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I)
Exercice préparatoire de conceptualisation
C) LA
QUESTION DU SENS DE L'EXISTENCE
EXERCICE DE CONTROLE DE
COMPREHENSION DU COURS
L'EXISTENCE, LA MORT :
ANALYSE DE SUJETS DE DISSERTATION
Objectif méthodologique : apprentissage de la méthode globale de la dissertation (travail de préparation + rédaction)
1.
Donner
des exemples de choses qui existent vraiment et de choses qui n'existent pas.
Choses existantes
1.
Les dinosaures 2. Les instruments de musique 3. La lune 4. Le soleil 5. Moi
|
Choses inexistantes
6.
Les rêves 7. Les fantômes 8.
Les
mirages |
2.
Vous avez
donné des exemples d'objets qui existent. Pourquoi dites-vous qu'ils existent ?
-
Quand nous disons qu'une chose n'existe pas, nous entendons par là qu'elle
n'est pas réelle. A contrario, nous affirmons l'existence d'une chose,
c'est-à-dire sa réalité, lorsque nous pouvons la voir, l'entendre, la toucher.
- Or, il semble que certaines choses n'existent pas, tout en étant bien réelles : un fantôme, un rêve, une illusion n'existent peut-être pas, ils sont au demeurant bien réels, tellement réels qu'on y croit (les fantômes), qu'on les voit (l'illusion), qu'ils peuvent agir sur nous avec une puissance inouïe en nous réveillant (le rêve, le cauchemar), voire en nous hantant (l'obsession, l'idée fixe).
- De même y a-t-il des choses qui existent et qui, pourtant, ne vivent pas : un bateau existe, mais ne " vit " pas à proprement parler sur l'eau : il existe certes puisque je peux le voir, le toucher, mais il ne transpire pas, ne saigne pas, ne cicatrise pas, il est incapable de pleurer, de se nourrir lui-même, de grandir, de se reproduire. Et parmi les êtres existants, certains ne vivent pas (les objets), tandis que d'autres, comme les animaux ou les végétaux, vivent.
3.
Comment
savez-vous que ces objets existent ?
- Par la perception, la réflexion, la connaissance,
l'habitude, l'intuition (Dieu…), la croyance (les fantômes), etc.
-
Pourtant, tout ce qui existe n'est pas nécessairement perceptible ou
physiquement palpable: une idée, un
rêve, un souvenir existent mais ils n'ont pas vraiment de réalité physique,
matérielle (une idée) et actuelle (un souvenir). Certains prétendent que Dieu
existe, alors que, par définition, Dieu ne se perçoit pas.
-
Il y a du reste des choses qui existent, que je ne vois pas ou ne connaît pas
(c'est ce que nous apprennent les sciences ou les religions), voire que je
refuse de connaître ou de reconnaître (" avoir des oeillères ") parce
que cela pourrait me déranger.
-
On ne peut certes pas toucher la pensée, comme on peut toucher son corps ou
celui d'un autre; elle est cependant bel et bien présente dans ma tête, comme
on dit; par elle je peux créer, inventer et, en cela, la pensée possède une
réalité indéniable, à telle enseigne
que certains philosophes ont même prétendu que c'est elle qui atteste
l'existence d'un individu : je puis douter de tout, y compris de moi-même, mais
pour douter encore faut-il penser et donc être.
-
Par ailleurs, ce qu'on touche, voit, perçoit n'existe pas forcément : exemple
des mirages que je perçois réellement et qui sont néanmoins le produit de mon
imagination.
4.
Qu'est-ce
qui vous distingue de tel ou tel objet, d'un robot par exemple ?
- Le robot est fabriqué, il est constitué d'une matière non vivante, il est asexué.
- Nous avons un corps comme le robot mais le corps humain est sexué, sensible, il est capable de s'identifier dans un miroir, de parler, de réfléchir sur lui-même. Le robot ne pense pas, il est incapable de dire Je, de parler de la pluie et du beau temps, de mentir, de parler pour ne rien dire, de faire de la poésie. Le robot a besoin d'un être humain pour agir, tandis que l'homme pense par lui-même, fait des choix, prend des décisions qui ne lui sont dictées par personne.
-
Où l'on voit que les notions d'existence et de réalité sont pour le moins
ambiguës, de sorte que nous ressentons le besoin de préciser leur
signification.
1) La réalité
- On entend par " réalité " l'existence réelle et actuelle, par opposition à ce qui est imaginé ou simplement représenté (le rêve, la fiction, l'idéal, la vision, la chimère, etc.).
- La réalité désigne un type d'existence caractérisé par la permanence, la fiabilité, la massivité, l'irréductibilité, s'imposant et résistant à ceux qui tentent de l'oublier ou de la nier (contrairement à l'apparence qu'on peut justement faire disparaître ou qui disparaît d'elle-même). La réalité est ce dont je ne peux m'abstraire; elle exige des réponses, des comportements qui lui sont adaptés, elle me rappelle à l’ordre dès que les réactions ne sont pas adéquates à la situation.
2)
Existence et essence
- Or, si, comme nous l'avons vu, une chose peut très bien exister sans être réelle, il convient de préciser le sens de la notion d'existence.
- Existence et être sont des termes apparemment équivalents. En apparence seulement car l'être peut se dire de deux façons : je puis distinguer le simple fait que je suis (mon existence) et ce que je suis (mon essence : être homme, citoyen français, père de famille, etc.).
® Dire d'une chose qu'elle est, c'est poser son existence;
® dire ce qu'elle est, c'est définir son essence.
- L'existence renvoie à l'être, non en tant qu'essence, mais à l'être en tant qu'il s'oppose au néant. En effet, exister, en ce sens-là, c'est le simple fait d'être, de se trouver là concrètement. Par opposition, le néant désigne ce qui n'existe pas encore, ou n'existe plus, ce qui, en tout cas, n'a pas d'être ou de réalité, soit absolument, soit relativement.
- Ainsi l'essence désigne-t-elle ce qu'est un être, sa nature, ce qui le définit, l'ensemble de ses propriétés, indépendamment du fait que cet être existe.
- On distingue généralement la notion d'essence de celle d'accident : tandis que l'essence signifie ce qui constitue la nature permanente d'un être, abstraction faite de ce qui lui arrive, l'accident qualifie ce qui existe non en soi-même mais en une autre chose, ce qui peut être modifié ou supprimé sans que la chose elle-même change de nature ou disparaisse. La notion d'essence est alors proche de celle de substance, entendue comme la réalité permanente qui sert de support aux accidents, qualités, attributs, cela même qui demeure le même tout en subissant des modifications (revoir, à ce sujet, dans le cours sur la conscience, le chapitre consacré au problème de l'identité personnelle).
- Si l'on se réfère maintenant à l'étymologie du mot " existence " un premier problème se fait jour: existence vient du latin existentia (sistens : se tenant; ex : à partir de). Cette étymologie suggère, en effet, que l'existence surgit à partir de quelque chose. Est-il alors possible de déduire l'existence, de poser un principe dont l'existence dériverait nécessairement ?
- Premier problème donc auquel sera consacrée la première partie du cours : Qu'est-ce qui, de l'essence ou de l'existence, est premier ? Ou bien peut-on dire que je surgis d'abord dans le monde et que j'engendre ainsi une nature postérieure à mon existence ?
- Remarquons ensuite qu'exister, pour l'homme, ne se réduit jamais au simple fait d'être. Contrairement aux choses de la nature qui simplement sont là, seul l'homme existe, c'est-à-dire prend conscience de son existence et pose la question du sens de cette existence : être ou ne pas être ? pourquoi existons-nous ? pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Cette question du sens de l'existence sera l'objet de notre deuxième partie.
- Les hommes ont conscience que cette existence est limitée dans le temps et qu'elle a comme horizon permanent la mort. Cette conscience de la mort est une autre caractéristique fondamentale de l'humanité : le passage de la nature à la culture se manifeste non seulement par l'invention du langage, du travail, de l'organisation politique, mais aussi par la reconnaissance de la mort et des rites funéraires. Et si la mort est un problème pour l'homme, c'est précisément parce qu'il s'interroge sur le sens de son existence.
- En effet, quel sens la mort a-t-elle pour l'existence ? La rend-elle absurde, vaine ou, au contraire, lui donne-t-elle une signification profonde ? La perspective de la mort ne relativise-t-elle pas toute chose, n'invalide-t-elle pas toute entreprise ? Et si oui, y a-t-il de surmonter cette absurdité apparente ?
- Penser la mort, à supposer que cela soit possible, c'est s'engager dans une conception de l'existence et de l'art de vivre. Quelle orientation faut-il donner à notre existence, sachant qu'elle a un terme, une limite absolue et que tous nos projets sont en permanence menacés par la possibilité de la mort ? Dès lors, faut-il se proposer d'oublier la mort, de faire comme si elle n'existait pas, de consacrer nos efforts à penser la vie et à faire quelque chose de notre vie, plutôt que d'assombrir le présent par la crainte d'une fin à laquelle personne ne saurait échapper ? Faut-il se préparer à mourir, reconsidérer le poids de chaque chose, de chaque événement, en fonction de l'échéance finale ?
- Ces différentes questions relatives à la mort seront explicitement traitées dans la troisième et dernière partie du cours.
- Exister, est-ce la même chose qu’être ? L’existence se confond-elle avec l’essence ? L'existence se déduit-elle de l'essence ?
- On peut, dans un premier temps, envisager la supériorité ou la primauté de l'essence par rapport à l'existence. Pour quelles raisons ?
1) De la nécessaire
distinction entre l'essence et l'existence
- L’existence, nous l'avons vu dans l'introduction, c’est d’abord le fait que quelque chose est ou existe.
- Or, le verbe être revêt trois acceptions essentielles :
1. la liaison entre un sujet et un prédicat. Exemple : Socrate (le sujet) est mortel (le prédicat);
2. le verbe " être " signifie aussi l'appartenance d'un prédicat à une classe ou un genre (Socrate appartient à l'espèce humaine);
3. il désigne, enfin, l'identité, entendue comme le caractère de ce qui est semblable à quelque chose ou de ce qui demeure le même à travers le temps; le fait de se trouver là, la réalité.
- Si l'existence et l'être semblent être des termes apparemment équivalents, cette équivalence est trompeuse : dire d’une chose qu’elle est, c’est poser son existence; dire ce qu’elle est, c’est définir son essence. L’existence, par conséquent, renvoie à l’être, non en tant qu’essence, mais à l’être en tant qu’il s’oppose au néant.
- L’essence, c’est tout simplement ce qu’est une chose, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et non point une autre. L'essence dit ce qu'est la chose qui existe, quels sont les attributs fondamentaux qui lui appartiennent en commun avec tous les êtres de même espèce (ex. : l'homme est un animal raisonnable). Il y a ainsi une différence entre savoir s'il y a ou qu'il y a une éclipse, et savoir ce qu'est une éclipse.
- C’est la raison pour laquelle l’essence semble posséder une supériorité sur l’existence puisqu’elle constitue la nature permanente et universelle d’une chose : si tel triangle dessiné sur la table peut cesser d 'exister, il n'en est pas de même de l'essence du triangle.
- Ainsi, selon Platon, l’existence appauvrit-elle l’essence, le passage du possible (autre nom de l'essence) à la réalité constitue une déchéance. Donnons un exemple : nos projets, nos espoirs, par exemple, qui se situent au niveau du possible par définition, sont riches en comparaison de nos réalisations effectives; avec un billet de $ 500, je puis faire d'innombrables projets d'achat mais de ces projets je ne pourrai jamais réaliser qu'un seul; ne pouvoir être qu'une chose à la fois, voilà le drame de l'existence et on comprend dès lors qu'on puisse la considérer comme une dégradation.
- De même, dit Platon, le monde sensible est le seul que connaisse le vulgaire; il est constitué par l'ensemble des réalités perçues par les sens; il incarne le monde des existences, monde changeant, fait de multiplicité, par distinction d'avec le monde intelligible, celui des essences éternelles et immuables, identiques à elles-mêmes. Si tout s'écoule et tout passe dans l'univers, au-delà des formes sensibles précaires et changeantes est l'ordre des essences ou des Idées.
- Par Idée ou essence Platon entend la notion intelligible qui donne un sens ultime à chaque réalité. Par exemple, si une définition de la beauté est possible, c'est que, indépendamment des cas particuliers qui l'illustrent (tel objet beau, telle personne belle), la beauté en soi existe. L'essence de la table, c'est la table idéale, sa nature, son principe directeur, sa définition.
- Platon en conclut que l'essence, sans exister à proprement parler, éclaire néanmoins les phénomènes, tout en n'étant pas du même ordre qu'eux. Elle appartient à une autre sphère. Aussi l'essence figure-t-elle l'objet par excellence de la réflexion philosophique
- Plus généralement, quelles sont les raisons de cette distinction entre l’essence et l’existence ? Ce sont essentiellement des considérations d’ordre scientifique et d’ordre moral.
- Des raisons d'ordre scientifique d'abord.
- La science, selon Platon, n'a pas pour objet la connaissance de ce qui existe : elle vise au général et s'intéresse moins à une espèce particulière qu'à un genre englobant des espèces multiples (aux rongeurs plutôt qu'aux souris, aux vertébrés plutôt qu'aux rongeurs, etc.). Pour que la science constitue une connaissance du réel, il faut admettre, derrière les caractères individuels des êtres existants, une essence qui peut se multiplier dans un nombre indéfini d'individus. Ce n'est pas tant le réel qui est objet de la science que le nécessaire et l'universel .
- Des raisons d'ordre moral ensuite.
- La morale ne semble possible qu'à la condition d'admettre, en dehors des humains avec lesquels il nous est donné d'entrer en rapport, le type même de l'humanité, le type d'homme sur le modèle duquel je dois vivre. Autrement dit, c’est dans le monde des essences que nous trouvons la lumière qui nous permet de comprendre toutes choses et la sagesse nécessaire à la conduite de la vie.
- Le projet platonicien – tout ordonner à la lumière de l'essence ou de l'idée – va se perpétuer dans la culture occidentale, comme nous allons le voir avec la pensée chrétienne et cartésienne.
2) L'existence déduite de l'essence : l'argument ontologique (texte de Descartes, in Méditations métaphysiques, cinquième méditation)
- Avec la pensée chrétienne, l’opposition entre essence et existence est portée à son comble. C'est à Saint Thomas d'ailleurs que l'on doit l'invention du terme latin existentia, du verbe existere, qui signifient " sortir de ", " naître de ". C’est, en effet, dans la perspective chrétienne de la création ex nihilo qu’est introduite la distinction entre essence et existence.
- Dieu, en effet, est défini comme le seul être qui existe en vertu de sa seule essence. Les créatures ont une existence dérivée, elles existent littéralement (elle sortent ou naissent de) à partir de Dieu. Dans cette perspective, l'existence est envisagée comme un moindre être puisqu'elle désigne un mode d'être dérivé, second, dépendant de Dieu qui la fait être.
- D'où l'idée que l'existence est déduite de l'essence, que le réel procède du possible. Cette idée a pris la forme du célèbre argument ontologique qui tente de prouver l'existence de Dieu, en posant le concept dont l'essence envelopperait nécessairement l'existence. Le concept même de Dieu implique son existence, Dieu étant défini comme l'être qui possède toutes les perfections, donc aussi la perfection d'exister. En somme, la seule essence, la seule idée de Dieu implique son existence.
- Pour tout ce qui n'est pas Dieu, l'essence doit être distinguée de l'existence : l'essence de l'homme n'implique nullement son existence; la définition de l'homme comme animal politique, animal raisonnable, etc. n'implique pas qu'il existe au monde six milliards d'hommes, ou six mille, ou aucun. Mais pour Dieu, il en va autrement :
- Texte de Descartes.
- Thème du texte : la preuve ontologique de l'existence de Dieu (ontologique : ce qui est relatif à l'objet lui-même, c'est-à-dire ici à Dieu).
- Question : l'existence est-elle un attribut logique ou une donnée irréductible ? Peut-on passer du possible au réel, de l'essence à l'existence ? L'existence peut-elle être déduite de l'essence ? Dès lors, peut-on prouver l'existence, c'est-à-dire en fonder la nécessité ?
- Idée directrice : De même que le mathématicien, à partir d'une définition, déduit les conséquences qu'elle renferme, on peut déduire de l'idée d'un Etre parfait son existence nécessaire. L'idée de perfection absolue implique l'existence. Autrement dit, l'existence est une perfection contenue dans l'essence même de Dieu ; l'existence de Dieu est une propriété de l'être divin infiniment parfait.
- Principales articulations du texte :
1. " Or maintenant…l'existence de Dieu " (1 à 5) : dans la troisième méditation, Descartes établit l'existence d'un être " souverainement parfait et infini " – Dieu – qui garantit la véracité de nos idées claires et distinctes. Ici il s'agit de déduire l'existence de Dieu de l'idée même de Dieu.
2. " Il est certain…ce nombre " (5 à 11) : de l'idée de cercle, je peux déduire l'équidistance de tous ses points au centre; de même, de l'idée d'un être absolument parfait, je peux en toute logique déduire qu'il existe, la non-existence constituant à l'évidence un défaut de perfection.
3. " Et partant…point de vallée " (11 à 29 ) : aucune essence finie n'implique l'existence. L'essence de Dieu fait cependant exception : elle est infiniment parfaite, en elle seulement se trouve réalisée l'unité de l'idée et de l'être.
- Explications et commentaire de ce texte :
- La preuve de l'existence de Descartes définit Dieu comme Dieu " l'être souverainement parfait " (Méditation cinquième). Dieu est défini de manière positive par le concept de perfection et de manière non relative (il est "souverainement parfait"). Cette idée de Dieu n'est pas donnée par la foi, mais découverte par la raison dans l'esprit.
- Cet argument est le suivant : l'idée de Dieu est celle d'un être doté de toutes les perfections; or, l'existence est une perfection : il vaut mieux exister plutôt que ne pas exister, l'être vaut mieux que le néant; cette perfection d'exister fait donc partie de la définition même de l'idée de Dieu. Si Dieu est compris comme possédant la perfection d'exister, alors il existe.
- Quand je songe à un triangle, il se pourrait bien qu'il n'existât nulle part dans la nature une telle figure géométrique. Cela ne change rien à la manière dont je pense le triangle, aux propriétés que mon esprit est obligé de lui accorder : je suis obligé d'admettre que la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits.
- Dès lors, par analogie, on peut déduire de l'essence de Dieu qu'il existe, comme on peut déduire de l'essence du triangle que ses angles sont égaux à deux angles droits. Inversement, on ne peut pas penser Dieu sans l'existence, comme on ne peut séparer l'idée d'une montagne de l'idée d'une vallée.
3) Critique de l'argument ontologique (texte de Kant)
- Mais l'existence est-elle bel et bien un attribut logique ? Peut-elle se déduire de l'essence ?
- Kant va montrer que rien ne saurait fonder la preuve ontologique de l'existence de Dieu. IL établit que l'existence est une donnée irréductible, qu'elle n'est pas un attribut, qu'elle n'appartient pas à la sphère de l'essence. L'existence est, dès lors, une position absolue.
- Conséquence : de l'idée d'un être parfait, je ne peux pas déduire son existence elle-même. L'existence est une donnée que je peux seulement constater. L'existence n'est pas un concept, ce n'est pas l'attribut d'une essence. Par exemple, d'une somme de cent euros dans ma tête, je ne peux d'aucune façon déduire l'existence de cent euros dans ma poche. Conceptuellement, il n'y a pas de différence entre cent euros en pensée et cent euros réels; mais dans un cas cette fortune n'existe pas, dans l'autre elle existe. Ainsi de l'idée de Dieu comme de toute autre idée, je peux déduire d'autres idées, mais je ne peux déduire aucune existence.
- En critiquant l'argument ontologique, Kant souligne avec force ce qu'il y a d'original, d'irréductible, de non rationnel dans l'existence proprement dite. L'existence, qu'il s'agisse de l'existence de Dieu ou de celle de n'importe qui, ne peut jamais être déduite.
1. Plan du texte :
1. (1 à 2) : Réfutation de la preuve ontologique de l'existence de Dieu, avancée notamment par Descartes, qui déduit l'existence de Dieu de l'analyse logique du concept de Dieu, indépendamment de toute expérience.
2. (2 à 13) : Si je dis d'un sujet quelconque qu'il est, je n'ajoute pas un prédicat à son concept; j'affirme simplement qu'à ce concept correspond un objet dont on peut constater empiriquement l'existence.
3. (13 à 28) : Puisque l'être n'est pas un prédicat, la simple analyse d'un concept, le concept de Dieu y compris, ne peut me livrer l'existence de l'objet qui lui correspond. Pour affirmer l'existence d'un objet, je dois faire la synthèse de son concept et des faits et donc recourir à l'expérience.
2. Termes
importants :
1. Le prédicat : un attribut, ce qui est affirmé ou nié d'un sujet, par simple analyse de son contenu.
2. Concept : notion de notre esprit. L'existence n'est ni une notion, ni une pensée s'ajoutant aux autres notions, mais elle possède sa spécificité. Logique et existence sont deux domaines bien distincts.
3. Copule : le mot " est ", ce qui relie logiquement le prédicat au sujet.
4. Le réel : ce qui a une existence de fait, par opposition au possible. Ce qui pourrait être mais n'est pas.
5. La position : le fait de faire surgir une chose de manière absolue. L'existence est une position absolue, irréductible.
- Commentaire :
- L'existence de la chose se constate dans l'expérience, c'est ce que montre Kant entre comparant l'existence possible et l'existence réelle. L'existence d'un objet ne peut être établie que par la perception. Le sens brut de l'existence est exprimé par la comparaison des cent thalers : l'argent est une des formes les plus vulgaires, les plus solides de la réalité. L'existence d'une chose quelconque se constate dans l'expérience.
- L'expérience, par sa structure, ne nous présente que des existences dépendantes, enchevêtrées les unes aux autres, conditionnées. L'inconditionné, l'Absolu, ne peuvent jamais apparaître dans l'expérience. Or, si Dieu existe, son existence est nécessairement inconditionnée. Cette existence ne pourra jamais être prouvée. On ne peut pas non plus prouver son inexistence.
- Kant va ramener l'idée de Dieu à un simple idéal, une idée de la raison exprimant un besoin d'inconditionné, enraciné dans la raison. Cette idée a une fonction régulatrice : inciter l'entendement à aller plus loin dans l'unification des lois de la nature. Dieu couronne la connaissance humaine seulement à titre d'Idée, et non comme objet supra-sensible que nous pourrions connaître. C'est par une illusion que l'Idée de Dieu est hypostasiée en existence.
- Nous nous étions demandés si l'existence pouvait être déduite de l'essence. Nous avons vu que la primauté accordée à l'essence pouvait se justifier d'un double point de vue épistémologique et moral. Mais, en réalité, l'existence est irréductible et ne semble pas pouvoir être déduite d'un principe ou de quelque concept. Avec Kant, l’existence devient une pure position; elle ne se prouve pas, elle s’éprouve, à travers l’expérience. L’existence désigne la présence, la réalité effective de la chose dont on parle : le fait qu’elle ne soit pas seulement possible, mais actuelle. Or, si l'existence est irréductible, que désigne-t-elle alors vraiment ? Qu'est-ce qui, en elle, semble échapper à tout système et à toute définition ?
- Avec l'existentialisme, dont le père fondateur est Kierkegaard (1813-1855), est affirmée l'irréductibilité absolue du concret et de l'existence. Entre l'essence et l'existence, entre la raison, le rationnel et la réalité, il est toujours un saut : la pensée et le concept ne sont pas en mesure d'atteindre l'existence. Exister, c'est être hors de, c'est jaillir hors de tout système, de toute définition. L'existence est le mode d'être du sujet individuel. Elle est ouverture, rupture, discontinuité. Loin d'être un donné, elle désigne une conquête, un mouvement, un passage.
1) L'existence comme surgissement dans
le monde
- Sören Kierkegaard réhabilite l'existence qui ne désigne plus un moindre être, une moindre perfection, un dérivé de l'essence, mais un surgissement absolu, un jaillissement pur et irréductible à tout système ou concept.
- L'existence, c'est toujours l'existence du sujet individuel, c'est-à-dire d'un itinéraire singulier marqué par la paradoxe, l'absurde, l'incertitude. La pensée abstraite est incapable de saisir notre vécu existentiel dans ce qu'il a de concret, d'unique, d'immédiat. Kierkegaard oppose à la pensée abstraite, qui considère toute chose de façon objective, universelle, intemporelle, l'existence comme vécu singulier s'inscrivant dans le temps.
- Avec
Kierkegaard, l'existence ne saurait se définir mais uniquement se décrire. Elle
est angoisse, crainte, tremblement de l'intériorité solitaire. L'existence
apparaît finalement comme ce qui ne saurait s'intégrer, ce choix solitaire,
angoissé, rebelle, ce mouvement vers l'absolu, cette vertigineuse angoisse de
la liberté. Il y
a hétérogénéité radicale entre la subjectivité que le savoir peut atteindre et
celle du sujet vivant. Et c'est précisément cet intervalle que
désigne l'existence.
- L'existence est la
voie vers l'intériorité, la subjectivité conquise. Kierkegaard
montre qu'exister c'est accéder à la transcendance. Le monde se vit d'abord sur
le mode de l'angoisse, du désespoir, du péché qui renvoie au tragique du vécu :
" Le monde me donne la nausée, il est fade et n'a ni sel ni sens ". L'angoisse est le
vertige de la possibilité de la liberté, du péché, elle est angoisse de
culpabilité. L'angoisse et le désespoir sont des moteurs essentiels de
l'existence.
- Qu'est l'angoisse ? A la différence de la crainte, de la peur, de terreur, de la panique, qui ont un objet déterminé, réel ou imaginaire, l'angoisse est éprouvée comme étant sans objet. Etat de la conscience face à l'inconnu mêlé de tentation et de crainte. L'angoisse est l'impossibilité de trouver ici-bas des réponses humaines aux questions fondamentales de la conscience; c'est l'état d'un être qui se sait condamné à choisir et ne sait que choisir. Le désespoir, c'est l'impossibilité d'être soi, doublée de l'impossibilité de n'être pas soi; le désespoir naît de l'inévitable distance entre soi et soi, et cette distance est précisément l'autre nom de l'existence.
- En s'intensifiant, elle élève progressivement l'individu vers le sens et la foi. L'angoisse et le désespoir sont essentiels pour l'existant, qui doit les assumer comme expériences douloureuses de la finitude de l'existence mais aussi comme appel de l'absolu, ouverture vers le divin. Pour fuir cette angoisse, l'homme explore différentes possibilités existentielles qui sont autant de stades sur le chemin de la vie. Ce ne sont pas tant des stades en réalité que des catégories qui rendent compte des diverses figures de la conscience, des possibilités ouvertes à l'existant. Il y a, en effet, trois sphères d'existence : esthétique, éthique, religieuse.
a) Le stade esthétique
- La sphère de l'esthétique est celle de l'immédiateté. La subjectivité se grise d'elle-même dans l'instant de la jouissance sensuelle. La sphère de l'esthétique est celle de l'immédiateté empirique, située dans l'ici-et-maintenant immédiat. Sa règle est la jouissance. Elle correspond à l'immédiateté du désir, à l'instant en tant que tel. Don Juan est le modèle du stade esthétique, du désir de jouissance, de la quête renouvelée à l'infini. Don Juan représente le modèle, dans la musique, de l'exigence momentanée de jouissance; il est l'énergie du désir sensuel
- L'éparpillement
du stade esthétique débouche sur le rien de l'ennui, du désespoir. Don Juan tente de
renouveler indéfiniment la première fois de l'amour. Le stade esthétique est la
figure du désir inconsistant, de la jouissance toujours fuyante, toujours renouvelée.
Divertissement du non-sens de sa propre existence. L'esthéticien passe ses jours dans la perdition. Mais dans la
perdition et le vide esthétique apparaissent des ferments d'absolu. D'où la nécessité
d'abandonner l'existence esthétique.
b) Le stade éthique
- La sphère de
l'éthique est celle de l'exigence. Alors que le stade esthétique est
celui de l'abandon aux jouissances de l'immédiateté où l'individu s'éparpille
en une poussière d'instants, le choix éthique est illustré par la figure du mariage.
Si l'esthétique se situe dans l'instant, l'éthique s'inscrit dans le temps. Stade du
devoir, caractérisé par la stabilité et la continuité, offrant un principe
d'unité.
- L'éthicien est donc celui qui a compris la dérision du stade esthétique et découvert l'ordre et la règle. Mais naïveté : la vie d'époux n'a rien pour apaiser le désarroi existentiel. Le sentiment du péché est ce qui empêche la conscience de sommeiller en paix dans la sphère de l'éthique et lui impose de chercher son salut ailleurs.
1. Le stade
religieux
- La sphère religieuse est celle de l'accomplissement. C'est ce stade-là qui fait vraiment l'individu et lui permet d'accéder à l'existence authentique, laquelle se confond avec l'effort du sujet devant Dieu. L'expérience religieuse est le paradigme de l'existence réelle.
- Le stade religieux correspond à l'appropriation subjective du message de la foi. La croyance et la foi sont solitaires, périlleuses, il faut oser croire contre l'intelligence. La foi est la plus haute passion à laquelle l'homme puisse parvenir. L'existence n'est pas, elle se fait, elle se décrit. Elle est renoncement au repose de la pensée.
- La foi n'est pas un substitut de savoir en l'absence de certitude, une option raisonnable prise sur l'avenir comme c'est le cas dans le pari de Pascal. Il s'agit d'un défi du désespéré qui opte pour le paradoxe absolu. Le statut de Dieu et de la foi change radicalement ici. Dieu n'a de réalité pour l'homme que dans le rapporte existentiel de la foi. Aussi Kierkegaard rejette-t-il toutes les preuves possibles de l'existence de Dieu. On ne peut en effet rejoindre Dieu par aucune sorte de raisonnement, mais seulement par le " saut de la foi ". " Saut " entendu comme " affirmation ".
- Contre Kant, Kierkegaard affirme l'hétérogénéité totale de la sphère éthique et de la sphère religieuse. Exemple du parallèle que trace Kierkegaard entre Agamemnon et Abraham.
- Les situations sont apparemment comparables : les dieux demandent à Agamemnon de sacrifier sa fille Iphigénie; Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils Isaac. Dans les deux cas, le père doit mettre à mort son enfant. Mais différence fondamentale entre les deux situations : Agamemnon vit dans la sphère de l'éthique, Abraham dans celle de la foi.
- Agamemnon doit, en effet, sacrifier sa fille pour le bien de l'Etat (pour que les vaisseaux puissent partir à la guerre); ce sacrifice est fondé sur une raison éthico-politique qu'il peut expliquer à Iphigénie.
- Abraham, au contraire, ne sait pas pourquoi Dieu lui demande de sacrifier Isaac; il ne peut donc pas parler à Isaac. Silence d'Abraham parce qu'il ne peut se faire comprendre. Iphigénie, elle, peut comprendre son père, dont la conduite exprime le général, c'est-à-dire la morale, la médiation, le langage, par opposition à la foi, à l'individu, à la solitude. C'est la foi qui sauve et Abraham est le " chevalier de la foi " qui assume le paradoxe de la foi en Dieu.
- Kierkegaard interprète le silence d'Abraham comme un refus des médiations, des raisonnements, du discours argumentatif. Dieu ne se donne pas directement. Il ressemble à Socrate : ce n'est pas tant un Dieu qui se cache qu'un Dieu ironiste et maïeuticien, un Dieu de la communication indirecte. Socrate lui-même voulait que son interlocuteur trouve en lui-même la vérité, sans la recevoir; si devenir subjectif c'est arriver à devenir soi-même, ce devenir ne peut être produit par autrui (ce serait contradictoire). Kierkegaard s'oppose au gourou qui libère les autres de tout sauf de lui-même.
- Le maître ou Dieu doit communiquer de telle sorte qu'il induise, et non produise, chez l'autre (le disciple, la créature) une transformation subjective qui vienne de son intériorité. Kierkegaard dessine ici une riche figure de la subjectivité : alors que la pensée objective (la physique, l'histoire, le savoir positif en général) est indifférente à l'égard de la subjectivité, de l'intériorité, ce pourquoi sa communication est directe, la pensée subjective, religieuse de l'intériorité ne se laisse pas communiquer directement.
- L'existence devient donc, avec Kierkegaard, l'explosion de notre vécu qui ne saurait s'intégrer dans un système bien fait. Cette définition de l'existence comme choix périlleux, surgissement subjectif dans le monde, est portée à son comble par l'existentialisme athée de Sartre.
1.
L'existence précède
l'essence (texte de Sartre, in L'existentialisme est un humanisme )
- Sartre (1905-1980) met l'accent , à la suite de Kierkegaard, sur le fait que l'existence humaine, irréductible à tout système, est avant tout liberté. Sartre est le représentant le plus connu de l'existentialisme athée, à la différence de l'existentialisme de Kierkegaard qui, nous l'avons vu, est centré sur la foi et le stade religieux. Ces deux philosophies ont en commun l'existentialisme, c'est-à-dire une philosophie fondée sur l'existence concrète et subjective.
- Dans ce texte,
Sartre prétend que " l'existence précède l'essence ". A la différence
des objets, l'homme n'est pas construit sur un modèle dessiné d'avance et pour
un but précis. Il existe avant de choisir d'être ceci ou cela.
- 4 idées importantes ici :
1. (1 à 4) : Alors que l'existentialisme chrétien de Kierkegaard estime que l'homme ne s'affirme que dans la foi, l'existentialisme athée de Sartre, refusant Dieu, ne reconnaît que la subjectivité humaine.
2. (4 à 10) : Pour ce qui est des objets, l'essence précède l'existence. Tel objet, telle table, par exemple, ne font que réaliser effectivement les propriétés inhérentes à son essence. Une montre, par exemple, est d'abord une essence, une idée dans l'esprit du fabricant, elle est conçue expressément dans le but de donner l'heure. Mais il n'existe pas d'essence ou de nature humaine, car les hommes surgissent d'abord dans le monde, ne sont que ce qu'ils ont projeté d'être; chez eux, l'existence précède l'essence.
3. (10 à 15) : La subjectivité n'est pas ici considérée comme la préférence personnelle, mais l'affirmation de la prééminence de l'homme en tant que sujet conscient de soi et radicalement libre.
4. (15 à 20) : Contrairement aux objets, qui demeurent prisonniers de leur
essence, l'homme, pour se faire être, doit puiser en lui-même la ressource d'un
projet authentique. Par le choix d'un tel projet, il affirme sa liberté, sa
totale responsabilité. Une fois jeté dans le monde, l'homme est responsable de tout
ce qu'il fait.
- Dans le contexte d'une philosophie athée, il n'y a nul constructeur de l'homme. Il ne saurait y avoir de nature humaine, si l'on entend par là une essence préétablie, fixe, immuable et éternelle. Il est impossible en effet de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine. Il en résulte que l'homme est ce qu'il se fait : il existe, se jette vers un avenir qu'il modèle entièrement. Il est donc totalement responsable car c'est lui qui réalise son essence. L'homme se choisit donc puisqu'aucune essence ne le prédétermine et ne le conduit. L'existentialisme athée est une philosophie de la pleine responsabilité humaine et de la totale liberté.
- Ici le verbe "exister" s'oppose au verbe "être" : exister, pour Sartre, c'est "être en sursis", c'est pouvoir orienter son avenir dans un sens nouveau, modifier par là le sens même de son passé. Et c'est seulement au moment de ma mort, lorsque précisément j'ai cessé d'exister, que ma vie devient être et essence. L'existence se change alors en être, en quelque chose de définitif, de clos, de figé, que l'on peut désormais décrire comme l'accomplissement d'un destin.
- Sartre reprend la notion husserlienne d'intentionnalité de la conscience et lui adjoint celle de négativité. Si la conscience n'existe que dans son rapport à autre chose qu'elle-même, si elle est condamnée à sortir de soi et qu'elle ne possède pas d'intériorité, la conscience est alors fuite, échappement permanent à soi, refus d'être substance. La négativité désigne la capacité qu'a la conscience de mettre à distance, d'annuler. Exemple de l'imagination : pouvoir de s'arracher au monde et de le nier, de le poser comme absent ou irréel. Par la négativité, l'homme se saisit comme liberté entendue comme pouvoir de s'arracher au monde, de se soustraire aux déterminations.
- Le néant ne désigne pas un non-être absolu, mais un acte, un processus: l'acte de traiter une chose comme n'étant pas; processus d'arrachement à l'objet, de " désengluement de l'être ", acte d'"injecter " du vide dans les choses. Conséquence : je suis moi et en même temps toujours plus et autre que ce que je suis; je puis, à tout moment, dépasser mes déterminations, échapper à toutes les définitions.
2. Conclusion
: angoisse et existence
- D'où l'angoisse que l'homme éprouve face à l'infini de sa liberté. L'angoisse est la saisie de la liberté par elle-même, sentiment de vertige face à l'infini des possibles et à l'absolue nécessité d'une liberté à laquelle on ne saurait échapper. L'angoisse est la conscience de la responsabilité universelle engagée par chacun de nos actes, sentiment qui nous révèle notre existence abandonnée dans le monde.
- L'angoisse est donc la saisie du fait que c'est moi qui décide, sans critère objectif, sans valeur sûre, sans justification externe : je m'angoisse littéralement quand je me retrouve seul avec ma liberté, quand je réalise que moi seul peux décider de moi-même. Rien, hors de moi, ne peut prendre ma relève. Je me saisis sans nature, incapable de coïncider avec moi-même et ne reposant que sur ma constante obligation de me choisir.
- Si l'homme est contraint d'être libre, il est condamné à vie à
la responsabilité. Cette angoisse est la conscience que l'existence
précède l'essence, que la liberté est l'unique fondement des valeurs, que nos
choix nous engagent. L'existentialisme : une philosophie de la liberté et de l'angoisse.
- Mais si l'existence précède l'essence, elle ne résulte d’aucune nécessité. N’est - elle pas alors pure contingence ? L’existence a-t-elle en soi une raison d’être, une cause, une justification, voire une orientation ou une finalité ?
- D'où la question du sens de l’existence que l'on pourrait formuler à la façon de Leibniz : “ pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ” (Leibniz). L'existence vaut-elle mieux que la non-existence ? Si l'existence possède un sens, quel est-il et, surtout, d'où vient-il ? A contrario, si l'existence est absurde, à quoi bon vivre ? Ne sommes-nous pas condamnés à l'errance, à une existence insensée, vaine, misérable ? N'aurait-il pas alors fallu ne pas naître, ne pas exister ? A quoi bon finalement tout ce qui existe ?
1) Le sens
- En premier lieu, que désigne le concept de sens ? Pourquoi exigeons-nous que les choses aient un sens ?
1. Le concept
de sens
- Le terme sens a plusieurs acceptions. Il désigne d'abord une fonction sensorielle - la sensibilité (le sens de l'odorat, par exemple). Il signifie aussi la signification (le sens d'une phrase), c'est-à-dire ce que communiquent à l'esprit un mot ou un signe. En fin, le sens peut être défini, en une troisième acception, comme la direction ou l'orientation d'un mouvement (le sens d'un fleuve, des aiguilles d'une montre), la signification (le sens d'une phrase).
- Les deux dernières acceptions du terme " sens " sont, en réalité, intimement liées. Le sens d'une phrase, c'est ce qu'elle veut dire : sa signification est en même temps son but. La signification donne une utilité, une destination. Le sens d'un acte ( ce qui permet de le comprendre), c'est le résultat qu'il vise. Par exemple, en psychanalyse, dégager le sens d'un symptôme, c'est découvrir le but vers quoi il tend. A contrario, un acte insensé est un acte dont on ne voit guère ni la signification ni le but. Le sens – comme signification – donne un sens – comme destination.
- Les choses s'offrent toujours à nous comme des signes à interpréter car c'est toujours de façon ambivalente qu'un événement, un salut, un sourire renvoient à autre chose. Un signe auquel correspondrait univoquement un sens ne donnerait pas à penser. La caractéristique du langage humain, par distinction d'avec la rigidité de la communication animale (absence d'écart entre les signaux et l'information induite d'eux) est précisément qu'il n'y a pas correspondance linéaire entre un mot et une chose. Tout signe voile pour dévoiler, trahit pour exprimer.
- C'est précisément ce que nous enseigne la psychanalyse freudienne. Il s'agit de s'attacher au sens latent ou caché des choses et de les distinguer du sens apparent. Comme dans le rêve, l'interprétation consiste à déchiffrer le sens caché ou travesti pour obtenir un sens plus cohérent, plus rationnel. L'interprétation telle que Freud nous l'enseigne repose sur une " logique du double sens" (Ricoeur, De l'interprétation, p.59) où le langage est décrit comme fondamentalement distordu, dans la mesure où il veut dire autre chose que ce qu'il dit, il a un double sens, il est équivoque.
- En effet, cette recherche herméneutique du sens renvoie à la fonction symbolique du langage humain par quoi nous tentons d'objectiver, c'est-à-dire de donner sens à la réalité. Qu'est le symbolique, sinon " l'universelle médiation de l'esprit entre nous et le réel " (Ricoeur, De l'interprétation, p.20). Il y a symbolique en vertu de la non-immédiateté de notre appréhension de la réalité. " Nous disons le réel en le signifiant; en ce sens nous l'interprétons " (ibid.). " Dire quelque chose de quelque chose c'est, au sens complet et fort du mot, interpréter " (ibid.). Je n'atteins finalement les choses qu'en attribuant un sens à un sens.
2.
Le besoin de sens
- Quel est alors le sens du sens ? Quel est le sens de l'acte de chercher du sens ?
- C'est d'abord, semble-t-il, dans cette structure symbolique de notre rapport au monde que résiderait fondamentalement le besoin de sens.
- On peut penser aussi qu'au fondement du besoin de sens il y a l'ignorance, la difficulté pour l'homme d'accepter la réalité dans ce qu'elle a de cruelle, d'absurde.
- Selon Lucrèce, en effet, l'homme est naturellement malheureux parce qu'il a peur de la mort, de la souffrance, de tout ce qui lui arrive. Et il a peur parce qu'il est superstitieux : il envisage tous les événements comme l'effet du souci des dieux pour lui. Et sa peur en retour alimente son délire: " Ballottés misérablement entre l'espoir et la crainte, les hommes cherchent où ils peuvent quelque signe ou présage qui les puisse rassurer ou justifier leur peur " (Spinoza, Traité théologico-politique).
- A la racine du
malheur de l'humanité, on trouve donc le vide de l'ignorance que vient remplir un
pseudo-savoir. Au fondement du besoin de sens, il y a l'ignorance du mécanisme
producteur des processus naturels tant extérieurs qu'intérieurs, ignorance qui
veut se faire sens et prend le réel qu'elle ne connaît pas pour le signe
mystérieux d'un quelque chose qu'elle ignore tout autant.
- De là la superstition qui vient de ce que, ignorant les causes d'un fait, nous en cherchons le sens dans une volonté qui l'explique. Nous appelons souvent fantômes ce que nous ignorons. Les choses n'ayant pas de sens en elles-mêmes, et comme la vérité nue n'est pas satisfaisante, nous interprétons le réel, le sens nous aide à supporter et à apprivoiser la réalité, les choses. Nous préférons le sens au non-sens, le destin ou la providence que la nécessité insignifiante du réel.
- La superstition est ainsi une croyance délirante en des signes qui n'en sont pas; les superstitieux interprètent en permanence, alors que la nature ne parle pas, n'a rien à dire (Dieu se tait). Nous ne cessons d'interpréter ces silences, d'appeler mystères d'absurdes erreurs, de confondre le connu ou l'irrationnel (le non encore connu, le non encore rationnel) avec des croyances, des secrets terribles, rassurants.
- Dans cette perspective, on peut penser que la religion est un cas particulier de superstition. C'est une superstition du sens," une superstition au carré " puisque " Dieu est le sens du sens " (Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude). La religion est une croyance en un sens du sens, au-delà des signes, des paroles : il y a dans le monde quelque chose qui n'est pas du monde; le sens du monde lui est extérieur. Et Dieu est ce sens " présent-absent, dans le monde, par son absence même " (ibid.). Ou, pour le dire à la façon de Simone Weil dans La pesanteur et la grâce : " Dieu ne peut être présent dans la création que sous la forme de l'absence ".
- Dieu, en effet, c'est le " haut de gamme du sens " (Comte-Sponville, op.cit.). Ce que chacun de nous désire par-dessus tout, c'est de ne pas mourir, d'être aimé, de ne pas perdre ceux qu'il aime. La religion nous annonce justement que les morts ressuscitent, que Dieu m'aime, que rien n'existe qui n'ait sa raison d'être, sa justification (ce point sera approfondi dans la partie suivante). Dieu est ce qu'on peut désirer de mieux. Dieu est le manque absolu, l'universel rassasiant : " Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n'aura jamais faim; qui croit en moi n'aura jamais soif…" (Jean, VI, 35).
- D'où l'espérance inhérente au sens dont la prière religieuse, par exemple, est un cas particulier. La prière, en effet, n'est peut-être pas tant la célébration d'un sens qui lui préexisterait que la création d'un sens qui n'existe pas. Aussi bien est-ce la prière qui crée Dieu. La prière dit ce qui n'est pas, célèbre un manque : si le Père est aux cieux, c'est qu'il n'est jamais là; si le Fils est remonté aux cieux, c'est qu'il ne pouvait rester ici-bas, de sorte que le sens (Dieu) doit manquer toujours.
- La prière correspondrait alors au double mouvement du déni : la négation de la représentation de la réalité, le remplacement de la réalité par autre chose. La prière est à la fois l'affirmation et la négation d'un manque : la prière reconnaît l'absence (Dieu n'est pas là, il est aux cieux), tout en refusant d'y croire (s'il n'est pas là, c'est qu'il est aux cieux). " La prière est le substitut, dans le monde-ci, de l'autre monde…" (ibid.). Or, si la vie avait un sens – a priori, transcendant -, on n'aurait pas besoin de prier.
- Le sens apparaît ainsi comme une catégorie de l'illusion qui consiste à donner du sens à ce qui n'en a pas (superstition), spécialement au sens lui-même (religion). Toutes les superstitions qui nous effraient, toutes les religions n'ont d'autre fondement que le sens imaginaire que nous donnons à tel ou tel événement, en lui-même insignifiant, du monde.
2) Le nihilisme : l'absence de sens
- Le sens s'est dévoilé jusqu'ici comme signification ou direction. Mais le sens, c'est aussi, dans la métaphysique classique, la réalité intelligible qui semble tout justifier et éclairer notre existence dans le monde, comme on le voit dans la philosophie de Platon.
- Le nihilisme se définit d'abord comme une doctrine qui refuse l'existence de quelque chose d'absolu. La doctrine sceptique de Pyrrhon, par exemple, peut être considérée à juste titre comme un nihilisme ontologique radical : on ne peut rien connaître absolument (cf. Cours sur l'illusion).
- Une deuxième variante du nihilisme est la doctrine qui a fortement marqué la pensée russe au XIXe siècle. Le nihilisme russe proclame la négation de toutes les valeurs reconnues comme fondamentales, transcendantes ou sacrées; le nihilisme, en proclamant le " rien ", nie toute valeur transcendante et n'accorde d'importance qu'à la destruction et à la mort. Sur le plan politique, le nihilisme appelle à une destruction de l'Etat, à une suppression de toute autorité, au nom d'un idéal de liberté très proche de l'anarchisme Le nihilisme trouve dans l'oeuvre de Dostoïevski notamment des premières illustrations littéraires, sous la forme de personnages liant l'affirmation de l'inexistence de Dieu à celle d'une égalisation de toutes les actions et valeurs – " Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis ! ".
- Une troisième variante du nihilisme est incarnée par Nieztsche et désigne la maladie mortelle des temps modernes. Il s'agit de la crise qui affecte notre civilisation et qui se traduit par la perte des instincts de vie, l'inversion des valeurs vitales par le christianisme, qui transforme en affirmation de puissance la souffrance; la perte du vouloir vivre est sublimée dans des valeurs morales et religieuses comme le renoncement, l'abnégation, l'humilité, la pitié, etc.
- Le nihilisme
nietzschéen désigne aussi un pessimisme radical consistant à dénoncer ces
valeurs traditionnelles. Cet avènement est marqué par la mort de Dieu et des idéaux supra-sensibles.
Cette mort de Dieu est la conséquence de l'inversion des valeurs évoquée
précédemment : elle se manifeste lorsque l'homme prend conscience que ces
idéaux ne sont que les symptômes d'une vie décadente et morbide et qu'ils n'ont
d'autre fonction que de masquer le néant. Nietzsche parle de " nihilisme
psychologique " pour qualifier la perte de tout sens. La vie et
le devenir de l'homme se révèlent alors absurdes et sans but.
- Le nihilisme s'achève avec la venue du " dernier homme ", celui qui n'a pas le courage d'assumer les révélations du nihilisme : ne désirant plus, ne créant plus, il s'abîme dans le néant, il se contente d'un bonheur médicocre. Ce " nihilisme passif " appelle son propre dépassement dans le " nihilisme actif " qui surmonte le désenchantement morose d'une existence vouée au rien et qui consiste en une adhésion à la gratuité du monde. Dieu est remplacé par le surhomme qui transmue toutes les valeurs en remplaçant la valeur du juge par celle du créateur : " le respect et la passion de ce qui est ". La liberté du créateur : " la divinité sans l'immortalité " (ibid., Albert Camus, L'homme révolté, p.97).
- Nietzsche nous invite au " scepticisme viril " du libre esprit qui rejette tout dogme, toute morale de la peur, qui a le courage de voir les choses comme elles sont, gratuites, tragiques, sans finalité ni créateur. La vigueur de l'esprit libre se mesure justement à la " dose de vérité qu'il pourrait à la rigueur supporter " sans périr (Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal). Sa morale est celle de la volonté de puissance, c'est-à-dire du dépassement de soi qui assume le risque de la vie, pour une meilleure réalisation des valeurs vitales : " Le secret de la plus grande jouissance de l'existence consiste à vivre dangereusement ". Acte de se surmonter soi-même à l'infini.
- Nietzsche nous enseigne donc, dans un monde absurde où Dieu est mort et où il n'y a plus de fondements, le courage du vrai et la force de vivre. Contre l'absurde et le néant, Nietzsche fait l'apologie de nos énergies créatrices, bref de tout ce qui est susceptible de soutenir la vie. Rôle fondamental de l'art qui tisse un voile d'illusions destinées à nous masquer l'abîme et qui s'identifie avec la puissance créatrice de la vie; il participe à la production et à l'invention de formes harmonieuses qui nous dissimulent les laideurs de l'existence.
- Nietzsche a été un
étonnant prophète : le sens comme valeur intelligible justifiant notre
existence semble faire défaut durant l'étape nihiliste qui est la nôtre. Tout
au long du XXe siècle, une littérature et une pensée du " non-sens "
ou de l'absurde semblent s'accorder avec le diagnostic de Nietzsche. Dans un
univers dépourvu de sens et de raisons, il reste à multiplier les expériences,
à épuiser le champ du possible, comme nous allons le voir avec
l'existentialisme et les sagesses tragiques.
- A un niveau plus radical encore, significations et valeurs se défont, le sens s'épuise définitivement avec le constat que l'existence humaine dans son ensemble est vouée à disparition, c'est-à-dire finalement à résorption dans le grand univers silencieux et infini dont parle Pascal dans Les pensées : " Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les moeurs et les coutumes…sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle…Quant aux créations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu " (Lévi-Strauss, Tristes tropiques).
- Mais si l'existence, la réalité n'ont pas de sens a priori et transcendant, faut-il pour autant renoncer à l'idée de sens ? Faut-il sombrer dans le nihilisme " passif " et le pessimisme et renoncer à la quête du sens sans laquelle toute entreprise humaine semble vouée à l'échec ? Car si tout est absurde, si " rien ne vaut la peine de rien " (Léo Ferré), tout est permis et, du coup, rien n'est possible. Ne convient-il pas plutôt d'habiter ce non sens radical pour en dégager une sagesse du désespoir et de la béatitude ?
3) Une sagesse de l'absurde et du
désespoir
- Les sagesses de l'absurde ou du tragique partent d'un nihilisme ontologique radical pour aboutir à une éthique de l'immanence (immanent = ce qui est intérieur à un être ou à un objet de pensée, et qui n'est pas chez eux l'effet d'une action extérieure ¹ transcendant). Le sens se trouve affirmé, non point à partir d'une référence à un univers idéal (Platon) ou transcendant (le christianisme), non point à partir de quelque " outre-monde ", mais au sein de ce qui, hic et nunc, nous est donné. Ces philosophies partent de ce monde-ci, du seul univers possible pour se tourner vers la réalité, la joie, le désir de vivre. Elles construisent des visions libérées de toute espérance, visions sans tristesse, étrangères au sens comme aux illusions.
a) Le principe de cruauté
- Clément Rosset, dans Le principe de cruauté, montre que l'éthique est lucidité, acceptation totale du réel. Le réel n'a pas de double, il ne renvoie pas à un théâtre caché, à quelque fondement oublié, porteur de sens. Dans la philosophie depuis Platon, l'hypothèse d'une autre instance, métaphysique, ontologique, religieuse, gouverne la pensée, comme en témoigne le mythe platonicien de la caverne : " La pensée d'une insuffisance du réel – l'idée que la réalité ne saurait être philosophiquement prise en compte que moyennant le recours à un principe extérieur à la réalité elle-même (Idée, Esprit, Ame du monde, etc.) appelé à la fonder et l'expliquer, voire à la justifier – constitue un motif fondamental de la philosophie occidentale " (Clément Rosset, op.cit., p.13).
- La sagesse tragique désigne ici une aptitude à approuver l'existence, conçue comme absurde, penchant du côté du rien, de la mort, de l'irrationnel. L'existence n'ayant plus de référentiel ontologique, le sage tragique accepte le dérisoire, reconnaît le réel comme cruel, douloureux.
- Par " cruauté du réel " il convient d'entendre la " nature intrinsèquement douloureuse et tragique de la réalité ", le caractère " insignifiant et éphémère de toute chose au monde ", le " caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel, de cette réalité" (C. Rosset, ibid., pp.17-18). Cruel vient de crudus qui désigne la chair écorchée et sanglante, c'est-à-dire " la chose elle-même dénuée de ses atouts ou accompagnements ordinaires…". "Ainsi la réalité est-elle cruelle – et indigeste – dès lors qu'on la dépouille de tout ce qui n'est pas elle pour ne la considérer qu'en elle-même " (ibid., p.18). Et Clément Rosset d'ajouter que " le plus cruel de la réalité ne réside pas dans son caractère intrinsèquement cruel, mais dans son caractère inéluctable, c'est-à-dire indiscutablement réel " (ibid., p.20).
- Dès lors, la philosophie ne doit pas bâtir un ailleurs fantomatique pour justifier ce monde-ci. Elle doit être capable d'affronter les yeux ouverts le vide, le pire, sans imposer, à la manière des religions, un sens caché à ce qui n'en possède pas. Elle doit être en mesure d'appréhender une absurdité essentielle. Pas de sens, pas de récompense finale ! Le projet éthique, tel que nous le dessine Clément Rosset, est le refus du sens imposé, la volonté de vivre en acceptant pleinement et courageusement l'absurde. Il s'agit donc d'accepter la suffisance de la réalité sans atténuer la cruauté du réel, la force des choses.
- Paradoxalement, le non-sens de la vie s'accompagne de sérénité, de joie. Les sagesses tragiques sont, en fait, des sagesses du bonheur et de la joie, comme nous allons le voir avec André Comte-Sponville.
b) Un joyeux désespoir
- Nous retrouvons notre question liminaire qui revient comme un leitmotiv : si la vie n'a pas de sens, qu'elle est absurde, contingente, pourquoi et comment vivre, c'est-à-dire accepter cette vérité de façon lucide et si possible joyeuse ?
- Comme chez Clément Rosset, le début de la sagesse, selon Comte-Sponville, réside dans le désespoir, le deuil, qui sont les contraires du déni : accepter l'absence de sens (l'absurde), la supporter, lui donner un sens en quelque sorte, se réapproprier l'absurde. Le désespoir est un authentique travail du deuil : il s'agit de faire en sorte que la joie redevienne possible, mais sans mensonge, sans promesse, ni espérance : " tuer le mort ", plutôt que le rêver vivant. Le contraire du déni : l'acceptation simple du réel. Ce travail du deuil consiste en un travail du désir : renoncer à ce qui manque (nécessité du désespoir et de la désillusion), se réjouir de ce qui est. Faire son deuil du sens, désespérer de l'espérance même. On ne peut désespérer sans souffrir; mais ce qui se donne, dans cette désillusion, pour qui ose l’affronter et y habiter, c’est une joie
- Le bonheur est, en effet, le but de la philosophie et le contenu de l’éthique. L’éthique est un exercice désillusionniste, consistant à extirper les espérances, une pratique libérée de tout espoir (le paradis, par exemple), de toute crainte (l’enfer, la mort…), de toute tristesse et de tout remords. Le désespoir, loin d’être stagnation ou arrêt de l’âme, est ouverture à la paix de l’esprit. Une fois rejetées les illusions, j’accède à la délivrance, je nais à moi-même. L’éthique, la philosophie ? Le vrai contentement de l’âme, l’authentique bonheur de celui qui a transcendé toute espérance : “ Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir ; l’espoir est la plus grande torture qui soit, et le désespoir le plus grand bonheur ” (cité in A. Comte-Sponville, Vivre, phrase du Sâmkya-Sûtra, discipline philosophique de l’hindouisme). La philosophie est désespérante et libératrice parce que désespérante.
- D’où le matérialisme et l’athéisme. Etre matérialiste, “c’est refuser, non seulement le Bon Dieu, mais aussi toutes les divinités de remplacement". Tout matérialisme est de désespoir ou de désillusion. La foi console, mais une consolation ne fait pas le bonheur. La philosophie, qui est la pensée libre, ne doit se soumettre qu’au vrai : si elle a le bonheur pour but, le bonheur n’est pas la norme, mais la vérité seule. Kant a montré que la religion a à voir avec l’espérance du bonheur : l’espérance est consubstantielle à la religion, laquelle est inséparable pour cela du malheur. Dieu n’est pas du côté des malheureux, ce sont les malheureux qui ont besoin d’un Dieu: la religion se nourrit de larmes et d’espérances (cf. Marx).
- Qu’est alors le matérialisme ? Courant philosophique qui affirme que tout est produit de la matière et que les phénomènes intellectuels, moraux, spirituels n’ont de réalité que seconde et déterminée. Rien n’existe absolument. L’esprit est un effet, non un principe, relatif à un corps, une société, une époque…Le matérialisme enseigne le silence, le désespoir, la paix et la vie.
- L'humour devient alors une valeur essentielle de cette sagesse du désespoir et du bonheur. L'humour est précisément ce qui nous permet d'affronter lucidement et joyeusement l'absurde. L'humour consiste à rire de ce sens absent. Ce qui fait rire, c'est ce qui fait semblant d'avoir un sens, semblant d'être sérieux. Le risible, c'est le ridicule (la prétention indue au sens). L'humour, c'est le contraire de la prière qui crée le sens par le déni de son absence. Le réel, le non-sens se donnent alors dans un grand éclat de rire : " La vie est une farce à mener par tous " (Rimbaud). L'humour, c'est " la politesse du désespoir " (Comte-Sponville, op.cit., p 195). L'humour nous aide à nous libérer de l'espérance. Il remplace une illusion par une vérité, un mensonge par un plaisir. C'est pour cela que les prêtres, les prophètes, les gourous n'aiment pas l'humour : " Malheur à vous qui riez, car vous connaîtrez le deuil et les larmes " (Luc, VI, 25). " La religion, c'est le sérieux de l'esprit " (ibid., p 196). Le contraire de croire, c'est savoir; le contraire de prier, c'est rire.
- Le philosophe est celui qui fait le double choix de la vérité et du bonheur. Mais le vrai prime : s'il faut choisir entre une vérité et un bonheur, choisir la vérité. Si tel n'était pas le cas, le philosophe ne serait pas philosophe et pourrait, comme tant d'autres, se contenter de drogues, d'espérance, de médicaments, de religion. Ce que vise le philosophe, et qui est la sagesse même, c'est une vérité heureuse : non pas vraie parce qu'heureuse, mais heureuse parce que vraie. " La sagesse est l'amour joyeux de la vérité " (ibid., p 199).
- Contrairement au sens, la vérité ne signifie rien, elle ne manque jamais. La vérité, c'est le silence, la simplicité du réel " idiot " (Rosset), insignifiant. Silence du réel qui n'a rien à dire, qui est ce qu'il est. Le réel est plein, insignifiant, il ne manque de rien : il est tout entier ce qu'il est, rien d'autre, ne veut rien dire : " le vide de sens, c'est le plein de l'être ".
- Ces deux philosophies de l'absurde – celle de Rosset, celle d'André Comte-Sponville - ont en commun la même lucidité salvatrice qui débouche sur une acceptation heureuse du réel. Face à l'absurde, le remède est à chercher du côté de la vérité, de la désillusion, du désespoir, de l'humour, bref du courage. Avec Camus, le courage de vivre, d'affronter l'absurde, de donner du sens à ce qui fondamentalement n'en possède pas s'incarne dans une figure protéiforme, la révolte.
c) L’absurde, l’action et la révolte
- Chez Camus, la prise de conscience de l’absurde doit conduire à l’action et à la révolte, au refus de la passivité et de la consolation religieuse. Dans un monde sans cause, l’existentialisme sartrien invite l’homme à être cause de soi; dans un monde sans but, la philosophie de Camus place en l’homme même la fin de l’homme, elle aboutit vers un humanisme. " Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre " (Camus).
- Camus (1913-1960) affirme, au début du Mythe de Sisyphe, que le suicide est le seul problème philosophique sérieux : " juger que la vie vaut et ne vaut pas la peine d'être vécue ", c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le sens de la vie est la plus pressante des questions : il y a des gens qui meurent " parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue ". Le mythe de Sisyphe est un essai sur l'absurde et pose la question fondamentale : la vie vaut-elle ou ne vaut-elle pas d'être vécue ? C'est par une prise de conscience de ce non sens et par la révolte que l'homme peut se sauver du pessimisme et du nihilisme.
- Le sentiment de l'absurdité qui, " au détour de n'importe quelle rue peut frapper à la face de n'importe quel homme ", se manifeste d'abord par un perpétuel recommencement. Camus déroule la chaîne de nos quotidiens. L'absurde naît du divorce ou de la confrontation entre l'irrationnel, le silence du monde, le non-sens des choses, et ce désir éperdu de clarté et de sens dont " l'appel résonne au plus profond de l'homme ". Dans ce texte, Camus pose la question : comment se donne à nous le sentiment de l'absurde ? Il répond que le caractère machinal de l'existence, le temps destructeur, l'étrangeté du monde physique me font expérimenter l'absurde.
- L'absurde prend la forme du divorce entre l'homme et le monde; ce qui est dépourvu de sens, ce qui ne saurait être justifié de façon rationnelle; confrontation de l'irrationnel et du " désir éperdu de clarté ".
- A l'intérieur de l'expérience absurde, il y a la révolte. Qu'est-ce qu'un homme révolté ? " Un homme qui dit non " (Camus, L'homme révolté, p.26). Camus distingue " révolte métaphysique " et " révolte historique " :
1. La révolte métaphysique
- " Mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière " (ibid., p. 39). Le révolté métaphysique est celui qui se révolte contre " la condition qui lui est faite en tant qu'homme ". Elle est la " revendication heureuse d'une unité heureuse, contre la souffrance de vivre et de mourir " (ibid., p.40).
- Quelques grandes figures de cette révolte métaphysique : Sade, le romantisme, le nihilisme, etc.
2. La révolte historique
- Elle s'incarne notamment sous la forme de la révolution. Elle est la suite logique de la révolte métaphysique. Il s'agit du même " effort désespéré et sanglant pour affirmer l'homme en face de ce qui le nie " (ibid., p. 134). L'esprit révolutionnaire, dit Camus, tente d'inscrire dans le temps cette " part de l'homme qui ne veut pas s'incliner ". " Refusant Dieu, il choisit l'histoire…".
- L'homme peut donc dépasser l'absurdité de son destin par sa lucidité et la " révolte tenace " contre sa condition. Camus incline son lecteur vers le défi, la révolte, la création. Camus lie la révolte métaphysique contre sa condition et la révolte historique qui en est la " suite logique " (rôle de Camus dans la Résistance ans le combat contre la guerre d'Algérie). Exaltation de la vie, célébration de la justice et de la solidarité humaine face au mal. C'est la dignité humaine qui importe.
- Au total, le sentiment de l’absurde s’accompagne, chez Sartre, comme chez Camus, d’une conscience lucide qui donne un sens au monde qui n’en a pas a priori. Dans l’action, la révolte, le choix, l’homme fait surgir de lui-même une orientation qui seule donne un sens à la vie. L’existant a donc le sentiment, qui est à l’origine du sentiment de l’absurde, que son être est privé d’essence, parce qu’il n’y a pas d’essence pour lui donner a priori le sens de son existence. S’il n’y a rien, ni diable, ni Dieu, il faut s’en tenir à ce savoir que nous sommes livrés à nous-mêmes : “ je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête ” (Sartre, Le diable et le bon Dieu).
Conclusion
- La révélation de
l'absurde, de la contingence de l'existence n'est donc pas nécessairement liée
à un pessimisme foncier ou à un dégoût de l'existence. Affirmer la contingence,
la facticité du monde (caractère de ce qui existe sans raison ni
justification), c’est penser que le monde n’a pas de justification ni de
signification qui préexisteraient à l’action humaine. Si l'existence n'a pas de sens, ce dernier est
à construire et il devient alors une expérience par laquelle le
sujet sculpte sa propre existence comme une oeuvre d'art. Le sentiment que tout
est contingent, le sentiment de la déréliction, le sentiment d'avoir été jeté
dans le monde sans perspective ni soutien, pour rien, peut être le fondement
d'une authentique philosophie de la liberté et du bonheur.
- L'impératif de vivre et d'agir survit à l'absurdité et à l'absence de Dieu. L'engagement, la révolte, le courage, l'amour, la vérité, la désillusion, l'humour, le bonheur deviennent les valeurs fondamentales d'une sagesse de l'immanence, c'est-à-dire du joyeux désespoir.
- Il n'y a donc de sens que par la liberté et l'acceptation lucide du non sens constitutif des choses, du principe de cruauté qui régit le réel. Le sens, c'est finalement le sillon que tracent nos actes dans l'existence, les maillons que ces actes nouent progressivement et qui m'engagent.
- Or, si je suis ce que je me fais, comment penser la mort pour que mon existence ait un sens ? Comment la prise de conscience de l'absurdité radicale de toute chose que signe la mort - ce " destin de solitude " dont parle Marcel Conche - peut-elle déboucher là aussi sur une sagesse tragique mais joyeuse ?
- Dans la pensée occidentale, la mort est objet d’épouvante qui inscrit définitivement la contingence dans l’existence humaine et elle ne paraît pouvoir être affrontée que dans la mesure où elle se voit relativisée et où elle semble n’avoir de prise que sur une partie seulement de notre être. Il s’agit toujours, en effet, de donner un sens à cet impensable qu’est la mort qui doit être acceptée et niée à la fois. Et c’est pourquoi on a tendance à voir en elle un passage et non une fin, comme le terme de trépas, qui signifie dépassement ou transgression, et celui de décès, qui implique l’idée de départ et de séparation, l’attestent bien dans notre langue. N’y a-t-il pas un rapport autre que d’esquive à trouver avec la mort ? La mort fait-elle de notre finitude un manque ou une capacité ? Ne peut-on pas trouver, dans la mort elle-même, la ressource de la vie ?
- L'une des caractéristiques fondamentales de la mort réside dans le contraste entre l'intensité extraordinaire des émotions dont elle est la cause et son absence intrinsèque de réalité pensable : on ne peut rien en dire, parce qu'elle n'est rien. Cette impensabilité de la mort explique à la fois l'angoisse qu'elle suscite et la tendance qui porte l'imaginaire à broder, par horreur du vide, sur le thème de la survie. Que signifie l'expérience humaine de la mort et en quoi constitue-t-elle une des clefs du phénomène humain ?
1. Le sens
biologique de la mort
- La mort est d 'abord une réalité naturelle des plus banales. La mort est l'arrêt de l'activité intégrée du vivant et la rupture de son unité. Prescrite par le programme génétique lui-même, elle est une partie intégrante du système vivant. La mort : une nécessité inéluctable, une nécessité de la vie.
- La mort de l'individu n'est pas seulement inévitable, mais utile et bienfaisante pour l'espèce : elle permet notamment le remplacement d'êtres vieillis par des êtres jeunes et dynamiques, elle rend possible l'apparition d'organismes nouveaux. Elle évite la surpopulation.
- La mort est l'effet de l'impuissance de l'organisme individuel face à des forces extérieures qui l'agressent, alors que sa tendance fondamentale est à " persévérer dans son être " (Spinoza). Selon Bichat, la vie est " l'ensemble des forces qui résistent à la mort ". Mais la mort est aussi inscrite au coeur même de la vie, de sorte que vivre c'est mourir; chaque espèce possède une durée de vie nécessairement limitée, longévité qui est inscrite dans le programme génétique.
- En ce qui concerne la mort humaine, les médecins la définissent comme l'arrêt des fin des fonctions du cerveau définie par un encéphalogramme plat pendant quarante-huit heures. Avant 1966, la mort était définie comme arrêt de la respiration (le signe du miroir devant la bouche) et l'arrêt du coeur. Toutefois, la constatation de la mort est délicate : après l'arrêt de l'activité cérébrale, toute vie ne disparaît pas brutalement de l'organisme (des organes, des cellules peuvent continuer à fonctionner, les ongles poussent, etc.); existence de comas (sommeil profond) caractérisées par une abolition de la conscience ne laissant subsister que la vie végétative.
- D'où la distinction de quatre niveaux de la mort :
1. La mort apparente : arrêt respiratoire, insensibilité, activités cardiaques et circulatoires affaiblies.
2. La mort clinique : abolition des activités cardiaques, respiratoires, des réflexes, de la conscience; possibilité d'un retour à la vie que si la non-irrigation du cerveau ne dépasse pas 4 ou 5 minutes.
3. La mort absolue : arrêt complet de l'activité du cerveau qui laisse ouverte la possibilité d'un coma dépassé (le cerveau est totalement mort, vie purement végétative grâce à des appareils médicaux).
4. La mort totale : moment où il n'y a plus de cellules vivantes dans l'organisme.
2. Mort et
condition humaine
- La mort est aussi un phénomène culturel et nous pouvons saisir à travers elle le passage de la nature à la culture : l'homme est le seul animal qui enterre ses morts; aucun groupe humain n'abandonne ses morts sans rites et sans sépulture. Exemple d'Antigone, expression sublime de la conscience individuelle, héroïne de la tragédie de Sophocle, qui veut rendre les honneur funéraires à son frère Polynice, honneurs interdits par le roi Créon.
- Le moment où l'homme se met à enterrer ses morts est un des étapes décisives et ultimes de l'hominisation. Les premières traces de rituels funéraires remontent à plus de 100 000 ans, à l'apparition de l'Homo sapiens sapiens. Le deuil est, d'une certaine manière, à l'origine de la culture. Parce que l'homme est en deuil, il met en oeuvre des techniques assurant une communauté de vie avec les ancêtres et soudant les vivants entre eux.
- L'homme est le seul à savoir qu'il doit mourir. La conscience de la mort crée d'abord de la souffrance et de l'angoisse et elle force l'homme à poser la question de la valeur et du sens de la vie. Mais la conscience de la mort est aussi l'aiguillon qui donne à l'existence humaine son intensité et stimule sa créativité.
- En effet, la mort oblige l'homme à élaborer une culture : rites, mythes, croyances pour apprendre à supporter ce destin inéluctable. Selon Paul Valéry (in La peur des morts), " L'idée de mort est le ressort des lois, la mère des religions, l'agent secret ou terriblement manifeste de la politique, l'excitant essentiel de la gloire et des grandes amours ".
- La certitude de devoir mourir, est ce qui fait naître chez l'homme la conscience de sa possible grandeur. La paix de l'inconscience lui est refusée, l'inquiétude est son lot et donc la possibilité du courage. Cette certitude fait naître en l'homme le sentiment mystérieux qu'il est supérieur au monde inerte qui le détruit. Cf. Pascal : " L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, amis c'est un roseau pensant…Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien " (Pensées, 210).
- Immortels, nous mènerions une vie indéfinie, sans enjeu, dans laquelle il ne nous arriverait rien. On peut alors considérer la mort comme un privilège et l'immortalité un vain fantasme. De sorte que la mort n'est pas tant une limite qu'une ressource et, comme nous allons le voir par la suite, l'angoisse de la mort n'est nullement incompatible avec la joie d'exister.
- Ainsi, chez Hegel, la mort est-elle véritablement "anthropogène". L'accès à l'humanité n'est possible que par l'affrontement de la mort. Cela implique la capacité qu'a l'homme de s'élever au-dessus de la simple vie animale, de mettre l'intégralité de sa vie en jeu afin d'accéder à la conscience de soi comme être libre. Par l'affrontement de la mort, l'homme s'élève au-dessus de la vie. C'est cette capacité de mort qui est le fondement de la liberté. Le maître est celui qui accepte de renoncer à l’existence immédiate et qui accède par là à l’esprit. Etre maître de soi, c’est accéder au spirituel, c’est contempler la mort, mettre à distance l’angoisse, dédaigner la simple existence biologique, accepter éventuellement de renoncer à la vie. Il s'agit finalement de regarder la mort en face, non pas de s'en détourner, de séjourner dans sa négativité. La mort se présente comme une oeuvre à réaliser dans le monde par le travail, la culture notamment.
3. Les trois
morts
- Jankélévitch, dans La mort, nous invite à distinguer la mort en troisième personne, en deuxième personne, en première personne.
- La mort en troisième personne est abstraite et anonyme : c’est la mort de tout et de n’importe qui, la mort banale et quotidienne, celle qui est objet de savoir (la mort pour le démographe, le médecin, le biologiste). Cette mort impersonnelle nous cache le mystère et la tragédie de la mort.
- Dans la mort en deuxième personne, au contraire, nous faisons l’expérience tragique de la mort des proches. La mort de l’être cher, la possibilité, l’éventualité de cette mort, donnent un aspect tragique et dérisoire aux relations d’amitié et d’amour. Dans cette mort de l’autre, j’appréhende le mystère irréductible de la subjectivité, la “ présence-absence ” de l’autre (l’individu n’est pas anéanti, il existe réellement, malgré la distance et l’absence). Selon Marcel Conche, dans Le destin de solitude, cette mort est la forme la plus pure du malheur, la blessure qu'elle laisse est parfois inguérissable. Cette expérience est la seule véritable expérience que nous puissions faire de la mort.
- Freud parle à ce sujet du " travail du deuil " qui implique une lente réorganisation de la structure de l'affectivité, qui doit se détacher peu à peu de l'objet sur lequel elle s'est investie. Acceptation de la mort par le survivant qui définit de nouveaux objectifs de vie. L'être disparu reste cependant présent intérieurement, comme une partie de soi avec lequel se continue une sorte de dialogue silencieux. Le parents, par exemple, restent après leur mort de références autour desquelles notre monde intérieur continue à se structurer.
- Cette expérience de la mort en deuxième personne est particulièrement omniprésente lors de la vieillesse. Vieillir, c'est voir partir un à un les proches, le monde devient alors peuplé de fantômes, le présent renvoyant sans cesse au passé. Toutefois, comme le souligne Jankélévitch, la mort ne peut pas abolir ce qui a été. Le souvenir du mort perdure dans la mémoire des hommes qui l'ont connu; la mort ne peut effacer le fait que le défunt ait été vivant. C'est la revanche des mortels sur la mort : " Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été ". On ne peut pas dire de celui qui n'a jamais existé qu'il n'est plus. Pour n'être plus, il faut avoir été. En apparence, ne plus être équivaut à ne pas être mais il y a une différence radicale entre ce qui a existé, et qui n'est plus, et ce qui n'a jamais existé. Même si la vie est éphémère, " le fait d'avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel ".
- Quant à la mort en première personne, enfin, elle désigne ma propre mort, la mort de soi.
- D'abord, cette mort de soi apparaît comme une impossibilité, contrairement aux autres formes de mort : le “ je suis mort ” est une impossibilité : " être vivant et penser qu'on est mort, c'est mieux qu'insupportable, c'est impossible " (Alain, Propos, 1er mars 1909). D'autre part, comme le souligne Freud, je ne crois guère à ma propre mort : " dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité " (Freud, Essais de psychanalyse). Par ailleurs, la plupart du temps, tant que nous nous sentons jeunes, nous percevons l'échéance de notre fin comme un horizon lointain, nous la ressentons comme abstraite.
- En ce sens, la maturité est ce moment où les débuts d'usure visibles au niveau de la vitalité, de l'intensité des sensations et des émotions sont compensés par le sentiment d'une maîtrise croissante de sa vie. Le vieillissement lui-même peut se faire soit dans la mélancolie, soit dans la sérénité, comme on le voit chez les personnes âgées où un certain plaisir de vivre se mêle à la pensée de la mort (le fait de ne plus avoir d'avenir, de se situer au-delà des espoirs et des soucis donne la capacité de goûter pleinement le présent).
- Mais cette sérénité est assez rare. D'où la question : pourquoi avoir peur de la mort ?
4) Refus de la mort et désir de mort
- Comment peut-on redouter la mort qui, comme le dit Epicure, n'est rien pour nous ? D'où vient le refus de la mort ? A contrario, comment se fait-il que nous soyons parfois amenés à désirer la mort ?
1. Le refus de
la mort
- Le refus de la mort s'enracine dans deux désirs simples : celui de persévérer dans son être (le " dur désir de durer " – Eluard) qui fait dire à La Fontaine, à la fin de La Mort et le Bucheron : " plutôt souffrir que mourir, c'est la devise des hommes "; celui de continuer à profiter de l'existence, parce qu'on la trouve belle. Dans les deux cas se trouve la même idée que l'être est supérieur au non-être.
- Du coup, la perspective de notre mort signifie plusieurs choses :
1. L'annulation totale de notre liberté.
- La mort est ce à quoi nous sommes condamnés; elle nous transforme en " en-soi ", en cadavre, en destin; elle peut nous surprendre à tout moment, elle est par nature imminente.
2. L'absurdité de notre vie.
- La mort nous révèle que notre existence n'a aucune importance objective. Rien ne restera de nous, le monde restera après nous aussi plein qu'avant. Sentiment d'absurdité renforcé par le fait que la mort frappe inégalement (la mort d'un enfant, par exemple). Sentiment d'une injustice du destin.
2. Le désir de
mort
- Les sentiments que la mort inspire ne se réduisent pas à la peur et au refus. Beaucoup d'hommes cherchent le risque et ont besoin de la mort pour éprouver leur force et pour vivre des moments grisants : exemple des sportifs. Volonté de sentir sa force s'accroître, en se fixant des obstacles et en en triomphant, en côtoyant de près la mort.
- La mort peut aussi être l'objet d'une aspiration directe et c'est l'une des particularités de l'homme que d'être le seul être vivant à être capable de refuser explicitement la vie, de se suicider. Le désir de mort peut certes résulter d'une volonté de fuir une situation vécue comme insupportable. Mais il est des cas où la mort semble être désirée pour elle-même.
- Freud suggère l'existence d'une pulsion de mort (Thanatos) qui tend à séparer ce qui est uni, à ramener le vivant à l'état préorganique. La mort incarne le repos et l'immobilité. Ce désir de mort exprime une fatigue de vivre, une aspiration au néant et au repos, mais aussi le refus d'un monde décevant et laid, l'insatisfaction provoquée par les réalités finies d'une vie terrestre qui ne comble pas le désir de plénitude. L'aspiration à la mort reflète également le désir de s'arracher à la prison du moi et de se fondre dans le tout, comme on le voit dans les extases érotiques, mystiques ou toxicomaniaques qui visent à nous arracher de nous-mêmes. La mort peut aussi parfois représenter la promesse d'une vie meilleure, thématique commune à beaucoup de religions.
- Le cas du suicide est, à cet égard, énigmatique. Il correspond à une gamme de motivations diverses :
1. Suicide " métaphysique : causé par le sentiment que la vie n'a pas de sens (cf. Camus). Forme assez rare.
2. Nombre de passages à l'acte sont des tentatives, qui laissent une chance à l'échec, savoir la vie: dimension d'appel (attirer l'attention des autres sur la détresse, quémander un peu d'affection et d'écoute).
3. Passage à l'acte : solitude, maladies, absence de toute espérance. Ou alors, dans la tradition stoïcienne, faire du suicide une manifestation de la liberté : dans ce cas, le suicide peut témoigner de l'amour pour une vie qu'on ne veut pas voir se dégrader.
- Cas des états dépressifs profonds qui ôtent à ceux qui les subissent le goût de la vie et les plongent dans l'angoisse, dans des sentiments de culpabilité et d'indignité. Les psychiatres parlent des " tempéraments suicidaires " qui multiplient obstinément les tentatives. Réponse aussi parfois à l'angoisse délirante du psychotique.
- Certaines études récentes trouvent une explication dans des processus cérébraux encore mal connus dont témoigne l'efficacité de certains antidépresseurs. Des explications plus psychologiques rattachent le tempérament suicidaire à une incapacité à trouver des repères dans la vie, à s'y donner une place, à s'assigner une identité claire. D'autres explications insistent sur le contexte psycho-familial, voire social : Durkheim, par exemple, souligne le lien entre le suicide et l'anomie (effondrement, dans des sociétés qui subissent des transformations brutales, des points de repère et des valeurs). Les périodes de guerre, par exemple, où chacun s'arc-boute pour combattre face à la violence, sont des périodes où le taux de suicide tombe très bas. Quand la vie est menacée, on en sent le caractère précieux.
- Dans les sociétés contemporaines, le nombre des dépressions et des suicides va en s'accroissant: plus de dix mille morts par suicide par an en France et dix ou quinze fois plus de tentatives. Accroissement qui semble être la contrepartie des avantages apparents du mode de vie actuel : règles moins rigides, possibilités de choix plus nombreuses, incitation à s'épanouir et à réussir, qui laisse ceux qui sont mal dans leur peau encore plus désespérés.
- Le suicide a été valorisé par certaines cultures (au Japon, par exemple, avec les samouraïs japonais, obsédés par l'honneur) et condamné par d'autres (le christianisme refuse l'inhumation de terre sainte des suicidés; dans certaines régions de l'Europe médiévale, on mutilait le cadavre du suicidé et on punissait leurs familles). La conscience moderne est plus tolérante mais la conviction est forte qu'il faut aider le suicidaire à retrouver le goût à l'existence.
- L'expérience de la mort apparaît donc comme proprement paradoxale: universelle, imprévisible, la mort est difficile à penser puisqu'elle incarne une irréalité. Si je puis parler de la mort de l'autre et en faire l'objet d'un concept, je semble condamné à penser autour de ma mort ou à propos d'elle, de sorte qu'il y a, dans la pensée de la mort, quelque chose d'impénétrable. En réalité, penser la mort revient à penser sa propre vie : comment, en effet, comprendre la vie et la conduire quand on prend conscience de sa fragilité et de sa finitude ?
- Une des manières les plus répandues de donner un sens à la mort et, partant, à l'existence consiste à nier le pouvoir de la mort en tant que tel, en postulant l'existence d'une vie éternelle ou d'une dimension métaphysique de la réalité humaine. La pensée de la mort sous l'espèce de la croyance transforme l'aveuglement angoissé de l'homme face à sa finitude en espérance éclairée d'un au-delà qui libérerait l'homme du néant. Cette croyance en un au-delà est au fondement de toutes les religions.
1.
Vie terrestre et vie
éternelle
- On peut d'abord considérer la mort comme une continuation, sous une autre forme, de la vie : les hommes des sociétés archaïques répugnent à l'idée d'une destruction définitive et totale et considèrent que les morts continuent de mener à nos côtés une vie invisible et ne cessent pas d'intervenir dans le cours de l'existence des vivants. Ici la coupure entre les morts et les vivants n'est pas franche et la mort se voit plutôt réintégrée au cycle de la vie, comme l'atteste, par exemple, la croyance en la réincarnation.
- La conception judéo-chrétienne est fondée sur la foi dans l'existence d'une dimension métaphysique de la réalité humaine, cette dernière étant éclairée par une lumière qui n'est pas de ce monde et qui lui donne un sens.
- Idée d'abord d'une surnaturalité de l'être humain, présence en lui de quelque chose de divin.
- Pascal nous dit que par la pensée, l'homme transcende la nature, désire éternité et perfection. La vie ne se réduit pas à sa dimension visible et possède un sens. Pour le chrétien, l'existence temporelle lui est donnée pour mériter, par sa souffrance et par sa foi, la possibilité de retourner à un Dieu dont il s'est écarté. Le trépas, loin d'être un simple basculement dans le néant, est pour l'être humain l'occasion possible d'un retour à la vie éternelle auprès de son créateur. La mort fait partie d'une existence dont le sens est de nous permettre de retrouver cette vie éternelle à travers la souffrance terrestre, la mort étant la porte qui ouvre sur une autre vie. Par la mort le croyant quitte la dimension du temps pour entrer dans l'éternité.
- La mort a le sens d'une césure radicale entre ce monde-ci et l'au-delà : vision eschatologique selon laquelle il y aurait une fin des temps et une résurrection des corps (corps spirituel et incorruptible, et non corps physique), laquelle vision rompt avec celle d'un éternel retour et d'une transmigration éternelle des âmes. Dans le christianisme notamment, on est en présence d'un dispositif d'affirmation inconditionnelle de la vie et de mise en échec de la mort : idée d'un Dieu triomphant de la mort, ainsi que du tragique de la condition humaine, sous la forme de la mort sur la croix d'un Christ délaissé par un Dieu qui se tait. Paradoxe d'un Dieu qui devient en mourant maître de la mort, qui, en s'offrant à la mort, parvient à la vie et à la joie, ce qui est encore une manière d'affirmer la possibilité d'une sur-vie.
- Nieztsche a vu dans la promesse chrétienne de la vie éternelle une haine de la vie terrestre, une ruse des forces de mort, cherchant à empoisonner l'existence terrestre. Le succès historique du christianisme s'explique selon lui par le fait qu'il apporte une consolation illusoire aux faibles, aux opprimés, à tous ceux qui n'ont su s'affirmer dans cette vie. Du côté des prêtres et des idéologues du christianisme, il y a le désir de pouvoir sur les âmes, le ressentiments et la jalousie à l'égard de ceux qui éprouvent du bonheur à vivre, la haine névrotique de l'existence, qui conduit à en surestimer la dimension d'échec, et à affirmer qu'elle est tout entière contaminée par le péché.
- Quoi qu'on puisse penser de cette analyse nietzschéenne, il reste, dans le message du christianisme, une ambiguïté qui fait que toute recherche d'une existence plus authentique risque toujours d'apparaître comme le signe qu'on n'est pas capable d'aimer le monde tel qu'il est.
2. La question
de l'immortalité
- La question de l'immortalité renvoie au problème fondamental de la destinée de l'homme après la mort : celui de savoir si nous n'avons qu'une vie ou si une autre nous attend. Comme nous allons le voir, ce qui est en jeu à travers la question de la survie, ce sont quelques-unes des questions les plus fondamentales de la métaphysique classique, questions qui n'ont pas de solution scientifique et face auxquelles chacun est contraint de prendre position.
- La croyance dans la survie reflète le refus d'une disparition totale et le besoin d'être consolé. Mais aussi le glissement du fait que le défunt est vivant dans la mémoire et dans le coeur des survivants à l'affirmation qu'il est vivant en soi. La difficulté également de l'esprit à admettre une disparition absolue. L'imagination éprouve le besoin de broder sur le vide que représente la mort.
- Parmi les problèmes métaphysiques auxquels renvoie cette croyance en la survie, évoquons le problème de l'esprit et de la matière, ainsi que celui du sujet et de l'objet.
1. Le problème
de l'esprit et de la matière
- La réalité se présente à nous sous deux aspects principaux : celui des objets matériels, localisables dans l'espace et le temps, observables par les sens; celui des réalités psychiques ou mentales (sensations, émotions, idées), non localisables dans l'espace et le temps, accessibles avant tout à l'expérience interne. Problème ici de la relation entre ces deux entités.
- La thèse matérialiste : la vie mentale n'est que la face subjective d'une réalité qui est matérielle (neurones…). L'esprit est l'effet d'une complexification de certains systèmes matériels. Si le cerveau s'arrête, si l'organisme se désagrège, toute vie psychique cesse. Position d'Epicure, par exemple.
- La position spiritualiste (Bergson, Hegel) : la destruction du cerveau ne signifie pas celle de l'esprit; l'esprit est irréductible à un phénomène matériel, c'est une réalité sui generis; la matière, la réalité sont une objectivation, une extériorisation de l'esprit.
2. Le problème
du sujet et de l'objet
- Peut-on concevoir un monde objectif en soi indépendamment de toute conscience ? Ou le monde objectif n'est-il pas toujours le corrélat d'une expérience ou d'une représentation subjective (Berkeley, Kant, Husserl).
- La première thèse (on peut concevoir un monde objectif en soi indépendamment de toute conscience) postule que le réel est ce à quoi nous appartenons et dont nous dépendons. Du coup, la mort est une expérience de vérité, qui dégonfle notre égocentrisme.
- La seconde thèse (le monde est le corrélat d'une expérience subjective) pose, au contraire, qu'il n'y a pas de réalité indépendante de ma pensée; ma mort existe bien dans mon expérience (l'angoisse, la souffrance qu'elle engendre sont réelles), mais elle n'a pas de réalité absolue : quand mon existence cessera, c'est le monde - ou plutôt mon monde - qui cessera avec elle.
- Idée, en tout cas, d'une irréductibilité de l'expérience subjective : le moi renvoie à l'expérience que je fais de moi-même (être différent des autres, être l'auteur de ses actions..) et n'a pas de sens au niveau biologique. De sorte que la croyance à ma survie ne peut être réfutée par la biologie.
- Mais l'irréductibilité de l'expérience subjective ne joue pas forcément en faveur de l'idée de survie : il est loin d'être évident qu'on puisse substantifier cette expérience de soi en affirmant qu'il existe en chacun un moi unifié et stable permanent, une âme qui pourrait survivre à l'anéantissement. Nous avons vu, dans le cours sur la conscience, que l'existence de l'âme comme chose pensante a été contestée par Hume, le bouddhisme, etc.
3. L'ambiguïté
de la foi religieuse
- Quelle est finalement la signification globale de cette croyance religieuse en l'immortalité, en la survie qui se fonde à la fois sur un refus de la mort et sur l'affirmation de sa présence irréductible?
- Les croyances religieuses visent à proposer, de façon symbolique, une vision de la vocation profonde de l'être humain, de ses devoirs, de la signification de son existence. A la base du message des grandes religions, on trouve plusieurs intuitions fondamentales : la finitude irrémédiable de l'homme, la valeur de la vie dont la source est ailleurs que dans le monde naturel, existence d'un bien moral objectif, etc.
- Pour riche de signification qu'il soit, le discours religieux reste cependant empreint d'une indépassable ambiguïté.
- Première ambiguïté : le discours religieux objective le sens qu'il s'efforce d'évoquer et risque par là même de la trahir. Parler de Dieu, c'est, d'une certaine façon, le substantifier, l'objectiver, en le transformant en un être parmi les autres, alors qu'il est par essence tout autre. D'où l'agnosticisme qui entend rédécouvrir le sens authentique de la religion : si Dieu est, il est au-delà de tout ce qu'on peut dire de lui, conviction que tout discours positif sur Dieu est condamné à manquer ce qu'il veut viser. Ainsi, selon Wittgenstein, la seule attitude correcte face à ce qui donne sens à notre vie, c'est de renoncer à en parler.
- La foi en l'immortalité tend à dévaloriser une existence terrestre qui paraît finalement, dans sa brièveté et sa fragilité, plus intéressante à vivre et à comprendre que l'immortalité immobile que les religions veulent lui opposer.
- Par ailleurs, l'angoisse de l'absurde semble disparaître peu ou prou lorsque nous parvenons à nous réabsorber dans des activités dont la finalité redevient évidente. De sorte que le sens se montre précisément quand nous cessons de nous interroger sur lui, il se montre davantage qu'il ne se dit ou se représente. On peut penser que la problématique religieuse qui entend donner du sens au sens pèche paradoxalement par excès de rationalisme. La sagesse ne consiste-t-elle pas, au contraire, à désintellectualiser notre rapport à l'existence, à apprendre à nous taire là où nous pensions qu'il faut parler, afin de rendre à l'instant présent sa densité ? (cf. Comte-Sponville, in La sagesse des modernes).
- La négation ou la relativisation du pouvoir de la mort par la croyance en un au-delà ne va donc pas sans ambiguïtés. Il reste que ces visions de la mort ont le mérite de nous donne à penser une existence qui ne se réduit pas à l'aveuglement ou au divertissement pascalien. Les grandes religions nous invitent au contraire à refuser la mort, non point en se masquant les yeux et en faisant comme si elle ne nous concernait pas, mais par une authentique conversion spirituelle de l'existence terrestre (salut par la foi dans la tradition judéo-chrétienne, prise de conscience de l'impermanence et invitation au détachement pour ce qui concerne le bouddhisme….) Mais n'y a-t-il pas, au bout du compte, un rapport à la mort autre que d'esquive ou de négation ?
- La pensée tragique voit dans la promesse religieuse que la mort n'est pas une fin absolue le type même de l'illusion. D'où la nécessaire lucidité qui consiste à oser regarder la mort dans sa froide réalité, à renoncer au rêve de l'immortalité. L'idée étant que le bonheur réside dans la fierté de pouvoir maîtriser lucidement sa vie, dans la beauté même que confère aux moments les plus précieux de notre existence la conscience de leur précarité. Mais en quoi consiste exactement ce devoir de lucidité à l'égard de notre propre néant ? S'agit-il, pour vivre bien, d'apprendre à mourir?
1. La mort n'est rien pour nous (texte d'Epicure, in Lettre à Ménécée, exercice de méthodologie : passer du questionnement au problème)
- Epicure et, avec lui, les épicuriens, nous invitent à porter sur le monde le regard le plus froid, le plus dépouillé de toute illusion et d'atteindre ainsi la sérénité par la contemplation de cette vérité nue.
- Trois raisons essentielles sont, selon Epicure, à l'origine de l'insatisfaction et du malheur des hommes.
- D'abord les peurs injustifiées par lesquelles ils se laissent dominer : celle des dieux, de la prétendue fatalité qui conduirait les hommes malgré eux à leur perte, celle de la mort qui les terrorise sans raison.
- Les hommes sont aussi malheureux parce qu'ils ne savent pas régler leurs désirs : les plaisirs artificiels à la poursuite desquels ils se laissent entraîner leur apportent plus de souffrances par la frustration qu'ils engendrent et l'agitation incessante à laquelle ils les condamnent qu'ils ne peuvent leur donner de satisfactions.
- L'autre source du malheur humain : la conviction non fondée que le monde devrait être autre qu'il n'est, plus rationnel, plus harmonieux. Selon Epicure, seule la raison peut vaincre les peurs et les soucis qui rendent les hommes esclaves, en regardant l'univers dans la nudité de son non-sens.
- Regarder la réalité en face, c'est renoncer au rêve de l'immortalité qui alimente la peur de la mort et donc de la vie. Or, penser la mort en vérité, c'est considérer la nature même de la mort, qui est un non-être, c'est-à-dire finalement un faux problème.
- Qu'est, en effet, la mort ? Objectivement, la mort correspond à une dissociation des atomes qui composent notre âme comme notre corps. Subjectivement, la mort n'est qu'une absence : la disparition de toute expérience, de toute sensation subjective. Elle ne peut donc nous faire souffrir, de sorte que celui qui a peur de la mort est victime d'un mirage : il se voit souffrant d'être mort – continuant à vivre au moment même où il sera mort.
- Ainsi la mort et moi ne peuvent-elles jamais se rencontrer : ou bien j'existe, et je n'ai pas encore rencontré la mort; ou bien la mort est déjà là, mais alors c'est moi qui ne suis plus présent pour m'en apercevoir. La mort est un état qui ne nous concerne pas, parce qu'il ne fait pas partie de notre vie. Jusqu'à notre dernier souffle, nous sommes en vie…Ensuite, c'est nous qui avons disparu, c'est nous qui ne sommes plus rien.
- La pensée de la mort pousse jusqu'à la limite le célèbre paradoxe de l'introspection : je ne peux me connaître moi-même parce qu'alors le sujet connaissant se confond avec l'objet à connaître. Cette coexistence du sujet et de l'objet devient, dans le cas de la mort, radicalement impossible : la mort est cet objet qui anéantit le sujet pour toujours. Comme le note Jankélévitch, " la première personne du singulier ne peut conjuguer " mourir " qu'au futur " (in La mort) : celui qui dit " je meurs " est vivant puisqu'il se voit mourir. Dès lors, parce qu'elle ne peut faire l'objet d'aucune expérience possible, la mort est l'impensable par excellence.
- C’est donc l’imagination qui nous abuse, non la mort elle-même. Si la mort est un fait qui ne dépend pas de nous, l’idée de la mort, elle, dépend de nous. Si nous sommes convaincus que la mort est la fin de tout, nous n’aurons ni à redouter ni à espérer une autre vie. Cette vie est alors la seule qui puisse nous apporter le bonheur, pourvu qu’elle soit sereine face à la mort.
- Mais ce point de vue d'Epicure est inopérant, comme nous l'avons vu, pour la mort des autres, celle en deuxième personne : la mort de l’être cher, la possibilité, l’éventualité de cette mort, donne un aspect tragique et dérisoire aux relations d’amitié et d’amour. Dans cette mort de l’autre, j’appréhende le mystère irréductible de la subjectivité, la “ présence-absence ” de l’autre.
- On peut ainsi se demander si la sagesse épicurienne constitue un vrai remède contre l'angoisse de la mort.
2) Le pari tragique (texte de Montaigne, in Essais, livre premier, chap. XX)
- Dans ce texte, Montaigne se demande comment goûter aux joies présentes de l'existence, alors que la condition humaine s'inscrit dans la précarité et dans l'insécurité (" Le but de notre carrière, c'est la mort ", dit Montaigne dans un autre texte). Alors que la plupart des gens remédient à leur crainte en choisissant de ne jamais penser à la mort, Montaigne préconise au contraire d'y penser toujours, de l'avoir sans cesse présente à l'esprit. Une fois apprivoisée, la mort perd son caractère effrayant, pour n'apparaître que comme un long sommeil sans fin. Comme nous allons le voir, la philosophie de Montaigne nous enseigne que seuls ceux qui aiment vraiment et totalement la vie peuvent en définitive accepter jusqu'à la mort qui en est le terme naturel.
- Idées principales du texte :
6. 1à 4 : la plupart des hommes fuient la perspective de la mort en évitant d'y penser, en vivant comme s'ils ne devaient jamais mourir. Et quand la mort survient (sa propre mort, celle des proches ou des amis), elle les trouve stupéfaits et désespérés. Montaigne nous suggère, pour ne pas être pris au dépourvu, de garder sans cesse la mort à l'esprit. " grand avantage contre nous " : Montaigne parle ici de cet ennemi invincible qu'est la mort. " à la commune " : à la voie commune, celle qu'empruntent la plupart des hommes.
7. 4 à 11 : il ne s'agit pas de renoncer aux plaisirs de la vie, mais de jouir du présent tout en sachant que les heureux instants que nous sommes en train de vivre sont peut-être les derniers. " Au broncher d'un cheval " : au faux pas. " Efforçons-nous " : faisons effort sur nous-mêmes.
8. 12 à 16 : référence à Horace ( Epître 4, livre L) : " Imagine-toi que chaque jour est le dernier qui luit pour toi; elle te sera agréable, l'heure que tu n'espérais plus ". L'instant que l'on vit est d'autant plus précieux que c'est un instant gagné sur la mort. " L'anatomie sèche " : la momie.
9. 17 à 21 : Par la " préméditation de la mort ", c'est-à-dire en se préparant par la pensée à mourir, l'homme apprend à ne plus avoir peur de la mort. Et c'est précisément la crainte de la mort qui trouble notre esprit et qui nous fait perdre notre liberté.
Commentaire (Marcel Conche, in Montaigne et la philosophie)
- Selon Montaigne, la pensée de la mort constitue l'homme en son être même : " vivre dans la pensée permanente de la mort, c'est vivre selon la vérité de l'homme " (Conche, op.cit., p.64). C'est l'oubli de la mort qui fait que nous vivons mal, inquiets, malheureux car nous nous attachons à des biens, à des honneurs vains. Lire Marcel Conche, op.cit., haut de la page 67. En somme, Montaigne voit dans " la pensée de la mort, c'est-à-dire de la séparation, le moyen de dissocier sa vie de toutes les choses inessentielles, de la fonder sur l'essentiel " (ibid., p.67). Il s'agit précisément de vivre dans la " non-dépendance à l'égard de ce qui ne dépend pas de nous, c'est-à-dire dans le détachement (l'abstraction, la séparation) à l'égard de toutes les choses finies, qui, comme finies (périssables), ne dépendant pas de nous (mais du temps et de la mort)…" (ibid.,p.68). Conception stoïcienne.
- Montaigne vit, dès lors, comme s'il allait mourir dans cinq minutes et, de ce fait, il ne fait des projets qu'à court terme
- Dans d'autres textes, Montaigne explique comment s’exercer à la mort. Il serait possible d’approcher la mort dans certaines expériences limites et réaliser ainsi sa douceur, sa proximité peu dramatique à l’assoupissement. La mort n’est pas cet au-delà ni même ce point hors sensation d’Epicure, mais plutôt ce temps d’arrachement à soi où l’on se sent défaillir. Il existe, dans la vie, un échappement à soi susceptible d’un “après” et d’un souvenir : la perte de conscience.
- Montaigne relate un spectaculaire accident de cheval qui va lui assurer une expérimentation concrète des approches de la mort : évanoui, entre la veille et le sommeil, entre la vie et le mort, Montaigne ressent cet intervalle comme très agréable. Cet état de bien-être, où l’organisme s’abandonne à l’inconscience, Montaigne pense qu’il correspond à l’expérience des agonisants. Il y aurait donc un plaisir de l’affaibli qui correspondrait à un désir de retour vers l’inanimé : loin de ressembler à une lutte pour la vie, le fait de se laisser partir est la chose la plus naturelle; alors que la vie prend souvent l’allure d’un combat, d’un mouvement pénible contre les obstacles, le vivant cesse de résister à sa propre destruction en mobilisant de l’énergie, cesse de désirer et retombe dans la matière inerte. Fermer les yeux, perdre la vie, c’est d’abord se libérer de la conscience, du souci.
- Dès lors, on peut aimer la vie, tout en la quittant sans regret, comme si aimer la vie conduisait déjà à comprendre la mort, à refuser de demander à l’existence plus qu’elle ne donne, à apprécier jusqu’à son risque et son caractère éphémère : qui aime la vie du jour prend plaisir à s’endormir. Mourir est donc assimilable à un laisser-aller positif : oser s’approcher de l’inconnu, c’est déjà démystifier et supprimer les frayeurs nées de l’ignorance et de l’habitude.
- Qui plus est, la nature nous habitue lentement au trépas, accoutumance qui prend la forme de la maladie et de la vieillesse : “ nature même nous prête la main et nous donne courage. Si c’est une mort courte et violente, nous n’avons pas loisir de la craindre; si elle est autre, je m’aperçois qu’à mesure que je m’engage dans la maladie j’entre naturellement en quelque dédain de la vie…” (Essais, I, XX, 69). La maladie prépare avec une douceur diplomatique à la mort; mourir n’est alors pas contraire à la vie, s’il existe une forme de vie - la maladie - qui ouvre à la mort. La maladie n’est pas contraire à la vie, mais à la santé. La santé, en effet, est l’excès qui rend la vie plus excitante et en augmente la joie, alors que la maladie représente une vie qui se rend inhospitalière à elle-même. C’est pourquoi, selon Montaigne, l’euthanasie semble légitime, lorsqu’elle ne fait qu’accélérer ce que la vie déclinante réclame pour elle, mais n’atteint pas toujours assez rapidement.
- De même, la vieillesse - ce néant dispensé à dose homéopathique - est ce qui épouse le mouvement même du temps par sa progressivité : le vieillard finit par se satisfaire de son présent de vieillard en y découvrant les plaisirs de la vieillesse; la conscience du déclin finit par s’effacer au profit de la conscience pleine d’un maintenant. Tout présent est nôtre, lorsque nous ne l’altérons pas par l’embellissement du passé (tendance sénile) ou l’idolâtrie de l’avenir (tendance juvénile), et lorsque la souffrance ne le désarticule pas.
- Au total, maladie et vieillesse sont également deux initiations adaptées à la mort, le renversement qu’elles instaurent est trop lent pour être vécu comme arrachement, perte insupportable. Bref, on meurt toujours trop vite (choc, accident) ou trop lentement (maladie ou vieillesse) pour mourir vraiment. En fait, nous nous détachons du monde insensiblement dès notre plus jeune âge : la lente maturation du départ se prépare au fond de nous et il n’est besoin que d’une chiquenaude pour que la vie nous quitte tout à fait. La mort, en réalité, ne brise que les vivants : la mort qui survient existe si peu pour celui qui meurt, en comparaison de ce qu’elle signifie pour celui qui vit.
- Montaigne entend donc penser la mort en tant que moment fort singulier à passer, en dégageant une conduite proche du laisser-être. Il n’est que d’accepter la finitude, de se ressourcer en un laisser-être.
- On peut se demander toutefois s'il n'y a pas un paradoxe montaignien : en voulant consacrer sa vie à se préparer à la mort, ne sacrifie-t-il pas le présent au futur et ne révèle-t-il pas par là-même l'angoisse que la mort lui inspire, malgré l'affirmation que la mort n'est rien ? D'une façon plus générale, n'y a-t-il pas dans cette volonté de faire de la mort le coeur le plus intime de l'existence, et de vivre dans sa proximité, quelque chose de morbide ?
3) La vie éternelle
- Contrairement à Montaigne, Spinoza ne pense pas que la pensée de la mot nous mette en présence de la vérité de notre condition. En effet, " l'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie " (Spinoza, Ethique, IV, 67).
- Qu'est-ce à dire sinon que l'homme libre est celui qui ne laisse pas la mort envahir son esprit : il n'y a rien à comprendre en la mort, elle est seulement la source de sentiments tristes. En effet, tous les êtres de la nature, montre Spinoza, tendent " à persévérer dans leur être ", c'est-à-dire à se conserver, à s'affirmer, à atteindre le maximum de la puissance dont ils sont capables. L'essence de l'homme est le désir conçu comme l'effet d'une volonté d'affirmation de soi. Tout homme tend donc spontanément vers la plénitude. Les sentiments négatifs, opposés à la vie (le dégoût de soi, le mépris de la vie) sont les effets et les symptômes de l'impuissance et de l'échec. Spinoza prétend donc que l'homme ne peut en aucun cas désirer la mort – le désir de mort étant à la fois un néant de désir et une défaite du désir.
- Si les êtres finissent par mourir, c'est uniquement parce qu'ils sont vaincus par des forces extérieures ou usés par la résistance qu'ils leur opposent. Aussi la mort est-elle l'ennemi numéro un qu'il faut sans cesse combattre, sous ses formes les plus visibles, comme sous ses formes les plus secrètes. Et ce de plusieurs façons :
1. Etre actif, au lieu de s'abandonner aux ruminations mélancoliques. L'action nous permet de nous occuper sainement, de sentir notre force au contact de la résistance des choses, de construire, de créer, d'éprouver du plaisir.
2. Faire reculer la maladie, la souffrance, substituer l'abondance à la pénurie, la paix à la guerre, le droit à la violence, la liberté à l'oppression. Problématique politique.
3. Lutter, sur le plan intérieur, contre les forces qui poussent au pessimisme, au découragement, à la culpabilisation de soi et des autres, à la tristesse, au ressentiment, à la haine. Défendre et épanouir les forces qui permettent d'éprouver du plaisir, de la joie. Rester plein de désirs et de projets (rester jeune de coeur, comme on dit), s'ouvrir aux autres, multiplier les expériences et les rendre conscientes, maîtriser sa vie, progresser dans l'accomplissement de soi. Cf. Le slogan de mai 68 : " il y a une vie avant la mort ".
4. Refuser, du coup, le conformisme, la peur de vivre, l'illusion de la perfection qui conduit à l'amertume et au désespoir.
5. La solidarité, l'amour, le courage, l'humour sont sans doute les seules réponses humaine à la mort.
- N’est-ce pas finalement dans le temps limité de la vie, ici et maintenant, que se joue l’immortalité ? Même pour celui qui croit en la vie éternelle, c’est en cette vie et en cette vie seulement que je puis déterminer mon sort au-delà de cette vie. Ceux qui admettent l’immortalité de l’âme sont renvoyés à cette difficulté que l’existence proprement dite ne peut avoir lieu qu’en cette vie. L’heure de la mort est l’heure ultime au-delà de laquelle il n’est plus temps de changer de vie, de se repentir. Au moment de la mort, s’arrête et se fixe à jamais la figure que je puis donner à mon existence. La mort fait qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. Il semble donc que ce soit l’instant de la mort qui décide de toute la vie.
- Ainsi faut-il distinguer éternité et immortalité : l’éternité ne saurait consister en une quelconque survie ou immortalité du sujet ou de l’individu : le sujet ne vit pas plus après la mort qu’il ne vivait avant la naissance. L’éternité peut se dire selon le réel et selon la vérité :
10. Selon le réel, c’est l’éternité de l’éphémère, le toujours présent du réel, la simplicité, la plénitude d’un instant intemporel que nous vivons parfois. Expérience de la fusion qui surgit dans nos moments de simplicité, de paix, d'harmonie.
11. Selon la vérité, puisque toute vérité est par essence éternelle. La sagesse que Spinoza appelle “ béatitude ” est amour joyeux de la vérité, de la vie elle-même délivrée de l’attente et du manque. Il s’agit de vivre la vie comme elle est, sans mensonge et sans illusions, c’est-à-dire de l’accepter dans sa vérité, et de l’aimer : “ la sagesse n’est pas une autre vie mais bien une vie autre ” (André Comte-Sponville, Vivre). C’est vivre en vérité, c’est-à-dire vivre autrement la même vie que tous. Elle est ce contentement de l’âme qui n’attend rien, n’espère rien, ne regrette rien. C’est vivre dans le présent en paix et en vérité, et trouver, dans cette paix de l’âme, une certaine volupté divine. Qui connaît cette paix possède un bien éternel qui est la sagesse même (réflexions qu’on retrouve dans le bouddhisme, par exemple).
- La participation à l’éternité est donc dans l’instant sans qu’il faille parler d’immortalité, comme persistance d’une substance spirituelle. Exemple de Siddharta (Hermann Hesse) qui atteint ce moment où il habite l'absolu, le coeur même du réel, du devenir, ici et maintenant. Problématique qui nous renvoie à celle du bonheur (cf.cours).
- On peut alors conclure et répondre à la question “ pourquoi existons-nous ? “. Nous nous étions demandés : quel sens la mort a-t-elle pour l’existence ? Quelle finalité faut-il donner à notre existence sachant qu’elle a un terme, une limite absolue ?
- Nous avons vu, avec les existentialistes, que l’existence est irréductible à tout système, à toute logique et qu’elle est avant tout liberté. Exister, c’est inventer librement des raisons, c’est être, avant tout, ce que l’on fait de soi, c’est donner un sens à une vie qui n’en a pas a priori (l’existence est contingente, absurde) et qui ne se réduit jamais, chez l’homme, à la tâche animale de vivre. Dès lors, le sens de notre vie n’est pas donné, il est à construire; c’est à moi qu’il appartient de donner une raison d’être et une orientation à mon existence dont je suis entièrement responsable.
- Nous existons alors non seulement parce que nous ne nous contentons pas de vivre, mais aussi parce que la mort est notre horizon permanent. L’existence est un problème parce qu’elle est livrée au temps, qu’elle s’inscrit dans le devenir. La mort, comme événement toujours à venir, est justement ce par rapport à quoi s’oriente toute existence. Autrement dit, la vie humaine n’a finalement de sens et de prix que parce que nous ne disposons que d’un temps fini; la mort seule nous fait penser la vie comme précieuse et fragile. Mais la vie seule donne à la pensée de la mort son caractère tragique.
- Je ne peux
finalement m’approprier ma mort que si je décide du type d’accomplissement que j’entends
poursuivre ma vie durant. Je ne peux réellement m’approprier mon existence, la
faire mienne, que si je choisis quelle attitude il convient que j’adopte à
l’égard de ma propre finitude. –
- Faut-il alors vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?
- En un premier temps, il nous est apparu qu’il convenait plutôt que l’homme sache qu’il est périssable, et qu’un devoir de lucidité sur notre condition permettait d’éviter l’oubli, la fuite de la mort, c’est-à-dire le divertissement. Mais il ne faut pas alors que le présent lui-même soit hanté par la crainte et que plus aucune action ne soit possible. Si ma mort et la mort de celui que j’aime n’en demeurent pas moins les marques de la finitude, c’est en assumant celle-ci et l’angoisse qu’elle fait naître en nous, que notre existence peut acquérir un sens authentique.
- Ce n’est pas alors dans une immortalité illusoire et rassurante (celle qu’offre les religions) que l’homme peut trouver un quelconque salut, mais dans l’éternité où nous sommes réconciliés avec le réel et la vérité, comme nous l’indiquent les sages. Le comme si de la question : “ faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir”, n’est pas une illusion dans laquelle l’homme pourrait se perdre (se croire immortel), mais plutôt une exigence de la volonté et de l’entendement de vivre pleinement un présent sans avenir. Vivre non pas comme si nous étions immortels, mais éternels.
I) Le sens de l’existence
- Exister, est-ce simplement vivre ?
- L’existence humaine a - t - elle un sens ?
II) Penser la mort
- La mort est-elle pensable ?
III) Vivre à l’ombre de la mort
- Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?
- La mort ajoute-t-elle à la valeur de la vie ?
- La mort abolit-elle le sens de notre existence ?
- Philosopher, est-ce apprendre à mourir ?
-
A. Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, Puf, 2 volumes, 1986 et
1988.
-
A. Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des modernes, chapitre 5
" La quête du sens : une illusion
? ", pp. 269-307, Robert Laffont, 1998.
-
M. Conche, Chapitre III " Le temps,
la mort, l'ignorance ", Chapitre IV " Le pari tragique ", in Montaigne et la philosophie, éditions de
Mégare, 1992.
-
Françoise Dastur, La mort, Essai sur la finitude, " Optiques philosophie ",
Hatier, 1994.
-
Bernard Faure, La mort dans les religions d'Asie, Dominos, Flammarion, 1994.
-
V. Jankélévitch, La mort, " Champs ", Flammarion, 1977.
-
R. Quilliot, Qu'est-ce que la mort ?, Armand Colin, 2000.
-
Clément Rosset, Le principe de cruauté, Les éditions de minuit, 1988.
-
J.P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme.
-
Sogyal Rinpoché, Le livre tibétain de la vie et de la mort (avant-propos de sa
sainteté le Dalai-Lama), éditions de la table ronde, 1993.
-
Louis-Vincent Thomas, La mort, puf., 1988
- Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Payot, 1975.
-
L'existence
· étymologie (latin existentia) : sortir de, s'élever de (de ex- dehors – et de sistere – se tenir).
· Synonyme de " vie " : intervalle de temps compris entre la naissance et la mort.
· Réalité actuelle, présence effective (le fait d'être là, hic et nunc).
· Mode d'être de l'existant humain, du pour-soi (Sartre) : condition ou situation de l'homme contingente, absurde, sans justification à partir de laquelle l'homme doit créer son essence par une liberté sans justification.
· Ce qui s'oppose au néant (ce qui n'existe pas encore, ou n'existe plus, ce qui n'a pas d'être ou de réalité, soit absolument, soit relativement).
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L'essence
· Ce qu'est une chose, ce qui la constitue, lui donne sa réalité propre, indépendamment de ce qui lui arrive.
· Par opposition à accident : ce qui existe non en soi-même mais en une autre chose; ce qui peut être modifié ou supprimé sans que la chose elle-même change de nature ou disparaisse.
· Ce qu'un être, ce qui le définit, indépendamment du fait qu'il existe.
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La mort
· Sens biologique : fin des fonctions du cerveau définie par un encéphalogramme plat pendant quarante-huit heures. Avant 1966, la mort était définie comme arrêt de la respiration (le signe du miroir devant la bouche) et l'arrêt du coeur.
· Sens philosophique : terme d'une vie terrestre, accès à un monde idéal (Platon); dissolution de l'âme et du corps (Epicure); forme de la vie humaine qui, saisie et assumée, permet l'accès à l'authenticité et au sens de l'existence (Heidegger);
· Sens religieux : 1. continuation, sous une autre forme, de la vie 2. césure radicale entre ce monde-ci et l'au-delà.
1. Définissez le sens des notions suivantes (0,25 point par bonne réponse) :
·
Existence,
essence, substance, accident
2. La critique kantienne de l'argument ontologique
3. Comment Kierkegaard définit-il l'existence ? Les trois stades.
4. Que signifie la phrase de Sartre : " l'existence précède l'essence " ?
5. D'où vient le besoin de sens ?
6. En quoi peut-on dire que la mort est un phénomène culturel ?
7. Que nous enseignent les sagesses tragiques ?
8. Quels sont les paradoxes de la mort de soi ?
9. La conception épicurienne de la mort
10. Résumez l'approche montaignienne de la mort.
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Définition des termes du sujet |
Sens global du sujet |
Problème |
Enjeu |
Arguments principaux (indiquer le type de plan choisi) |
Sujet 1 : " Faut-il redouter la mort ? " |
- Faut-il : doit-on, est-ce une obligation, une tâche… - Redouter : craindre fortement. La crainte diffère de la peur : on a peur d'un danger présent (réel ou supposé), on craint un danger à venir (réel ou supposé). - La mort : définitions indiquées dans la fiche de travail. |
- Y a-t-il lieu de craindre fortement, à l'avance, la destruction totale, inévitable et définitive de la vie ? |
- Questions : la crainte de la mort est-elle fondée, rationnelle ? La mort est-elle une chose si terrible ? Est-ce mourir qui est redoutable Mais ne pas redouter la mort, n'est-ce pas une façon de ne pas regarder les choses en face - Le problème central est le suivant : comment doit-on vivre ? En pensant la mort comme redoutable et la vie comme une tragédie ?
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- La question de l'attitude de l'homme à l'égard de la mort est celle-là même de sa condition. Elle pose le problème éthique de la sagesse, de l'art de vivre : comment affronter d'une façon lucide, joyeuse cette vérité que la mort est notre destin absolu ? |
- Plan progressif : 1. La crainte de la mort est-elle fondée, rationnelle ? 2. Ne pas redouter la mort, n'est-ce pas en éluder le problème ? 3. L'angoisse, non la crainte, de la mort est donatrice de sens. Se souvenir que le néant définitif est un possible de chaque instant, c'est penser qu'il est urgent d'agir, de faire oeuvre de sujet et d'homme, d'agir bien si l'on veut être en règle avec soi-même et avec autrui. " Il faut toujours, écrit Montaigne, être botté et prêt à partir." |
Sujet 2 : " La mort abolit-elle le sens de notre existence ? " |
- La mort : la mort biologique, organique, le décès, mais aussi la mort possible, en tant que vécu de la conscience, saisie comme une forme permanente de la vie. Destruction totale, ayant un caractère inévitable, irrémédiable et irréversible. - Abolir : réduire à néant,
supprimer, détruire, effacer. - Le sens : orientation déterminée, signification. - Existence : fait d'être et de
surgir dans le monde, déroulement de la vie, action personnelle dans le monde
où l'on construit sa propre figure. - Notre : l'existence dont il est question est celle qui nous appartient et non pas l'existence en général. C'est donc le sens que nous accordons nous-mêmes à l'existence qui est en cause. |
- La destruction totale, inévitable et définitive de la vie enlève-t-elle sa signification intelligible à notre présence et à notre action dans le monde, en leur conférant une vanité et une insignifiance radicale ? |
- Comment la mort, qui n’existe pas par définition, dont on ne peut faire vraiment l’expérience, pourrait-elle abolir le sens de notre existence ? - Nos actes ont-ils vraiment une signification pour nous-mêmes ? - L’existence a-t-elle réellement un sens - une signification, une cohérence, une orientation ? - L’inanité, l’absurdité de toute vie ne s’imposent-elles pas à la réflexion ? - Le problème central est donc le suivant (plusieurs possibilités) : 1. La mort est-elle, en somme, ce maître tout-puissant ? 2. Comment une réalité impossible à penser et à faire surgir –la mort – pourrait-elle mettre en question mon existence donnée en tant que telle ? 3. La mort est-elle vraiment inévitable, irrémédiable et totale ? |
- La réponse à la question posée est capitale, dans la mesure où elle engage la possibilité même de notre bonheur et de notre liberté : comment sculpter sa propre existence comme une oeuvre d’art sachant que la mort nous attend au bout du compte ? |
- Plan dialectique : 1.Thèse : la mort abolit le sens de notre existence : tout est détruit par la mort. 2. Antithèse : la mort ne peut abolir le sens de notre existence : je suis du sens, auquel la mort est étrangère. 3. Synthèse : la mort, aiguillon de l'action, est régulatrice de notre vie et donatrice de sens. |
Sujet 3 : " Qu'est-ce
qu'exister ? " |
- Qu'est-ce… : la question porte sur l'essence, la nature, l'être, la signification profonde de l'existence humaine. - Exister : avoir une présence dans le monde, surgir ou se jeter dans le monde -définition existentialiste. |
- Quelle est la signification profonde et essentielle de l'action humaine d'avoir une présence dans le monde, de surgir ou de se jeter dans le monde ? |
- Le même terme (exister) peut-il s'appliquer aux choses de la nature et à l'homme ? |
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- Plan progressif : 1. Exister, c'est vivre (définition la plus élémentaire) 2. Exister, c'est être-au-monde et construire un ensemble d'actes. 3. Exister, c'est être authentiquement (exister selon une dimension spirituelle, morale) : définition la plus riche. |
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