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1) Exercice préparatoire : le bonheur, fin ultime et universelle des hommes
2) Recherche d’une définition du bonheur
I) LA CONCEPTION COMMUNE DU BONHEUR
A) LA SATISFACTION TOTALE DES DESIRS, IDEAL DE LA SOCIETE DE CONSOMMATION (l’hédonisme contemporain)
C) EXAMEN CRITIQUE DE LA THESE DES SOPHISTES
II) LE BONHEUR, UNE EXPERIENCE TOUJOURS MANQUEE
III) LE DESIR, PUISSANCE CREATRICE
A) LE DESIR, ESSENCE DE L’HOMME (Spinoza)
B) LA SUBLIMATION DU DESIR (Freud)
C) LE DESIR DE L’AUTRE (Hegel)
D) LE DESIR LIBERE (Spinoza,derechef)
A) LE BONHEUR, SOUVERAIN BIEN (Aristote)
B) LA CONVERSION EXISTENTIELLE ET LA JOIE (RobertMisrahi)
CONCLUSION GENERALE : LE BONHEUR ET LA SCULPTURE DE SOI
EXERCICE DE CONTROLE DE COMPREHENSION DE LA FICHE
« Le bonheur ça n’est pas
grand’chose… c’est du chagrin qui se repose » (Léo Ferré)
« Le
bonheur n’est pas chose aisée, il est très difficile de le trouver en nous et
impossible de le trouver ailleurs » (Chamfort)
- Consigne : demandez-vous pour quelles raisons vous vous levez chaque matin pour aller au lycée. Réponse proposée : pour aller étudier. Pourquoi étudier ? Pour avoir des diplômes et ainsi trouver du travail. Pourquoi vouloir travailler ? Pour gagner de l’argent. Et pourquoi en veut-on ? Pour pouvoir s’acheter tous les objets ou s’adonner à toutes les activités que l’on désire. Et pourquoi veut-on tout cela ? Pour être heureux.
- Nous voyons ici, à travers cet exemple simple, que le bonheur est la fin dont tous nos actes ne sont que les moyens. Le bonheur est ce en vue de quoi nous voulons toutes choses mais qui lui-même n’est en vue d’aucune chose. Il est la fin ultime dans notre existence, ce par rapport à quoi toutes les autres choses ne sont que des moyens, fins subalternes ou provisoires, alors que lui est une fin absolue et n’est moyen pour rien d‘autre. Mais dire que le bonheur est la fin ultime et universelle des hommes ne suffit pas à le définir correctement.
- Objectif : arriver à une définition précise du concept de bonheur et s’interroger sur la définition proposée en vue de la problématiser.
-
Consignes :
· Consigne 1 : Parmi les 13 propositions de gauche,
1. répondez dans la 2ème colonne à au moins 5 suggestions,
2. justifiez dans la 3ème colonne chacune en quelques mots,
3. dégagez dans la 4ème un élément de votre métaphore caractérisant le concept.
Par exemple : si le bonheur était un bruit ou une musique,
1. ce serait Equinoxe (J.-M.Jarre),
2. le rythme est apaisant,
3. calme.
· Consigne 2 : Construisez ci-dessous votre propre définition du bonheur à partir des éléments dégagés.
Si le bonheur était |
Ce serait |
Parce que |
Elément dégagé |
Une couleur ou une forme |
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Un bruit ou une musique |
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Une odeur |
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Un goût |
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Une sensation du toucher |
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Une émotion ou un sentiment |
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Un objet |
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Un lieu ou un paysage |
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Un animal |
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Un végétal |
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Un métier |
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Un moment de la journée ou de la vie |
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Une oeuvre d’art |
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- Correction de
l’exercice : exemple de réponses possibles.
Si le bonheur était |
Ce serait |
Parce que |
Elément dégagé |
Une couleur ou une forme |
le jaune |
c’est une couleur chaude |
réconfort |
Un bruit ou une musique |
Equinoxe (J.-M Jarre) |
le rythme est apaisant |
calme |
Une odeur |
l’odeur du muguet |
elle est fraîche |
renouveau |
Un goût |
le goût du gingembre |
il est fort |
intensité |
Une sensation du toucher |
du velours |
il est doux |
tendresse |
Une émotion ou un sentiment |
l’amour |
il faut être deux |
présence des autres |
Un objet |
un diamant |
il est très recherché |
désir |
Un lieu ou un paysage |
un paysage de montagne |
il est grandiose |
immensité |
Un animal |
une baleine |
en voie de disparition, elle est rare |
rareté |
Un végétal |
une fleur |
elle est fragile |
fragilité |
Un métier |
journaliste |
il est dynamique |
dynamisme |
Un moment de la journée ou de la vie |
le coucher du soleil |
car les couleurs sont plus douces |
tendresse |
Une oeuvre d’art |
un tableau impressionniste |
pour sa beauté |
plénitude |
- Consigne 2 : Construisez ci-dessous votre propre définition du bonheur à partir des éléments dégagés.
- Exemple : le bonheur est un état de paix, de calme et de plénitude, mais il est rare et fragile. Il nécessite la présence des autres et leur tendresse. On peut dire qu’il est la satisfaction de nous désirs les plus profonds. Le bonheur est immense, il nous dépasse; par son intensité, il nous redonne force et dynamisme.
- Nous savons tous ce qu’est le bonheur et pourtant le bonheur est chose personnelle, chacun a son bonheur propre, différent de celui d’autrui. Cependant, il y a bien quelque chose de commun à tous ces bonheurs différents, qui fait qu’on les désigne tous légitimement par le même terme de bonheur. Le bonheur, c’est d’abord ce que tous les hommes désirent. Chaque être humain au monde cherche à être heureux. En effet, si je suis heureux, je n’ai besoin de rien d’autre, je suis comblé, rien ne manque plus désormais. Tout ce que je fais, c’est en vue de mon bonheur. Chaque chose que je désire ou que j’accomplis n’est qu’un moyen pour parvenir à être heureux.
- L’étymologie du terme bonheur (latin augurium , augure, présage, chance, prophétie) suggère l’idée qu’il est dû à une chance extérieure favorable : le bonheur, comme le malheur d’ailleurs, est quelque chose qui arrive, qui nous échoit, sans qu’on s’y attende. Il est dès lors précaire et semble échapper à toute tentative de maîtrise.
- Or le bonheur est
souvent défini, en
opposition au plaisir ou à la joie, comme un état durable de satisfaction . Un
plaisir, une joie, un bonheur ne font pas encore le bonheur.
Le plaisir et la joie proviennent certes de la satisfaction de nos désirs, mais
il faut que tous
nos désirs soient satisfaits pour parvenir au bonheur. Si un désir
demeure inassouvi, il nous fait souffrir et ruine notre bonheur. “Un moment de
bonheur” est donc, à strictement parler, une expression impropre car c’est là
confondre le bonheur avec la simple joie. Le bonheur auquel nous aspirons tous
doit sinon être nécessairement éternel, au moins durer tout au long de notre
vie. C’est pourquoi on peut définir le bonheur comme la totalité des satisfactions possibles.
- Que dois-je faire pour être heureux ? Comment atteindre un tel bonheur ?
- La première réponse semble être évidente : par la satisfaction de tous mes désirs, je parviendrai à un état de contentement parfait. Chaque désir assouvi me procure du plaisir - physique, spirituel. Etre heureux signifie n’avoir plus rien d’autre à désirer. Comme le dit Epicure, “avec le bonheur nous avons tout ce qu’il nous faut”. Le désir meurt dans l’extase du plaisir. Mais, si l’on a réalisé tous ses désirs, ne risque-t-on pas de sombrer dans l’ennui ? Ce ne serait plus alors le bonheur ! Car l’ennui implique que nous ayons au moins un nouveau désir : celui d’en sortir. Un état durable de vie sans désir semble absurde car cela produirait un ennui générateur de désirs, ou bien ce serait la mort.
- Pour résoudre cette contradiction,
nous pouvons penser que l’état de bonheur ne consiste pas dans la réalisation
instantanée de tous nos désirs, ce qui nous laisserait ensuite devenir les
proies d’une temporalité vide nous vouant à un ennui mortifère. La satisfaction
de nos désirs doit être harmonieusement dispensée tout au long de notre vie, de
façon que, dès que le plaisir né de l’assouvissement d’un désir s’essouffle et
s’amoindrit, il soit remplacé par une nouvelle satisfaction, et cela sans
jamais d’interruption. Il faudrait donc pour être heureux que nous ayons de
nouveaux désirs, mais que nous puissions les satisfaire dès que nous les avons
conçus.
- Mais un tel bonheur est-il réalisable ? Apparaît ici un paradoxe intéressant qui souligne la nécessité de la philosophie : tous les hommes courent leur vie durant après le bonheur, la chose la plus importante pour eux, mais aucun ne consacre une minute de sa vie à méditer sur ce qu’est vraiment le bonheur et à savoir s’il est seulement accessible. Comment sommes-nous amenés à nous interroger sur le bonheur et par là à faire de la philosophie ? Oscar Wilde disait qu’il y a deux tragédies dans l’existence: ne pas parvenir à satisfaire tous ses désirs et parvenir à satisfaire tous ses désirs.
- Le premier cas est celui, banal, de l’individu qui, arrivé à un certain stade de sa vie, s’aperçoit qu’il ne parvient pas à obtenir ce dont il a besoin pour être heureux; un abattement, un désespoir peut succéder à cette prise de conscience, et cela peut mener à la réflexion philosophique puisqu’il faut trouver une autre voie pour atteindre le bonheur.
- Le second cas est celui de l’homme mûr qui a tout réussi dans sa vie, qui a obtenu tout ce qu’il avait projeté d’avoir, qui a “tout pour être heureux” parce que précisément il ne l’est pas. Pour parvenir au bonheur, la méditation philosophique est son dernier recours.
- Dès lors, pour trouver le bonheur, nous ne pouvons faire l’économie d’une recherche philosophique, ni nous priver des lumières des grands penseurs.
- A la question : “qu’est-ce que le bonheur et comment l’atteindre ?”, la plupart des hommes affirment qu’il suffit d’accumuler un certain nombre de biens, de satisfactions (les cinq “C” singapouriens, par exemple), pour y parvenir. Or, il semble que notre société libérale satisfasse ce désir commun : nous vivons dans une société industrielle qui se donne pour mission de produire tous les biens dont nous avons besoin pour être heureux, et de les offrir à l’acteur économique, sous forme d’objets ou de services; le but visé est l’accroissement général des richesses et une élévation du niveau de vie de chacun.
- Le bonheur réside-t-il dans l’accumulation des biens et des richesses, voire dans la recherche sans frein du plaisir ?
1) Exercice préparatoire : la photo de
Mai 68 “jouir sans entraves”
- Consigne : Décrivez la photo de Cartier-Bresson " Jouir sans entraves" reproduite à la première page de la fiche de travail. Que veut dire, selon vous, la formule “jouir sans entraves” ? Qu’en pensez-vous ? Etre heureux, est-ce jouir sans entraves ?
2)
Reprise
- Notre époque valorise le plaisir et va même jusqu’à revendiquer un droit au plaisir: la frigidité, par exemple, est considérée comme une maladie, son traitement est pris en charge par la sécurité sociale. Ainsi, nous qui fêtons le trentième anniversaire de Mai 68, rappelons que les révoltés de Mai 68 rejetèrent, au nom de la liberté et du droit au plaisir, la vieille société disciplinaire étouffante, opérant une révolution culturelle, une mutation des mentalités (“jouir sans entraves”). Mais cette valorisation de l’individu, de la consommation, du narcissisme, de la séduction, cette légitimation de la jouissance et de la décontraction qui caractérise nos sociétés individualistes (cf. Gilles Lipovetsky, L’ère du vide), n’a pas toujours existé.
- En effet, les autres époques ont assigné d’autres buts à l’existence humaine : se conduire bien, de façon morale, afin de satisfaire Dieu et de mériter son salut; servir son roi, qui est le bras armé de Dieu sur terre. Cette idée de devoir a été adaptée à la civilisation libérale : l’ouvrier doit travailler pour son patron et lui obéir. Le travail est un bien, une vertu, la détente, l’oisiveté sont un mal. Le plaisir est un mal, il est moralement condamnable. Ainsi le sociologue Max Weber a-t-il montré dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme que le dogme de la prédestination au sein du protestantisme a servi de médiateur logique à l’esprit capitaliste : il faut tenter de gagner beaucoup d’argent; si l’on y parvient, c’est la preuve que la grâce divine nous assiste; il ne faut pas dépenser cet argent, ni profiter des plaisirs de la vie, car ce serait pécher; il faut travailler, amasser des richesses, mais ne pas jouir.
- Cette idéologie a commencé à s’effondrer autour de 1968. La raison en est peut-être l’existence, au sein du capitalisme en son premier siècle, de deux contradictions majeures: le capitalisme enjoint de gagner un maximum d’argent en produisant toujours plus, mais pour le moindre coût, en privant la majeure partie de la population des moyens de profiter des biens ainsi produits, en limitant donc le nombre des consommateurs, en freinant son propre développement. Nécessité pour ce système de mieux distribuer les richesses acquises afin de transformer tous les hommes en consommateurs. La deuxième contradiction réside entre le développement des forces productives et l’idéologie du capitalisme commençant qui prônait le travail et la production, mais condamnait la jouissance de la consommation. Il fallait donc déraciner des esprits cette vieille morale et lui substituer l’éloge de comportements consuméristes (le développement du système économique l’exigeait).
- Une première
définition du bonheur se fait jour alors : pour être heureux, il faut avoir des désirs
et avoir la puissance de les assouvir. Un désir inassouvi fait
souffrir, tandis que des désirs réalisés donnent des satisfactions dont l’accumulation
constitue le bonheur. Plus j’ai de désirs, plus je suis capable de les
satisfaire, et plus je suis heureux. Idéal de notre société de consommation,
qui, sous prétexte de procurer le bien-être, ne cesse d’inventer de nouveaux
objets, donc de nouveaux désirs : rôle de la publicité pour susciter les
désirs. Pour le credo contemporain, il est bon de désirer, chaque individu se
définit par ses désirs; à travers eux, il affirme sa personnalité.
- Les sophistes, ces “professeurs de sagesse”, proposaient, moyennant finance, aux jeunes gens assez fortunés pour s’offrir leur cours, de leur apprendre tout ce qui est nécessaire pour devenir heureux. Les sophistes adoptent le même point de départ que les opinions modernes. Le but de l’existence humaine est d’être heureux. Pour y parvenir, il faut satisfaire tous ses désirs. Mais comment y parvenir ? Il faut, disent-ils, un maximum de richesse, car l’argent permet d’obtenir bien des choses.
- Comme, pour être vraiment libre, il faut n’avoir personne qui vous commande, il faut être à la tête de la société, il faut le pouvoir absolu sur les autres hommes. Les sophistes, contrairement à nous, ont eu la clairvoyance de comprendre qu’un peu plus d’argent et de pouvoir ne suffisait pas à nous rendre heureux, mais qu’il fallait le maximum de richesse et de puissance. La tyrannie, le pouvoir absolu sur les autres, est le désir secret de tout homme. Puisque tout homme désire le bonheur par la satisfaction de tous ses désirs, il en désire aussi secrètement le moyen, qui est la toute-puissance.
- Pour parvenir au pouvoir, il suffit de savoir parler : le pouvoir s’arrache par la conviction, surtout en démocratie. Il ne faut pas hésiter à faire des promesses que l’on ne tiendra pas et à mentir. Notre époque semble s’être mise à l’école des sophistes : aujourd’hui, à l’heure du “tout communication”, on nous enseigne qu’en commerce, comme en politique, pour réussir, il suffit de savoir convaincre (exemple, en France, de Bernard Tapie). Il ne faut pas hésiter à mentir, voire voler : quel homme politique serait élu s’il ne faisait des promesses qu’il sait très bien ne pas pouvoir tenir ? Que ferait un publicitaire, un vendeur qui nous dirait la vérité sur ses produits (“une saveur unique, toute la fraîcheur de la nature, du plaisir à l’état brut” deviendrait “une belle apparence, mais un mélange de substances chimiques au goût fade et insipide”).
- Pour réussir dans la vie et obtenir le bonheur, il faut donc se débarrasser de tous les scrupules moraux qui ne sont que pour les petits enfants. La morale, dit Calliclès dans Gorgias de Platon, n’a été inventée que par les êtres faibles pour se protéger des exactions des forts, mais ceux qui possèdent la force ne doivent pas se soumettre à cette justice purement conventionnelle. Ils doivent obéir à la justice naturelle, qui veut que le plus fort domine. Cette doctrine aboutit à un immoralisme, mais aussi à une conception élitiste du pouvoir qui contredit l’idéal démocratique. Un seul, dans une société donnée, peut conquérir le pouvoir suprême et goûter le bonheur.
- Aussi l’idée que le bonheur s’obtient par la satisfaction de tous nos désirs n’apparaît-elle pas dangereuse et contestable, même si elle est apparemment soutenue par toute l’idéologie de la société de consommation ? N’aboutit-elle pas à l’apologie de la violence et du crime, ce que semblent bien faire tous les délinquants et tous les corrompus qui fleurissent dans notre monde ?
- Nous allons voir s’il n’existe pas un autre moyen de parvenir au bonheur qui soit davantage respectueux de la justice et des êtres humains. Cette question nous amène à nous demander si le désir est naturellement bon ou mauvais. En effet, la tentative de satisfaire tous mes désirs me condamne-t-elle nécessairement à la violence ? Est-elle nécessairement agressive et dommageable à autrui, comme le prétendent les sophistes? Ne se pourrait-il pas que mes désirs intègrent un certain respect des autres, un certain amour de la justice, et qu’ils soient au fond pacifiques ?
- Les développements qui suivent recoupent le cours sur le désir. Les deux cours doivent être lus en parallèle.
1) L’innocence du désir : la thèse
de Reich
- Le psychanalyste Wilhelm Reich (1897-1957), dans son livre La révolution sexuelle, se pose la question suivante : d’où viennent la violence et la méchanceté humaines ? De le frustration des désirs, et notamment des désirs sexuels naturels. Cette frustration rend l’homme agressif, elle cause des névroses et des perversités telles que le sadisme, le désir de faire souffrir autrui. La cause de la violence ordinaire des hommes “normaux” est la même que celle des névroses des individus reconnus malades : la frustration des désirs due à une répression excessive.
- Selon Reich, un homme épanoui, heureux, n’est pas violent : un homme qui a de quoi manger à sa faim et vivre décemment ne vole pas, un homme qui satisfait ses désirs sexuels ne sera pas un violeur, ni un pervers. La source du mal dans l’homme réside dans une éducation autoritaire, celle imposée dans la société bourgeoise, et, avant elle, dans la société patriarcale. Cette éducation réprime les désirs, notamment sexuels, des enfants et des adolescents, puis des hommes, afin de les rendre obéissants et de les mettre au travail. Ils ont intériorisé les interdits, sont dirigés par des sentiments de culpabilité et jouissent de leurs angoisses et leur subordination à cette morale autoritaire.
- Il conviendrait que règnent dans la société la plus grande permissivité et une certaine abondance, ou au moins un partage équitable des biens. Les individus pourraient satisfaire librement tous leurs désirs et il n’y aurait plus de frustration, donc plus de violence. Il n’y aurait également plus besoin de lois morales et juridiques pour interdire des actions mauvaises que les hommes ne seraient plus tentés de commettre. Reich pense que les pulsions et les désirs humains se régulent spontanément, sans avoir besoin d’une limitation par une autorité extérieure. L’autolimitation des pulsions mènent à la formulation d’une morale naturelle, authentique, reconnue par tous les esprits humains, qui stipule que l’on ne doit pas violer, agresser ou tuer l’autre.
- Ces idées de Reich font aujourd’hui partie de la pensée commune et ont inspiré les pratiques éducatives non répressives : parents qui pensent qu’il est traumatisant de dire “non” au désir d’un enfant; ceux qui considèrent les délinquants et les criminels comme des victimes de la société. Reich a eu des zélateurs déclarés, par exemple en la personne d’Eugene O’Neill, le fondateur de l’école de Summerhill, qui applique ses principes éducatifs (cf. Libres enfants de Summerhill).
2) La pulsion de mort : Freud
critique de Reich
- Un autre psychanalyste, Freud, qui n’est rien d‘autre que le père de la psychanalyse, soutient des thèses diamétralement opposées. Freud reconnaît l’existence, en tout homme, de deux types de pulsions fondamentales, qu’il baptise pulsion de vie, ou éros, et pulsion de mort, ou de destruction, ou thanatos.
- La première se déploie essentiellement en désir sexuel et la seconde est indispensable à la conservation de la vie. Car un être ne peut demeurer vivant qu’en détruisant la vie autour de lui, en se nourrissant ou en se défendant contre ses ennemis. L’homme possède en lui une part fondamentale d’agressivité. Comme l’homme, à la différence des animaux, est un animal dépourvu d’instincts, aux pulsions aberrantes, la régulation doit être le fait de sa conscience, orientée par des conceptions morales : " L'homme n'est pas cet être débonnaire, au coeur assoiffé d'amour…, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité…" (Freud, Malaise dans la civilisation).
- Freud dénonce le mythe de l'homme naturellement bon. La violence est une donnée naturelle, une conduite qui puisa source dans les instincts de l'homme. Elle n'est donc pas un phénomène social provisoire, appelé à disparaître avec l'émergence de sociétés ou de systèmes politiques plus justes. C'est une donnée indépassable, sans solution définitive, de la nature humaine. On ne doit pas dire que l'homme est naturellement bon et que c'est la civilisation qui l'a perverti, mais, au contraire, que l'homme est naturellement agressif et que la civilisation est un remède provisoire et précaire.
- En effet, l’homme, pour devenir humain, a besoin d’être éduqué. L’éducation commence par un véritable dressage, une répression des pulsions agressives, qui doivent être limitées et réorientées sur d’autres buts en un processus nommé sublimation. Il faut apprendre à l’homme à respecter autrui, car ce n’est nullement spontané chez lui. Comme l’éducation morale ne suffit pas à rendre tous les individus respectueux de leurs semblables, un contrôle social, juridique et policier demeure indispensable pour les y contraindre. L’éducation et la civilisation sont donc nécessairement répressives selon Freud.
- Freud montre que
l’autorité est une chose bonne et nécessaire pour transformer l’homme en être
humain digne de ce nom, pour le faire échapper à la bestialité, pour que
règnent la paix et le respect d’autrui. Si la civilisation est nécessairement
répressive, il s’ensuit que l’homme ne peut jamais être vraiment heureux en société.
Celle-ci exige de gros efforts sur soi et le sacrifice de nombreuses
satisfactions pulsionnelles. C’est ce que montre Freud dans Malaise dans la civilisation. Si l’homme
est malheureux d’être toujours contraint en société, il résulte que les
sophistes voient juste : seul peut goûter le bonheur l’homme qui se délivre de la
soumission aux autres, qui possède le pouvoir absolu et peut satisfaire tous
ses désirs, y compris d’agressivité, sur le dos de ses subordonnés.
3) La bonté de l’homme selon
Rousseau
- Rousseau semble aboutir à des conclusions toutes différentes qui mettraient en évidence la bonté naturelle de l’homme. Que nous enseigne-t-il exactement et en quoi sa thèse permet-elle de résoudre la question qui est la nôtre : le désir est-il naturellement bon ?
- Rousseau parle de l’homme à l’état de
nature, c’est-à-dire hors de la société, avant d’avoir été façonné par la
société. L’homme vit naturellement solitaire, sans contacts autres
qu’occasionnels avec ses semblables. L’homme naturel n’est en fait qu’un animal
parmi d’autres. L’homme se distingue seulement des autres vivants par sa
perfectibilité, c’est-à-dire sa faculté de se perfectionner, d’acquérir de
nouvelles idées et de nouveaux comportements.
- Rousseau prétend, non pas que l’homme est naturellement bon, mais qu’il est naturellement innocent, comme un animal : “les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons, ni méchants” (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes). Innocent, non pas au sens où il n'a pas commis de faute (il n'a aucune notion de la faute), mais au sens étymologique : il ne nuit pas. Si deux hommes se rencontrent et se battent, voire se massacrent, pour la nourriture ou le territoire, il n’y a nul mal en cela, car il n’y a de bien et de mal que par rapport à des règles morales connues, lesquelles supposent pour être pensées le développement de l’intelligence dans la société. L'homme à l'état de nature n'est donc pas plus pacifique qu'il n'est querelleur. Comme l'homme y est isolé, le désir de possession n'existe pas, il n'y a aucune raison de conflit.
- Les deux seuls sentiments que l'on peut prêter à l'homme à l'état de nature sont l'amour de soi et la pitié : l'amour de soi car sans lui aucune survie n'est possible; la pitié, parce qu'il obéit à sa sensibilité et que c'est par sa sensibilité pour des êtres sensibles qu'il éprouve de la pitié. L'amour de soi est le simple instinct de conservation, le souci qu’on a de soi-même, de sa propre conservation, indispensable à tout être; antérieur aux attitudes morales, il est néanmoins du côté des vertus, non de l’égoïsme. L’amour-propre, ou la vanité, est un sentiment qui n’existe qu’en société et qui consiste à nous comparer aux autres, à nous juger supérieurs à eux et à les vouloir inférieurs. Rousseau pense également que l’homme possède “une répugnance innée à voir souffrir son semblable”. La pitié tient lieu de lois, de moeurs et de vertu.
- C’est cette pitié naturelle qui serait vite étouffée dans le coeur de l’homme par la vie en société. Cette dernière attise les passions, le désir d’être admiré et préféré aux autres, d’être supérieur et plus riche. Voilà pourquoi, dès qu’ils vivent en société, les hommes deviennent jaloux, envieux, méchants. La seule bonté de l’homme naturel, c’est de ne faire le mal que lorsque cela lui est nécessaire pour sa survie, et non avec plaisir et délectation, pour s’amuser, se faire remarquer ou affirmer sa personne. L’homme sauvage est moins cruel que l’homme social : il peut voler, blesser ou tuer, mais ce sera pour survivre, et sans méchanceté.
- Cela ne fait guère avancer notre problème. Car on peut tout aussi bien montrer qu’il n’y a pas d’humanité indépendamment de la société et si l’on affirme avec Rousseau que la société exacerbe en l’homme ses sentiments agressifs, on pourra conclure que, puisque l’homme est naturellement social, il est dès lors naturellement méchant.
- Au total, nous avons envisagé une première définition du bonheur, définition commune, à peu près universellement répandue dans les esprits de nos contemporains: le bonheur s’obtient par la satisfaction de tous nos désirs. Nous avons vu que cette idée menait logiquement, dans un premier temps, à l’immoralisme des sophistes, à l’apologie de la violence et de la tyrannie. Cette conception aboutit également à une aporie : si l’on affirme que le bonheur consiste en la satisfaction des désirs, encore faut-il s’interroger sur la nature de ces désirs et ce qui pose alors problème, c’est le statut anthropologique de l’homme : est-il un être de nature, ou de culture, ou les deux à la fois ? Sa bonté, sa méchanceté sont-elles naturelles ou bien sont-elles le fruit de la société ou de l’éducation? La méchanceté définit-elle la nature humaine ou bien est-ce la bonté qui caractérise le mieux l’homme ?
- Ces difficultés ne font-elles pas du bonheur une expérience proprement impossible ?
- Le plaisir est-il la même chose que le désir ? Peut-on définir le bonheur par le plaisir?
- Tout d’abord, qu’est-ce que le plaisir ? On entend par là un mouvement ou sentiment agréable que nous éprouvons à l'occasion d'une impression physique ou morale. On distingue généralement les plaisirs physiques qui proviennent " pour un sujet soit de certaines propriétés des corps perçus par les sens externes (couleurs, sons, impressions tactiles, saveurs, odeurs…) " (Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines), et les plaisirs moraux (prédominance des éléments d'ordre intellectuel, spirituel).
- Dans le Phédon, Platon nous rapporte la dernière journée de la vie de Socrate, condamné à mort. Le gardien délivre Socrate de ses chaînes et, nous dit Platon, Socrate se frotte les chevilles avec un vif plaisir. Platon veut nous suggérer l’idée suivante : Socrate éprouve un plaisir intense d’être délivré de ses chaînes. Le plaisir a ici pour cause la délivrance, le soulagement, la cessation d’une souffrance. Tout plaisir procède d’un désir, donc d’une souffrance. S’il n’y a pas de désir antérieur, il n’y a pas de plaisir. Par exemple, la même nourriture qui nous enchante lorsque nous avons faim nous écoeure lorsque nous sommes repus et que nous tentons tout de même de l’ingurgiter. Le plaisir ne dépend pas que de l’objet qui nous le procure, mais d’abord de notre désir. Si l’objet qui comble ce manque nous fait plaisir, c’est plutôt parce qu’il met fin à la souffrance., comme nous le suggère l’exemple des chevilles de Socrate.
- Il peut même y avoir présence simultanée du plaisir et de la peine dans le désir, comme le fait remarquer Calliclès dans Gorgias à travers l'exemple de la faim : " La faim est une chose pénible. Malgré tout, manger quand on a faim, c'est bien agréable " (Gorgias, 496 c). Tout besoin et tout désir sont des états pénibles certes, mais la satisfaction est une jouissance : le plaisir est même fonction de la peine, comme on le voit très bien dans l'effort sportif, par exemple.
- C'est dire que tout plaisir ne serait donc que de soulagement. Il n’est qu’un être de transition, une différentielle de la douleur, un simple passage d’un état de souffrance à un état de moindre ou de nulle souffrance. C’est pourquoi, n’étant qu’un être de transition, il est transitoire, éphémère, évanouissant : le plaisir ne dure pas, en effet. C’est aussi ce que souligne Sénèque, dans De la vie heureuse : l’être désiré ou l’objet consommé perdent les qualités que l’imagination leur conférait; le plaisir est une sensation qui perd en durée ce qu’elle gagne en intensité.
- Platon insiste sur la vanité de la poursuite des plaisirs : rechercher le maximum de pouvoir en vue de satisfaire tous ses désirs, afin de parvenir au bonheur, est parfaitement illusoire. En effet, plus notre pouvoir augmente, plus nos désirs s’accroissent. Donc, plus grande est la quantité de désirs inassouvis, et aussi notre insatisfaction et notre souffrance. L’expérience montre que les pauvres ne désirent que peu de choses, qui sont aisées à se procurer, alors que les riches désirent toujours avoir davantage, et souffrent affreusement de la moindre babiole qui leur manque. Ainsi le tyran est-il le plus malheureux des hommes : lui qui croit commander aux autres hommes est en fait esclave de ses désirs.
- D'autre part, on peut très bien jouir, et être malheureux, de même qu'on peut être heureux, et ne pas forcément éprouver du plaisir, du moins ponctuellement ou en permanence.
- Une première conclusion s’impose alors : il semble qu’on ne puisse constituer un état continu de satisfaction, ce qui est proprement le bonheur, avec des plaisirs qui ne peuvent être que brefs, consécutifs à un temps préalable beaucoup plus long de désir, de mal-être, voire de souffrance, puisqu’il ne peut y avoir de plaisir qu’à la suite d’un désir. Terminons par des exemples. Lorsque nous mangeons ce que nous aimons, nous avons d’abord du plaisir. Puis nous sommes rassasiés, une certaine indifférence ou lassitude s’empare de nous envers les mets proposés, nous n’avons plus de désir. Et si nous persistions à manger encore, nous serions alors pris de dégoût, au lie d’obtenir un surcroît de plaisir. Nous savons aussi fort bien que lorsque l’on a obtenu quelque chose, même si on l’a désiré très longtemps, passé un court temps de joie, cela ne nous donne par la suite plus guère de satisfaction (d’où la tristesse parfois des après-midi de Noël ou des amants qui ont fait l’amour : “post coïtum animal triste”).
- Schopenhauer va même jusqu’à affirmer qu’il ne peut y avoir d’expérience du bonheur et que l’on ne peut qu’expérimenter le manque et la souffrance : la vie humaine est la plus douloureuse forme de vie; elle va de la souffrance à l’ennui : quand le désir est satisfait, nous expérimentons l’ennui (creux du désir disparu). Le bonheur n’est rien; le désir s’abolit dans sa satisfaction, il n’existe qu’en imagination; tout bonheur est d’espérance; toute vie est de déception. De même, selon Pascal, tout homme veut être heureux, ne peut l’être et en souffre : “Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais” (Pascal, Pensées, fragment 172). D’où le divertissement : les hommes s’amusent, non pour être heureux, mais pour oublier qu’ils ne le sont pas.
- Nous apercevons ainsi un autre caractère du désir. Non content de ne nous donner que de brèves et piètres satisfactions, le désir ne cesse de renaître : le désir n’est jamais pleinement satisfait, il est insatiable. Par exemple, l’avare ne se contente jamais de la fortune qu’il a déjà : il veut toujours plus d’or. Le don Juan ne se satisfait jamais de toutes les femmes qu’il a déjà possédées; il veut sans cesse de nouvelles conquêtes. La plupart des hommes désirent simultanément la richesse, le pouvoir, l’amour et la gloire. Cette diversité, associée à la médiocrité de leur talents, les empêche de conquérir tout ce qu’ils voudraient. L’homme a ainsi toujours plus de désirs qu’il n’en pourra satisfaire. Cela distingue le désir du besoin naturel, animal, qui est, lui, strictement limité et aisé à combler. Le lion repu s’endort. L’homme, lorsqu’il a satisfait ses besoins vitaux, se met en quête d’aventures, de nouvelles sensations. L’homme est l’éternel insatisfait qui ne connaîtra jamais le bonheur.
- Rousseau suggère, à la suite de Sénèque, que l’homme civilisé doit être beaucoup plus malheureux que la brute primitive, car la vie en société, en le contraignant au langage, développe ses différentes facultés intellectuelles, dont l’imagination. Et plus cette dernière s’accroît, plus elle nous représente de nouveaux plaisirs possibles.
- En outre, on a tôt fait de s’accoutumer au confort et au luxe que l’on a pu obtenir. Leur présence ne nous réjouit plus, mais leur privation nous ferait désormais souffrir. Ainsi, à mesure que notre aisance augmente, nous créons-nous de nouvelles dépendances et de nouvelles occasions d’être malheureux. Le pouvoir accroît lui aussi l’imagination, donc le désir : plus une chose devient de l’ordre du possible, et plus notre désir devient intense; lorsqu’une chose plaisante nous apparaît comme inaccessible, elle n’est l’objet que d’un souhait vague, de sorte que nous évitons de saliver en vain. Plus on est riche et puissant, plus nos désirs deviennent recherchés et raffinés, difficiles à satisfaire, et se heurtent à des limites absolues : celles de la temporalité, de la satiété, de l’organisme vivant. Celui qui a déjà tout en vient à désirer l’éternelle jeunesse; il part en guerre contre le temps et la condition humaine (ce qui donne lieu à d'irrésistibles cocasseries, comme on le voit dans le film de Robert Zemeckis La mort vous va si bien).
- Sans doute Platon a-t-il raison d’affirmer que le tyran est le plus malheureux des hommes, lui qui se veut le maître des autres est l’esclave de ses désirs. Il n’est même pas son propre maître, puisqu’il ne peut résister à ce qui fait son propre malheur. Nous pouvons donc en conclure que plus l’homme accroît son pouvoir, plus il accroît ses désirs, donc ses désirs inassouvis, et plus il est malheureux. Ne peut-on alors affirmer, avec Kant, que le bonheur est un idéal de l’imagination ?
- Les hommes, selon Kant, s’accordent pour faire de la recherche du bonheur le vrai contenu de la moralité. Il se pourrait toutefois qu’ils ne s’accordassent que sur un mot: lorsqu’il s’agit de définir, à propos du bonheur, ce qu’il est, ils entrent en désaccord; le bonheur est certes ce que tout le monde souhaite ou désire; si les hommes appellent “bonheur” ce qu’ils désirent absolument, tous ne désirent pas les mêmes choses; ce qui plaît aux uns n’est pas prisé par les autres, et les priorités ne sont pas les mêmes pour tous: telle personne pense trouver son bonheur dans l‘amour, telle autre dans la gloire, etc. Les jugements varient selon la condition sociale, le degré de culture, l’âge, etc. (nous désirons, par exemple, la santé si nous sommes malades, la richesse si nous sommes pauvres…).
- En somme, les
hommes ne s ‘accordent que sur le nom du bonheur, non sur sa définition. Il
apparaît ainsi que le bonheur est un concept indéterminé, l’objet temporaire et
accidentel de nos désirs. Le bonheur est un concept indéterminé.
- Qui plus est, notre expérience du bonheur ne peut correspondre à la conception absolue que nous en avons. En effet, quand je conçois l’idée de bonheur, je me représente un maximum de satisfaction pour mon état présent et à venir, “un agrément de la vie accompagnant sans interruption toute l’existence”. Or, nous ne faisons l’expérience que de bonheurs fragmentaires et passagers. L’erreur est de transposer ce relatif et d’en faire un absolu. Le vrai bonheur est de l’éternité. Il n’est dès lors pas possible de déterminer avec précision dans quelle mesure certains moyens sont capables de faire notre bonheur : par exemple, il est sans doute impossible d’être heureux dans la misère, mais l’argent ne fait pas le bonheur (on peut être immensément riche et être immensément malheureux).
- De plus, il n’est pas possible de déterminer avec une certitude complète ce qui pourrait nous rendre heureux, car il faudrait être omniscient. Les limitations inévitables de notre expérience et de notre savoir ne nous permettent pas de donner un contenu déterminé à notre idée du bonheur.
- Kant précise que le bonheur n’est pas tant une idée qu’un “idéal de l’imagination”, du fait que notre représentation du bonheur reste indéterminée. De sorte qu’il n’y a pas de règles pour être heureux. La morale du bonheur ne peut s’exprimer par “ des préceptes de la raison “, mais “ plutôt par de simples conseils “. C’est la raison pour laquelle le bonheur ne peut pas fonder l’obligation morale, ni être le souverain bien. La morale prime, et obéir à la loi morale exige que nous sacrifiions parfois notre intérêt et notre bonheur.
- En effet, s’il n’y a pas de règles pour être heureux, la morale du bonheur ne contient pas de règles inconditionnelles, universelles, qui pourraient définir l’obligation morale, mais des conseils hypothétiques, relatifs à l’individu et aux circonstances, et donc impropres à fonder quelque obligation universelle. Les conseils de la morale du bonheur sont des impératifs hypothétiques qui se rapportent au choix des moyens de notre bonheur propre. Ce sont des conseils qui ne peuvent commander l’action “que sous des conditions tout à fait subjectives et contingentes, selon que tel homme compte ceci ou cela comme une condition de son bonheur” (par exemple, “ne vole pas si tu ne veux pas aller en prison”). Ces impératifs prescrivent des moyens, jamais des fins. Ils prennent la forme de la prudence et de l’habileté : l’habileté est l’adresse à calculer les moyens de son bonheur personnel. Elle consiste également à bien calculer les conséquences (“si tu veux être bien considéré, sois bienfaisant”).
- Or, “c’est tout
autre chose, qu’un homme heureux et un homme bon, et que ce sont deux choses
différentes, que de rendre quelqu’un habile et attentif à son intérêt, ou de le
rendre vertueux” (Métaphysique des
moeurs, 2ème section). Faire son devoir et pratiquer la vertu ne sont pas
les moyens les plus sûrs d’être heureux. Certes, selon Kant, le bonheur n’est
pas absolument exclu, à condition qu’il soit obtenu dans le strict respect de
la loi morale. Il y a même un devoir d’être heureux, comme de se cultiver, car
un homme heureux sera soumis à moins de tentations et pourra plus aisément
accomplir son devoir. Mais comme nous ne savons jamais si nous faisons le bien
par devoir ou pour un motif intéressé, puisque celui qui fait le bien avec
plaisir, peut aussi le faire seulement par plaisir, et non par devoir, donc
sans valeur morale, le seul moyen de se prouver à soi-même sa moralité sera de sacrifier son
bonheur au devoir.
- La véritable vertu ne peut en effet conduire au bonheur, parce qu’elle consiste à agir, non par intérêt, mais par devoir. Elle ne prend pas en considération le succès possible de l’action, mais se règle seulement sur la loi morale qui la commande absolument. Par exemple, dans le cas d’une promesse, l’action faite par devoir serait celle qui se conformerait seulement à la règle morale : “tu ne mentiras pas”, sans se préoccuper des circonstances et des conséquences (ce point sera repris et approfondi dans le cours sur le devoir).
- En somme, plus nous désirons le bonheur, et plus nous nous mettons en situation de le conquérir, plus il nous échappe. L’homme est-il alors voué au malheur ? Le bonheur ne serait-il pas cette expérience toujours manquée ?
1) Epicure
- Selon Epicure (342-271), le rôle de la philosophie consiste à savoir rechercher d’une manière raisonnable le plaisir (hédonisme), c’est-à-dire en fait à rechercher le seul plaisir véritable, le pur plaisir d’exister. Le but de la vie humaine est, en effet, d’obtenir le bonheur. Le moyen de parvenir au bonheur est le plaisir né de la satisfaction des désirs. Le plaisir est un bien recherché par tous, la douleur étant fuie par tous. Il faut rechercher le plaisir, car c’est son accumulation qui constitue le bonheur. Mais le plaisir n'est pas un mouvement mais un état; il n'est pas mêlé de douleur, mais homogène et pur. Mais tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ignorent le véritable plaisir. Recherchant tous le plaisir, ils ne peuvent l’atteindre, parce qu’ils ne peuvent se satisfaire de ce qu’ils ont, ou parce qu’ils recherchent ce qui est hors de leur portée, ou parce qu’ils gâchent ce plaisir en craignant sans cesse de le perdre. La souffrance des hommes vient pour ainsi dire de leurs âmes, de leurs opinions vides. Missions essentiellement thérapeutique de la philosophie : soigner la maladie de l’âme et apprendre à l’homme à vivre le plaisir.
- L’éthique épicurienne propose une définition du véritable plaisir et une ascèse des désirs. Il y a des plaisirs “en mouvement” qui provoquent une excitation violente et éphémère. C’est en recherchant uniquement ces plaisirs que les hommes trouvent l’insatisfaction et la douleur, parce que ces plaisirs sont insatiables et que, parvenus à un certain degré d’intensité, ils redeviennent des souffrances. Il faut distinguer de ces plaisirs mobiles le plaisir stable, le plaisir en repos comme état d’équilibre. C’est l’état du corps apaisé et sans souffrance, qui consiste à ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid. Le plaisir, comme suppression de la souffrance, est un bien absolu, c’est-à-dire qui ne peut croître, auquel ne peut s’ajouter un nouveau plaisir. Ce plaisir stable est d’une autre nature que les plaisirs mobiles et s’oppose à eux comme le repos au mouvement.
- La méthode pour atteindre à ce plaisir stable consiste dans une ascèse des désirs. Si les hommes sont malheureux, c’est qu’ils sont torturés par des désirs immenses et creux, la richesse, la luxure, la domination. Il est absurde de désirer des plaisirs inaccessibles ou qui ont des conséquences fâcheuses et se paient de plus grandes souffrances, comme les plaisirs de la gourmandise qui, pratiqués à l’excès, finissent par nous rendre malades. Il convient donc de modérer ses désirs, d’opérer un tri entre eux. Il faut rejeter tous les désirs qui ne sont pas naturels et aussi ceux qui ne sont pas nécessaires à notre survie, à notre santé ou à notre bonheur.
- L’ascèse des désirs se fondera donc sur la distinction entre les désirs naturels et nécessaires , les désirs naturels et non nécessaires, les désirs vides, ceux qui sont ni naturels, ni nécessaires. Epicure prend comme critère la nature qui par elle-même admet ordre et mesure. Le philosophe restitue au corps sa place dans l’ordre de la nature en reconnaissant que ses exigences sont saines, modérées et vitales. Le désordre vient de certaines représentations de l’âme, de certains désirs.
· Désirs naturels et nécessaires : désirs dont la satisfaction délivre d’une douleur et qui correspondent aux besoins élémentaires, aux exigences vitales. Exemple : la boisson qui étanche la soif. Désirs limités par les exigences de la nature et faciles à satisfaire.
· Désirs naturels et non nécessaires : le désir de mets somptueux, le désir sexuel.
· Désirs non naturels et non nécessaires : ceux qui sont produits par des opinions vides, les désirs sans limites de la richesse, de la gloire ou de l’immortalité.
- Epicure admet, à l'intérieur de la sphère des désirs naturels, la possibilité de jouir du superflu dans la mesure où il ne devient pas nécessaire et ne suscite aucune peine lorsqu'il vient à faire défaut. La partition opérée au sein des désirs naturels ne doit pas être comprise comme une distinction entre les besoins vitaux et le luxe. Les désirs nécessaires ne se réduisent pas à des impératifs de survie : " parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même ". On peut éventuellement identifier au besoin les désirs nécessaires pour la vie même (manger, boire) et les désirs nécessaires pour la tranquillité du corps (se protéger des dangers et des intempéries). Toutefois, les désirs liés au bonheur (désir de la sagesse, amitié) ne sont pas assimilables à de pures exigences biologiques.
- Il convient de savoir se contenter de peu. Celui qui désire, par exemple, des mets raffinés ne risque fort d’être déçu et malheureux s’il n’a pas toujours les moyens de se les offrir. Avoir des désirs de luxe nous expose à souvent souffrir. IL faut donc les éliminer. En revanche, celui qui ne désire que des nourritures « naturelles », un peu de pain et d’eau par exemple, trouvera facilement à se satisfaire et peut même en retirer un très vif plaisir s’il a vraiment faim et soif. Le sage qui ne désire rien de plus pourra tout de même, s’il est invité à un banquet, jouir de la nourriture succulente. De tels plaisirs ne sont nullement interdits, à condition de ne pas les désirer toujours, de ne pas en être « accro ».
- Le but d'Epicure n'est pas de réduire le désir au besoin; il ne fait pas non plus l'apologie d'une vie ascétique limitée aux stricts besoins vitaux. Il s'agit plutôt de considérer que la vie heureuse couronne un état d'esprit libéré de la crainte et des opinions vaines.
- C’est en fait la crainte de la mort qui est finalement à la base de toutes les passions qui rendent les hommes malheureux. En effet, la peur du néant se convertit ici-bas en peur de manquer; celle-ci suscite des désirs multiples portant sur des biens palpables ou immédiats; ces désirs à leur tour en créent d’autres et l’homme, constamment à la recherche d’un plaisir supérieur ou nouveau, gâche sa vie en se privant du contentement. Ce sont les opinions fausses sur la mort qui engendrent cette quête anxieuse d’un bien terrestre immédiat. Nos passions dérivent toutes du refoulement de l’effigie menaçante de la mort et de la réalisation imaginaire du désir d’immortalité. Epicure nous enseigne que la mort n’est rien pour nous. Je peux vivre, agir et profiter des plaisirs de cette vie sans redouter aucune punition après, sans me gâcher la vie à m’angoisser à l’idée de ce qui m’attend. Je sais que c’est ici et maintenant qu’il me faut être heureux, en cette vie, car je n’en ai aucune autre.
- Une autre cause d’angoisse chez les hommes est l’inquiétude religieuse et la superstition. Bien des hommes vivent dans la crainte des dieux. Toutes ces croyances qui empoisonnent la vie des hommes ne sont que des superstitions et des fariboles. Les dieux certes existent, selon Epicure, bien qu’ils n’aient aucune action sur le monde. Epicure ne se représente pas la divinité comme un pouvoir de créer, de dominer, mais comme la perfection de l’être suprême : bonheur, indestructibilité, beauté, plaisir. Les dieux d’Epicure sont la projection et l’incarnation de l’idéal de vie épicurien. La vie des dieux consiste, en effet, à jouir de leur propre perfection, du pur plaisir d’exister, sans besoin, sans trouble. Leur beauté physique n’est autre que la beauté humaine.
- Pour s’en convaincre, il faut rechercher quels sont les fondements réels des choses. La science nous révèle alors que le principe de toutes choses est la matière. Elle peut expliquer tous les événements du monde, tous les phénomènes de la nature, même ceux qui étonnent et terrorisent les hommes, comme procédant de mécanismes matériels dépourvus de toute intention de nuire, et nullement d’esprits divins aux volontés variables. Par exemple, les intempéries qui dévastent nos biens et nous ruinent ne sont nullement l’expression d’une vengeance divine pour punir nos fautes passées, mais seulement la résultante de forces naturelles aveugles et indifférentes à votre devenir.
- Où l’on voit ici que le savoir délivre des angoisses religieuses. La connaissance du mouvement naturel de la vie et de la mort dédramatise la mort et détruit les mythes de l’immortalité. La connaissance est ainsi une arme contre l’investissement de l’homme dans des désirs vides et vains. Le vulgaire comble le vide du néant qu’il redoute par le vide de ses désirs indéfinis; l’homme sage substitue au vide des fantasmes démasqués le plein des jouissances de la vie; c’est la fonction réflexive de l’esprit qui produit ce changement bénéfique.
- Au total, il faut passer ses désirs au crible de sa raison et éliminer tous ceux qui ne sont pas naturels et nécessaires, tous ceux qui sont vains, artificiels, superflus. C’est la condition pour atteindre l’ataraxie, l’état d’absence de trouble dans l’âme, c’est-à-dire le bonheur. Epicure redéfinit le plaisir à l’encontre de la pensée commune, qui n’aperçoit de plaisir que dans une excitation positive des sens et de l’esprit. La morale d’Epicure est avant tout une ascèse, une maîtrise des désirs. C'est au sein de ce monde-ci que peut s'atteindre un bonheur réel et que la vie peut mériter d'être vécue.
- Quelle critique peut-on néanmoins adresser à la sagesse épicurienne ?
- D’abord Epicure identifie le plaisir et la non-souffrance. Or, il y a bien une différence entre les deux : éviter la souffrance, ce n’est pas, loin s’en faut, être heureux.
- D’autre part la raison a-t-elle le pouvoir de supprimer un désir ? Il nous faudrait faire preuve de beaucoup de volonté et nous refuser à satisfaire nos désirs, à agir selon eux. Cela veut dire qu’il faut commencer par souffrir longtemps de la présence en nous de nombreux désirs inassouvis, ce qui est le contraire même du bonheur et revient à se faire son propre bourreau. Il semble bien qu’on ne puisse constituer un bonheur avec une série de refus de satisfactions.
- La méthode d’Epicure ne nous détourne-t-elle pas également de buts plus élevés que notre simple satisfaction personnelle ? Elle nous interdit d’avoir de grands désirs (ex : de grands projets humanitaires ou artistiques). Désirs déraisonnables, ni naturels, ni nécessaires, dit Epicure, qui réduit ce faisant l’homme à un simple être de sensation , purement égoïste.
- Toutes ces limites de la sagesse épicurienne nous invitent à nous mettre en quête d’une autre sagesse.
2) La négation de tout désir
- Les trois premières vérités fondamentales enseignées par le bouddha sont les suivantes : toute vie est souffrance ; l’origine de la vie et de la souffrance est le désir ; l’abolition du désir entraîne l’abolition de la souffrance. Vie = Désir = Souffrance. Il n’y a de vie que par le désir, par le désir farouche de survivre, de se défendre contre les autres êtres vivants. Le désir fondamental est le désir de persévérer dans son être (ce que Spinoza appelle le conatus), le désir d’être et de persister à être un individu (désir d’individuation). Mais le désir n’est jamais satiable, nous souffrons toujours de désirs inassouvis. La vie est essentiellement faite de souffrance. Rares sont les moments de vraie joie.
- Le but du bouddhisme est donc d’échapper à la souffrance.
- Il suffit de supprimer en nous tous nos désirs, y compris notre désir fondamental de vivre et d’être heureux. Lorsque nous y serons parvenus, nous serons délivrés du désir, donc de la souffrance. Nous atteindrons alors le nirvana, c’est-à-dire la délivrance.
- La doctrine du Karma découle de la logique propre du désir. Si l’on meurt avec encore en son âme toutes sortes de désirs inassouvis, de regrets, d’appétits, nécessairement on se réincarne dans un être animé de ces désirs. Or, plus on a de désirs, plus on souffre. Le karma, c’est la souffrance que s’inflige à lui-même celui qui n’a pas su surmonter ses désirs dans sa vie précédente.
- Dès lors, nos existences peuvent suivre deux types de trajectoires. L'une est “descendante” : si en chacune de nos existences nous accumulons de plus en plus de désirs, nous nous réincarnons chaque fois dans un être de plus en plus bas, vil, désirant et souffrant. L’autre direction, “ascendante”, appartient à celui qui surmonte peu à peu ses désirs au cours de ses existences successives. Il se réincarnera dans des êtres de plus en plus nobles, purs, sages, de moins en moins désirants et souffrants, jusqu’à ce qu’il élimine de lui tout désir et qu’il atteigne le détachement absolu, le nirvana. Alors son cycle d’existence prendra fin, il cessera de se réincarner, il se réunira avec l’absolu et se résorbera en lui.
- Le bouddhsime, adoration du néant ?
- La question reste ouverte (cf. Le dernier livre de Roger Pol-Droit, Le culte du néant): le bouddhisme aboutit-il à une adoration du néant, auquel cas il nous apporterait une réponse peu satisfaisante à notre question de départ : comment vivre pour être heureux ?
- Comme pour l’épicurisme, ce n’est pas le bonheur positif que nous apporte le bouddhisme, mais seulement la cessation de la souffrance. La fusion avec l’absolu que propose le bouddhisme ne s’opère que par la suppression de notre conscience individuelle. Or, si je ne suis plus un individu conscient, je ne ressens plus rien; parler de mon bonheur n’a plus aucun sens. Dans les exercices de méditation, il s’agit d’arriver à penser le rien, à ne plus penser à rien, à ne plus penser du tout, à anéantir sa pensée. L’absolu dans lequel il faut résorber son être n’est peut-être rien d’autre que le néant. L’absolu bouddhique est un principe rigoureusement impersonnel, à la différence du Dieu judéo-chrétien, qui lui est une personne, qui a une pensée, une volonté, qui crée volontairement et avec amour un monde et des êtres distincts de lui.
- Hegel affirme ainsi que le bouddhisme est caractérisé par une adoration du néant. Si sa sagesse peut nous faire échapper à la souffrance, n’est-ce pas au prix du renoncement à l’être, à l’action et à la joie véritable ? Comment, dès lors, trouver un vrai bonheur, qui ne soit pas un simple anéantissement, sans vouloir renoncer à notre être ?
3) L’amour du destin (texte d’Epictète, in Manuel, pp 531-532 du manuel)
- La modération épicurienne des désirs, la suppression bouddhiste de tout désir apparaissent comme étant des sagesses insatisfaisantes, incapables de donner effectivement le bonheur. Voyons si, du côté des stoïciens, nous ne pouvons pas trouver une solution intéressante.
- Les stoïciens partent de l’idée platonicienne que l’homme, esclave de ses désirs, n’a ni bonheur, ni liberté. En effet, avoir tout ce que je désire et faire tout ce que je veux ne sont pas en mon pouvoir. Obtenir tout cela ne dépend pas de moi, mais de circonstances extérieures, de la coopération d’autrui, de la chance, bref de l’ensemble de l’univers. Par exemple, être aimé ne se commande pas. Cela dépend des sentiments d’autrui. Ainsi en poursuivant l’amour, la gloire, la richesse, le pouvoir, je désire des choses que ma volonté et mon pouvoir ne suffisent pas à m’octroyer, mais qui dépendent de l’ordre de l’univers. La sagesse serait donc de limiter mes désirs à ce qui dépend de moi, à ce que je suis certain de posséder et conserver. Mais qu’est-ce qui dépend de moi ? Qu’est-ce qui est en mon pouvoir ?
- Il s'agit précisément d'une "délimitation de notre sphère propre de liberté, d'un îlot inexpugnable d'autonomie au centre du fleuve immense des événements, du destin" (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 100). En nous, à l'intérieur de notre être, nous devons distinguer ce qui dépend de nous (notre raison, notre pouvoir de juger, notre "assentiment") et ce qui ne dépend pas de nous (l'enchaînement nécessaire des causes et des effets, notre corps, sa sensibilité, ses passions).
- Le pouvoir de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul. Liberté = pouvoir de juger. Toute action suppose un jugement sur la valeur accordée à l'objet d'une action; ce jugement est une opinion, une valeur en quelque sorte, qui repose sur un acte intérieur d'adhésion ou de refus. Les stoïciens nomment cet acte d'adhésion ou de refus "assentiment". En somme, notre liberté réside dans nos opinions. La seule chose qui dépende de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements. Dans cette perspective, la liberté intérieure est synonyme d'indifférence à l'égard des causes extérieures et du destin.
- Il n'est donc qu'une chose qui ne dépend que de moi, sur laquelle j’ai un pouvoir absolu : c’est ma volonté. Moi seul décide de ce que je veux. Par exemple, si je veux pas aller à un endroit, on peut m’y contraindre par la force, mais on ne me fera pas vouloir y aller. On aura changé mon corps de place, mais on n’aura pas pu changer ma volonté. Certains hommes ont subi les plus longs emprisonnements (exemple de Nelson Mandela), les pires tortures, rien n’a pu cependant ébranler leur volonté. Je découvre ainsi que je possède, comme chaque homme, une volonté absolument libre, ou encore un libre-arbitre. Je dispose en quelque sorte d’un domaine de pouvoir et de liberté, qui est tout intérieur à moi-même.
- Quel est alors le secret du bonheur selon les stoïciens ? Il réside en peu de chose : savoir bien user de ma volonté, ne vouloir que ce que j’ai et que ce qui m’arrive. Autrement dit, ne pas désirer ce qui excède mon pouvoir. Ce n’est pas, comme chez les bouddhistes, une extinction de la volonté qui mène au bonheur, mais une apothéose de la volonté. Il nous faut avoir une grande force de volonté pour ne vouloir que ce qui convient. La maîtrise de soi ne passe pas par une extinction de soi, mais par une exaltation de sa force morale personnelle.
- Dès lors, mon bonheur dépend uniquement de la pente que je donnerai à ma volonté et à mes idées, à mes représentations des choses, qui sont essentiellement au pouvoir de ma volonté. C’est ce que nous dit Epictète : “Souviens-toi que ce n’est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t’outrage; mais c’est l’opinion que tu as d’eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand quelqu’un te chagrine ou t’irrite, sache que ce n’est pas cet homme-là qui t’irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination” (Manuel, Pensée 20). En effet, si je suis vexé de l’insulte qu’un individu m’adresse, c’est que j’accorde une certaine valeur à son estime. Mais si je pense que ce n’est qu’un imbécile, ses propos ne m’atteignent plus. Cette maîtrise de ma volonté, de mes pensées, de mes désirs est une règle de vie fondamentale.
- Mais comment parvenir à maîtriser complètement mes désirs ? Ma volonté est-elle toujours assez puissante ? Les stoïciens affirment que tout ce qui arrive est nécessaire. Rien ne pouvait arriver autrement. Chaque événement est le fruit d’une longue série de causes. La relation de la cause à l’effet est nécessaire : un autre effet ne peut pas naître d’une même cause. Il ne sert donc à rien de désirer autre choses que ce qui advient ou de se révolter contre ce qui est, car tout est nécessaire. On ne ferait que se rendre inutilement malheureux. Tel est le principe de la consolation : admettre ce qui nous arrive comme inéluctable, pour ne plus s’en affliger : “Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent; ainsi ta vie sera heureuse” (Epictète, Manuel, Pensée 8). C’est l’amour du destin auquel il faut parvenir pour être sage. Descartes dira la même chose : “Il faut tâcher de changer ses désirs, plutôt que l’ordre du monde” (Discours de la méthode, II).
- Les stoïciens pensaient que la Nature est un être divin et intelligent, qui ne fait rien en vain. Tout est fait pour quelque chose, tout a un but, tout est finalisé. Le destin qui règne dans le monde est bon, il est une Providence. Ce Bien, c’est la vie et le Bien du Tout, de la Nature elle-même, non de chaque créature qui la compose? Chaque homme n’est qu’un rouage du grand mécanisme universel. Dès lors, chaque homme doit se persuader que la Providence lui a assigné un rôle à jouer sur la terre. IL ne doit pas désirer changer de rôle ou de condition, mais doit simplement s’efforcer de jouer correctement son rôle. En somme, l’homme peut goûter le bonheur quels que soient sa condition et son environnement, par la seule maîtrise de sa volonté.
- Certes, le stoïcisme, à la différence du bouddhisme, est une exaltation de la volonté humaine. Comme le fait remarquer Hegel, c’est une volonté creuse, vide, abstraite, qui ne veut rein, ou au moins qui ne veut rein d’autre que ce qui est. L’essence de la volonté humaine n’est - elle pas de souhaiter ce qui n’est pas, de s’opposer à l’ordre parfois ingrat de la Nature ? L’attitude stoïcienne exclut toute lutte pour la transformation et l’amélioration des choses, toute recherche du progrès technique. Elle est toute de résignation et mutile l’homme.
- Ce n’est pas non plus une sagesse efficace. Les stoïciens affirment que je peux maîtriser mes désirs par ma seule volonté. Or ce n’est pas ce que j’expérimente. J’éprouve au contraire en moi un conflit entre mes désirs et ma volonté. Par exemple, ma volonté d’accomplir un travail auquel je me suis engagé par une promesse peut être combattue par mon désir de m’amuser ou de paresser. C’est parfois le désir qui l’emporte et non toujours la volonté raisonnable. Les stoïciens ne nous disent pas comment faire pour renforcer notre volonté.
- Par ailleurs, le stoïcisme pense que la Nature est ordonnée de façon bonne et raisonnable puisque la volonté humaine doit accepter cet ordre. Les besoins et désirs des hommes doivent être considérés comme naturellement bons. Or, si certains le sont - ceux qui assurent notre survie, par exemple -, d’autres sont excessifs ou mauvais. Le Stoïcisme ne rend donc pas compte de la dualité qu’il y a en chacun de nous entre le désir et la volonté. Mes désirs s’imposent à moi, comme s’ils étaient déterminés par quelque chose d’extérieur, et je n’en suis pas le maître. Comment un tel déchirement en moi-même est-il possible ? Ce point sera traité dans le cours sur les passions.
- La question des moyens pour atteindre le bonheur reste non résolue. Que l’on considère le désir comme manque, qu’il s’agisse de tempérer ses désirs ou de les nier, que l’on puisse par la volonté ne désirer que ce qui dépend de nous et se réjouir de ce qui est, cela ne semble pas suffisant pour envisager positivement le bonheur. Jusqu’à présent, nous avons conçu les désirs comme ayant une origine naturelle, comme une donnée biologique de base, besoin, appétit, pulsion. Nous allons voir que cette idée est limitée et contestable. Les désirs ne sont-ils pas éminemment variables, selon les cultures et même selon les personnes ?
- Les désirs semblent avoir, en effet, une origine beaucoup plus psychique, et non purement corporelle ou naturelle. Il convient donc, pour relancer la question du bonheur et comprendre quelles sont les voies qui permettraient de l’atteindre, de reprendre le problème de la valeur du désir, à partir d’un nouvel examen de sa nature.
- A l’inverse de la tradition, la philosophie spinoziste ne poursuit pas la mort du désir, même sous la forme déguisée de sa rationalisation. Il s’agit de rechercher une connaissance vraie de la nature humaine. Ainsi, selon Spinoza, le désir traverse l’expérience humaine et la constitue comme telle : l’homme est un être de désir, mieux il est l’essence de l’homme, et non la marque de sa misère ou de sa finitude.
- Le désir est la puissance d'agir de l'individu; l'homme est un être concret et dynamique dont toute l'essence est de déployer activement un effort existentiel. “Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être”. Point de corps, point d’idée, qui ne résiste à sa propre destruction. Point d’être qui ne soit puissance d’être, force, action, énergie. Nous ne voulons pas mourir. D’où l’effort perpétuel de vivre que Spinoza appelle Conatus, et qui est la vie elle-même, en tant qu’elle s’oppose à la mort (cf : Bichat , “la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort”). Le désir est l’effort de vivre ou la force d’exister, la jouissance indéfinie de l’exister, si rien ne l’empêche. Le conatus ne se réduit pas à la simple survie biologique mais exprime l'essence d'une chose dans toute sa richesse et sa complexité.
- Le désir, selon Spinoza, est donc un mouvement d'affirmation et non souffrance de vivre ou de manquer. Il est l'effort constant pour déployer son existence, c'est-à-dire à la fois la conserver et l'accroître.
- Tous nos désirs particuliers ne sont que des modes d'expression et de réalisation de ce désir premier de persévérer dans son être. Tout désir est au fond désir de soi, de se réaliser. Cet obscur objet du désir, c'est moi-même. Aussi l’objet du désir est-il secondaire par rapport au désir lui-même.
- Dès lors, aucune chose n’est bonne ni mauvaise en soi. Le désir qui nous porte vers elle nous la fait trouver bonne. Nous ne désirons pas les choses parce qu’elles sont bonnes; elles nous semblent bonnes parce que nous les désirons. C'est le sujet lui-même comme désir qui est à la source de la définition des biens et le fondement des valeurs.
- Exemple de l'habitation : " Quand nous disons que l'habitation fut la cause finale de telle ou telle maison, nous voulons dire exactement ceci : un homme ayant imaginé les avantages de la vie domestique a eu le désir de construire une maison " (Ethique, quatrième partie, préface). C'est le désir de jouir des commodités d'un abri qui est cause première de l'habitation et non l'inverse. L'habitation n'est pas une fin en soi mais un moyen au service d'un désir de confort. Le désir est ici la cause efficiente, celle qui engendre l'effet escompté – la maison. Dit autrement : l'habitation ne constitue pas un bien en soi qui, en vertu de ses qualités propres, éveillerait nos appétits. C'est parce que nous désirons nous protéger efficacement que nous allons juger qu'elle est une bonne chose.
- Spinoza invalide donc la thèse d'une objectivité absolue des valeurs. Les choses ne sont pas bonnes en elles-mêmes mais relativement à notre désir et notre constitution. Comment se fait-il alors que les hommes intervertissent l'ordre et la connexion des choses et soient intimement persuadés que la représentation d'une fin jugée bonne – l'habitation, par exemple – est la cause première du désir. Il s'agit là d'une illusion due au fait que les hommes ignorent les causes de leurs désirs : "…il sont conscients de leurs actes et de leurs désirs, mais inconscients des causes qui déterminent ceux-ci " (ibid.).
- L'illusion en question est le fruit d'une conscience partielle qui se croit totale. Les hommes ont conscience de leurs désirs, car ils en ressentent les effets e eux et peuvent naïvement imaginer qu'ils sont produits par des objets extérieurs attrayants ou repoussants. Les causes réelles qui les déterminent ne sont pas directement perceptibles et ne se manifestent qu'à travers leurs effets. Elles peuvent donc être totalement occultées. Ainsi, comme j'ai bien conscience que je suis désireux d'habiter une maison, et comme j'ai bien conscience que j'agis dans ce but, je puis croire en toute bonne foi que l'habitation est la cause finale de mon désir. Je nourris de ce fait l'illusion qu'il existe un objet désirable en soi, qui préexiste à sa réalisation. En réalité, j'ignore la cause véritable qui détermine mes aspirations et mes actes : je suis en quelque sorte aveuglé par ce que je perçois consciemment, j'oublie que c'est le désir qui m'a poussé à concevoir l'habitation.
- D'où l'idée, au fondement de l'éthique spinoziste, que seule une connaissance vraie de la nature humaine permet de comprendre et régler la pratique de l’homme, au mieux de ses intérêts, c’est-à-dire en recherchant l’utile. Nécessité de comprendre la nécessité du désir et d’en déduire toutes les propriétés. L’attitude moraliste traditionnelle est irrecevable parce qu’elle oppose ce qui doit être à ce qui est. En voulant purifier la réalité des imperfections qu’elle recèle, elle indique que la réalité pourrait être ou devrait être autre qu’elle n’est, et elle imagine une nature plus conforme à ses exigences. Elle sépare le plan du droit de celui du fait, comme si le fait lui-même ne résultait d’aucune loi, d’aucune nécessité. Vouloir réformer l’humanité, c’est supposer qu’elle aurait pu être autre qu’elle n’est, que nulle nécessité ne préside à son existence actuelle et réelle. C’est réserver dans la nature, soumise à des lois strictes, une enclave de liberté où les hommes feraient leur loi. C’est supposer un empire dans un empire.
- Freud affirme que, si l’on excepte les désirs de destruction, presque tous les désirs humains, y compris ceux de l’enfant, sont d’ordre sexuel et constituent une unité, la libido, qui peut s’investir sur différents objets, et notamment s’élever vers des fins supérieures en un processus nommé sublimation.
- Le désir premier de l’enfant est le désir de nutrition car c’est un besoin biologique. Mais immédiatement ce appétit se double d’un désir de plaisir sensoriel, celui de l’action de téter. Freud désigne ce désir de plaisir sensoriel comme un désir sexuel. Ce premier désir obéit, selon lui, à la même structure que le futur désir sexuel adulte, et qu’il en est en quelque sorte l’ancêtre. L’enfant possède un second désir fondamental, celui de faire ses besoins ou plutôt du plaisir qu’il en éprouve. Un nouveau désir apparaît alors comme condition de la réalisation du désir de nutrition : le désir de la présence de la mère, probablement d’abord conçue comme un simple objet. Peu à peu, ce désir va s’enrichir, avec la découverte que la mère est une personne, c’est-à-dire qu’elle éprouve des émotions. Le désir de l’enfant va alors être le désir de l’amour de la mère, il va porter sur les sentiments d’autrui et non plus sur un plaisir ou un objet à posséder.
- Le processus éducatif s’enclenche alors, notamment par l’apprentissage de la propreté, dont le moteur est la crainte de susciter la colère de la mère, donc de perdre son amour. Le principe de l’éducation consiste à transformer les actions de l’enfant par une certaine répression de ses désirs. C’est notamment ce qui se passe pendant le complexe d’Oedipe que tout être humain traverse, selon Freud, entre l’âge de un et six ans. Le petit garçon est animé de plusieurs désirs antagonistes (il admire son père, il est amoureux de sa mère, il considère alors son père comme un obstacle à éliminer, l’enfant se culpabilise alors de tels sentiments à l’égard de son père et pense que celui-ci lui en veut). La solution que découvre l’esprit de l’enfant est le refoulement de ces désirs. Ils sont bannis, interdits de cité dans sa conscience, rejetés en dehors. Mais ils continuent de subsister dans son psychisme, constituant désormais une partie inconsciente, auprès de la partie consciente.
- D’une manière générale, comme la société ne tolère pas que l’on passe son temps à s’aimer, la sexualité subit, bien au-delà de la petite enfance, de multiples répressions, morales ou économiques. L’énergie désirante de l’individu s’investit alors sur d’autres buts, comme le travail, la réussite sociale, voire la création intellectuelle ou artistique. Tel est le phénomène de la sublimation des désirs. La répression permet d’orienter la libido vers des fins socialement reconnues comme plus élevées. Il s’agit d’un phénomène ambivalent, qui sacrifie certes les satisfactions naturelles immédiates de l’individu, mais qui semble bien être le moteur de l’évolution de l’humanité, sans lequel les hommes resteraient des animaux.
- Il faut donc retenir de Freud l’intéressante idée d’un processus d’élévation, de sublimation des désirs humains, à titre d’explication des méandres du désir. Mais la répression est-elle la seule source des désirs nouveaux ?
- La répression n’est pas la seule cause de nouveaux désirs. Il y a aussi une autre cause, beaucoup plus spontanée, qui est l’imitation des désirs d’autrui. Ce que l’autre désire, j’en viens à le désirer aussi. En effet, le désir de l’autre pour un objet me désigne cet objet comme ayant une valeur, comme étant digne de convoitise et agréable à posséder. Par exemple, il suffit à une jeune fille que les autres filles de son groupe trouvent un garçon “supergénial” pour qu’aussitôt elle ait envie de sortir avec lui. Tel est aussi le ressort des mouvements de mode : la valorisation soudaine et provisoire d’un produit.
- La première conséquence de ce mimétisme du désir humain, c’est qu’il place immédiatement les hommes en situation de concurrence. Si tous désirent les mêmes choses, qui sont bien souvent en nombre limité, il n’y en aura pas pour tout le monde. Cela pousse les hommes au conflit. En second lieu, les désirs ne sont pas par nature, de façon innée, en l’homme, mais ils sont sociaux et culturels, puisqu’ils s’acquièrent par l’imitation des autres. Ainsi, pour simplifier, l’amour s’apprend-il dans les livres, en ce sens que chez l’homme, à la différence de l’animal, le mode d’accouplement n’est pas l’objet d’un savoir instinctif.
- Quelle est la raison d’être de ce mimétisme du désir ? Pourquoi désirer ce qu’autrui désire ? En fait, si je désire posséder l’objet même dont il a envie, c’est pour qu’il m’admire, qu’il m’estime. Ce n’est que pour cela que je désire cet objet, et non pour lui-même, pour ses qualités propres. Mon vrai désir, c’est le désir de l’amour d’autrui. Presque tous les désirs humains ont en réalité cette fin.
- C’est ce qu’affirme Hegel dans La phénoménologie de l’esprit : le désir humain fondamental n’est pas le désir de consommation de l’objet, le désir de plaisir, de jouissance physique, qui est aussi bien celui de l’animal, mais c’est le désir de l’estime, de l’admiration, de l’amour d’autrui, le désir de reconnaissance, c’est-à-dire le désir du désir d’autrui, c’est-à-dire le désir d’être reconnu par autrui comme un être qui a une valeur (qui est donc lui-même désirable). Et cela médiatise le désir d’objet, objet dont la possession n’est qu’un moyen pour ramener sur soi l’envie qu’autrui lui porte : si je veux avoir de multiples objets, ce n’est pas pour le plaisir qu’ils m’apportent directement, mais c’est pour tenter de capter et de détourner au profit de mon être la valeur qu’autrui leur reconnaît.
- Si j’étais naufragé solitaire sur une île déserte, m’importerait-il encore d’avoir des vêtements élégants, de posséder une belle voiture, une belle maison ? Songeons d’ailleurs à cette rage qu’ont les hommes de se mesurer, de se comparer, afin d’être le meilleur, et qui s’exprime partout, dans les affaires, les études, les jeux, le sport. Je me soucie infiniment de ce qu’autrui pense de moi. Dans tous les cas, je suis inquiet du jugement que l’autre peut porter sur moi. Je suis seul dans un compartiment de chemin de fer ou dans la salle d’attente d’un médecin; je ne me soucie pas de mon attitude. Mais voici que quelqu’un entre; aussitôt, je rectifie ma posture, je me soucie de mon apparence. Mais pourquoi en va-t-il ainsi ? Pourquoi ai-je un tel souci du jugement d’autrui sur moi, une telle soif d’être reconnu, estimé, admiré, aimé ?
- Selon Sartre, cela provient du fait que je suis un être conscient et libre, donc indéterminé. Alors que les choses sont ce qu’elles sont (elles ne peuvent devenir autre chose, décider librement de changer), l’homme, comme être conscient, peut décider de modifier son être : il est libre. Ce que je suis dépend de ma décision, de mon effort personnel. La contrepartie de cette liberté, c’est une indétermination, une contingence : je ne suis pas définitivement, ni même réellement ce que je suis. Cette situation existentielle n’est pas sans générer une certaine angoisse : je voudrais “être quelque chose”, “être quelqu’un”. Je veux être rassuré sur mon identité et ma valeur. J’ai donc besoin de la confirmation de mon être que je trouve dans le jugement d’autrui. C’est l’opinion des autres qui me procure une identité, un caractère qui me font défaut par nature. Il me semble que je n’ai pas d’autre être que celui qui m’est accordé par autrui, que je ne suis que ce que je suis reconnu être. Mon être est tout entier relationnel.
- En somme, derrière tout désir de possession d’objet, de réussite, se cache notre désir fondamental, le désir de reconnaissance, qui n’est autre qu’un désir d’être, un désir ontologique. Telle est notre condition, le prix de notre liberté. Et c’est aussi le principe des efforts que font les hommes pour se dépasser eux-mêmes, pour briller aux yeux des autres, pour acquérir une valeur. Si les humains étaient des êtres-en-soi, ils se suffiraient à eux-mêmes, seraient satisfaits de leur personne et resteraient de paisibles animaux.
- Mes désirs de possession sont donc tout à fait superficiels, et me trompent en quelque sorte sur le véritable but à poursuivre. Car je crois que je veux posséder ceci et cela, que c’est ce qui me rendra heureux, alors qu’en fait tout ce que je veux profondément, c’est être aimé ou estimé.
- Il faut donc, plutôt qu’à amasser des biens, travailler à se perfectionner soi-même, afin de se rendre digne d’estime ou d’amour. Il faut tâcher d’être plutôt que d’avoir, et tâcher d’être quelqu’un de bien. Se déprendre du prestige trompeur des propriétés matérielles, avoir la force de ne pas masquer son désir d’autrui. Songer à établir des liens avec les autres, à être ouvert et accueillant, et choisir des êtres dont l’estime importe. Puisque par-dessus tout je veux être aimé, il faut que je sache moi aussi aimer et donner d’abord. Je dois, pour ce faire, parvenir à une certaine estime de moi, qui me mettra à l’abri des aléas de l’opinion d’autrui. Cela fera de moi un être fort, qui ne sera pas sous la dépendance permanente des autres, qui n’attendra pas tout d’autrui, mais qui sera un point solide, capable d’aider autrui, de donner de l’amour.
1) La nature
de la servitude
- Si l'homme est fondamentalement un être de désir, si ce désir est sans cesse travaillé par la culture et les impératifs de la vie sociale, si le désir humain n'est jamais solitaire mais solidaire d'une relation entre les consciences, comment comprendre l'expérience commune de la servitude et envisager, à partir d'elle, une libération en vue du bonheur? Les hommes sont-ils condamnés au conflit, à la haine, à la souffrance, au manque, c'est-à-dire, en termes spinozistes, à la tristesse ?
- Selon Spinoza, c'est la servitude issue des passions qu'il s'agit de comprendre en la comprenant d'abord et en connaissant les causes. Chez Spinoza, la liberté est la condition sine qua non du bonheur. En effet, la servitude est mauvaise car elle est source de souffrance. Quelle est alors la nature de la servitude ?
- C'est la passivité. La servitude est la
passivité où nous nous trouvons lorsque nous n'agissons pas seulement par
nous-même. C'est la dépendance à l'égard de causes internes ou externes qui
n'entrent pas dans la constitution de notre nature. La servitude est reliée à
la tristesse, c'est-à-dire à la réduction de cette puissance d'exister qu'est
le conatus. Le désir s'accroît ou se réduit, entraînant soit la joie,
soit la
tristesse. La joie est l'authentique réalisation du désir
puisqu'elle est l'affirmation et l'accroissement de notre être. C'est à ce
titre que la joie est à poursuivre et la tristesse à combattre. Et c'est en
tant que tristesse et souffrance (celle de la haine, de la jalousie, de
l'ambition, de la culpabilité…) que la servitude est à combattre.
- La servitude passionnelle provient d'un usage erroné de l'imagination et d'une connaissance partielle, tronquée, obscure de notre désir. La passivité est le déploiement d'un désir qui n'est pas autonome. Elle est l'aliénation des actes qui ne dépendent pas de nous seuls mais d'une cause extérieure. La servitude ne dénote pas une faiblesse de la volonté, mais une confusion de notre connaissance. Notre malheur, comme notre bonheur, découle de la modalité de notre rapport à l'objet, de la nature de la connaissance que nous en avons. La servitude des passions n'est donc pas issue du désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n'être que la cause partielle de nos actes. C'est notamment l'imagination qui est la principale source des idées mutilées et confuses, qui se fait l'auxiliaire erroné du désir (comme nous l'avons déjà expliqué, alors que le désir est le créateur véritable de la "désirabilité" des objets, l'imagination laisse croire que les biens, les qualités poursuivies dans l'objet appartiennent véritablement à cet objet.
2) Les conditions de la libération
- Pour parvenir à la joie, nécessité d'une libération dont le but est de parvenir à une véritable autonomie du sujet : vivre selon son être propre et la spécificité de sa propre essence individuelle.
- Lorsque nous connaissons nos sentiments clairement et distinctement, lorsque les idées que nous nous en faisons sont des idées totales et totalisantes, nous trouvons une satisfaction absolue dans le vrai et sommes ainsi délivrés des passions. Lorsque nous comprenons nos passions, lorsque nous intégrons l’objet de notre passion dans tout un système de choses, où il perd son individualité et son prestige, nous nous libérons, en même temps, de son pouvoir fascinant. En faisant de notre affectivité l’objet d’une connaissance vraie, la joie apaise les tourments qui peuvent en résulter. La connaissance vraie libère donc le désir des faux biens : elle ne le supprime pas mais transforme un désir ignorant, aliéné, passif, en un désir éclairé, autonome, actif.
- Le désir n’a pas à être refoulé; il doit, au contraire, s’épanouir et devenir lucide, c’est-à-dire se réfléchir lui-même. C’est dans la passion seulement que le désir est aveugle : l’homme passionné est aliéné, diminué, triste. La libération sera accroissement de puissance; toute connaissance vraie est joie, le désir étant d’autant plus fort que le savoir est plus vaste; elle résulte d’une connaissance et non d’un refoulement du désir.
- Ce que l'homme libre atteint, au bout du compte, c'est la joie permanente, la satisfaction de soi entendue comme amour de soi qui n'est ni égoïsme ni narcissisme. Il s'agit là de valeurs universelles, accessibles par tous, dès lors que les hommes sont conduits par la raison. Joie d'exister en agissant selon sa propre nature et ses propres normes, dans la perspective de la générosité et de l'amitié. L'homme libre et heureux est à la foi pleinement lui-même et toujours ouvert à autrui.
- Nous en arrivons à l’idée qu’il ne faut pas tenter de satisfaire tous mes désirs tels que je les éprouve spontanément, mais qu’il me faut effectuer un effort sur moi-même pour les connaître et les métamorphoser en action et source d'épanouissement. Je ne dois pas éliminer tous mes désirs (bouddhisme) car je ne ferais qu’échapper au malheur, et non atteindre un bonheur positif; je paierais cela au prix d’un anéantissement de mon être. De plus, les continuelles privations, les constants efforts sur moi-même (stoïcisme) me semblent plutôt pénibles qu’agréables. Il me faut plutôt attendre de la culture et de la connaissance une certaine élévation et métamorphose de mes désirs (Freud, Spinoza). Le désir libéré, c'est-à-dire actif, joyeux, réfléchi, devient alors la condition du bonheur et nous commençons à percevoir que le bonheur, loin d'être un idéal lointain ou inaccessible de l'imagination, peut être l'objet d'une expérience vécue et authentique.
- Parvenus à la notion spinoziste de Désir libéré, nous pouvons maintenant envisager le bonheur, non plus comme cette expérience impossible, illusoire et à jamais manquer, mais comme la fin ultime du sujet libre et souverain. Nous avons vu, avec Spinoza, que ce n’est pas le tragique qui définit la condition humaine, mais le désir de joie, le bonheur. Il est alors possible d’être concrètement heureux et le bonheur est susceptible d’être une expérience qui peut s’apprendre. L’éthique est l’interrogation philosophique sur les voies qui peuvent conduire à l’expérience de sa vie comme joie et comme splendeur. Quelles sont, dès lors, les principales composantes du bonheur et de cette sagesse heureuse ?
- En premier lieu, Aristote constate que l’action humaine présente une très grande variété de formes, définissant ainsi autant de fins différentes les unes des autres : les biens paraissent aussi nombreux que les activités sont diverses (la fin de la médecine est la santé, la fin de l’économie est la richesse…).
- On peut distinguer deux sortes de biens : ceux qui sont utiles, qui ne plaisent que comme moyens, c’est-à-dire qui sont seulement bons à quelque chose (exemple : l’argent comme moyen du prestige, du pouvoir ou du bien-être); les “biens en eux-mêmes” qui ne plaisent que pour eux-mêmes et qui ne sont subordonnés à aucun autre. Si l’on pouvait définir un bien qui vaille absolument en lui-même, ce bien pourrait être défini comme la fin ultime de toute activité possible. Un tel bien serait le bien même ou “l’idée du bien”. Comment, dès lors, trouver ce bien ?
- Définir des biens à notre portée,
ainsi que les moyens de les atteindre, est le propre des arts et des sciences :
mais ces disciplines s’occupent de biens précisément déterminés dans la limite
de chaque science, et non du bien en soi. Le bien est par exemple la bonne
mesure (le bien selon la quantité), ou le bon moment (le bien selon le temps) :
la science du bon moment est, par exemple, dans la guerre la stratégie, dans la
santé la médecine, la science de la bonne mesure est, dans la nourriture, la médecine,
dans les exercices pénibles, la gymnastique.
- Si donc l’on veut définir un bien qui puisse être obtenu dans les limites de l’action humaine, il est préférable de s’en rapporter à la commune expérience et au commun accord des hommes, qui désignent la fin suprême de toute activité, en la reconnaissant dans le bonheur. Il semble qu’en effet le bonheur soit l’objet d’un désir universel. En effet, pourquoi travaille-t-on, si ce n’est pour gagner de l’argent ? Et pourquoi veut-on gagner de l’argent, si ce n’est pour pouvoir acheter les choses dont on a envie ? Et pourquoi veut-on satisfaire ses envies, si ce n’est pour être heureux ? Chaque chose plus ou moins subalterne que l’on désire, chaque action que l’on accomplit a donc pour but ultime le bonheur. Ce dernier apparaît ainsi comme le bien qui, plus que tout autre, est recherché pour lui-même, et dont tous les autres ne sont que les moyens : “Nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais comme moyen de quelque chose d’autre, tandis que la gloire, le plaisir, la pensée, et toute vertu, sont certes choisis pour eux-mêmes…, mais nous les choisissons aussi pour le bonheur, car nous jugeons que par eux nous serons heureux - tandis que personne ne choisit le bonheur pour atteindre ces biens, ni quelque autre bien que ce soit” (Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 5, 1097 b 1-6).
- Il faut, dit Aristote, du temps pour réussir sa vie, pour actualiser son humanité : “Une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour, et pas davantage le bonheur ne s’atteint en une seule journée, ni un bref laps de temps”. Les plaisirs qui n’ont qu’un temps, comme ceux procurés par les honneurs, ne font pas la félicité d’une vie. Certes, Aristote sait bien que le bonheur dépend pour une part d’un concours avantageux des circonstances (cf. Origine étymologique du terme bonheur) : un misérable bossu, abandonné de tous et sans enfants, ne saurait être heureux. Cependant, il s’agit moins de compter passivement sur les circonstances que de savoir saisir l’occasion, c’est-à-dire être capable de se soustraire à l’instabilité du hasard. Quelle activité serait alors susceptible de nous affranchir des caprices de la fortune ?
- Cette activité doit être la fin de l’homme, c’est-à-dire son but, sa finalité, la réalisation de sa nature, l’accomplissement de son essence. Etre heureux, ce serait vivre conformément à sa nature ou dans le développement progressif de son être. Or, quelle est la nature de l’homme ? Qu’est-ce qui lui est propre ?
- C’est de penser, répond Aristote. La nature humaine est pensante. Par penser, Aristote n’entend pas seulement avoir des représentations ou des projets dans son esprit, ce dont les animaux sont d’une certaine façon capables. Il s’agit de la conscience de soi-même (ce qui est propre à l’homme), de la réflexion, du raisonnement logique, de la théorisation, c’est-à-dire la tentative de se représenter et de comprendre le monde. Si l’homme est un animal biologiquement assez semblable à bien d’autres, il est un animal raisonnable. Cela veut dire que si la pensée rationnelle le distingue de tous les autres êtres vivants, l’homme n’est cependant pas spontanément, immédiatement; par nature, rationnel. Il est seulement capable de le devenir. Il n’est raisonnable qu’en puissance, et non en acte. La nature de l’homme est donc d’être un animal potentiellement raisonnable, susceptible de le devenir, à condition qu’il se cultive, qu’il fasse des efforts pour exercer et développer sa pensée. L’homme est ainsi l’être qui n’est pas de naissance ce qu’il doit être, mais qui a à le devenir. L’homme doit réaliser sa nature, devenir en acte ce qu’il est d‘abord en puissance.
- Si la pensée est l’activité essentielle et la nature de l’homme, lorsque je m’y adonne, j’ai bien le sentiment de me développer conformément à ma nature et de mener une vie digne d’un être humain. Un certain plaisir vient accompagner l’activité de connaissance, surtout lorsqu’elle parvient à son but (par exemple, lorsque je trouve la solution d’un problème). La connaissance vient combler un désir fondamental de l’homme (“Tous les hommes désirent naturellement savoir”, écrit Aristote dans la Métaphysique). La connaissance est source de vraie plaisir. Le bonheur provient d’une satisfaction plus profonde, qui n’exclut pas la peine de certains efforts, la souffrance des soucis et des luttes : le bonheur réside dans le sentiment que j’avance dans le bon sens, que j’oeuvre pour le bien, que je développe mon être conformément à mon essence. Aristote précise que le plaisir vient parfois s’ajouter à cela, lorsque mon activité remporte quelque succès, mais il n’est qu’un accompagnement, il n’est ni le but de l’action, ni le composant essentiel du bonheur.
- Quelle vie doit choisir un homme libre ? Les grecs distinguaient traditionnellement trois réponses possibles : soit une vie de jouissance, soit une vie politique, soit une vie d’étude. Aristote stigmatise les deux premiers genres de vie. Une pure vie de jouissance convient plutôt à des bêtes qu’à des hommes. La vie politique place le bonheur dans les honneurs. Les plaisirs qui n’ont qu’un temps, comme ceux procurés par les honneurs, ne font pas la félicité d’une vie; les honneurs sont choses versatiles, qui dépendent des autres plus que de nous. C’est la contemplation qui nous affranchit des caprices de la fortune.
- Le bonheur philosophique se trouve
dans la “vie selon l’esprit” qui se trouve dans l’excellence et la vertu la
plus élevée de l’homme, correspondant à la partie la plus haute de l’homme,
l’esprit, et soustraite aux inconvénients que comporte la vie active. Elle
n’est pas soumise aux intermittences de l’action, elle ne produit pas de
lassitude; elle apporte des plaisirs merveilleux, qui ne sont pas mélangés de
douleur ou d’impureté et qui sont stables et solides. Cette vie selon l’esprit assure
l’indépendance à l’égard d’autrui : celui qui se consacre à l’activité de
l’esprit ne dépend que de lui seul; cette vie ne cherche pas un autre résultat
qu’elle-même, elle est aimée pour elle-même, elle est à elle-même sa propre
fin. Elle apporte aussi l’absence de trouble.
- Cependant, la vraie vie heureuse n’est pas simplement la vie d’étude. Elle se situe plutôt dans une synthèse des trois genres de vie possibles, qui ne sont mauvais que si l’on choisit l’un d’eux de façon unilatérale. Aristote précise en outre que mon bonheur dépend essentiellement d’une vertu tout intérieure, qu’il appelle la magnanimité. Il entend par là une certaine estime de soi, une conscience de sa valeur qui permet de mépriser la fortune, les honneurs. Le magnanime sait ce qu’il vaut, il sait se juger lucidement. Contrairement à un certain christianisme, qui fait le culte de l’humilité et qui fait de l’orgueil un péché, pour Aristote la fierté, l’estime de soi, si elles sont fondées, apparaissent légitimes et bénéfiques. L’homme, pour être heureux, a besoin d’une certaine aisance et de loisir pour pouvoir se livrer à la contemplation, mais, en cas de problème, il peut trouver dans sa magnanimité de quoi supporter d’un coeur léger les vicissitudes de l’existence, en obtenant un contentement de sa propre vertu et de sa force de caractère.
- Nous sommes arrivés à la conclusion que, pour être heureux, il faut vivre en tâchant de développer son esprit. La pensée est l’activité essentielle et la nature de l’homme. Lorsque je m’y adonne, j’ai bien le sentiment de me développer conformément à ma nature et de mener une vie digne d’un être humain. La question se pose alors de savoir quel type de connaissance ou de pratique intellectuelle constitue l’activité essentielle de l’homme.
1) Le bonheur
et la joie
- L'oeuvre de Robert Misrahi est tout entière consacrée à une réflexion sur le bonheur en tant qu'expérience possible, dans le prolongement de l'éthique spinoziste. Le but de la philosophie comme éthique est " la recherche effective des voies et des moyens qui permettraient de construire sa vie comme on construit un château, c’est-à-dire dans la perspective de la splendeur, de la lumière et de l’amour " (Misrahi, Le bonheur). Elle est la recherche sérieuse de tous les matériaux qui permettraient de construire la vraie vie. Il s'agit, comme nous allons le voir, d'une entreprise de reconstruction de sa vie: idée que la souffrance et le malheur ne sont pas un destin attaché à la condition humaine, mais une donnée contingente qui caractérise la vie livrée à la violence et à l’aveuglement.
- L’éthique est aussi effort pour construire la liberté : la construction de la liberté est une exigence impliquée dans l’idée même de vie heureuse (un bonheur vécu dans l’oppression ne serait pas un authentique bonheur, une joie contrainte serait une souffrance). La liberté n’est que le moyen de la joie et l’une de ses conditions nécessaires : la joie vécue doit être vécue dans l’indépendance et la liberté, de même que la liberté doit être éprouvée comme joie et satisfaction.
- Le bonheur n'est plus la satisfaction de tous nos désirs puisque nous avons vu que cette définition liminaire conduisait à un certain nombre d'apories. Le bonheur désigne plutôt une nouvelle manière d’exister qui découle d’un changement radical de notre regard sur le monde (conversion philosophique) : il s’agit de“ prendre conscience du fait que la signification des choses du monde est produite par le sujet et non pas imposée à lui. Tout part du sujet et va vers les choses, même la souffrance morale “ (Robert Misrahi, entretien, op.cit.). Le bonheur ressortit donc à notre pouvoir créateur, notre liberté créatrice qu’exprime le renversement du regard sur le monde et les êtres.
- Selon Robert Misrahi, le bonheur est la forme et la signification d’ensemble d’une vie qui se considère elle-même comme comblée et comme signifiante. Il est une appréhension réflexive de la vie de l’individu dans sa durée et un sentiment qualitatif de plénitude et de satisfaction concernant le Tout de l’existence. Le bonheur est simultanément de l’ordre de la réflexion et de l’ordre de l’existence, désir conscient d’être comblé et existence pensée comme plénitude.
- Il faut qu’il y ait une homogénéité entre le présent en train de se vivre et le passé déjà vécu. Quand je dis : “je suis heureux”, cela signifie que je suis actuellement satisfait et comblé et que j’appréhende, dans le cours de ma vie, la même signification que celle qui, actuellement, justifie le sentiment positif de soi-même. Le désir doit devenir joie, c’est-à-dire désir comblé, pour se faire ainsi le matériau du bonheur. La joie, actuellement vécue, donne au bonheur une signification concrète. C’est par la joie actuellement vécue qu’un sujet peut dire de son existence qu’elle est heureuse. En clair, le bonheur, c’est un jugement sur l’existence nourrie d’expériences de joie.
- En effet, la joie est un acte et le bonheur est constitué par l’ensemble des actes de joie. Actes de joie qui ne sont pas de purs plaisirs passifs et instantanés , mais des attitudes librement choisies et maintenues en vie à travers l’écoulement du temps. Cette joie suppose un individu qui a posé ses propres valeurs, qui s’est saisi comme la source et l’origine du sens qu’il veut donner à son existence, qui est le fruit de sa propre activité. L’acte de la joie est vécu comme une plénitude et confère au sujet une densité qualitative, une consistance et une cohésion internes. Le manque (vécu dans la séparation, la privation, l’inquiétude) a disparu, le sujet se saisit comme achèvement. Nous verrons plus loin quels sont ces actes concrets de la joie dont parle Robert Misrahi.
- Le bonheur étant défini, comment la
conversion au bonheur s'avère-t-elle possible?
2) L'expérience
de la crise et la décision de reconstruire sa vie
- Le bonheur suppose d'abord une conversion à la
liberté qui surgit au coeur même de la dépendance et de la souffrance.
- La dépendance est une souffrance puisqu'elle est le sentiment de soi comme agressé, déchiré, abattu, détruit. Pour que cette souffrance ne soit pas vécue passivement, elle doit être extrême et vécue comme crise. La crise est cette expérience dramatique fondamentale à partir de laquelle peut naître un nouveau désir et où le sujet peut se reconstruire à neuf.
- La crise est donc le moment culminant d’une insatisfaction, d’une contradiction intérieure, d’une souffrance; elle est surtout une prise de position de l’individu sur sa souffrance : le sujet estime que sa souffrance a atteint sa limite extrême, il décide alors d’amorcer un nouveau commencement, de renouveler les valeurs et les perspectives de son existence : " La conscience constitue elle-même sa souffrance comme intolérable, en tant que cette souffrance est vécue comme une limite au-delà de laquelle elle provoquerait la destruction et la mort du sujet. Le moment où la souffrance est transformée en crise est le moment où la conscience pose qu'elle a atteint une limite au-delà de laquelle il serait question de sa propre mort " (Robert Misrahi, Qu'est-ce que la liberté ?, p. 175).
- La crise, lieu de naissance d’un nouveau désir, devient comme existence l’origine et la source d’une reconstruction de la vie. Dans l'expérience de la crise, " la conscience prend en fait position contre sa propre souffrance, et cette prise de position est déjà un acte de liberté" (ibid.). Le sujet se trouve alors confronté à un choix crucial : "le mouvement passif vers la destruction ou l'effort actif vers la survie."
- Robert Misrahi relate, par exemple, pourquoi il a choisi le bonheur comme thème central de sa recherche philosophique : son vécu, qui fut particulièrement difficile, puisqu’il a perdu la moitié de sa famille lors des persécutions nazies, l’a obligé à réagir et à tenter, à partir du malheur, d’accéder à quelque chose (entretien avec Robert Misrahi, propos recueillis par Jacques Lecomte, in Sciences humaines, n° 75). Bref, il s’agit de considérer la souffrance non comme l’expression d’une structure permanente de la condition humaine, mais comme le surgissement d’une détresse contingente.
- C'est donc par un acte de décision, c'est-à-dire de liberté, que le sujet choisit de rompre avec son propre passé et de commencer une nouvelle période de son existence. Il s'agit d'une rupture initiatrice et non d'une simple destruction. Rupture dont le but doit être de se tourner vers l'avenir. Cette rupture initiatrice est une conversion du désir consistant, pour l’individu, à passer d’une forme malheureuse de l’existence à une forme qui soit satisfaisante et heureuse. Cette conversion, comme commencement, est le choix ferme et réfléchi d’une existence, non plus tragique ou vaine, mais significative et comblée. L’individu devient capable de s’instaurer comme origine de sa propre vie : il décide de construire sa nouvelle vie dans la perspective d’une existence comblée qui lui confère plénitude, sens et satisfaction.
- Il s'agit là d'un véritable travail réflexif. D'abord prendre conscience, comme Spinoza nous invite à le faire dans L'éthique, que c'est le sujet lui-même qui est à la source des significations du monde (pouvoir créateur du sujet). Nécessité alors de modifier radicalement notre perception du monde et de nous-mêmes, en inversant toutes nos perspectives intellectuelles et affectives.
- La conversion est ainsi réflexive en un double sens : travail intellectuel de retour sur soi, travail aussi d’inversion et de renversement des données, comme dans une image optique, symétrique et inverse. Par exemple, nous considérons généralement un échec comme un événement objectif qui vient vers le sujet, un jugement extérieur formulé par un jury, un employeur ou autre, et qui définirait de façon définitive la place et la valeur du sujet dans la société. De cet échec peut découler une expérience douloureuse, et même une crise. Par la conversion, c’est-à-dire l’inversion des perspectives intellectuelles, l’échec change de signification, il peut disparaître parce que le sujet formera d’autres projets (il s’apercevra que sa valeur ne dépend pas de ce seul emploi, ou ce seul diplôme…).
- Quel sont alors les différents contenus possibles de ces actes de la joie, les activités concrètes qui sont le véhicule effectif de la joie ?
1) L’activité
philosophique et la construction de
l'autonomie
- La première joie est celle de l'autonomie. L’activité philosophique de fondation consistant à établir sa vie sur des bases solides, à maîtriser sa vie par la compréhension et la connaissance. Retour actif à soi. Joie d'une construction du sujet par lui-même qui découle de la " satisfaction profonde d'être la source de soi-même dans les modalités de sa vie" (ibid.). Ainsi la philosophie peut-elle procurer le bonheur parce qu’elle est l’effort pour instaurer un nouveau commencement, une existence satisfaisante et significative. Elle permet à l’individu de devenir vraiment la source de ses décisions concernant le style de vie qui lui semble préférable à tout autre.
- C'est la joie de la "seconde naissance", c'est-à-dire de cette "conscience de soi qui sait en même temps être créatrice de soi" (ibid.). " La joie de la conversion philosophique est donc la joie de la naissance à soi par son propre travail réflexif motivé par le désir d'une existence se fondant en effet soi-même pour accéder à une joie et à un sens dignes des plus hautes, c'est-à-dire des plus intenses exigences du désir " (ibid.).
- Cette joie de l'autonomie naît également au contact de la culture humaine permettant l’accès progressif à la richesse et à la beauté du monde. La joie de fonder s’exprime comme joie de connaître. Joie de penser des choses qui sont décisives pour moi qui les pense. Joie de penser qui prend plaisir à l’établissement de soi-même dans une pensée lucide. « Le bonheur commence par la joie d'être celui que l'on est, en comprenant que l’on s’est fait soi-même celui que l’on est grâce à cette liberté lumineuse qui s’est tirée elle-même hors de la confusion et de l'obscurité des premiers temps » (Robert Misrahi, Les actes de la joie).
2) La
conversion à la réciprocité : l’amour et l’amitié
- L’activité philosophique, esthétique ou spirituelle ne peut donner la satisfaction permanente et profonde que si elle ouvre la vie du sujet vers les autres consciences. Il est en effet impossible de vivre absolument seul. J’ai besoin de relation avec les autres, et pas seulement pour satisfaire mes besoins économiques. Pour arriver à prendre pleinement conscience de moi-même et de mes idées, j’ai besoin d’une relation avec un autre esprit. L’ami est comme un miroir spirituel, qui achève et accomplit ma conscience. J’ai besoin d’amitié pour arriver à jouir pleinement de ma vie spirituelle. Une fois que l’individu a fondé sa liberté, il va rencontrer un nouvel élément du bonheur qui est la relation positive à autrui, dans l’amour, l’amitié et le lien social.
- Il s’agit ici d’une amitié désintéressée. La plupart du temps, les hommes se fréquentent uniquement pour échapper à l’ennui de la solitude. Les prétendus amis sont là pour nous distraire de nous-même, pour créer une animation factice. L’homme qui s’est élevé spirituellement au-dessus de telles conduites mesquines peut donner une amitié authentique et désintéressée. La solitude ne lui pèse guère, car il n’est jamais vraiment seul, mais toujours en compagnie de grandes idées, de grands esprits et de grandes oeuvres.
- L’individu doit opérer une conversion du regard sur autrui, qui ne va plus être perçu comme un objet, mais reconnu comme un sujet. Et si chacun porte ce regard sur l’autre, les individus vont renoncer au conflit et construire leurs relations sur de nouvelles bases, sur la réciprocité et la générosité. Prendre ainsi conscience de la réciprocité, instaurer la relation généreuse à l’autre : reconnaître en l’autre un être semblable à soi (j’aime l’autre parce qu’il est un sujet existant semblable à moi-même); reconnaissance aussi de l’autre comme autre, comme sujet autonome (l’être aimé est reconnu, désiré, admiré dans sa spécificité individuelle). Chacun, dans l’amour généreux, affirme la spécificité de l’autre et s’en réjouit.
- L'amour vrai ainsi défini est l'affirmation mutuelle de l'autre comme sujet, comme personnalité spécifique et comme générosité : " La joie d'amour, dans l'amour vrai, n'est donc pas narcissique et solipsiste, elle est à la fois narcissique, puisque le sujet se réjouit d'être aimé et reconnu, et généreuse, puisqu'il se réjouit également d'aimer et de reconnaître la spécificité, la valeur et l'existence mêmed e l'autre " (op. cit., p 202).
- Citation de R. M. Rilke dans Lettres à un jeune poète : « L'amour c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l'être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limites, qui fait de celui qui aime un élu qu'appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l'obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir ».
3) Le plaisir,
la sensualité
- La conversion réflexive, l'amour vrai
ouvrent en même temps les Sujets au plaisir, qui lui aussi prend une
signification nouvelle.
- Le plaisir du corps comme de l'esprit n'accède à la plénitude de son sens que s'il est intégré à une existence qui a déjà un sens. Il présuppose la réciprocité et l'amour, sans quoi le plaisir n'est que ponctuel et prend la forme de la fuite. Le plaisir authentique doit être l'acte d'un sujet, il ne doit jamais faire basculer le sujet dans la passivité ou l'aliénation (exemple des drogues qui entraînent maladie et souffrance, destruction du sujet et de sa liberté). Une distinction doit donc être établie entre les plaisirs significatifs et créateurs et les plaisirs aliénants ou destructeurs.
- S’ouvrir donc au plaisir d’une façon neuve, plaisir qui n’est pas limité à l’instant, mais qui doit être le moment d’une activité durable (exemple: le plaisir esthétique prend tout son sens à l’intérieur d’une activité durable comme la pratique d’un art ou la contemplation durable ou habituelle d’une forme d’art).
4) La
jouissance et la création esthétique
- Lorsque le plaisir poursuit son
mouvement dans la liberté, il est en mesure de s'étendre et de s'enrichir par
l'imagination. Expérience de la jouissance esthétique. Cette jouissance
comporte trois
aspects indissociables.
- D'abord la jouissance du monde (à travers le plaisir, la contemplation, la création). Il s’agit de l’expérience que le sujet déploie lorsqu’il se réjouit de la beauté et de la richesse du monde. Joie d’être au monde, joie d’exister pleinement dans un monde significatif et intense. Nécessité ici de lier pensée et sensibilité. Exemple : admiration d'un paysage comme acte de l'esprit, de l'imagination qui crée de la beauté, interprète le monde (les paysages, en effet, n'existent pas en eux-mêmes).
- Ensuite la joie peut s’incarner dans l’action et la création qui permettent de dépasser l’instant ; création d’une oeuvre objective, technique, esthétique, politique, philosophique, etc. Par le, la création exprime une puissance inventive, la manifestation d’un pouvoir autocréateur. Il faut que la création, comme la contemplation et l’action, soient orientées par les valeurs précédemment définies et par un projet existentiel, sans quoi elles s’effondrent dans l’absurde, l’agitation, l’aliénation ou l’angoisse.
- La contemplation ouvre également une jouissance nouvelle et consiste à apprécier la qualité des oeuvres d’art. Contemplation des oeuvres d'art après leur achèvement : attitude désintéressée, non utilitaire, capable de regarder autrement le monde.
- Au total, dire que la philosophie, la culture, l'art, le plaisir, l'amour sont des actes qui engendrent la joie et le sens implique que chacun doit trouver ses propres contenus et déployer à sa façon la joie. La joie désigne une qualité de la conscience actuellement saisie par le sujet lui-même lorsqu'il s 'appréhende comme plénitude et comme sens. Cette joie peut, en réalité, revêtir autant de modalités qu'il existe d'activités; chacune des activités précédemment décrites peut être réinventée et conduite de façon spécifique par chaque sujet. Ces joies et activités peuvent également être sélectivement choisies.
- Que désigne alors le bonheur, si la joie est une qualité de la conscience actuellement saisie par le sujet lui-même lorsqu'il s 'appréhende comme plénitude et comme sens ? Il est la " synthèse librement inventée et choisie de plusieurs formes de la joie" (ibid.). La seule condition indispensable est la réflexion comme conversion à soi et à la réciprocité. Liberté donc de l'invention et de la spécificité individuelle du style de vie: chacun peut réinventer sa vie selon son génie, pourvu qu'il entreprenne une démarche réflexive. Tandis que la joie est le contenu actuel, réel et présent, le bonheur est "la signification d'une existence réalisant d'une façon permanente la synthèse temporelle des différentes formes de la joie".
5) Les
conditions du bonheur : la joie et la démocratie
- L'éthique, comme recherche des voies menant au bonheur, a des prolongements politiques, dans la mesure où ce n'est que par l'élaboration d'une organisation politique de la société que le combat personnel et réflexif pour le bonheur est possible. Le régime qui s'accorde le mieux au désir de tout individu d'accéder au bonheur apparaît, par suite, sous la forme de la démocratie.
- Si
mon existence est toujours menacée, si j’ai toujours faim ou si je dois
travailler sans relâche pour gagner seulement de quoi subsister, si la peur et
le souci ne me quittent jamais, il va de soi que je ne peux progresser dans la
recherche du bonheur. Il me faut sans doute posséder une certaine aisance
matérielle, la sécurité, la tranquillité d’esprit, du loisir pour pouvoir me
livrer aux activités précédemment décrites. Il faut donc réunir un ensemble de
conditions économiques et politiques pour que le développement de
l'épanouissement personnel soit possible : prospérité, paix, ordre,
enseignement, etc.
- La démocratie est
sans doute le meilleur des régimes parce qu’elle défend la liberté
des individus. La
liberté est, en effet, une condition nécessaire du bonheur. La
possibilité du vrai bonheur apparaît donc indissociable de la question
politique qui porte sur la bonne ou la meilleure organisation possible de la
société.
- La
démocratie est la reconnaissance du rôle fondateur du sujet libre. De même que le
sujet est l'origine de sa propre vie, de même le citoyen est l'origine des
institutions qui vont gérer sa vie sociale. Si la liberté, comme
nous l'avons vu, est la condition du bonheur et si la démocratie se fonde
précisément sur la liberté, le véritable fondement de la démocratie est la poursuite du
bonheur. Ce point sera repris approfondi plus tard, dans le cours
sur l'Etat, le droit, la justice.
- Nous étions partis d'une définition commune du bonheur comme un état durable de satisfaction , comme la totalité des satisfactions possibles, et nous avons examiné tour à tour, en nous aidant des grands penseurs, à quelles apories ou difficultés cette définition liminaire nous menait.
- Spinoza et, à sa suite, Robert Misrahi, nous ont aidés à envisager le bonheur, non point comme une expérience toujours manquée renvoyant au tragique de la condition humaine, mais comme le fruit d'une conversion réflexive du désir qui passe de la passivité à l'activité, de la tristesse à la joie, de la servitude à la liberté. Le bonheur, entendu maintenant comme construction de rapports neufs, relation substantielle au monde et à autrui, sentiment de se donner l’être à soi-même, concerne l’existence tout entière et nous fait accéder à l’unité d’un projet actif à l’oeuvre dans le monde. Il est la visée constructive par laquelle le sujet s’organise et se fait, dans un champ de relations sociales.
- Le bonheur est bel et bien le suprême désirable, la possibilité la plus achevée de l’homme et sa plus haute vertu. Il est le terme le plus haut et le plus lointain que tout individu poursuit en ayant le pressentiment de ce que serait une existence comblée. Le bonheur n’est pas tant un idéal de l’imagination, toujours manqué et différé, jamais vécu, que le rayonnement de la joie sur l’existence entière. Le bonheur, c’est ce qui est concrètement poursuivi à travers l’idée d’une vie meilleure. Le bonheur est une expérience qualitative unissant la satisfaction et la signification et impliquant à la fois la densité d’un plaisir spirituel et existentiel, et la transparence d’une conscience adhérant à sa propre vie et à ses propres choix.
- La joie est un acte, le sentiment intense d’une existence active et cohérente, ouverte et créatrice. Cette joie est le contenu d’activités concrètes qui en sont le déploiement. Ces actes concrets sont la philosophie (qui nous fonde, nous éclaire, nous nourrit), l’amour (par lequel l’autre nous comble dans un mouvement réciproque), le plaisir – esthétique, érotique, existentiel (qui révèle l’unité de la sensibilité et de la conscience), l’action , la contemplation , la création. Ces actes sont les sources de la joie et du sens, ils s’harmonisent entre eux pour former les différentes voies qui permettent d’entrer dans le bonheur.
- La philosophie, comme éthique, est questionnement sur le sens - l’orientation et la signification - à donner à notre existence. Elle est l’effort pour définir et pour réaliser une conception affirmative de l’existence, au-delà et à partir de son insuffisance ou de son malheur. Elle est le choix du Préférable, c’est-à-dire du bonheur. Elle représente ainsi le passage à une modalité neuve de l’existence.
- Le bonheur ne s'apprend sans doute pas. Mais la lucidité qui le rend possible se cultive. S'interroger sur les fins que l'on poursuit (quelle vie voulons-nous vivre ?), sur la valeur des connaissances qui peuvent nous éclairer, sur les conditions mêmes de l'action, c'est philosopher. En somme, faire en sorte que nos principales décisions ne soient pas réglées par la précipitation, le préjugé, l'aveuglement du moment. Le questionnement philosophique n'est donc pas une fin en soi; il relève d'une exigence de lucidité dont la fonction consiste à débarrasser la vie des faux-semblants pour mieux vivre.
- On comprend alors mieux pourquoi, en son acception étymologique, la philosophie est définie comme l'amour de la sagesse. La sagesse, en son sens originel, n’est rien d’autre que la méthode du bonheur, methodos signifiant le chemin. La sagesse est, strictement parlant, la technique du bonheur. Le philosophe est donc celui qui tente de découvrir et d’élaborer une sagesse, c’est-à-dire un savoir indiquant les vrais moyens de parvenir au bonheur. C’est la raison pour laquelle le philosophe Epicure définit la philosophie de cette façon : “la philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse”.
- En somme, le philosophe est celui qui se sert de sa raison pour réfléchir sur la vie, pour se libérer de ses illusions et pour être heureux. A quoi peut donc servir la philosophie ? A vivre mieux, d’une vie plus raisonnable, plus lucide, plus riche, plus libre, plus heureuse…Permettre à chacun de mieux conduire son existence, d’accéder à une ‘’vie bonne’’, réussie.
- Mais si le bonheur est le but de la philosophie, il n’en est ni le chemin, ni la norme : on peut être heureux sans philosopher et l’on peut philosopher sans être heureux. La norme de la philosophie est la vérité : ce n’est pas parce qu’une idée me rend heureux que je dois la penser, mais si je dois penser une idée c’est uniquement parce qu’elle me semble vraie. La vérité, pour le philosophe, l’emporte toujours sur le bonheur : mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie. Définissons alors la sagesse comme vérité heureuse : une vérité n’est pas vraie parce que heureuse mais heureuse parce que vraie. La philosophie n’est qu’amour de la sagesse, amour à la fois de la vérité et du bonheur. Où l’on voit que nous sommes loin de la sagesse : la plupart du temps les vérités nous sont indifférentes ou nous font mal.
- La voie
consistant à accéder à une existence pleine, signifiante et dynamique, est
escarpée, mais elle est praticable. Il y faut du courage. L’instauration de
l’existence heureuse ne va pas sans risques et sans souffrances. C’est à
nous-mêmes qu’il appartient de franchir les limites de notre propre passivité,
et c’est de notre seule liberté que dépend notre conversion. « Si la voie
dont j’ai montré qu’elle conduit à ce but semble escarpée, elle est pourtant
accessible. Et cela certes doit être ardu que l’on atteint si rarement. Comment
serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu’on pût le
trouver sans grand travail, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce
qui est précieux est aussi difficile que rare » (Spinoza, L’éthique). Tâche exaltante et qui
suffit à combler une vie.
- Quel est le sens de l’expression : “ il a tout pour être heureux “ ?
- Le bonheur est-il le souverain Bien ?
- Pourrait-on être heureux sans désirs ?
- Peut-on être heureux sans le savoir ?
- Qu’attendons-nous pour être heureux ?
- Le bonheur est-il de ce monde ?
- Etymologie : de bon et de heur, dérivé du latin augurium, augure, présage, chance, prophétie.
- Etat de satisfaction complète de toutes les tendances humaines, caractérisé par sa plénitude et sa stabilité.
- A distinguer du plaisir, satisfaction sensuelle, état de bien-être sensible incomplet , passager, éphémère.
- La joie est un état de satisfaction, n’ayant pas la permanence du bonheur, correspondant à un sentiment de plénitude profonde ou de satisfaction totale du sujet.
- La béatitude est le bonheur stable, parfait, l’état de plénitude du sage ayant atteint le souverain bien.
- L’eudémonisme est la doctrine morale selon laquelle la recherche du bonheur est la fin de l’action (doctrine d’Aristote notamment).
- L’hédonisme est la doctrine morale faisant du plaisir le souverain bien de l’homme (doctrine d’Epicure notamment).
- Aristote, Ethique à Nicomaque, livre IX et X, Garnier-Flammarion.
- Epicure, Lettre à Ménécée, Hatier.
- Epictète, Manuel, Garnier-Flammarion
- Kant (E.), Fondements de la Métaphysique des moeurs, deuxième section,
Delagrave.
- Lipovetsky (G.), L’ère du vide, Gallimard
- Misrahi (R.), Traité du bonheur, Le Seuil; Le bonheur, Hatier; Qu'est-ce que l'éthique, Armand Colin
- Spinoza, Ethique, III, IV, Garnier-Flammarion
Encadrer
V ou F suivant que l’affirmation est vraie ou fausse
1. Calliclès pense que le bonheur réside dans la maîtrise de soi V F
2. Freud affirme l’existence en tout homme d’une pulsion agressive V F
3. Rousseau prétend que l’homme est naturellement bon V F
4. Selon Platon, le désir est la marque de la grandeur de l’homme et doit, à ce titre, est recherché à tout prix V F
5. Le désir est la même chose que le besoin V F
6. Que désigne, selon Kant, le bonheur ?
- un idéal de l’imagination V F
- ce que tous les hommes désirent V F
- le souverain Bien V F
7. Epicure prône :
- la débauche et la satisfaction sans frein de tous les désirs V F
- la maîtrise de soi et la modération des désirs V F
8. Les stoïciens estiment que le bonheur consiste à ne désirer que ce qui est en notre
pouvoir
V F
9. Le désir humain est profondément solitaire et égoïste V F
10.
Selon Platon :
- je peux, grâce au désir, trouver l’authentique bonheur V F
- l’amour est un vice qu’il faut fuir absolument V F
11. Pour Aristote, la vraie vie heureuse est simplement la vie d’étude V F
12. Spinoza pense que nous désirons une chose parce que nous la trouvons bonne V F
13. Selon Spinoza, le désir est l'essence de l'homme V F
14. Le salut spinoziste réside dans la répression des désirs V F
15. La joie est un état de satisfaction passager et éphémère V F
16. Le désir se définit comme un mouvement qui nous porte vers une réalité que l’on se représente comme une source possible de satisfaction
V F
17. Selon Misrahi, l'homme est voué à la souffrance et le bonheur est un idéal inaccessible V F
Répondez succinctement aux questions suivantes :
18. Quelle est la tâche de la philosophie selon Robert Misrahi ?
19. Quels sont les contenus de la Joie ?
20. Pourquoi la démocratie peut-elle être considérée comme le meilleur des régimes ?
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