supposé dans la question ? Quels sont les sous-entendus de l’énoncé ? La question sous-entend que la non conscience d'une chose, d'un état, d'une situation pourrait constituer un motif d'irresponsabilité – civile, pénale et / ou morale – et que seul l'auteur d'un acte issu d'une libre décision est responsable. Pourtant, le motif de l'inconscience peut être difficile à établir et peut même constituer une excuse facile, une forme de mauvaise foi. La question posée nous invite donc à réfléchir sur une évidence apparente (n'est responsable que celui qui est conscient de ce qu'il fait) : ne sommes-nous pas responsables de notre non conscience ou de notre inconscience ?
2. Recherche du domaine d’étude où le sujet prend sens
- Domaines concrets : juridique (on distinguera la responsabilité civile et la responsabilité pénale), moral.
3.Questionnement du sujet
- Comment pourrais-je prendre une décision libre sans en avoir conscience ? Ne peut-on pas distinguer différents niveaux ou degrés de conscience qui impliqueraient ou non la responsabilité de l'agent ? Ainsi, sommes responsables pour un acte consécutif à une perte de conscience ? Suis-je véritablement l'auteur d'un acte dont j'ignorais les causes et les conséquences possibles ? Suis-je, enfin, responsable d'un acte provoqué par mon inconscient ? N'y a-t-il pas un devoir de conscience, de sorte que je serais responsable de mon absence de conscience ? Mais de quelle responsabilité parlons-nous ? S'agit-il de la responsabilité civile, pénale ou bien morale ?
4. Choix du problème fondamental
- Ces multiples interrogations débouchent sur une question, une énigme, une aporie fondamentales : la question posée renvoie au problème des conditions d'imputabilité de nos actes et omissions. Si l'expression " ne pas avoir conscience " signifie la perte de la liberté, la question de la responsabilité devient celle de la légitimité ou de l'illégitimité de cette perte. La perte de ma conscience et de ma liberté est-elle due à un empêchement, à une défaillance, à une contrainte subie ou à une faiblesse consentie ?
5.Détermination de l’enjeu (l’enjeu est le gain de pensée apporté par la formulation d’un problème; de la solution que nous choisissons au problème philosophique défini précédemment dépendent des choix de vie fondamentaux)
- Il en va de notre liberté et de notre dignité : ne sommes-nous pas responsables de notre propre inconscience ? Si tel n'est pas le cas, est-ce que je ne risque pas d'arguer de ce manque de conscience pour fuir mes responsabilités ? Et le motif d'irresponsabilité ne me retire-t-il pas, d'un certaine façon, mon humanité ?
6. Choix de l’idée directrice devant guider
la dissertation
- Nous tenterons de montrer que je puis être responsable, dans certaines circonstances, de ce dont je n'ai pas conscience.
7. Plan détaillé :
a) Choix du type de plan : plan progressif. Passer en revue les situations où l'expression " ne pas avoir conscience de " pourrait avoir un sens et se demander, à chaque fois, si elles peuvent exclure que je sois l'auteur de l'acte dont je n'ai pas conscience. Montrer que les critères de la responsabilité peuvent varier en fonction des situations. Distinguer différentes formes de responsabilité.
b) Etablissement du plan détaillé (Cf.
Rédaction)
INTRODUCTION |
- Partir d'un exemple : l'automobiliste qui perd conscience au volant, victime d'un malaise : est-il responsable de l'accident qu'il provoque ? Il semble que non puisque la perte de conscience a fait plutôt de lui une victime. Mais sa responsabilité n'est - elle pas avérée si le malaise en question est dû à une consommation excessive d'alcool ? L'automobiliste n'est - il pas en quelque sorte responsable de sa perte momentanée de conscience ?
- Or, suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ?
- On nous demande de dire si les termes " être responsable de quelque chose " et " ne pas avoir conscience de cette même chose " sont compatibles. Les deux termes apparaissent à première vue incompatibles : être responsable de quelque chose, c'est être l'auteur d'un acte issu d'une libre décision, c'est répondre de ses actes, les assumer, s'en reconnaître l'auteur. Comment pourrions-nous être responsable de quelque chose dont nous ne nous rendons pas compte, que nous ignorons tout à fait et pour lequel nous ne savons que nous en sommes l'auteur ? Puis-je être l'auteur d'un acte dont j'ignore les causes et les conséquences, dont je ne me rends pas compte et qui n'est pas le fruit d'une libre décision?
Questionnement (présupposés du sujet,
implications…)
- Ne pas avoir conscience d'une chose serait un état, une situation qui pourrait supprimer, annuler ma responsabilité inhérente à une chose, une responsabilité qu'il faudrait d'abord envisager avant de l'exclure. De quel genre de chose peut-il s'agir ici qui soit à la fois de nature à engager ma responsabilité et telle que je pourrais ne pas en avoir conscience ? Comment pourrais-je prendre une décision libre sans en avoir conscience ? Pourtant, le motif de l'inconscience peut être difficile à établir et peut même constituer une excuse facile, une forme de mauvaise foi. Ne sommes-nous pas alors responsables de notre non conscience ou de notre inconscience ?
Problème
- La question posée renvoie au problème des conditions d'imputabilité de nos actes et omissions. Si l'expression " ne pas avoir conscience " signifie la perte de la liberté, la question de la responsabilité devient celle de la légitimité ou de l'illégitimité de cette perte. La perte de ma conscience et de ma liberté est-elle due à un empêchement, à une défaillance, à une contrainte subie ou à une faiblesse consentie ?
Enjeu
- Il en va de notre liberté et de notre dignité : ne sommes-nous pas responsables de notre propre inconscience ? Si tel n'est pas le cas, est-ce que je ne risque pas d'arguer de ce manque de conscience pour fuir mes responsabilités ? Et le motif d'irresponsabilité ne me retire-t-il pas, d'un certaine façon, mon humanité ?
DEVELOPPEMENT |
- 1ère idée : la notion de responsabilité concerne essentiellement l'auteur d'un acte issu d'une libre décision. Puis-je être l'auteur d'un acte dont je n'ai pas conscience ? A première vue, non : comment pourrais-je prendre une décision libre sans en avoir conscience ? Je ne serais donc responsable que ce dont j'aurais conscience.
- Partons d'abord de l'étymologie du mot responsable qui nous donne une première indication. " Responsabilité : obligation de répondre, d'être garant de certains actes "(Littré) ". Si l'on remonte au latin, Respondeo a le même sens qu'en français : " faire une réponse ", " se montrer digne de…, être à la hauteur ". Le préfixe Re indique que l'action concerne deux acteurs : on répond à un appel, à une sommation; il y a donc une personne, une valeur, une institution, qui nous mettent en demeure, moralement, juridiquement, de " répondre ". Est donc responsable celui qui a à répondre de lui-même, de quelque chose, de quelqu'un, comme on doit répondre à l'appel de son nom : me voici, c'est bien moi, je sors du rang et je me présente.
- Ainsi n'y a-t-il pas de responsabilité cachée : elle ne peut se taire qu'aussi longtemps qu'elle n'est pas appelée. Pour dire : " Je ne suis pas responsable ", il faut d'abord faire face à la question : " Qui a ou aura fait cela ? ". Exemple : un accident est provoqué par une construction mécanique. Qui encourt la responsabilité ? Le propriétaire de l'engin ? Mais ce dernier peut rejeter la responsabilité initiale sur le constructeur, qui à son tour pourrait exhiber un certificat délivré par quelque commission de contrôle attestant le bon fonctionnement de l'engin en question.
- Tout au long de cette chaîne, on recherche celui qui est l'auteur de l'acte ayant entraîné l'événement constaté, dommageable et demandant réparation. La responsabilité concerne donc, en premier lieu, l'auteur d'un acte issu d'une libre décision. Il semble, en effet, que nous ne soyons pas seulement responsables des actes que nous avons directement commis. Le droit, par exemple, ne reconnaît pas un criminel qui tue en état de folie comme responsable de son acte, tandis que les parents sont, aux yeux de la loi, responsables des actes de leurs enfants. Plusieurs conséquences découlent de cette affirmation.
- La première est que la liberté fonde la responsabilité. En effet, répondre d'un bien laissé en garde, d'une dette, d'un hôte, d'un enfant, etc., c'est s'en porter garant, ce qui suppose décision ou consentement, c'est-à-dire engagement d'un sujet qui se charge d'un souci, d'un devoir. Etre libre, c'est être en mesure d'assumer l'ensemble de ses actes; être responsable, c'est pouvoir répondre de ceux-ci, du fait de cette liberté dont ils témoignent.
- La deuxième est le lien originaire qui existe entre liberté et responsabilité. Pas de liberté sans responsabilité. Du même coup que la liberté est donnée, ou conquise, elle est ainsi rattachée au souci de l'autre, au devoir que nous avons envers autrui. Exemple du bouddhisme : l'être sauvé de la mort passe à la charge de son sauveteur, à qui il doit une seconde fois la vie. Si la liberté venait à se défaire de la responsabilité, elle irait infailliblement vers le crime ou la folie.
- La troisième, enfin, est que la responsabilité relève de la conscience d'un sujet qui perçoit et accepte les conséquences de ses actes. Ceci suppose que les conséquences soient, au moins partiellement, prévisibles et que le sujet ait la possibilité d'appréhender la portée de son acte. Ici le souci des répercussions de nos actes est l'affaire de la raison et de l'intelligence.
- La question : " sommes-nous responsables de ce dont nous n'avons pas conscience ? ", nous invite à envisager différents types de responsabilité. Et ce n'est qu'à partir d'une élucidation des critères de la responsabilité que l'on pourra passer en revue différentes situations où l'expression " ne pas avoir conscience " semble jouer et voir si, à chaque fois, je puis être considéré comme l'auteur de l'acte " inconscient ". Ces critères de responsabilité varient selon que l'on envisage la responsabilité civile, pénale et morale.
- Quand suis-je responsable d'un acte sur le plan civil ? La responsabilité civile est l'obligation, déterminée par la loi, de réparer les torts faits à autrui, soit de son fait propre, soit du fait de ceux dont l'agent doit répondre (enfants mineurs, domestiques, apprentis, élèves, etc.) et des choses dont il est propriétaire (dégâts chez un voisin par une fuite d'eau, par exemple). Le droit civil fait prévaloir la causalité : il faut établir un lien de consécution entre l'acte et le préjudice, l'intention important peu. Je suis donc responsable d'un acte dont je ne suis pas forcément l'auteur direct et conscient.
- Quand suis-je responsable d'un acte sur le plan pénal ? La responsabilité pénale est celle qu'encourt celui qui peut être poursuivi pour une infraction – contravention, délit ou crime. Dans le droit pénal, à la différence du droit civil, c'est l'acte lui-même qui est mis en cause, dans ses motivations plus que dans ses conséquences. L'intention coupable, que les juristes appellent le "dol", peut suffire à qualifier le délit. " Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre " (Nouveau code pénal, Article 121-3). Le comportement fautif est celui qui a été fait sciemment, volontairement ou de mauvaise foi. Par exemple, si je sors en laissant la clé sur la porte et qu'un cambrioleur y pénètre, je serai fautif au regard de l'assurance, mais le cambrioleur pourra être poursuivi au pénal, même s'il n'a rien trouvé à voler.
- La responsabilité pénale engage la responsabilité morale, si l'on entend par responsabilité morale la solidarité de la personne humaine avec ses actes, qui s'en reconnaît l'auteur et qui en assume le mérite ou le blâme. La responsabilité morale, qui implique conscience et liberté chez l'agent, est la condition de l'obligation juridique. Le droit pénal cerne donc la responsabilité en recherchant les motivations et le degré de conscience de l'inculpé. Toutefois, le code pénal admet des " causes d'irresponsabilité ou d'atténuation de la responsabilité " (ibid., Article 122-1) une absence de responsabilité si l'auteur a agi sans discernement et sans volonté de commettre son acte, sous la contrainte ou en état de démence : " N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. " Le mineur de treize ans, le débile mental, le " fou " (mais non l'alcoolique) sont exonérés et confiés à des thérapeutiques appropriées.
- Précisons toutefois que si la responsabilité pénale est censée présupposer la responsabilité morale, elle ne présuppose pas la culpabilité morale. En effet, les actes légalement illicites ne le sont pas forcément d'un point de vue moral : la loi peut interdire la mendicité, par exemple, mais le fait de mendier n'est pas forcément blâmable. " Responsable, mais non coupable ! ", comme le déclara Georgina Dufoix lorsqu'éclata le scandale du sang contaminé en 1992 et 1993 ? En droit civil, on peut être reconnu responsable sans être coupable; mais en droit pénal, on ne peut être tenu pour responsable que si l'on est coupable. L'article 1382 du Code civil est clair : " Chacun est responsable du dommage qu'il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou son imprudence ". Le propriétaire d'un pot de fleurs en équilibre sur le bord d'une fenêtre est tenu pour responsable si un coup de vent précipite le pot sur la tête d'un passant – il est responsable, mais non coupable; il est coupable, en revanche, s'il a intentionnellement lancé le pot sur son voisin.
- Je ne suis donc pas responsable, sur le plan pénal et moral, de ce dont je n'ai pas conscience, si ne pas " avoir conscience " signifie agir sans discernement, par une contrainte interne irrépressible, dans l'ignorance du sens et des conséquences des actes. Dans ce cas, le sujet ne peut être véritablement considéré comme l'auteur de ses actes.
- Le fait d'être responsable de ses actes signifie donc qu'on possède des capacités volitives et cognitives suffisantes pour se voir imputer tel acte particulier. Un agent est responsable si son comportement est un acte (un mouvement corporel intentionnel et non un mouvement subi, effet d'une cause externe, comme la force physique exercée par autrui) et s'il est conscient de ce qu'il fait. En clair, un agent est responsable d'un acte particulier s'il y a eu de sa part un engagement volitif (le comportement est volontaire) et cognitif (il est conscient de son acte) minimal. Mais est-il nécessaire, pour être responsable de son acte, d'agir de bon gré, d'y adhérer intérieurement et d'en vouloir les conséquences ?
- Qu'en est-il alors des abstentions et de leurs conséquences, c'est-à-dire des événements qu'on aurait pu empêcher en intervenant dans le cours des choses (" si j'avais su…") ? Le principe de l'engagement minimal évoqué précédemment implique qu'on est responsable de ses abstentions intentionnelles (par exemple, ne pas avoir porté secours à une personne en danger), ainsi que des conséquences qui en découlent (la personne que je n'ai pas aidée décède). Toutefois, on ne l'est pas toujours des mouvements corporels subis (exemple du carambolage : on me rentre dedans et j'endommage ainsi à mon tour la voiture qui se situe juste devant la mienne), des abstentions non intentionnelles et des conséquences d'une action ou d'une abstention qu'on n'a ni voulues ni prévues.
- Dès lors, on peut parler véritablement d'un engagement volitif et cognitif minimal, en ce sens qu'il n'est pas nécessaire qu'on ait désiré ou voulu les conséquences de son acte pour en être responsable. Ainsi sommes-nous responsables des actes accomplis sous la menace car, s'il est vrai que dans ce cas on agit à contrecoeur, on agit malgré tout intentionnellement, dans un but précis : éviter qu'autrui réalise le mal dont il nous menace.
- Le fait d'être responsable d'un acte ne signifie pas qu'on doive pour autant être blâmé ou loué. On a souvent tendance à confondre jugement de responsabilité et jugement normatif (" c'est bien, c'est mal "), et à " psychologiser " à outrance les causes de justification. C'est ce que montre le cas de la contrainte : dans certaines situations extrêmes, en effet, où l'agent est exposé à une menace ayant perturbé ou aboli son pouvoir de décision (des situations de panique, d'effroi, par exemple), il pourrait y avoir irresponsabilité momentanée; mais si on excuse ici l'agent, ce n'est point parce qu'il n'est pas responsable de sa décision, au sens du principe de l'engagement minimal, mais parce qu'on estime que, face à certaines alternatives et vu certaines circonstances, on ne peut exiger de lui de résister à la menace.
- Exemple de la légitime défense, autre cause d'irresponsabilité pénale : " N'est pas responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte " (ibid., Article 122-5).
- Il apparaît
donc que la responsabilité, qu'elle soit civile, pénale ou morale, ressortit à
la conscience et à un engagement volitif minimal, de sorte que nous ne saurions
être responsable que ce dont nous avons conscience. Une personne n'est, dès
lors, véritablement responsable que s'il y a eu de sa part " intention
coupable ", si elle a accompli l'acte intentionnellement et en
connaissance de sa nature illicite. Dans ce cas et dans ce cas seul, l'agent
serait moralement et pénalement responsable de son acte. Du coup, la non
conscience d'un acte pourrait constituer un motif d'irresponsabilité. Mais
est-ce aussi simple ? Est-il certain que nous ne saurions être responsable de
ce dont nous n'avons pas conscience ?
- Il nous a d'abord paru évident que responsabilité et conscience n'allaient pas l'une sans l'autre : comment pourrais-je prendre une décision libre sans en avoir conscience ? Prenons maintenant plus justement l'expression même du sujet : " ne pas avoir conscience ", et essayons de passer en revue les expressions comparables, correspondant à des situations différentes les unes des autres, et voyons chaque fois si elles peuvent exclure que je sois l'auteur de l'acte dont " je n'ai pas conscience ".
- A son degré le plus négatif (" je n'ai pas "), l'expression peut signifier l'état consécutif à une perte de conscience. Par exemple, la perte de conscience de l'automobiliste au volant, frappé d'un malaise subit qui le prive de tout contrôle de sa conduite et provoque un accident. Est-il dans ce cas l'auteur de l'accident ?
- A première vue non, sur un plan pénal et moral : il semble que l'automobiliste en question soit l'instrument de l'accident et de la perte de conscience, le lieu de passage d'un événement qui s'est produit sans qu'il l'ait décidé et dont il peut du reste être lui-même la victime. L'automobiliste parlera alors d'un malaise imprévisible à titre de motif d'irresponsabilité. Les critères de la responsabilité que nous avons évoqués précédemment ne concerneraient nullement ce cas de figure puisque la perte de conscience abolit tout contrôle de ses actes et de leurs conséquences.
- On pourra toutefois refuser cette excuse, si l'on peut établir que le malaise ponctuel est lié à un excès récent (la consommation abusive de produits psychotropes – alcool, drogues, médicaments, etc.) ou à une maladie porteuse de risques. Si l'on cherche le commencement de l'acte qui a conduit à l'accident, en remontant la chaîne des événements au cours desquels il s'est construit jusqu'à ce qu'on trouve l'auteur, on le trouvera au moment où, par une libre décision, l'automobiliste a, malgré le risque, pris le volant de sa voiture.
- Où l'on voit que nous pouvons être responsable de ce dont nous n'avons pas conscience, dès lors que la perte de conscience est due, en amont, à un choix, c'est-à-dire à un projet libre. Pour que la cause d'irresponsabilité puisse être invoquée, encore faudrait-il démontrer que la perte de conscience, à l'origine d'un acte délictueux, n'est pas le fruit d'un libre décret de l'agent mais d'une nécessité indépendante de sa volonté (maladie, par exemple). Aussi convient-il d'envisager, pour répondre à la question posée, le problème de la responsabilité et de l'ignorance.
- Imaginons à présent que l'automobiliste dise pour se défausser de sa responsabilité : " Je n'avais pas conscience des risques encourus en prenant ma voiture ". " Je n'avais pas conscience de… " est ici proche de " je ne savais pas " : " Je ne savais pas la gravité de ma maladie ". L'ignorance peut-elle être considérée comme un motif d'irresponsabilité ?
- D'abord, ce sens possible de " ne pas avoir conscience " : " Ne pas être suffisamment éclairé sur les conséquences possibles de mon acte présent ", est susceptible d'une gradation infinie selon les cas : depuis celui du débile mental, qu'on reconnaîtra à ce titre irresponsable, en passant par l'enfant, dont la responsabilité est déléguée aux parents ou à un tuteur, ce qui montre qu'il n'est pas libre et pour cette raison ne peut être à proprement parler l'auteur de ses actes, jusqu'à l'ignorant appelé à remplir une fonction pour laquelle il n'est pas compétent. Dans le cas de l'incompétent, la recherche de la responsabilité pourrait d'ailleurs conduire à celui qui l'a nommé pour exercer cette fonction.
- Tout acte ouvre ainsi un risque auquel correspond un devoir de prévoyance. Il existe, en effet, une prévision négative : il y a des choses à ne pas faire, des risques à ne pas prendre, quelles que soient les circonstances : "…lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas d'imprudence, de négligence ou de mise en danger délibérée de la personne d'autrui " (ibid., Article 121-3). On ignore certes ce qui peut arriver mais on doit savoir ce qui ne doit pas arriver. On sait que telle négligence comporte un certain nombre de risques d'accidents qui sont répertoriés : par exemple, ne pas éclairer suffisamment l'atelier où l'on travaille, c'est prendre une responsabilité à l'égard de soi-même et des autres. Nombre d'accidents qui sont mis sur le compte du hasard, de la fatalité, auraient été évités si les garanties et précautions de rigueur avaient été respectées.
- Il peut donc y avoir responsabilité à l'égard d'actes dont nous ignorons les conséquences mais que nous aurions dû prévoir en vertu d'un devoir de prudence et de prévoyance. Moralité : la responsabilité se nomme d'abord prudence, circonspection, respect de la procédure, délibération préalable. Ainsi quiconque prend un risque en prend, en réalité, deux : le premier concerne les conséquences de son acte; le second, l'imitation que d'autres en feront (certaines professions sont du reste plus que d'autres exposées à ce risque secondaire : celles d'enseignant, de prêtre, d'homme public…) : le risque, c'est l'exemple.
- Au reste, l'intention coupable n'est pas toujours présupposée pour tous les délits par le droit pénal. Tout dépend de la nature de l'infraction. C'est le cas lorsque le délit, par sa définition même, fait référence à l'intention et à la connaissance : exemple du recel (on ne peut receler que des biens qu'on sait volés) ou de l'homicide volontaire. Mais le fait que le dommage causé soit dû, non pas à l'intention de nuire, mais à l'erreur sur les circonstances et les conséquences de l'action, n'est pas suffisant pour excuser aux yeux de la loi. L'ignorance de la loi n'excuse pas : " Nemo censetur ignorare legem " (nul n'est censé ignoré la loi), - même si, en vertu d'une nouvelle disposition du nouveau code pénal, la responsabilité peut être atténuée lorsqu'est prouvée l'impossibilité pour le justifiable de se retrouver dans le fatras des textes répressifs : " N'est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement accomplir l'acte " (ibid., Article 122-3).
- La loi fixe donc un critère objectif – celui de l'homme avisé et prudent – et considère comme responsable celui qui, suite à une omission ou une imprudence, délibérées ou non, n'a pas satisfait cette norme. La plupart des erreurs sont donc plus ou moins des fautes, qu'elles soient le résultat d'une pulsion innocente ou semi-consciente, à laquelle on s'est facilement résigné, ou encore d'une imprudence.
- L'ignorance des conséquences de nos actes n'est donc pas un motif suffisant d'irresponsabilité pénale et morale. Les actes d'imprudence sont sanctionnés parce que le législateur veut imposer une certaine norme de circonspection et d'attention, mais aussi par une décision de notre système de responsabilité en faveur de l'individu maître de ses choix, capable d'orienter son comportement en conformité ou en désaccord avec un système de normes. La notion d'agent moral ressortit aux choix informés de l'individu, à sa capacité de principe de faire de tels choix.
- Outre les conséquences non intentionnelles, sommes-nous responsable des conséquences non voulues de nos actes, des effets indirectement intentionnels que l'agent prévoit sans pour autant les vouloir ?
- L'expression " ne pas avoir conscience de " prend ici un tour un peu plus complexe : je pourrais prévoir certains effets consécutifs à telle action, sans pour autant les souhaiter; j'en serais donc conscient mais, en même temps, ma volonté serait comme absente. Que serait alors une action consciente involontaire ? Ne serait - ce pas une action semi - consciente ou plutôt semi -volontaire ? Autrement dit, celui qui agit pour réaliser une fin et qui prévoit avec certitude que son acte aura des effets qu'il ne veut pas, en est-il responsable au même titre que des conséquences voulues ?
- Exemple d'acte à double effet : l'administration d'analgésiques à un mourant serait licite, même en sachant que cela abrège ses jours, du moment que la mort est une conséquence uniquement prévue et non directement voulue, ni comme fin ni comme moyen, d'un acte licite (soulager les souffrances). Mais administrer dans les mêmes circonstances une dose d'analgésiques pour faire mourir le patient (afin d'abréger ses souffrances) serait illicite et assimilé à l'euthanasie, car dans ce cas, la mort serait directement recherchée.
- A première vue, il n'y a pas de raisons valables de distinguer les conséquences prévues et les conséquences intentionnelles. Y a-t-il vraiment une différence entre celui qui met le feu à une maison en sachant qu'il va causer la mort des occupants et celui qui met le feu avec l'intention de tuer les habitants ? En décidant de réaliser une fin donnée tout en sachant qu'elle donnera lieu à certaines conséquences – intentionnelles ou prévues -, on choisit de réaliser la structure d'action composée de cette fin et de ces conséquences et on est responsable de ces dernières au même titre que de la première.
- Il convient toutefois là aussi de différencier différentes situations où la responsabilité ne se pose pas de la même façon. Evoquons les cas où les conséquences sont le fait de l'action d'autrui et où l'agent n'a pas forcément conscience de cette donnée : par exemple, les organisateurs d'une manifestation politique dûment autorisée qui, tout en sachant que leurs adversaires tenteront de l'empêcher, décident de la maintenir, sont-ils responsables des troubles qui éclatent ? Prétendre que la responsabilité de l'agent est engagée dès qu'il a prévu que son acte donnera à autrui les moyens ou le prétexte d'accomplir un acte illicite reviendrait à lui imposer l'obligation d'intégrer dans ses raisons d'agir les motivations d'autrui. Il deviendrait alors impossible d'agir en conformité avec ses convictions personnelles, ces dernières étant noyées à chaque fois dans une foule de considérations pragmatiques.
- Le droit évite cette dérive vers une responsabilité hyperbolique plus aisément que la morale : le droit cherche surtout à imposer des devoirs négatifs (ne pas attenter à l'intégrité physique d'autrui, ne pas lui prendre son bien, etc.), tandis que les systèmes moraux insistent sur les devoirs de solidarité. Exemple : le droit ne considère pas comme responsable de participation au crime le serrurier qui vend une clé dont il sait qu'elle servira à un vol, du moment qu'il n'est pas établi dans son chef l'intention de prendre part à l'infraction; d'un point de vue moral, ce jugement apparaît évidemment inacceptable.
- Suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ? Nous avons vu que la conscience, l'engagement volitif et cognitif de l'agent constituent les critères de la responsabilité. On peut utiliser le même critère d'appréciation lorsque l'expression " ne pas avoir conscience de " signifie agir par erreur, par ignorance ou imprudence.
- Il y a bel et bien responsabilité lorsque l'erreur, l'ignorance, l'imprudence sont des conséquences prévues d'un acte intentionnel antécédent. L'homme ivre est ainsi responsable du dommage qu'il accuse parce qu'il s'est enivré de plein gré, en ayant conscience de s'acheminer vers un état où il ne sera plus maître des ses actes. On peut certes se retrouver ivre sans jamais avoir eu l'intention de s'enivrer et encore moins d'en avoir prévu les conséquences possibles; celui qui agit par ignorance ou erreur ne se doute pas qu'il ignore ou qu'il se trompe, et bien souvent l'imprudent n'est qu'un inconscient. Si l'agent a été de bonne foi, cela ne suffit pas pour l'excuser : on estime qu'il aurait pu éviter l'erreur ou l'imprudence. De même, comme nous l'avons montré, on peut être tenu pour responsable des conséquences non intentionnelles dues à la négligence si, ayant eu conscience d'un risque, on s'est délibérément abstenu de prendre des précautions.
- Qu'en est-il plus précisément du motif d'ignorance que le sujet invoque souvent pour se défausser de sa responsabilité ? Si " ne pas avoir conscience de " signifie ignorer, ne pas savoir, on remarque néanmoins qu'entre ignorance et inconscience règne une pénombre où l'on pressent une vérité qu'on n'ose pas regarder en face. " Je ne veux pas le savoir " est la formule rituelle des bureaucrates, mais aussi de l'opinion publique, d'un peuple qui préfèrent fermer les yeux sur leur destin. Ainsi les Allemands, qui ne voulaient pas savoir ce qui se passait dans les camps de concentration; ainsi ces dirigeants français du Centre national de transfusion sanguine qui, en 1984-1985, ne voulaient pas savoir que les produits sanguins non chauffés pouvaient apporter la mort…
- Aussi la décision de savoir ou d'ignorer précède-t-elle souvent celle de se porter ou non responsable. La conscience parle antérieurement à la connaissance. Si je laisse le blessé sur la route, ou si j'accepte une fonction que je sais être incapable de remplir, j'essaierai de trouver des excuses, de plaider l'incertitude ou l'irresponsabilité, mais on aura le droit, et même le devoir, moralement et pénalement, de me tenir responsable de mon irresponsabilité.
- Certes, nous avons déjà signalé que la justice concède des atténuations et même des suppressions de responsabilité lorsque le sujet est atteint de débilité mentale ou de folie. Mais l'excuse est plus difficile à admettre lorsque la faute ou le délit a été commis par un sujet qui se trouve dans un état passager d'aliénation, dû à la colère ou à la passion amoureuse, par exemple. La difficulté ici est d'évaluer, autant que faire se peut, cette aliénation et la part que lui consent le sujet. L'imprégnation alcoolique est considérée comme un facteur aggravant et non atténuant. Quiconque s'accoutume à boire est potentiellement responsable des accidents qu'il peut causer lorsqu'il prend le volant.
- On pouvait également évoquer, dans le sillage de l'ignorance, la bêtise qui cause sans doute autant de dégâts que l'alcoolisme. La bêtise n'est pas l'idiotie ou l'imbécilité qui sont deux formes de débilité mentale, répertoriées par la médecine, mais un amoindrissement de l'intelligence auquel le sujet a plus ou moins consenti et où il arrive qu'il se complaisance. Ici se profile l'idée d'une responsabilité à l'égard de nous-mêmes. Quand on dit à un enfant : " Ne fais pas l'imbécile", on lui rappelle ce devoir qu'il a envers lui-même et envers les autres, de se comporter comme un être doué d'intelligence et de conscience, et non comme un animal. " Ne pas avoir conscience de" revient à déroger à un devoir moral de "responsabilisation" de soi qui est corrélative de la quête de l'autonomie.
- Je suis donc bel et responsable de ce dont je n'ai pas conscience, si la non conscience signifie l'ignorance à l'endroit des conséquences de mes actes. Ce sens possible est susceptible d'une gradation qui nous a obligé à envisager différents situations où notre responsabilité – morale et pénale – semblait engagée. Si nous avons un devoir de prévoyance et d'information, et si l'ignorance peut constituer une bonne excuse pour fermer les yeux et fuir ses responsabilités, la responsabilité d'un acte, toujours proportionnelle à la liberté de son auteur, ne fait que grandir à mesure que l'acte accompli s'expose davantage à l'inconnu. Il nous reste à envisager le cas où la formule " ne pas avoir conscience de " renvoie à l'oubli et à l'hypothèse de l'inconscient.
- La question : " suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ?", rebondit à nouveau. Nous n'avons pas retenu jusqu'ici un aspect ambigu du libellé du sujet : la forme du présent dans l'expression " je n'ai pas conscience ". Nous avons seulement envisagé la simultanéité entre l'acte et la conscience que j'en ai (ou n'en ai pas) au moment où je décide de l'accomplir. Mais on peut aussi comprendre que j'ai pu en avoir conscience jadis mais que maintenant je n'en ai plus conscience. D'où une nouvelle acception qui se fait jour : ne pas avoir conscience voudrait dire alors avoir oublié. Suis-je donc responsable de ce que j'ai oublié ?
- L'oubli est sans doute l'excuse la plus répandue, utilisée pour dégager la responsabilité de la personne que je suis maintenant à l'égard des faits commis par la personne que j'étais auparavant. Exemple de l'amnésique : est-il responsable d'actes commis dans le passé et dont il ne se souviendrait plus ? Sans doute non, sur un plan pénal et moral en tout cas.
- L'excuse de l'oubli semble trouver un appui dans la fameuse clause juridique de prescription, par laquelle la justice renonce à poursuivre un délit au-delà d'un certain laps de temps écoulé depuis la date où le délit a été commis. Que dit le code pénal exactement ? Le délai de prescription varie selon la nature de l'infraction : pour les crimes, " les peines prononcées pour un crime se prescrivent par vingt années révolues à compter de la date à laquelle la décision de condamnation est devenue définitive " (Nouveau Code pénal, Article 133-2); pour les crimes, le délai est de cinq ans et pour les contraventions, de deux ans. Seuls les crimes contre l'humanité sont considérés comme imprescriptibles.
- Il faut toutefois remarquer que la prescription n'innocente pas le coupable, mais décharge plutôt la justice de ses tâches à mesure que l'accumulation des dossiers anciens bloque le traitement des nouveaux. Cette tolérance de l'institution juridique n'entame en rien le devoir moral de mémoire, tout aussi exigeant, sinon plus, que le devoir de prévoyance, pour tout homme libre agissant librement; même si la voix qui appelle l'auteur d'un acte ancien à répondre des conséquences de cet acte a pu s'affaiblir avec le temps, elle n'en continue pas moins d'interpeller sa responsabilité. L'oubli peut dissimuler la dette, il ne l'efface pas.
- L'oubli peut relever d'une forme de mauvaise foi, comme le montre Primo Lévi dans Les naufragés et les rescapés à propos des criminels nazis qui ont décliné toute responsabilité en falsifiant la réalité pour ne pas avoir à la regarder en face : " …si ceux qui mentent consciemment en falsifiant à froid la réalité même existent bel et bien, plus nombreux sont ceux qui lèvent l'ancre, s'éloignent, momentanément ou pour toujours, des souvenirs sincères et se fabriquent une réalité qui les arrange ".
- Le devoir de mémoire s'impose donc à nous, aussi bien individuellement que collectivement, et participe de la responsabilité du sujet libre. Sans sauvegarde de son histoire et de son passé, l'homme n'est rien. Les choses dignes de mémoire (nos actes notamment) doivent être conservées et cette conservation est respect, fidélité, condition de la moralité, de la responsabilité par conséquent. L'oubli peut se faire complice de la lâcheté et de la mauvaise foi, comme on le voit avec les totalitarismes divers - vastes entreprises de déresponsabilisation autorisant les crimes contre l'humanité (la Shoah, par exemple) - qui tentent un effacement de la mémoire, effacement qui s'avère faute contre la loi, le droit et les valeurs.
- Mais l'oubli est-il la figure ultime de la non conscience ?
- Il resterait à examiner une dernière façon d'entendre le " je n'ai pas conscience " du libellé du sujet. Elle reviendrait à renverser la forme négative, exprimant un manque, en l'affirmation d'une force positive présente en moi et qu'on nommerait " l'inconscient ". Autrement dit, si l'on formule à nouveau la question, suis-je responsable d'un acte provoqué par mon inconscient ?
- Pour répondre à cette question, encore faudrait-il, dans un premier temps, s'interroger sur l'existence ou non en moi d'une force qu'on suppose intelligente, puisque les actes qu'elle produit semblent bien répondre à une intention, mais dont l'intelligence s'exercerait à mon insu, de façon incontrôlable. C'est l'ensemble de la théorie freudienne qu'il conviendrait de convoquer (cf. Cours sur l'inconscient).
- L'important est ici la réponse : positive ou négative, affirmant ou niant la présence d'une force compulsive qui s'exercerait en moi et sur moi sans que j'en aie conscience. Dans l'affirmative, l'acte produit par un tel inconscient ne saurait évidemment être dit un acte libre et, ne pouvant en être l'auteur, je n'en serais pas non plus responsable. Le jugement porté de l'extérieur sur ma conduite demeurerait alors suspendu entre ses traces objectives (les " faits ") et les probabilités subjectives, l'absence d'intention, qu'un expert aurait la charge difficile d'explorer et d'évaluer.
- Pour trancher la question, encore faudrait-il s'interroger sur le statut de la liberté au sein d'une doctrine dont le concept d'inconscient constitue la pierre angulaire. L'existence en chacun de nous d'une pensée inconsciente est-elle incompatible avec la liberté ? N'avons - nous pas là aussi le devoir de connaître notre inconscient, afin de n'en pas subir le poids et les souffrances ? On peut penser que la connaissance de cet inconscient est la condition sine qua non de la liberté et que le refuge derrière une prétendue nécessité inconsciente déleste le sujet du fardeau de sa responsabilité. Mais une telle attitude relève de ce que Sartre appelle, dans L'être et le néant, "une attitude de mauvaise foi", de mensonge à soi (cf. Cours).
- Rappelons que le code pénal reconnaît qu'une personne est irresponsable lorsque ses capacités cognitives et volitives ont été abolies au moment des faits incriminés. Dans le cas où le sujet était atteint d'un " trouble physique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes ", la responsabilité demeure (la personne est punissable) mais la " juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime " (Nouveau code pénal, Article 122-1).
- Concernant ceux dont il est établi que le discernement est aboli, ce système est critiquable à un double point de vue. Sur le plan juridique d'abord : en écartant la responsabilité pénale dès le stade préparatoire de la procédure et avant même que l'existence matérielle de l'infraction et son imputabilité à la personne soient établies, la société ne donne de réponse satisfaisante ni à la victime ni à celui qui est ainsi déclaré irresponsable alors qu'il est présumé innocent et avant même qu'il ait été reconnu comme l'auteur des faits. Le fait criminel est en quelque sorte effacé sans qu'un jugement intervienne. Sur le plan médical ensuite : de très nombreux psychiatres considèrent que ce système retirant au malade toute responsabilité, refusant de le considérer comme un individu, niant sa part d'humanité et le rejetant dans un statut d'objet de droit (par opposition à sujet de droit), réduit en définitive ses chances de curabilité.
- Pour ceux dont le discernement est altéré, et non aboli, le nouveau code pénal maintient le système de la responsabilité atténuée aboutissant en principe à une peine amoindrie. Le débat rebondit toutefois à propos des assassins d'enfants et des criminels sexuels. Leurs troubles psychiques sont considérés par l'opinion publique non comme un facteur de réduction de la peine mais au contraire d'aggravation en raison de leur dangerosité. Le code pénal parle de " perpétuité réelle " assortie de mesures de soins psychiatriques dans le cadre de l'administration pénitentiaire. Ces mesures d'urgence, adoptées dans la hâte en réponse aux inquiétudes de l'opinion, ne répondent cependant pas aux exigences scientifiques et juridiques actuelles, et ne règlent donc pas le problème de la responsabilité pénale des assassins d'enfants et des criminels sexuels.
- Au-delà des cas pathologiques, la reconnaissance de la responsabilité du sujet est la condition nécessaire de la reconnaissance de sa dignité et de son humanité. Si la responsabilité s'enracine étymologiquement dans le don, elle désigne fondamentalement à titre d'exigence, d'idéal, d'idée régulatrice ou de devoir moral à l'égard de soi-même et des autres.
- La liberté : une exigence de prise de conscience de ce dont je n'ai pas conscience justement; un idéal de connaissance et de réalisation de soi par une connaissance de plus en plus fine des causes qui me déterminent. On pouvait évoquer ici la philosophie spinoziste. Le déterminisme comme philosophie de la liberté et du bonheur. Idée d'une responsabilité non point absolue de l'homme mais éclairée par un pouvoir de plus en plus grand de la raison aboutissant à la miséricorde : ne plus se railler de l'humaine nature, ne pas juger mais comprendre.
- On peut aborder le problème autrement. Suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience ? L’imputation sociale (“c’est ta faute”, “pourquoi as-tu fait cela ?”, “regarde ce que tu es devenu”) présuppose toujours la responsabilité du sujet. Ce n’est pas nécessairement le sujet qui réclame la responsabilité pour lui-même : mais dans la constitution de la conscience de soi, il s’apparaît à lui-même comme responsable. Etre soi, c’est être cause de... ; et comme le procès constitutif est d’abord extérieur, je suis astreint à la responsabilité. Je suis responsable : c’est donc que j’étais libre. On pourrait parodier la phrase de Sartre : s’il y a un autre, j’ai un dehors, j’ai une nature et je suis responsable de ce que je suis. On pourrait même inverser le “je suis condamné à être libre” sartrien . La responsabilité ne serait pas tant la conséquence de la liberté que l’inverse.
- Je suis ainsi responsable de ce dont je n'ai pas conscience parce que je suis responsable de ce que je suis, que je le veuille ou non. A la question posée : suis-je responsable de ce dont je n'ai pas conscience, on peut toujours nous répondre : peu importe puisque vous avez à l’être. La question deviendra plutôt : comment récupérer effectivement notre liberté de façon à fonder positivement notre responsabilité ?
- La différence opérée par Sartre entre projet et volonté peut être ici éclairante. La volonté désigne mes choix ponctuels dont bien évidemment je me sais l’auteur. Ces choix manifestent clairement ma liberté et je peux difficilement, sauf mauvaise foi, prétendre échapper à ma responsabilité. Sartre donnent comme exemples de ces choix : me marier, écrire un livre, adhérer à un parti. La volonté relève du faire, de l’agir. L’idée de projet est plus difficile à cerner, parce qu’elle relève de l’être. Je suis mon projet, c’est-à-dire je suis ma façon de me projeter vers les choses, ma façon d’être-au-monde. Le projet est la raison commune de l’ensemble des choix de ma volonté. Quand Sartre écrit l’autobiographie de son enfance Les mots, il se demande : quel est ce projet que je suis et qui permet de rendre compte de la totalité de mes choix ?
- Le projet est donc “ce que je suis”. En suis-je responsable ? Sartre pose que oui. Je suis responsable de mon projet parce que je suis libre et que j’aurais pu être autrement au monde. Le résigné ne vit pas le monde comme le révolté, même s’ils partagent la même misère. Le projet est une posture à l’égard du monde qui engendre des actes (les choix). Le problème reste celui de la conscience de ce projet. Comment être responsable de ce qui est spontané, de ce qui peut être décrit comme à la lisière de la conscience ? La réponse de Sartre est claire : la conscience est un devoir. Je suis l’origine de mon être-au-monde : je dois donc récupérer ma liberté en comprenant le projet que je suis. On peut d’ailleurs ainsi interpréter les différentes thérapies analytiques de " recollection " du moi : manières de comprendre son “ce que je suis” de façon à récupérer sa liberté - puisque, quoique nous prétendions, nous sommes considérés comme responsables.
- Je suis donc responsable de ce que je suis. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas là d’une thèse métaphysique sur la liberté et ses conséquences morales. Je suis responsable au sens où je dois pouvoir répondre de ce que je suis face à autrui. Cette responsabilité n’est pas seulement le prix que je dois payer pour pouvoir bénéficier des avantages de la société - il y va de la cohérence de mon être-sujet face au monde : il faut bien que je m’éprouve comme auteur de ce que je suis si veux pouvoir me maintenir comme sujet dans mes rapports aux autres et à moi-même.
CONCLUSION |
- Suis-je donc responsable de ce dont je n'ai pas conscience ? Quelles sont les conditions d'imputabilité de nos actes et omissions ? " Ne pas avoir conscience " signifie dans tous les cas que nous avons examinés (perte de conscience, ignorance, oubli, inconscient psychique…) la perte de ma liberté. La réponse à la question ne peut pas être tranchée par un oui ou par un non : la question de la responsabilité devient celle de la légitimité ou de l'illégitimité de cette perte : s'il s'agit d'un empêchement objectif, d'une défaillance (qui m'échappe totalement ou dont je suis peu ou prou l'auteur par manque de prudence, d'information, etc.), d'une contrainte subie (qui m'arrange d'une certaine façon) ou d'une faiblesse consentie. Si la responsabilité est un idéal, une exigence au fondement de la dignité humaine, je dois finalement tout faire pour être l'auteur authentique de mes actes, auquel cas j'ai bel et un bien un devoir de responsabilité (et de responsabilisation) à l'égard de ce dont je n'ai pas conscience et dont je dois précisément prendre conscience.
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