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B) LE DESIR,
ESSENCE DE L'HOMME (texte de Spinoza, in Ethique, II)
B) LA MAITRISE DE
SOI ET DE SES DESIRS : EPICURISME ET STOICISME
C) LE DESIR
LIBERE (Spinoza derechef)
EXERCICE DE
CONTROLE DE COMPREHENSION DU COURS
1) L'expérience commune du désir
- Nous éprouvons tous le désir, dans nos actes comme dans nos rêves : l’expérience du moi, c’est l’expérience du désir.
- Au commencement est le désir, et donc l’action : pas de désir qui ne soit actif, pas d’action qui ne soit désirée, directement ou indirectement. Quelques exemples : je marche, c’est que je désire avancer; je m’arrête, c’est que je désire me reposer, ou regarder cette victrine…Et même si j’ai l’impression d’agir contre mon désir (par exemple sous la menace), c’est qu’un autre désir en moi l’emporte sur le premier : par exemple, le désir de vivre est plus fort que celui de garder mon argent. Je ne commencerais donc jamais un seul acte si je ne désirais, consciemment ou inconsciemment, la fin qu’il vise. Je n’ai certes pas choisi de vivre, mais je vis, et je désire vivre : sans ce désir je serais mort. Et même celui qui se suicide, c’est qu’il désire ne plus être, ou ne plus souffrir. Qu'est-ce que vivre, sinon désirer vivre ? Ainsi l’amour est-il désir d’amour, la politique désir de pouvoir, la morale désir de vertu, la science désir de vérité, etc.
- Faisons remarquer ensuite que le besoin paraît s'effacer de plus en plus dans le monde occidental de la surproduction et de la consommation, même s'il y a encore des poches gigantesques de misère et de précarité. Tout est devenu objet de désir : une automobile, un compte bancaire, une maison, un plat de spaghetti. Et l'on sait que tout l'art de la publicité consiste à susciter en nous toujours plus de désirs, c'est-à-dire toujours plus de consommation. La culture médiatico-politique du monde occidental ne cesse d'inventer de nouveaux pièges à désir, lequel devient une valeur centrale et presque sacrée.
- Mais de quel désir s'agit-il et qu’entend-on par désir ?
2) Définition du désir
- L’origine étymologique (desiderare) du mot désir (le regret d’un astre disparu, la nostalgie d’une étoile) suggère l’ambiguïté du désir : dire que le désir est tout proche du regret et de la nostalgie, c’est reconnaître qu’il n’est pas seulement défaut et privation, mais qu’il est pressentiment d’un Bien qui nous comblera ou peut-être souvenir d’avoir possédé jadis cette richesse.
- Le désir est, en effet, la recherche d’un objet que l’on imagine ou que l’on sait être source de satisfaction.
3) Problématique
- En quoi le désir fait-il problème ? Essentiellement parce que sa nature est contradictoire : il est certes le sentiment d’un manque (je ne désire, semble-t-il, que ce que je ne possède pas). Pourtant le désir semble refuser sa satisfaction, puisque, à peine assouvi, il s’empresse de renaître, de sorte que le désir veut et ne veut pas être satisfait. Le désir est-il alors le manque perpétuel par excellence, un creux au coeur de l'homme, ou bien une création authentique, le mouvement par lequel on peut accroître les perfections de son être ?
- Le désir n’est - il pas finalement, comme le pense Spinoza, l’essence de l’homme ? Ne possède-t-il pas une valeur éminemment positive en tant que puissance d’affirmation et de création ? Le désir ne serait plus alors la marque de la misère de l’homme, mais l’indice de sa grandeur, la plus grande indigence étant, comme le souligne Rousseau, dans l’absence du désir : “ malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède ” (La nouvelle Héloise).
- En premier lieu, d'où vient le désir ? Quelle est sa véritable nature ou essence ? Est-il la même chose que le besoin et la volonté ? En somme, pourquoi désirons-nous ?
1. Désir et
volonté
- Le désir est ce mouvement qui me porte vers un objet que j'imagine source de satisfaction. Le désir ne se confond pas avec la volonté, si l'on entend par volonté l'organisation réfléchie de moyens en vue d'une fin. Elle qualifie une conduite qui associe fin consciente et moyens adaptés. La volonté est la faculté censée être la cause initiale des actes délibérés et qui permet d'agir d'après la représentation de fins.
- Vouloir effectivement réussir à un examen ne consiste pas seulement à le désirer, mais bien à organiser les moyens permettant de parvenir à la fin poursuivie. Alors que le désir est la tension vers un but ressenti comme pôle possible de satisfaction, la volonté, comme on le voit, représente cette forme de l'activité personnelle qui comporte la représentation de l'acte à produire et des moyens nécessaires à sa réalisation. Le désir va droit à l'objet en quelque sorte, tandis que la volonté suppose une synthèse nouvelle intégrant l'obstacle et la médiation. La volonté élabore des stratégies, alors que le désir en reste au niveau de l'immédiateté et n'implique pas la maîtrise de soi. C'est ce qu'affirme Aristote : " Qui n'est pas maître de soi est capable de désirer, non d'agir par libre choix; en revanche, qui est maître de soi agit par choix délibéré et non sous l'impulsion du désir…" (Ethique de Nicomaque).
- La volonté est à distinguer également de la velléité et du souhait.
- Le souhait, proche de l'aspiration ou de l'envie, est passif et indécis, il n'est suivi d'aucune action réelle vers le but. De même, la velléité désigne l'envie faible, passagère, l'intention qui n'aboutit à aucune décision. La velléité est une tendance mal affirmée, une tentative hésitante. Tout au contraire, la volonté progresse activement vers le but, fût-ce à travers un chemin rude, amer, rebutant. La volonté active, à la différence du souhait ou de la velléité passive, accepte de passer par un itinéraire ingrat, désagréable, pénible.
2. Désir et
besoin
- Quel rapport
rapport convient-il maintenant d'établir entre le désir et le besoin ? Le
besoin est-il la même chose que le désir ? Ne désirons – nous, en fait, que ce dont nous avons besoin ?.
- Le besoin correspond à l’état de l’organisme privé de ressources nécessaires à son bon fonctionnement; il est un état de manque correspondant à une nécessité vitale et il se traduit subjectivement par une tension interne qui exprime la conscience de la privation et amène la recherche d'un objet spécifique de satisfaction. Le besoin est d’ordre physiologique ou matériel essentiellement, son objet est parfaitement déterminé (une nourriture simple peut satisfaire ma faim, un verre d’eau peut étancher ma soif) et il peut être repu.
- Le désir déborde le besoin : il n’a pas d’objet qui lui soit par avance assigné (nous pouvons désirer tout et n’importe quoi); il ignore souvent ce qu’il souhaite; il appartient au monde de l’imaginaire, du fantasme; c’est, en somme, un besoin " culturalisé ".
- Conséquence : le besoin serait de l’ordre de la nécessité, essentiellement biologique, de la survie, tandis que le désir serait de l’ordre du superflu ou viserait des fins qui sont très au-delà de la survie, comme le plaisir ou le bonheur, choses sans lesquelles il est possible de vivre. On a besoin du nécessaire, on désire le superflu.
- Contrairement au désir en proie à la démesure, le besoin possède la sobriété mesurée d'une nécessité vitale. Il caractérise l'état d'un être qui exige pour sa conservation un certain nombre de moyens indispensables. Céder à ses besoins est une nécessité, voire un devoir; le refus d'assouvir les besoins peut paraître comme un vice car il contrevient au principe rousseauiste de l'amour de soi. On peut penser, au contraire, que le refus d'assouvir tous ses désirs est une vertu.
- Ce sont nos désirs qui, parce qu’ils sont l’effet d’un manque, créent un état de besoin, comme on le voit avec la publicité et la société de consommation. C’est parce qu’on a des désirs qu’on a des besoins, et non l’inverse. C’est parce que je désire être heureux que j’ai besoin des belles et bonnes choses qui me rendront heureux. Ce que je désire, je n’en avais pas besoin avant de le désirer. Autrement dit, j’ai besoin de ce que je désire parce que je le désire et seulement pour cela. Le désir est premier et c’est par rapport à lui que l’état de besoin surgit. Si j’ai besoin d’être aimé ou reconnu, c’est d’abord parce que je désire l’être et que, ne l’étant pas ou pas assez, j’ai fini par en avoir besoin.
- Comment expliquer autrement l’existence de besoins dits sociaux, c’est-à-dire de besoins qui nous sont inspirés non pas par notre nature biologique, mais par notre appartenance à la vie sociale et économique, si ce n’est par le désir de les posséder ?
- Le ressort ici du besoin est avant tout imaginaire : nous nous représentons un objet comme étant une source possible de satisfaction, de bien-être, de bonheur, et c'est à ce titre-là que nous le désirons et lui attribuons la qualité d'un besoin impérieux à combler. Ces biens de consommation qui suscitent notre convoitise et notre élan de consommateur, nous les avons désirés de telle sorte qu’ils ont fini par engendrer un état de besoin imaginaire. L’état de besoin est l’état dans lequel nous plonge un désir exaspéré, frustré.
- Ce que je désire n’a rien à voir avec ce dont j’ai besoin. Ce que je désire, c’est quelque chose qui n’est pas de ce monde; ce dont j’ai besoin, c’est toujours peu ou prou quelque chose que non seulement je devrais avoir pour accomplir une fin déterminée, mais surtout quelque chose que je pourrais posséder parce que le monde me l’offre. Ce dont j’ai besoin, c’est de quelque chose qui me manque, mais c’est aussi toujours quelque chose qui existe quelque part, qui est au monde. Alors que ce que je désire, c’est non seulement quelque chose qui n’est pas présent, mais qui surtout n’est nulle part au monde, qui n’est pas du tout. Le besoin a toujours un objet réel, le désir n’a pour objet que des choses qui ne sont pas. D'où le caractère insatiable du désir.
- En somme, il apparaît que le désir est sans rapport avec le besoin : nous ne désirons pas ce dont nous avons besoin, pas plus que nous avons besoin de ce que nous désirons, parce qu’il y a entre l’état de besoin et le désir une différence radicale. Pour trouver une satisfaction, le désir produit un autre monde pendant que le besoin s’empare de ce qui est au monde pour l’employer ou le consommer.
Conclusion :
- Ces distinctions conceptuelles entre désir, volonté, souhait, velléité et besoin permettent de dégager les premières caractéristiques du désir : il s'agit d'un mouvement, d'une tension vers un objet manquant et supposé constituer une source de satisfaction; il est essentiellement d'ordre spirituel, imaginaire et existentiel; il n'a pas d'objet spécifique de satisfaction et, contrairement au besoin, semble par nature insatiable. Si le désir est irréductible au besoin, quelle est maintenant son origine ?
1. L'âme,
berceau du désir
- Dans La république et Le banquet, Platon insiste sur l'origine psychique ou spirituelle du désir qui est lié à la présence de la raison en nous. En effet, c'est parce que nous sommes des êtres pensants que nous désirons. Le corps est innocent et il est injuste de lui imputer les errances et les erreurs du désir. C'est l'âme seule qui est fautive. D'où la fameuse tripartition de l'âme qui permet d'expliquer cette origine spirituelle du désir.
- L'âme, selon Platon, comprend trois parties :
1. le noûs : la partie rationnelle, intelligible;
2. le thumos : la partie irascible, courageuse;
3. l'épithumia : la partie désirante.
- A la partie rationnelle incombent la maîtrise des désirs et la conduite de la vie. A l'aide de sa partie irascible, elle doit s'emporter contre les désirs démesurés et mettre bon ordre en faisant respecter l'hégémonie de la raison. C'est toujours la raison qui déraisonne. Le corps n'a pas d'opinion. L'opinion du corps est en fait la pensée d'une âme qui fait prévaloir les exigences du désir sur celles de la raison. Le désir est une représentation psychique dont le corps est l’objet et dont les effets sont corporels
- Le désir, nous dit Platon, est le triste privilège d'un être en proie au manque et à l'imperfection. Un dieu ne désire rien car il a tout et il est tout. Sa perfection ne saurait être entachée d'aucun manque. Quiconque ne désire pas est soit une bête, soit un Dieu. Dans Le banquet, Socrate refuse de considérer Eros comme un dieu : c'est un démon, intermédiaire entre les mortels et les dieux. Le désir amoureux n'est pas la jouissance : il est désir et non possession d'un bien; il aspire à ce qu'il n'a pas et n'est pas.
- D'où l'idée que le manque, voire la souffrance, constitue l'essence du désir.
2. Le désir
comme manque (texte de Platon)
- Dans Le banquet, Platon définit le désir comme manque essentiel, pénurie, pauvreté, incomplétude, détresse. Pour expliquer l'origine et la nature du désir, deux textes, dans Le banquet, retiennent plus particulièrement notre attention : celui d'Aristophane et celui de Socrate via Diotime.
a) Le mythe d'Aristophane (texte p.53 du manuel)
- Le mythe d'Aristophane nous brosse une nature humaine originelle divisée par une faute et réunie par l'amour. Jadis notre nature comportait trois espèces : le mâle, né du soleil, composé d'un homme double; la femelle, née de la Terre, composée d'une femme double; et l'androgyne, né de la Lune, composé d'un homme et d'une femme. Ces humains escaladèrent un jour les cieux pour attaquer les dieux. En représailles, Zeus les pourfendit en deux, leur tourna le visage du côté de la coupure afin que la vue du châtiment les rendît plus modestes. Depuis lors, les hommes connaissent le désir et cherchent à s'unir désespérément avec leur moitié pour combler leurs manques.
- Dans ce mythe, le désir apparaît comme un châtiment divin destiné à expier l'orgueil humain. Il exprime la nostalgie d'une plénitude perdue et traduit l'aspiration à retrouver une perfection originaire. Le désir révèle ainsi la misère de l'homme en proie au manque et montre que chacun est séparé de lui-même et ne parvient pas à constituer une totalité autonome.
- Zeus, miséricordieux, pris cependant pitié des hommes et inventa l'amour. Il modifia pour ce faire les organes génitaux de manière que les hommes puissent " enfanter les uns dans les autres". Le passage du désir à l'amour signe la condition de possibilité de la survie humaine. Le désir se commue en demande d'amour, de sorte que chacun cherche à reconnaître sa moitié et à être reconnu par elle. " A travers l'épreuve du désir, chacun prend ainsi conscience de son identité et constate qu'il n'est pas une totalité investie de la toute-puissance. Il se voit contraint d'avouer ses manques et de demander à l'autre de combler par l'amour le vide qu'il éprouve en lui" (Chantal Jaquet, op.cit.).
- Ce mythe pose d'innombrables questions. D'abord, si l'autre comble mes manques et que l'amour réalise une union parfaite, ma demande ne s'apparente-t-elle pas à un leurre, dans la mesure où autrui ne possède pas plus que moi cette possibilité supposée de satisfaction supposée ? L'idée même d'une union fusionnelle, d'une véritable communauté amoureuse ne relève-t-elle pas d'une suprême illusion ? Ne s'agit-il pas là de l'amour tel que nous le rêvons tous et non de l'amour tel qu'il est ?
- Le mythe d'Aristophane, pour simpliste qu'il paraisse, n'en est pas moins riche d'enseignements. Ainsi, notre antique nature était-elle aussi en proie au désir et au manque. Le désir habitait déjà nos ancêtres : comment, sans cela, expliquer la tentative d'escalader le ciel ? Aristophane suggère peut-être que le désir arrache l'homme à l'assoupissement de la satisfaction et fait surgir le manque sur fond de plénitude apparente. " En somme, ce n'est pas le manque qui crée le désir, mais le désir qui crée le manque. L'amour ne saurait restaurer une totalité qui n'a jamais été instaurée. Il comporte nécessairement une insatisfaction qui redouble l'insatisfaction première et qui pousse l'homme à rechercher un "je-ne-sais-quoi" au-delà de la jouissance" (ibid.)
b) Le discours de Socrate
- Platon développe un mythe, celui de la naissance d'Eros, l'Amour mais aussi le Désir.
- L’amour n’est pas Dieu, ni un dieu; c’est un démon puisqu’il est fils de Pénia (la pauvreté) et de Poros (la richesse). Pauvreté, c'est la déficience de notre nature, le manque qui se trouve en elle. L'Amour-Désir est un entre-deux, un mixte, oscillant sans cesse de Pauvreté à Richesse. Entre dénuement et plénitude, le désir est recherche.
- En effet, tout amour est amour de quelque chose, qu’il désire et qui lui manque; d’où la comparaison que Platon établit, dans Gorgias, entre le désir et le tonneau percé, toujours plein, toujours vide, impossible à remplir. L’amour n’est pas fusion, comme le pense Aristophane, mais incomplétude, mais quête, mais pauvreté dévorante. Si tout manque n’est pas amour (par exemple, il ne suffit pas d’ignorer la vérité pour l’aimer, encore faut-il se savoir ignorant et désirer ne plus l’être), tout amour, pour Platon, est bien manque.
- Il n’y a désir, en effet, que si le manque est perçu comme tel, vécu comme tel (on ne désire pas ce dont on ignore manquer). De même, il n’y a d’amour que si le désir, en lui-même indéterminé (ainsi la faim, qui ne désire aucun aliment en particulier), se polarise sur tel ou tel objet (amour de la viande, ou du poisson, ou d’une femme) : désirer une femme, n’importe laquelle, est une chose (c’est un désir); désirer cette femme en est une autre (c’est un amour); être amoureux est autre chose, et plus sans doute, qu’être en état d’excitation sexuelle; mais il est bien évident que l’on ne peut être amoureux si l’on ne désire pas, d’une manière ou d’une autre, celui ou celle que l’on aime.
- De sorte que si tout désir n’est pas amour, tout amour est bien désir : l'amour est, selon Platon, dans sa première acception, le désir déterminé d’un certain objet, en tant qu’il manque particulièrement.
- Toutefois, Platon souligne également le caractère créateur du désir qui m'oriente vers la plénitude de l'Idée. Le désir, expression du manque et de la détresse, peut se dédoubler et être purifié. Ainsi Platon distingue-t-il, dans Le banquet, deux formes de l’Amour : il est “ un enfantement dans la beauté, et selon le corps, et selon l’âme ”, enfantement qui admet deux modalités d’exercice : l’amour corporel; l’amour intellectuel qui recherche le vrai. Qu'est-ce à dire ?
- Il y a deux issues possibles à l'incomplétude et à la souffrance du manque : la création ou la procréation par l’art ou par la famille (éternité de remplacement); l’amour n’échappe au manque absolu qu’à la condition d’enfanter, selon le corps (la famille), selon l’esprit (la création dans l’art, la politique, les sciences, la philosophie).
- Une autre issue, plus difficile, est la dialectique ascendante : ascension spirituelle, parcours initiatique, salut par la beauté. Franchir les uns après les autres les degrés de l’amour (aimer d’abord un seul corps, pour sa beauté, puis tous les beaux corps, puisque la beauté leur est commune, puis la beauté des âmes, qui est supérieure à celle des corps, puis la beauté qui est dans les actions et les lois, puis la beauté qui est dans les sciences, enfin la beauté absolue, éternelle, surnaturelle, celle du Beau en soi). L’amour n’est sauvé que par la religion : si l’amour est manque, sa logique est de tendre toujours plus vers ce qui manque absolument, qui est le Bien et dont le Beau n’est que l’éblouissante manifestation; le Bien est Dieu dans lequel on s’apaise, on se rassasie enfin.
- Platon , à travers sa réflexion sur l’amour et le désir, nous mène donc de l’expérience du manque à la transcendance ou à la foi. Si donc le désir est ce manque radical, c’est qu’il exprime la nostalgie d’un monde divin et plein (on retrouve le sens étymologique : la nostalgie d'une étoile).
- En somme, l’amour, le désir sont de précieux auxiliaires pour celui qui veut s’exercer à l’immortalité. C’est par une démarche méthodique, une initiation guidée par l’éducateur, que l’amoureux apprend à tourner son regard et à diriger son désir vers le beau. Cette initiation est une purification par laquelle le désir, primitivement attaché au corps, est mis au service de l’âme.
- Il s’agit dès lors de convertir le désir corporel, de le purifier en désir de vérité et d’immortalité, de façon que l’âme se libère de l’emprise corporelle et dirige elle-même. La philosophie a pour fonction de détacher l’âme du corps et de faire triompher la raison, par l’intermédiaire du courage et de l’éducation, sur les désirs tumultueux du corps. En rivant le désir à un objet unique - la vérité, la beauté -, le désir, qui naît d’un manque, trouve sa plénitude dans la possession des essences éternelles et immuables. Le désir d’immortalité réalise la mort du désir.
Conclusion :
- Ainsi, à l'origine du désir, avons-nous, semble-t-il, la présence de la raison, de l'esprit et de la pensée en nous, mais aussi le manque, l'imperfection, la nostalgie d'une plénitude originaire, ainsi que le désir d'immortalité et de perfection. Après avoir élucidé quelque peu l'origine du désir – origine existentielle et ontologique s'il en est, demandons-nous maintenant quel est l'obscur objet du désir.
- Que désirons-nous au juste ? Il semble que l'objet du désir soit pour le moins obscur et ambigu, dans la mesure où nous sommes souvent incapables de répondre à cette question, dans la mesure également où le désir, qui veut et ne veut pas la satisfaction, se caractérise par l'ambivalence. En effet, dès que le désir est privé de son objet, il aspire à en jouir, dès qu'il l'a trouvé, il soupire à en mourir, car le désirable n'est plus rien s'il n'est plus désiré. Existe-t-il alors un objet en soi suprêmement désirable qui comblerait notre attente sans la décevoir ? Est-ce le désir qui détermine le désirable ou le désir est-il déterminé par le désirable ?
- A la question : " y a-t-il un objet suprêmement désirable qui serait la cause finale des activités humaines ? ", Aristote, dans Ethique à Nicomaque, répond qu'il s'agit précisément du bonheur. Or, en quoi peut-on dire que le bonheur est le souverain bien ? Peut-on trouver effectivement cet objet suprêmement désirable ? N'est - il pas, en réalité, un leurre ?
1) Le bonheur, souverain bien
- Le bonheur est, en effet, ce que tous les hommes désirent. Il est recherché comme une fin absolue et non relative. Si chaque activité particulière tend vers quelque bien (la médecine vers la santé, l'art financier vers la richesse, etc.), ces biens ne sont pas poursuivis pour eux-mêmes, mais seulement comme des moyens en vue d'une fin plus haute qui est le bonheur. Le bonheur est donc le souverain bien, en ce sens que toutes les fins particulières se subordonnent à cette fin suprême qui est recherchée pour elle-même : en clair, nous désirons être heureux pour être heureux.
- Or, s'il y a convergence sur le nom du bonheur, il y a toutefois divergence concernant sa nature. Aristote recense les objets de désir possibles et définit sur cette base trois grands types de vie : la vie de jouissance, la vie politique, la vie contemplative.
2) Les différents genres de vie
1. La vie de
jouissance
- Elle est celle qui est particulièrement prisée par la foule. Attrait des plaisirs du corps, des jouissances matérielles et sensibles. Le plaisir est-il alors la fin ultime du désir ?
- D'abord, toute activité sensible ou intelligible s'accompagne de plaisir lorsqu'elle s'exerce dans des conditions favorables. Or, la foule qui aspire à une vie de jouissance ne vise pas les plaisirs raffinés de l'intellect. Chaque être vivant a une vertu propre, l'excellence pour chacun consiste à remplir au mieux la fonction qui convient à sa nature. Une vie sensitive, au sens du vulgaire, ne nous distingue en rien des bêtes qui éprouvent comme nous les sensations de plaisir et de peine. Une pure vie de jouissance convient plutôt à des bêtes qu’à des hommes.
- Ensuite, le plaisir n'est pas, selon Aristote, la fin dernière de nos activités, mais une fin surajoutée qui les couronne lorsqu'elles sont menées à bien : l'acte de voir, par exemple, lorsqu'il unit une vue parfaite et un objet parfait, produit une jouissance esthétique. Mais l'acte pourrait très biens e produire sans plaisir : le but de la vision est la perception de l'objet.
- Le plaisir n'est pas la cause finale de l'acte, il résulte d'une bonne adaptation de la faculté à son objet; il est un luxe en quelque sorte, un fin qui s'ajoute à l'acte, qui le perfectionne, le rend plus désirable. " Le plaisir est une sorte de surplus gracieux qui parachève le but " (Chantal Jaquet, Le désir, Quintette, p.33).
- Qui plus est, outre les raisons mentionnées plus haut, le plaisir ne peut constituer le suprême désirable en vertu de sa nature ponctuelle et éphémère.
2. La vie
politique
- C'est celle à laquelle aspirent surtout les gens cultivés soucieux de l'honneur. Mais " l'honneur apparaît une chose trop superficielle pour être l'objet recherché " (Aristote, op.cit., I,3). L'honneur est fragile, périssable : il met l'homme à la merci de l'opinion inconstante de la foule qui adore aujourd'hui ce qu'elle honnira demain. Il s'agit d'un bien qui ne dépend pas tout à fait de nous et qui peut être ravi selon les caprices de la fortune. Ce n'est donc pas un bien véritable et encore moins le souverain bien.
c) La vie contemplative
- La contemplation est la fin suprême de l'existence humaine. Les hommes désirent la sagesse car elle constitue ce qu'il y a de plus excellent. Seule la philosophie est à même de satisfaire les désirs humains et de procurer la vie heureuse. Elle combine l'excellence du sujet et celle de l'objet connu. Elle est la vertu de l'intellect, faculté la plus haute de l'homme.
- La nature humaine est pensante. Par penser, Aristote n’entend pas seulement avoir des représentations ou des projets dans son esprit, ce dont les animaux sont d’une certaine façon capables. Il s’agit de la conscience de soi-même (ce qui est propre à l’homme), de la réflexion, du raisonnement logique, de la théorisation, c’est-à-dire la tentative de se représenter et de comprendre le monde. La nature de l’homme est d’être un animal potentiellement raisonnable, susceptible de le devenir, à condition qu’il se cultive, qu’il fasse des efforts pour exercer et développer sa pensée. L’homme doit réaliser sa nature, devenir en acte ce qu’il est d‘abord en puissance.
- Si la pensée est l’activité essentielle et la nature de l’homme, lorsque je m’y adonne, j’ai bien le sentiment de me développer conformément à ma nature et de mener une vie digne d’un être humain. Le bonheur provient d’une satisfaction plus profonde, qui n’exclut pas la peine de certains efforts, la souffrance des soucis et des luttes : le bonheur réside dans le sentiment que j’avance dans le bon sens, que j’oeuvre pour le bien, que je développe mon être conformément à mon essence. Aristote précise que le plaisir vient parfois s’ajouter à cela, lorsque mon activité remporte quelque succès (par exemple, lorsque je trouve la solution d’un problème), mais il n’est qu’un accompagnement, il n’est ni le but de l’action, ni le composant essentiel du bonheur.
- Ce bonheur philosophique n’est pas soumis aux intermittences de l’action, il ne produit pas de lassitude; il apporte des plaisirs merveilleux, qui ne sont pas mélangés de douleur ou d’impureté et qui sont stables et solides. Cette vie selon l’esprit assure l’indépendance à l’égard d’autrui : celui qui se consacre à l’activité de l’esprit ne dépend que de lui seul; cette vie ne cherche pas un autre résultat qu’elle-même, elle est aimée pour elle-même, elle est à elle-même sa propre fin. Elle apporte aussi l’absence de trouble.
1.
LE DESIR, ESSENCE DE L'HOMME (texte de Spinoza, in Ethique, II)
- Aux questions : " que désirons-nous au juste ? ", " est-ce le désir qui détermine le désirable ou le désir est-il déterminé par le désirable ? ", Spinoza, dans L'Ethique, montre que le désir n'est pas engendré par l'attrait exercé par un bien objectif, mais qu'il est au contraire la source des valeurs. Spinoza abolit la distinction qui est généralement opérée entre le sujet désirant et l'objet désiré. Aussi le désir coïncide-t-il avec son objet.
- Les hommes croient généralement que leurs désirs sont les effets de la représentation d'un but et qu'ils désirent une chose parce qu'ils la jugent bonne. Ils pensent qu'ils tendent vers des fins ou des biens extérieurs qui exerceraient sur eux un attrait.
- Or, aucune chose n’est bonne ni mauvaise en soi. Le désir qui nous porte vers elle nous la fait trouver bonne. Nous ne désirons pas les choses parce qu’elles sont bonnes; elles nous semblent bonnes parce que nous les désirons. C'est le sujet lui-même comme désir qui est à la source de la définition des biens et le fondement des valeurs. L’objet du désir est-il secondaire par rapport au désir lui-même.
- Exemples :
1. Une musique n'a pas vraiment de valeur objective : elle peut être bonne pour le mélancolique, mauvaise pour qui éprouve de la peine…
2. Exemple de l'habitation : " Quand nous disons que l'habitation fut la cause finale de telle ou telle maison, nous voulons dire exactement ceci : un homme ayant imaginé les avantages de la vie domestique a eu le désir de construire une maison " (Ethique, quatrième partie, préface). C'est le désir de jouir des commodités d'un abri qui est cause première de l'habitation et non l'inverse. L'habitation n'est pas une fin en soi mais un moyen au service d'un désir de confort. Le désir est ici la cause efficiente, celle qui engendre l'effet escompté – la maison. Dit autrement : l'habitation ne constitue pas un bien en soi qui, en vertu de ses qualités propres, éveillerait nos appétits. C'est parce que nous désirons nous protéger efficacement que nous allons juger qu'elle est une bonne chose.
- Spinoza invalide donc la thèse d'une objectivité absolue des valeurs. Les choses ne sont pas bonnes en elles-mêmes mais relativement à notre désir et notre constitution. Comment se fait-il alors que les hommes intervertissent l'ordre et la connexion des choses et soient intimement persuadés que la représentation d'une fin jugée bonne – l'habitation, par exemple – est la cause première du désir ? Il s'agit là d'une illusion due au fait que les hommes ignorent les causes de leurs désirs : "…il sont conscients de leurs actes et de leurs désirs, mais inconscients des causes qui déterminent ceux-ci " (ibid.).
- L'illusion en question est le fruit d'une conscience partielle qui se croit totale. Les hommes ont conscience de leurs désirs, car ils en ressentent les effets en eux et peuvent naïvement imaginer qu'ils sont produits par des objets extérieurs attrayants ou repoussants. Les causes réelles qui les déterminent ne sont pas directement perceptibles et ne se manifestent qu'à travers leurs effets. Elles peuvent donc être totalement occultées.
- Ainsi, comme j'ai bien conscience que je suis désireux d'habiter une maison (j’éprouve une certaine joie à caresser une telle perspective), et comme j'ai bien conscience que j'agis dans ce but, je puis croire en toute bonne foi que l'habitation est la cause finale de mon désir. Je nourris de ce fait l'illusion qu'il existe un objet désirable en soi, qui préexiste à sa réalisation. En réalité, j'ignore la cause véritable qui détermine mes aspirations et mes actes : je suis en quelque sorte aveuglé par ce que je perçois consciemment, j'oublie que c'est le désir qui m'a poussé à concevoir l'habitation.
- Conséquence : il n'y a pas de désir sans conscience, l'idée d'un désir inconscient est absurde car il faut bien percevoir des effets et avoir une conscience minimale pour pouvoir dire que l'on désire. Le désir est défini comme un appétit accompagné de la conscience de lui-même. Seules les causes qui déterminent le désir peuvent rester inconscientes
- Le désir se rattache à l’effort pour persévérer dans son être que Spinoza appelle le conatus : non seulement l’instinct de conservation, mais surtout l’essence d’une chose dans toute sa richesse et sa complexité ; tendre à réaliser tout ce qui est en son pouvoir pour actualiser son essence. L’effort exprime l’essence d’une chose. Un être est ainsi ce qu’il peut être (essence et puissance sont une seule et même chose). Etre, c’est désirer; persévérer dans son être, c’est s’efforcer de désirer. Nos désirs particuliers ne sont que des modes d’expression et de réalisation de ce désir premier de persévérer dans notre être.
- Tout désir est au fond désir de soi, de se réaliser. Cet obscur objet du désir, c'est moi-même.
- Nous avons vu, dans le cours sur autrui, qu’autrui est l’horizon permanent de ma propre existence, ainsi que « le médiateur indispensable entre moi et moi-même » (Sartre). Dès lors, pour que je puisse acquérir mon identité de sujet, accomplir mon désir d’être moi-même, il est nécessaire que je me cherche à travers autrui, sans me perdre et m’aliéner pour autant. De sorte que la quête de soi passe par sa médiation.
- C’est ce que montre Hegel notamment. Tout désir est par nature l’expérience d‘une altérité.
- Désir et négativité (Hegel, la différence entre le désir et la contemplation esthétique). Le désir, en visant des objets, fait de ces objets des objets pour moi ; le désir nie leur indépendance, leur altérité. Toutefois, au moment où la conscience nie les objets pour se les approprier et en jouir, elle fait l’expérience de leur indépendance irréductible : la négation opérée par la conscience ne suffit pas pour supprimer l’objet et réduire son altérité.
- Cette découverte s’établit à travers le constat de la renaissance perpétuelle du désir et de son objet. Exemple : la pomme désirée sera consommée (elle ne sera plus) mais le désir de la pomme renaît et un autre objet (une autre pomme) se présente pour être nié. La conscience perçoit alors la nécessité de l’objet. Si la conscience peut assimiler les choses, elle ne peut s’assimiler à elles faute de quoi elle se réifierait. Du coup, elle s’aliène dans cet univers étranger des choses et perd son identité en se perdant dans ses objets.
- Pour que la conscience puisse se trouver elle-même, il ne faut pas que l’objet soit radicalement autre. Il doit être à la fois même et autre, moi en même temps qu’objet, de façon que je me reconnaisse en lui. Seule une autre conscience peut remplir cette exigence.
- Ce que l’autre désire, j’en viens à le désirer aussi. En effet, le désir de l’autre pour un objet me désigne cet objet comme ayant une valeur, comme étant digne de convoitise et agréable à posséder. Par exemple, il suffit à une jeune fille que les autres filles de son groupe trouvent un garçon “supergénial” pour qu’aussitôt elle ait envie de sortir avec lui. Tel est aussi le ressort des mouvements de mode : la valorisation soudaine et provisoire d’un produit.
- Quelle est la raison d’être de ce mimétisme du désir ? Pourquoi désirer ce qu’autrui désire ? En fait, si je désire posséder l’objet même dont il a envie, c’est pour qu’il m’admire, qu’il m’estime. Ce n’est que pour cela que je désire cet objet, et non pour lui-même, pour ses qualités propres. Mon vrai désir, c’est le désir de l’amour d’autrui. Presque tous les désirs humains ont en réalité cette fin.
- C’est ce qu’affirme Hegel dans La phénoménologie de l’esprit : le désir humain fondamental n’est pas le désir de consommation de l’objet, le désir de plaisir, de jouissance physique, qui est aussi bien celui de l’animal, mais c’est le désir de l’estime, de l’admiration, de l’amour d’autrui, le désir de reconnaissance, c’est-à-dire le désir du désir d’autrui, c’est-à-dire le désir d’être reconnu par autrui comme un être qui a une valeur (qui est donc lui-même désirable). Et cela médiatise le désir d’objet, objet dont la possession n’est qu’un moyen pour ramener sur soi l’envie qu’autrui lui porte : si je veux avoir de multiples objets, ce n’est pas pour le plaisir qu’ils m’apportent directement, mais c’est pour tenter de capter et de détourner au profit de mon être la valeur qu’autrui leur reconnaît.
- Si j’étais naufragé solitaire sur une île déserte, m’importerait-il encore d’avoir des vêtements élégants, de posséder une belle voiture, une belle maison ? Songeons d’ailleurs à cette rage qu’ont les hommes de se mesurer, de se comparer, afin d’être le meilleur, et qui s’exprime partout, dans les affaires, les études, les jeux, le sport. Je me soucie infiniment de ce qu’autrui pense de moi. Dans tous les cas, je suis inquiet du jugement que l’autre peut porter sur moi. Je suis seul dans un compartiment de chemin de fer ou dans la salle d’attente d’un médecin; je ne me soucie pas de mon attitude. Mais voici que quelqu’un entre; aussitôt, je rectifie ma posture, je me soucie de mon apparence. Mais pourquoi en va-t-il ainsi ? Pourquoi ai-je un tel souci du jugement d’autrui sur moi, une telle soif d’être reconnu, estimé, admiré, aimé ?
- Selon Sartre, cela provient du fait que je suis un être conscient et libre, donc indéterminé. Alors que les choses sont ce qu’elles sont (elles ne peuvent devenir autre chose, décider librement de changer), l’homme, comme être conscient, peut décider de modifier son être : il est libre. Ce que je suis dépend de ma décision, de mon effort personnel. La contrepartie de cette liberté, c’est une indétermination, une contingence : je ne suis pas définitivement, ni même réellement ce que je suis. Cette situation existentielle n’est pas sans générer une certaine angoisse : je voudrais “être quelque chose”, “être quelqu’un”. Je veux être rassuré sur mon identité et ma valeur. J’ai donc besoin de la confirmation de mon être que je trouve dans le jugement d’autrui. C’est l’opinion des autres qui me procure une identité, un caractère qui me font défaut par nature. Il me semble que je n’ai pas d’autre être que celui qui m’est accordé par autrui, que je ne suis que ce que je suis reconnu être. Mon être est tout entier relationnel.
- En somme, derrière tout désir de possession d’objet, de réussite, se cache notre désir fondamental, le désir de reconnaissance, qui n’est autre qu’un désir d’être, un désir ontologique. Telle est notre condition, le prix de notre liberté. Et c’est aussi le principe des efforts que font les hommes pour se dépasser eux-mêmes, pour briller aux yeux des autres, pour acquérir une valeur. Si les humains étaient des êtres-en-soi, ils se suffiraient à eux-mêmes, seraient satisfaits de leur personne et resteraient de paisibles animaux.
- Le désir atteint sa vérité dans la reconnaissance des consciences. Il m’échappe toujours peu ou prou, il n’est pas mien mais le nôtre ; il n’est jamais solitaire mais toujours solidaire d’une relation entre les consciences.
Conclusion :
- Que pouvons-nous répondre à la question : " que désirons-nous au juste ? " L'objet du désir nous est apparu comme n'étant pas extérieur au désir lui-même : ce n'est pas un objet extérieur qui détermine le désir mais c'est le désir qui détermine son propre objet. Si le désir est l'essence de l'homme, il n'est pas seulement et fondamentalement vide, béance ou manque, mais production de soi-même et création de la conscience. Désirer, c'est donc avant tout produire du réel, de la vie. Effort pour persévérer dans l'existence, le désir est à la racine de toutes nos actions. En même temps, comme expérience de l'altérité, le désir se révèle profondément ambigu : la quête de soi implique une requête envers l'autre et la connaissance intérieure une reconnaissance extérieure. Comment, dès lors, évaluer le désir si c'est lui qui finalement évalue ?
- L'ambiguïté constitutive du désir – à la fois expérience du manque, de l'altérité et de la création – nous oblige à envisager maintenant la question de la valeur du désir. Que faire finalement de nos désirs pour vivre libre et heureux ? Tout désir est-il souhaitable ? Faut-il tout désirer ? Dans quelle mesure l'expérience du désir peut-elle être aussi celle de notre liberté ?
- Quand le désir signifie-t-il, pour l'homme, la servitude, l'aliénation, la dépossession de soi et finalement le malheur ? En clair, quand et comment le désir est-il serf ? La réponse à cette question nous permettra, dans un deuxième temps, d'envisager un désir libéré qui nous permettra de fonder une authentique sagesse du désir. Envisageons quelques-unes des figures classiques du désir aliéné.
1. Calliclès,
figure du désir intempérant (texte de Platon, in Gorgias, 491 e-492 d)
- Explication du texte de Platon. Cf. Corrigé de l’explication de texte (rubrique « corrigés »).
2) Don Juan, figure du désir aliéné
- La puissance créatrice du désir semble poser problème quand elle substitue un objet rêvé à un objet réel. La construction de soi qui est à l'oeuvre dans le désir risque de se commuer en destruction, de sorte que la recherche de l'altérité prend la forme perverse de l'aliénation. Nous allons dégager ici une première grande figure du désir aliéné, celle notamment qu'incarne Don Juan.
- Le Don Juan de Mozart qui, d'après Kierkegaard, est le paradigme du stade esthétique, est un exemple privilégié d'un individu en quête de soi à travers ses conquêtes féminines. Derrière la séduction de chaque femme réelle, Don Juan vise, en fait, à rendre hommage à la gent féminine tout entière. Don Juan se meut dans un univers de purs fantasmes et en proie à ce que Hegel appelle le mauvais infini du désir : il ne parvient jamais à exhausser son désir.
- En réalité, en voulant embrasser la totalité du genre féminin, en suspendant son désir à tout être " pourvu qu'il porte jupe ", en voulant aimer toutes les femmes, n'en aime aucune. Aucune femme n'est véritablement l'objet de son désir. L'objet réel et l'objet fantasmé ne se recouvrent pas. La femme singulière se fait toujours doubler par l'Eternel féminin. Ce qu'aime Don Juan, c'est la chasse et non la prise. L'objet atteint, le désir s'éteint. Don Juan se repaît plus du désir que de sa satisfaction.
- En somme, Don Juan désire le désir. Seul un objet infini peut raviver sa flamme et entretenir sa soif. La séduction du beau sexe n'est que la figure particulière du désir de désir.
- D'un côté, on peut dire que Don Juan exprime l'essence même de l'homme qui ne peut cesser de désirer sans être mort, de sorte que la visée d'un objet infini fait précisément de nous des êtres infinis.
- Mais, en même temps, Don Juan reste le paradigme du désir aliéné : il reste enfermé en lui-même, il ne parvient pas à inscrire l'infini dans le fini. Il ne peut accomplir son désir d'être lui-même. Il ne rencontre que le mur de l'altérité radicale, il ne peut se reconnaître dans ses objets, ni être reconnu par eux. Il se perd dans ses objets et les confond dans le tourbillon de ses exploits amoureux. Don Juan a d'ailleurs besoin de dresser un catalogue de ses conquêtes pour s'y retrouver. Il lui arrive même de se méprendre en recommençant à séduire des femmes déjà inscrites à son tableau de chasse (par exemple, il entreprend de consoler une belle abandonnée, qui n'est autre que sa propre épouse Elvire).
- Mais ce n'est pas le caractère unique ou multiple des relations qui est source en soi d'aliénation, c'est plutôt le refus de rencontrer et d'admettre une altérité véritable (cf. Cours sur autrui). La revendication d'exclusivité peut déboucher elle aussi sur la négation de l'altérité : derrière la fidélité jurée peut se profiler la peur du changement, d'une remise en cause de l'image officielle du moi social; cette fidélité peut exprimer la peur d'éprouver de nouveaux désirs, de nouer d'autres relations. De même, la relation exclusive peut devenir aliénante lorsque les deux consciences perdent leur autonomie et s'étouffent mutuellement.
Conclusion :
- Au total, il apparaît que le désir sans frein soit davantage source d'aliénation que de liberté ou d'épanouissement. En un sens, l'homme intempérant est paradoxalement esclave de lui-même et est obligé d'opprimer l'autre pour satisfaire tous ses désirs. En un autre sens, le désir infini du désir ne mène qu'à la solitude et à l'incapacité d'une rencontre authentique d'autrui. Mais, dans le désir aliéné, est-ce vraiment le désir en tant que tel qui est en cause ? Faut-il, pour être libre, ne plus désirer et aspirer à la solitude paisible des dieux ? La solution ne réside-t-elle pas au contraire dans un juste maîtrise de ses désirs et de soi-même par conséquent ?
2.
LA MAITRISE DE SOI ET
DE SES DESIRS : EPICURISME ET STOICISME
- L'épicurisme et le stoïcisme ne nous invitent pas à renoncer au désir mais à être maîtres de nos désirs. La maîtrise du désir devient alors une figure essentielle de la maîtrise de soi et de la liberté intérieure puisque, comme nous l'avons vu avec Platon, l'intempérance est la marque par excellence de l'aliénation et de l'esclavage.
1) La hiérarchie des désirs (texte d'Epicure, manuel de philo p.44)
- Selon Epicure (342-271), le rôle de la philosophie consiste à savoir rechercher d’une manière raisonnable le plaisir (hédonisme), c’est-à-dire en fait à rechercher le seul plaisir véritable, le pur plaisir d’exister. Le but de la vie humaine est, en effet, d’obtenir le bonheur. Le moyen de parvenir au bonheur est le plaisir né de la satisfaction des désirs.
- Le plaisir est un
bien recherché par tous, la douleur étant fuie par tous. Il faut rechercher le
plaisir, car c’est son accumulation qui constitue le bonheur. Mais le plaisir
n'est pas un mouvement mais un état; il n'est pas mêlé de douleur, mais
homogène et pur. Mais tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ignorent le
véritable plaisir. Recherchant tous le plaisir, ils ne peuvent
l’atteindre, parce qu’ils ne peuvent se satisfaire de ce qu’ils ont, ou parce
qu’ils recherchent ce qui est hors de leur portée, ou parce qu’ils gâchent ce
plaisir en craignant sans cesse de le perdre.
- La souffrance des hommes vient pour ainsi dire de leurs âmes, de leurs opinions vides. L’éthique épicurienne propose une définition du véritable plaisir et une ascèse des désirs. Il y a des plaisirs “en mouvement” qui provoquent une excitation violente et éphémère. C’est en recherchant uniquement ces plaisirs que les hommes trouvent l’insatisfaction et la douleur, parce que ces plaisirs sont insatiables et que, parvenus à un certain degré d’intensité, ils redeviennent des souffrances.
- Il faut distinguer de ces plaisirs mobiles le plaisir stable, le plaisir en repos comme état d’équilibre. C’est l’état du corps apaisé et sans souffrance, qui consiste à ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid. Le plaisir, comme suppression de la souffrance, est un bien absolu, c’est-à-dire qui ne peut croître, auquel ne peut s’ajouter un nouveau plaisir. Ce plaisir stable est d’une autre nature que les plaisirs mobiles et s’oppose à eux comme le repos au mouvement.
- La méthode pour atteindre à ce plaisir stable consiste dans une ascèse des désirs. Si les hommes sont malheureux, c’est qu’ils sont torturés par des désirs immenses et creux, - la richesse, la luxure, la domination. Il est absurde de désirer des plaisirs inaccessibles ou qui ont des conséquences fâcheuses et se paient de plus grandes souffrances, comme les plaisirs de la gourmandise qui, pratiqués à l’excès, finissent par nous rendre malades. Il convient donc de modérer ses désirs, d’opérer un tri entre eux. Il faut rejeter tous les désirs qui ne sont pas naturels et aussi ceux qui ne sont pas nécessaires à notre survie, à notre santé ou à notre bonheur.
- L’ascèse des désirs se fondera donc sur la distinction entre les désirs naturels et nécessaires , les désirs naturels et non nécessaires, les désirs vides, ceux qui sont ni naturels, ni nécessaires.
- Epicure prend comme critère la nature qui par elle-même admet ordre et mesure. Le philosophe restitue au corps sa place dans l’ordre de la nature en reconnaissant que ses exigences sont saines, modérées et vitales. Le désordre vient de certaines représentations de l’âme, de certains désirs.
1. Désirs naturels et nécessaires : désirs dont la satisfaction délivre d’une douleur et qui correspondent aux besoins élémentaires, aux exigences vitales. Exemple : la boisson qui étanche la soif. Désirs limités par les exigences de la nature et faciles à satisfaire.
2. Désirs naturels et non nécessaires : le désir de mets somptueux, le désir sexuel.
3. Désirs non naturels et non nécessaires : ceux qui sont produits par des opinions vides, les désirs sans limites de la richesse, de la gloire ou de l’immortalité.
- Epicure admet, à l'intérieur de la sphère des désirs naturels, la possibilité de jouir du superflu dans la mesure où il ne devient pas nécessaire et ne suscite aucune peine lorsqu'il vient à faire défaut. La partition opérée au sein des désirs naturels ne doit pas être comprise comme une distinction entre les besoins vitaux et le luxe. Les désirs nécessaires ne se réduisent pas à des impératifs de survie : " parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même ". On peut éventuellement identifier au besoin les désirs nécessaires pour la vie même (manger, boire) et les désirs nécessaires pour la tranquillité du corps (se protéger des dangers et des intempéries). Toutefois, les désirs liés au bonheur (désir de la sagesse, amitié) ne sont pas assimilables à de pures exigences biologiques.
- Il convient de savoir se contenter de peu. Celui qui désire, par exemple, des mets raffinés ne risque fort d’être déçu et malheureux s’il n’a pas toujours les moyens de se les offrir. Avoir des désirs de luxe nous expose à souvent souffrir. Il faut donc les éliminer. En revanche, celui qui ne désire que des nourritures « naturelles », un peu de pain et d’eau par exemple, trouvera facilement à se satisfaire et peut même en retirer un très vif plaisir s’il a vraiment faim et soif. Le sage qui ne désire rien de plus pourra tout de même, s’il est invité à un banquet, jouir de la nourriture succulente. De tels plaisirs ne sont nullement interdits, à condition de ne pas les désirer toujours, de ne pas en être « accro ».
- Le but d'Epicure n'est pas de réduire le désir au besoin; il ne fait pas non plus l'apologie d'une vie ascétique limitée aux stricts besoins vitaux. Il s'agit plutôt de considérer que la vie heureuse couronne un état d'esprit libéré de la crainte et des opinions vaines.
- C’est en fait la crainte de la mort qui est finalement à la base de toutes les passions qui rendent les hommes malheureux. En effet, la peur du néant se convertit ici-bas en peur de manquer; celle-ci suscite des désirs multiples portant sur des biens palpables ou immédiats; ces désirs à leur tour en créent d’autres et l’homme, constamment à la recherche d’un plaisir supérieur ou nouveau, gâche sa vie en se privant du contentement. Ce sont les opinions fausses sur la mort qui engendrent cette quête anxieuse d’un bien terrestre immédiat. Nos passions dérivent toutes du refoulement de l’effigie menaçante de la mort et de la réalisation imaginaire du désir d’immortalité. Epicure nous enseigne que la mort n’est rien pour nous. Je peux vivre, agir et profiter des plaisirs de cette vie sans redouter aucune punition après, sans me gâcher la vie à m’angoisser à l’idée de ce qui m’attend. Je sais que c’est ici et maintenant qu’il me faut être heureux, en cette vie, car je n’en ai aucune autre.
- Une autre cause d’angoisse chez les hommes est l’inquiétude religieuse et la superstition. Bien des hommes vivent dans la crainte des dieux. Toutes ces croyances qui empoisonnent la vie des hommes ne sont que des superstitions et des fariboles. Les dieux certes existent, selon Epicure, bien qu’ils n’aient aucune action sur le monde. Epicure ne se représente pas la divinité comme un pouvoir de créer, de dominer, mais comme la perfection de l’être suprême : bonheur, indestructibilité, beauté, plaisir. Les dieux d’Epicure sont la projection et l’incarnation de l’idéal de vie épicurien. La vie des dieux consiste, en effet, à jouir de leur propre perfection, du pur plaisir d’exister, sans besoin, sans trouble. Leur beauté physique n’est autre que la beauté humaine.
- Pour s’en convaincre, il faut rechercher quels sont les fondements réels des choses. La science nous révèle alors que le principe de toutes choses est la matière. Elle peut expliquer tous les événements du monde, tous les phénomènes de la nature, même ceux qui étonnent et terrorisent les hommes, comme procédant de mécanismes matériels dépourvus de toute intention de nuire, et nullement d’esprits divins aux volontés variables. Par exemple, les intempéries qui dévastent nos biens et nous ruinent ne sont nullement l’expression d’une vengeance divine pour punir nos fautes passées, mais seulement la résultante de forces naturelles aveugles et indifférentes à votre devenir.
- Où l’on voit ici que le savoir délivre des angoisses religieuses. La connaissance du mouvement naturel de la vie et de la mort dédramatise la mort et détruit les mythes de l’immortalité. La connaissance est ainsi une arme contre l’investissement de l’homme dans des désirs vides et vains. Le vulgaire comble le vide du néant qu’il redoute par le vide de ses désirs indéfinis; l’homme sage substitue au vide des fantasmes démasqués le plein des jouissances de la vie; c’est la fonction réflexive de l’esprit qui produit ce changement bénéfique.
- Au total, il faut passer ses désirs au crible de sa raison et éliminer tous ceux qui ne sont pas naturels et nécessaires, tous ceux qui sont vains, artificiels, superflus. C’est la condition pour atteindre l’ataraxie, l’état d’absence de trouble dans l’âme, c’est-à-dire le bonheur. Epicure redéfinit le plaisir à l’encontre de la pensée commune, qui n’aperçoit de plaisir que dans une excitation positive des sens et de l’esprit. La morale d’Epicure est avant tout une ascèse, une maîtrise des désirs. C'est au sein de ce monde-ci que peut s'atteindre un bonheur réel et que la vie peut mériter d'être vécue.
- Nous nous demanderons, dans le cours sur le bonheur, si cette sagesse épicurienne est vraiment satisfaisante.
2. La citadelle intérieure : le stoïcisme (texte d'Epictète)
- Les stoïciens partent de l’idée platonicienne que l’homme, esclave de ses désirs, n’a ni bonheur, ni liberté. En effet, avoir tout ce que je désire et faire tout ce que je veux ne sont pas en mon pouvoir. Obtenir tout cela ne dépend pas de moi, mais de circonstances extérieures, de la coopération d’autrui, de la chance, bref de l’ensemble de l’univers. Par exemple, être aimé ne se commande pas. Cela dépend des sentiments d’autrui.
- Ainsi en poursuivant l’amour, la gloire, la richesse, le pouvoir, je désire des choses que ma volonté et mon pouvoir ne suffisent pas à m’octroyer, mais qui dépendent de l’ordre de l’univers. La sagesse serait donc de limiter mes désirs à ce qui dépend de moi, à ce que je suis certain de posséder et conserver. Mais qu’est-ce qui dépend de moi ? Qu’est-ce qui est en mon pouvoir ?
- Il s'agit précisément d'une "délimitation de notre sphère propre de liberté, d'un îlot inexpugnable d'autonomie au centre du fleuve immense des événements, du destin" (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 100). En nous, à l'intérieur de notre être, nous devons distinguer ce qui dépend de nous (notre raison, notre pouvoir de juger, notre "assentiment") et ce qui ne dépend pas de nous (l'enchaînement nécessaire des causes et des effets, notre corps, sa sensibilité, ses passions). Le pouvoir de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul.
- La liberté est le pouvoir de juger. Toute action suppose un jugement sur la valeur accordée à l'objet d'une action; ce jugement est une opinion, une valeur en quelque sorte, qui repose sur un acte intérieur d'adhésion ou de refus. Les stoïciens nomment cet acte d'adhésion ou de refus "assentiment". En somme, notre liberté réside dans nos opinions. La seule chose qui dépende de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements. Dans cette perspective, la liberté intérieure est synonyme d'indifférence à l'égard des causes extérieures et du destin.
- Il n'est donc qu'une chose qui ne dépend que de moi, sur laquelle j’ai un pouvoir absolu : c’est ma volonté. Moi seul décide de ce que je veux. Par exemple, si je veux pas aller à un endroit, on peut m’y contraindre par la force, mais on ne me fera pas vouloir y aller. On aura changé mon corps de place, mais on n’aura pas pu changer ma volonté. Certains hommes ont subi les plus longs emprisonnements (exemple de Nelson Mandela), les pires tortures, rien n’a pu cependant ébranler leur volonté. Je découvre ainsi que je possède, comme chaque homme, une volonté absolument libre, ou encore un libre-arbitre. Je dispose en quelque sorte d’un domaine de pouvoir et de liberté, qui est tout intérieur à moi-même.
- Quel est alors le secret du bonheur selon les stoïciens ? Il réside en peu de chose : savoir bien user de ma volonté, ne vouloir que ce que j’ai et que ce qui m’arrive. Autrement dit, ne pas désirer ce qui excède mon pouvoir. Ce n’est pas, comme chez les bouddhistes, une extinction de la volonté qui mène au bonheur, mais une apothéose de la volonté. Il nous faut avoir une grande force de volonté pour ne vouloir que ce qui convient. La maîtrise de soi ne passe pas par une extinction de soi, mais par une exaltation de sa force morale personnelle.
- Dès lors, mon bonheur dépend uniquement de la pente que je donnerai à ma volonté et à mes idées, à mes représentations des choses, qui sont essentiellement au pouvoir de ma volonté. C’est ce que nous dit Epictète : “Souviens-toi que ce n’est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t’outrage; mais c’est l’opinion que tu as d’eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand quelqu’un te chagrine ou t’irrite, sache que ce n’est pas cet homme-là qui t’irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination” (Manuel, Pensée 20). En effet, si je suis vexé de l’insulte qu’un individu m’adresse, c’est que j’accorde une certaine valeur à son estime. Mais si je pense que ce n’est qu’un imbécile, ses propos ne m’atteignent plus. Cette maîtrise de ma volonté, de mes pensées, de mes désirs est une règle de vie fondamentale.
- Mais comment parvenir à maîtriser complètement mes désirs ? Ma volonté est-elle toujours assez puissante ? Les stoïciens affirment que tout ce qui arrive est nécessaire. Rien ne pouvait arriver autrement. Chaque événement est le fruit d’une longue série de causes. La relation de la cause à l’effet est nécessaire : un autre effet ne peut pas naître d’une même cause. Il ne sert donc à rien de désirer autre choses que ce qui advient ou de se révolter contre ce qui est, car tout est nécessaire. On ne ferait que se rendre inutilement malheureux. Tel est le principe de la consolation : admettre ce qui nous arrive comme inéluctable, pour ne plus s’en affliger : “Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent; ainsi ta vie sera heureuse” (Epictète, Manuel, Pensée 8). C’est l’amour du destin auquel il faut parvenir pour être sage. Descartes dira la même chose : “Il faut tâcher de changer ses désirs, plutôt que l’ordre du monde” (Discours de la méthode, II).
- Les stoïciens pensaient que la Nature est un être divin et intelligent, qui ne fait rien en vain. Tout est fait pour quelque chose, tout a un but, tout est finalisé. Le destin qui règne dans le monde est bon, il est une Providence. Ce Bien, c’est la vie et le Bien du Tout, de la Nature elle-même, non de chaque créature qui la compose? Chaque homme n’est qu’un rouage du grand mécanisme universel. Dès lors, chaque homme doit se persuader que la Providence lui a assigné un rôle à jouer sur la terre. Il ne doit pas désirer changer de rôle ou de condition, mais doit simplement s’efforcer de jouer correctement son rôle. En somme, l’homme peut goûter le bonheur quels que soient sa condition et son environnement, par la seule maîtrise de sa volonté.
Conclusion :
1.
LE DESIR LIBERE (Spinoza derechef)
- Le projet de Spinoza consiste en une description des sentiments humains en tant que ceux-ci concernent l'ensemble des vivants. Dégagement de lois : la nature humaine suit des lois générales comme n'importe quelle chose de la nature. Caractère naturel de l'affectivité qui autorise un traitement scientifique : comprendre la nature de la vie affective pour en avoir le contrôle.
- L’affect : état ou une disposition de l'âme, dès lors que celle-ci est orientée vers tel ou tel type de préoccupation . Spinoza va distinguer des affects actifs et des affects passifs, les affects passifs étant les passions.
- Lorsque l'affect est passif, il prend la forme de la passion; la passion est un sentiment passivement subi. Et ce n'est que lorsque l'affect prend la forme de la passion qu'il produit des effets dommageables, nuisibles. S'il cesse d'être une passion, l'affect accède à un tout autre statut et devient l'instrument de la libération. Il y a une logique des affects qui détermine leur nature, en arrière de leur désordre ou délire apparent. Reconstituer le réseau d 'ensemble de la réalité affective, en remontant jusqu'à ses sources. Spinoza va montrer dans la troisième partie de L'Ethique que l'aspect le plus manifeste de la vie affective, c'est son instabilité.
- Le désir traverse l’expérience humaine et la constitue comme telle : l’homme est un être de désir, mieux il est l’essence de l’homme, et non la marque de sa misère ou de sa finitude. Le désir n'est donc ni un vice ou un péché coupable, ni une souffrance ou un manque. Il est puissance d'exister et non souffrance de vivre ou de manquer, il est l'effort constant conserver et accroître son existence.
- Toute la question que pose Spinoza est de savoir comment les hommes peuvent connaître les lois de la nature et de la nature humaine, et ainsi conquérir sa liberté. Pour ce faire, il faut rechercher les causes qui nous déterminent à agir lorsque nous désirons quelque chose. L’hommes sait qu’il désire mais il ignore pourquoi : c’est alors qu’il croit désirer par un libre décret de lui-même. Il croit que son désir est cause de lui-même, c’est-à-dire libre. D’où la nécessité de connaître l’ordre de la nature et de notre nature. Spinoza combat les idées de péché et de perversion. Il souhaite l'homme non pas coupable et soumis, mais heureux et libre.
- Le but de Spinoza est de rechercher un bien absolu, éternel, infini. Apprendre à penser doit nous permettre de trouver le souverain Bien, un bien véritable qui puisse se communiquer et donner les suprême contentement ou “béatitude” : ce bien, c’est la vie selon la raison, qui nous sauve du trouble des passions. La vie de l’homme dépend de la nature de sa connaissance. Sa servitude est due à l’infirmité de sa conscience, à ses erreurs dans la connaissance de ses rapports avec le tout. La connaissance vraie est salvatrice : la libération de l’homme est due à une purification de l’entendement, rendant possible son accès à la connaissance vraie et au bonheur.
- Le désir produit ou des actions ou des passions. Il n'y a pas lieu de le combattre en tant que désir mais de le comprendre en tant qu'il est la source de la Joie et de la Tristesse. En effet, Le désir est toujours saisi ou comme joie ou comme tristesse, selon que la densité d'être est vécue comme puissance qui s'accroît ou comme puissance qui se réduit. La tâche que se fixe Spinoza est donc de comprendre pourquoi et comment le désir peut être parfois la source des passions et de la tristesse et de rechercher s'il n'existe pas un " remède " aux passions qui ne soit pas une condamnation moralisatrice et superstitieuse.
- La servitude des passions n'est pas issue du désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n'être que la cause partielle de nos actes (cette notion de liberté sera étudiée dans la dernière partie du cours). La passion est aliénation du désir à l’imagination qui nous fait croire que les choses sont bonnes et désirables en elles-mêmes. Elle est désir qui s’est fourvoyé, égaré, et qui s’épuise dans la poursuite d’un objet illusoire. En tant que telle, la passion est la dépendance ou l’impuissance et non le mal (le mal réside dans cette servitude).
- A l'origine de la formation d'une passion, il y a le rôle de l'imagination qui produit en nous des idées mutilées, confuses, des jugements erronés sur les choses et sur les biens. L'imagination est une perception sans objet réel; elle suscite dans l'esprit des idées fausses parce que partielles ou sans objet. A partir de là, naît une action qui ne dépend plus entièrement de nous, mais principalement d'une source extérieure non pensée ni maîtrisée.
- Dès lors, l'imagination se fait l'auxiliaire erroné du désir : le désir est le créateur de la désirabilité des objets; l'imagination laisse croire que les biens, les qualités, les valeurs poursuivies dans l'objet appartiennent véritablement à cet objet. L'individu va croire qu'il existe, par exemple, réellement des fantômes, des démons, des biens objectifs, des idéaux (le pouvoir, la gloire, la fortune) dignes d'être poursuivis au risque parfois de sa santé.
- La passion est donc la forme passive du désir issue de l'illusion imaginative et de la connaissance inadéquate.
- Le désir se saisit lui-même comme accroissement ou comme réduction de la puissance d'exister, comme joie ou comme tristesse. La vie du désir est le passage d'une perfection (une réalité effective, significative, notre être, notre puissance) à une perfection supérieure ou moindre et c'est ce passage qui est vécu comme joie ou comme tristesse.
- La joie et la tristesse sont les deux passions fondamentales dont toutes les autres dérivent (amour, générosité, courage, espoir, crainte, envie, haine, etc.).
- La joie est le sentiment de l’épanouissement que chacun de nous éprouve, lorsque sa puissance de vivre se trouve accrue par les changements qu’il subit : elle est passage d’une perfection moindre à une perfection supérieure. La tristesse, au contraire, est cette dépression que nous éprouvons, lorsque notre puissance de vivre se trouve diminuée, lorsque les causes extérieures conditionnent un rétrécissement de notre être : elle est passage d’une perfection plus grande à une perfection moindre. La joie est le signe d’un succès de notre être et c’est pourquoi nous disons toujours “oui” à la joie; la tristesse est le signe d’un échec de notre être et c’est pourquoi nous disons toujours “non” à la tristesse. La joie est toujours bonne, alors que la tristesse est toujours mauvaise.
- De la joie et de la tristesse dérivent l’amour et la haine. Il y a joie dans l’amour , tristesse dans la haine, ces deux passions étant liées à l’idée d’une cause extérieure. Il y a amour lorsque nous nous efforçons de conserver et de rapprocher la cause de notre joie. Il y a haine lorsque nous nous efforçons de détruire la cause de notre tristesse. L’amour se manifeste ainsi dans la satisfaction qu’éprouve celui qui aime en présence de l’objet aimé. La haine se manifeste par l’effort de détruire ou d’éloigner l’objet de notre haine. L'amour est le fondement de tout bien et de tout mal, dans la mesure où c'est par l'amour que nous sommes reliés à des objets. L'amour et la haine désignent une certaine façon de se rapporter à un objet.
- Spinoza procède à une véritable genèse des passions en dégageant des processus très complexes mettant en jeu le désir, l'imagination, le rapport à l'objet, selon quatre principes fondamentaux : la simultanéité, la ressemblance, l'ambivalence, l'imitation. En clair, les passions sont des modalités de l'amour et de la haine, engendrées par l'activité imaginaire, selon les principes de la ressemblance des objets, de l'inversion ou de l'imitation des affects, de l'ambivalence (les " fluctuations de l'âme ").
- Nous étions demandés, dans l’introduction, si le désir était manque ou bien puissance d’affirmation et de création, mouvement par lequel on peut accroître les perfections de son être. Est-il l’essence de l’homme et l’indice de sa grandeur ? Nous pouvons répondre clairement que le désir est à la fois manque et production, béance et force positive. Il est véritablement l’essence de l’homme, au fondement de l’action, de sorte que toute vraie sagesse s’enracine en lui comme nous allons le voir à nouveau dans la question du bonheur. Si le désir peut seul nous orienter vers des buts pleinement humains, la dichotomie entre les bons et les mauvais désirs est caduque. Pour quitter l’empire du désir aliené et triste, il faut emprunter les passerelles de la raison, de la connaissance, de la réflexion. Le desir réfléchi et conscient de lui-même renvoie à la puissance créatrice du sujet, source de toutes les évaluations. Le desir atteint sa vérite dans la relation entre les consciences, se perd dans l’aliénation méconnue et se retrouve dans l’altérité reconnue. Le désir, en tant qu’expérience fondamentale du moi qui tente de persévérer dans son être, nous renvoie en même temps au mystère de l’altérite et à la difficile transparence où l’on se voile finalement pour se dévoiler.
- Le désir est-il la marque de la misère de l’homme ?
- Les hommes ne désirent-ils rien d’autre que ce dont ils ont besoin ?
- Doit-on souhaiter satisfaire tous ses désirs ?
- Sommes-nous responsables de nos désirs ?
- Etymologie : latin desideare, regretter une absence, nostalgie d’un astre perdu.
- Mouvement qui, au-delà du besoin, nous porte vers une réalité que l’on se représente comme
une source possible de satisfaction.
- Le besoin : conscience d’un manque pénible (pour l’organisme, le psychisme), manque
provoquant, chez le sujet qui le ressent, un état de tension interne. A la différence du désir,
le besoin trouve son assouvissement dans un objet spécifique qui lui préexiste et le
complète ; il peut donc être repu, provisoirement du moins. Le désir au contraire n’a pas
d’objet qui lui soit par avance assigné.
- La volonté : faculté censée être la cause initiale des actes délibérés aussi bien théoriques que pratiques et qui permet d’agir d’après la représentation de fins.
- Platon, Le banquet (les discours d’Aristophane
et de Socrate notamment)
La république (livre IV)
- Camille Dumoulié, Le désir, Armand Colin, 1999
- Chantal Jaquet, Le désir, Quintette, 1996.
- Epicure, La lettre à Ménécée
- Spinoza, Ethique, 3 ème partie
- Freud, Introduction à la psychanalyse
1. Définition des notions suivantes : désir, besoin, volonté.
2. Qu’est-ce qui distingue le désir du besoin ?
3. Quelle est, selon Platon, l’origine du désir ?
4. Que nous enseigne le mythe d’Aristophane sur le désir ?
5. Quelle est l’essence du désir selon Socrate ?
6. Quel est, selon Aristote, l’objet suprêmement désirable ?
7. Pourquoi le bonheur peut-il être considéré comme le souverain bien ?
8. Pour Spinoza, le désir est la marque de la misère humaine ?
9. Comment Spinoza définit-il le désir ?
10. Les choses sont bonnes en elles-mêmes et c’est pour cela que nous les désirons ? V F
11. L’objet du désir est premier par rapport au désir lui-même. V F
12. En quoi le désir est-il négativité ?
13. Que faut-il entendre par « structure mimétique du désir » ?
14. Pourquoi désirons-nous ce que les autres désirent ?
15. Pourquoi Callicles peut-il passer pour l’une des figures du désir aliéné ?
16. A quoi la thèse de Callicles aboutit-elle ?
17. Que nous enseigne Don Juan sur le désir ?
18. L’épicurisme prône la débauche et le plaisir sans entraves. V F
19. En quoi consiste la hiérarchie épicurienne des désirs ?
20. Quel est, selon Epictete, le secret du bonheur et de la liberté ?
21. Spinoza voit dans le désir l’origine fondamentale de la souffrance humaine. V F
22. En quoi réside le salut spinoziste ?
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