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A) PASSIONS, SENTIMENTS ET EMOTIONS
B) LES COMPOSANTES ESSENTIELLES DE L’ETAT DE PASSION
B) LA PASSION, EMPIRE DU CORPS (Descartes)
D) L’EXPLICATION PSYCHOLOGIQUE
A) LA VOLONTE : REMEDE AUX PASSIONS (Descartes derechef)
B) LA CONNAISSANCE ET LE ROLE DE LA REFLEXION (Spinoza derechef)
C) LA PASSION COMME ENERGIE DU VOULOIR
THEMES DE RECHERCHE COMPLEMENTAIRE
EXERCICE DE CONTROLE DE COMPREHENSION DU COURS
1) Exercice préparatoire : recherche
d’une définition de la passion
Exercice n° 1 : approche métaphorique
du concept de passion
- Objectif : arriver à une définition précise du concept de passion et s’interroger sur la définition proposée en vue de la problématiser.
· Consigne 1 : Parmi les 13 propositions de gauche,
1. répondez dans la 2ème colonne à au moins 5 suggestions,
2. justifiez dans la 3ème colonne chacune en quelques mots,
3. dégagez dans la 4ème un élément de votre métaphore caractérisant le concept.
Par exemple : si la passion était un bruit ou une musique,
1. ce serait : titre d'un morceau
2. le rythme est…
3. élément dégagé : violence, impétuosité…
· Consigne 2 : Construisez ci-dessous votre propre définition de la passion à partir des éléments dégagés.
Si la passion était… |
Ce serait |
Parce que |
Elément dégagé |
Une couleur ou une forme |
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Un bruit ou une musique |
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Un goût |
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Une sensation du Toucher |
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Une émotion ou un sentiment |
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Un objet |
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Un lieu ou un paysage |
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Un animal |
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Un végétal |
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Un métier |
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Journée ou de la vie |
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Un moment de la |
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Une oeuvre d’art |
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Exercice n° 2
- Donner des exemples de passions et de personnages passionnés; définir les caractéristiques de la passion. Repérer ce que l’on nomme passion aujourd’hui (activité, hobby, recherche de la limite).
2) Les passions, definition
- Le terme « passion » vient du latin passio, forme sur le grec pathos, qui veut dire « souffrance », « souffrir », au sens de supporter, d’endurer, d’être victime. On parle de la passion du Christ : de sa souffrance, se son supplice et de sa mise à mort.
- La passion (passif), au sens classique du terme, s’oppose à l’action (actif) : on subit une passion, on en est la victime. Dans son plus ancien usage grec, le mot pathos avait servi a designer un changement spectaculaire et momentané dans la disposition et la conduite d’un individu, déterminé par certaines circonstances ou par un certain événement.
- Le mot passion a été employé par les penseurs classiques pour désigner tout le domaine de l’affectivité : sensations et émotions (le plaisir, la douleur, la joie, la tristesse), sentiments, dessers, etc.
- De manière courante, le terme passion est souvent utilise pour les emportements de l’amour et, au pluriel (les passions), dans la plupart des cas, pour les colères d’espèce politique. Il sert aussi souvent a vanter une ardeur supposée constituer un bien en soi et est synonyme de vitalité.
- En ce qui concerne la psychologie savante, le terme est souvent convoque en un sens restreint pour designer toute inclination hypertrophiée, mobilisant l’énergie subjective et les processus de pensee au detriment d’autres fonctions. Ici la passion designe une affection durable de la conscience, non maitrisable et si puissante qu’elle s’installe a demeure, se fait centre de tout, se subordonnant les autres inclinations et conduisant a une rupture de l’equilibre psychologique.
- Comme on le verra par la suite, elle ne doit pas etre confondue avec l’emotion, tempete passagere dont le desordre s’epuise rapidement, et le sentiment, disposition affective moins demesuree et excessive.
3) La valorisation contemporaine de la
passion
- Il paraît normal aujourd’hui de louer les passions : être passionné pour une activité ou un sujet particulier est une forme de vertu. Un passionné a de la chance : sa vie prend sens grâce à sa passion. Il ne connaît pas l’ennui, tout absorbé qu’il est par sa passion. On l’envie. Les passionnés accomplissent de grandes choses. La passion est donc aujourd’hui tout entière positive : si on n’a pas de passion, on s’en trouve, de peur de passer pour un individu mesquin, indifférent et stérile. La société valorise la passion : elle est créatrice et donc utile.
- Or, cette valorisation de la passion est un phénomène contemporain. Jusqu’au XVIII° siècle, à l’exception de Descartes, Spinoza et Hume, la passion était condamnée comme un mal. Moralistes, religieux et philosophes voyaient dans la passion le danger majeur qui menaçait la santé morale de l’individu. Pour la tradition classique, en effet, l’état de passion comprend tous les phénomènes passifs de l’âme, tout ce qui, en elle, n’est pas l’effet d’une activité volontaire. L’homme passionné est alors considéré comme une victime qu’il faut, dans le meilleur des cas, plaindre ou excuser.
- Mais, avec l’école romantique notamment, les passions sont exaltées et l’on souligne l’extraordinaire énergie qu’elles insufflent à ceux qu’elles animent. Hegel, héritier du Romantisme, va même jusqu’à déclarer que “rien de grand ne s’est fait dans le monde sans passion”. Ici la passion est avant tout l’énergie du vouloir, le désir qui coordonne toute l’activité humaine dans une direction donnée, ce qui, par là même, peut assurer l’unité d’une vie.
- Cette ambiguïté de la valeur attribuée aux passions semble fondée sur la complexité même du phénomène passionnel, tantôt positif, tantôt négatif, comme s’il y avait manifestement de bonnes et de mauvaises passions.
- La passion, par exemple, est condamnée chez l’ivrogne, dans la mesure ou l’alcoolisme se distingue du simple plaisir de boire et constitue un état de souffrance (cf. L’étymologie de passion). En même temps, l’alcoolisme est une passion parce que l’alcool devient le mode même par lequel un individu se rapporte au monde ou le perçoit. Le passionné est, semble-t-il, celui qui s’identifie tout à fait à sa passion, de sorte que la passion apparaît véritablement comme un nouveau style de vie, c’est-à-dire comme une façon originale qu’a la conscience de vivre ses liens avec le monde.
- Mais la passion est exaltée sous la figure de l’amoureux, du savant ou de l’homme d’action : ce qui, dans le cas de l’ivrogne, devient destruction, est ici cela même qui pousse l’individu au-delà de lui-même. On oppose ainsi le passionné, qui incarne l’engagement, le courage, l’intrépidité, et qui mène une vie riche et intense, à l’homme tiède et modéré, qui vit petitement, avec frilosité.
- Cette équivocité des passions, oscillant sans cesse entre le sublime et le grotesque, a donné lieu à de longues querelles philosophiques qui renvoient a des problématiques complexes.
4) Problématique
- Cette ambiguïté de la passion nous invite à comprendre le phénomène passionnel avant d’en évaluer la valeur, comme nous incite à le faire Spinoza dans un adage célèbre : «ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas louer, ne pas blâmer, mais comprendre » (Ethique, L, III, préface).
- Dès lors, qu’est-ce qui caractérise l’état de passion ? Comment s’opère le passage à la passion ? Quelle est la nature et l’origine des passions ? Quelles sont les passions fondamentales et y a-t-il une logique qui préside a leur association ? Enfin, quelle est leur valeur ? Sont-elles à condamner radicalement, en ce qu’elles seraient par nature esclavage et aliénation ? Ne peut-on pas distinguer de bonnes et de mauvaises passions ? Des passions libératrices et heureuses sont-elles envisageables ?
- En premier lieu, comment comprendre l’état de passion ? Quelles en sont les composantes essentielles ?
- La psychologie qualifie traditionnellement la passion d’etat affectif durable au meme titre que le sentiment et neanmoins intense, comparable en cela a l’emotion.
- L’emotion : état affectif brusque, violent, passager, trouvant sa source dans un signal extérieur, bousculant le contrôle de la conscience sur la conduite, et accompagné de réactions corporelles (exemple : la peur, la tristesse, la joie…).
- Le sentiment : fixation d’une tendance sur un objet (par exemple, le sentiment d’amour pour un être ou un objet que nous cherchons à posséder). C’est grâce à nos sentiments et à nos humeurs que le monde a de l’importance pour nous et qu’il ne nous apparaît jamais comme neutre ou sans tonalité aucune;
- Qu’est-ce qui définit, dès lors, la passion et comment passe-t-on de l’émotion à la passion ?
- Kant, dans Anthropologie du point de vue pragmatique, montre que la passion, parce qu'elle se concilie avec la réflexion et se fortifie dans le temps, est une véritable maladie de l'âme. L'émotion désigne un déséquilibre passager et violent, une surprise de l'âme aussi soudaine que momentanée, surprise irréfléchie. Par opposition à l'émotion, la passion peut se "conjuguer" (se combiner, s'unir) avec la réflexion.
- Alors que l'émotion s'élève rapidement à un degré que la réflexion devient impossible, la passion est compatible avec l'analyse introspective, le retour de l'esprit sur lui-même. L'émotion: un mécanisme passager; la passion : un phénomène durable et enraciné dans la pensée. C'est justement cette structure réflexive de la passion qui la rend plus dangereuse que l'émotion, laquelle est impétueuse, violente, rapide, ardente, fougueuse.
- D'où, selon Kant, l'immense danger de la passion : elle peut se maintenir en même temps que le "raisonnement" (fonction de la pensée permettant de dériver un jugement d'un autre). Elle porte dommage et tort (" préjudice") à notre liberté (notre autonomie, notre obéissance à la rationalité). Si la passion se déploie dans le temps, elle va exclure toute maîtrise de la raison et porter les plus grandes atteintes à la liberté.
- La passion, selon Kant, est non seulement une forme de servitude mais encore une maladie de l’ame. L'émotion est une " ivresse " : l'état d'une personne transportée, quasi enivrée, connaissant des perturbations dans l'adaptation nerveuse. La passion : elle est bien plus qu'une ivresse passagère; c'est une "maladie", une altération durable, apportant un trouble permanent et chronique. Caractère bénin de l'ivresse, caractère durable et évolutif de la maladie.
- Or la passion exècre toute médication : elle abhorre tout remède. Kant dura un peu plus loin que la passion est une " gangrène incurable " car le malade ne veut pas être guéri. La passion est de l'ordre de l'ensorcellement, de l'enchantement, de l'envoûtement fasciné.
- Il y a dans la passion quelque chose d’organisé, de cohérent, de systématique, qui semble exclu des déroutes émotives : « l’émotion, dit Kant, agit comme une eau qui rompt la digue, la passion comme un torrent qui creuse son lit de plus en plus profondément ».
- La passion se donne le temps, elle réfléchit pour atteindre son but, alors que l’émotion est plus soudaine et momentanée. Ainsi, selon Ribot, « la passion est une émotion prolongée et intellectualisée ».
- Mais, en même temps, la passion ne se conçoit pas sans la prolifération d’émotions qu’elle provoque ou subit : le passionné souffre ou jouit sans mesure d’événements insignifiants pour d’autres et reste indifférent à tout le reste; les passions ont besoin de surprises, de nouveautés, d’obstacles et les font naître s’il le faut. La passion, cherchant en effet l’absolu, est condamnée à refuser toutes les satisfactions limitées que la réalité lui propose; elle découvre toujours des motifs d’inquiétude (exemple de la jalousie).
- Dans Pédagogie enfantine, Alain montre que les passions sont " redoublées par la considération de l'avenir…et ainsi se compliquent d'espérance et de crainte " (op.cit., p. 236). La passion est généralement accompagnée d'un jugement moral, toujours contraire aux passions et toujours impuissant (cf. L'expression : " c'est plus fort que moi "). " La passion est toujours éclairée, et même chez l'enfant, par l'idée de fatalité " (cf. L'amour : "je devrais", "je suis bien sot"…).
- La passion, selon Alain, est toujours accompagnée d'objets, d'un savoir, d'habitudes, de coutumes, de superstitions : le passionné s'entoure d'objets (la photo de la personne aimée), aime les actions régulières et rituelles (le jeu, l'avarice), recherche ceux qui ont les mêmes passions.
- La passion constituerait une perturbation de la fonction valorisatrice du monde qu’est le sentiment : dans la passion, en effet, un seul thème est valorisé, de sorte qu’un sentiment se développe monstrueusement aux dépens des autres (“Un seul être vous manque et tout est dépeuplé”, Lamartine).
- On pourrait même aller jusqu’à affirmer que la passion est un excès du sentiment dans le sentiment, qui se prend lui-même pour objet : le sentiment de l’amour pour une personne aimée est amour de cette personne pour elle-même, en elle-même irremplaçable; la passion amoureuse est, en revanche, au moins autant la passion pour ce sentiment (la passion amoureuse aime l’amour en quelque sorte) que la passion pour la personne qui tend à en devenir le prétexte.
- L’élément essentiel de la passion semble donc être une rupture d’équilibre durable.
- Sur le plan de la caractérologie, le passionne correspond au type psychologique a la fois emotif, actif et secondaire. Par « secondaire », il faut entendre le fait que les impressions exterieures ont un retentissement durable sur le passionne. Les reactions du passionne ne sont pas, comme on pourrait le croire, immediates, spontanees, mais mediatisees par la duree : le passionne differe ainsi du sentimental (qui est inactif) et du colerique (qui est primaire).
-
Selon J.A. Rony (Les passions), l’analyse des passions révèle “ trois composantes
essentielles, plus ou moins développées “ :
1. la réorganisation de la personnalité sous le contrôle d’une tendance dominante, voire exclusive;
2. l’idéalisation de l’objet;
3. l’opposition vécue entre l’attachement exclusif à un objet idéalisé et ce que le passionné sent, malgré tout, être son véritable moi, sa personnalité profonde.
1) La réorganisation de la personnalité sous le contrôle d’une tendance dominante, voire exclusive” (1ère composante de la passion).
- Il y a un but clair et unique qui entraîne l’activité entière de l’individu avec une force irrésistible. Cette absorption du moi par un unique objet comporte des degrés : Harpagon, par exemple, est à la fois avare et amoureux; Tartuffe étouffe d’ambition, de cupidité et de désir.
- Même si l’objet est unique, plusieurs tendances se combinent presque toujours pour nous le faire élire : dans l’amour, par exemple, est rassemblée une variété presque infinie de sentiments qui en fait un agrégat : sentiment physique, sentiments produits par la beauté personnelle, ceux qui constituent le respect, l’amour-propre, l’amour de la possession; chacun de ces sentiments est lui-même très complexe. L’amour est un sentiment associant un sentiment de bienveillance et une forme de concupiscence (désir vif des biens terrestres, convoitise) à l'égard d'autrui. Il est à la fois amour généreux , oblatif (qui s'offre à satisfaire les besoins d'autrui au détriment des siens propres) et captatif (qui cherche à accaparer quelqu'un, à prendre pour soi).
- Il convient de distinguer la passion de l’obsession ou de l’idée fixe : certes la passion est, à l’instar de l’obsession, une concentration qui s’oppose à la dispersion naturelle des sentiments. Mais la passion est active et volontaire, tandis que l’obsession est, selon le psychiatre Borel (Les psychoses passionnelles), “ inhibitrice, asthénique, aboulique; elle s’épuise en lamentations, gémit sur son impuissance; elle n’a pas de but “.
- Qui plus est, la passion est l’apparition d’un nouveau style de vie, elle envahit notre personnalité au point de faire corps avec elle.
2) L’idéalisation de l’objet (2ème composante de la passion)
- L'idéalisation est un phénomène illusoire qui vient pallier le caractère décevant et insatisfaisant de l'existence. Toutes les passions sont génératrices d’illusions, qui nous font prendre nos désirs pour la réalité. L’illusion paraît agréable à vivre et l’on préfère souvent une illusion réconfortante à une vérité douloureuse.
- Qu’est une illusion ? Une croyance ou opinion fausse abusant l’esprit par son caractère séduisant et fondée sur la réalisation d’un désir. Le propre de l’illusion est que celui qui en est la victime s’en croit dépourvu .
- Analyse de Stendhal dans De l’amour. Le phénomène de la cristallisation : une branche banale, jetée dans les salines de Salzbourg, en est retirée toute couverte de cristaux, étincelante comme un bijou; il s'agit là d'une image de ce qui se passe dans l'état de passion. Comme la branche, l’objet aime, grace au travail de l’imagination, cristallise autour de lui un ensemble de souvenir et de reves : « Ce que j’appelle critallisation, c’est l’operation de l’esprit qui tire de tout ce qui se presente la decouverte que l’objet aime a de nouvelles perfections » (Stendhal, De l’amour). L’amant enrobe la banalité de l’être aimé d’un éclat imaginaire; une femme ordinaire paraîtra exceptionnelle à celui qui en est passionnément amoureux. L’objet de la passion est souvent paré de qualités qu’il ne possède pas. “ Dire que j’ai gâché des années de ma vie, écrit Proust, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre” (Un amour de Swann ).
- L’avare fait ainsi de l’argent son dieu, l’amoureux divinise sa belle, l’un et l’autre ignorant qu’ils ne désirent pas l’objet de leur passion parce qu’il est objectivement excellent, mais qu’ils ne le jugent excellent que parce qu’ils le désirent ardemment. Cette ignorance les dispose à commettre toutes les erreurs et à subir toutes les désillusions.
- La psychanalyse montre que dans l’amour, il y a cristallisation plus ou moins brutale (coup de foudre) de tendances deja presentes en l’individu : pulsions de la sexualite et de l’agressivite, porteuses de projections et d’idealisations (prendre l’autre pour une image grandie de soi-meme), d’introjections (interiorisation de l’autre), d’identifications par suite de l’existence du refoulement et des frustrations qu’il entraine.
- C'est sans doute pour cela que les amours des autres nous sont généralement incompréhensibles: l'objet de la passion semble banal pour celui qui juge de l'extérieur. L'objet d'une passion est plus son prétexte que sa source. Et ce sont souvent les êtres à peine connus, restés mystérieux qui suscitent les passions les plus intenses : rien ne fait obstacle au processus de cristallisation.
- D’où la tendance à l’humiliation, l’effacement devant la personne aimée qui se font jour dans tout état amoureux (“ Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main…”, Jacques Brel, Ne me quitte pas).
3) L’opposition vécue entre l’attachement exclusif à un objet idéalisé et ce que le passionné sent, malgré tout, être son véritable moi, sa personnalité profonde (3ème composante de la passion).
- Dans le fort de leur passion, les hommes ne la condamnent pas toujours; il arrive d’ailleurs, à l’homme moyen, équilibré, de regretter les orages du coeur. La passion ne s’accompagne pas toujours de remords ou de regrets.
- Mais il existe toujours chez le passionné la certitude intime de l’échec, malgré quoi il s’obstine. Il peut se faire, en effet, qu’un attachement exclusif nous paraisse radicalement absurde (voir la célèbre phrase de Swann sur Odette citée plus haut). En outre, la passion aime souvent “malgré” et non “à cause de”.
- D’où l’association fréquente de la passion avec la fatalité, comme l’esquisse le roman de Tristan et Yseut : “ ce qui les rive…n’appartient ni à l’un ni à l’autre mais relève d’une puissance étrangère, indépendante de leurs qualités, de leurs désirs…” (Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident).
- Ribot distingue, dans son Essai sur les passions, cinq issues, cinq façons, pour la passion, de continuer a exister ou a mourir : la mort, la folie, l’habitude, la transformation, la substitution.
1) La mort
- Le suicide, la mort, le crime : la passion connaît les extrêmes du suicide, de la folie et du crime. Exemple du crime passionnel qui défraie parfois la chronique.
2) La folie
- La folie : une passion continue.
3)
L’habitude
- La passion porte en soi sa propre mort, la principale cause de sa disparition étant l’épreuve du réel : l’amour-passion, par exemple, ne résiste pas à la vie quotidienne avec l’être aimé (la brosse à dent partagée…). Comme la passion idéalise son objet, elle ne peut vivre qu’en rêve ou en somnambule dans la réalité; dès que le passionné a la présence réelle, le pouvoir effectif, ceux-ci le déçoivent (les amants, par exemple, inventent de nouveaux obstacles qui les séparent).
- La passion, guettée par la déception, peut encore s’enliser dans l’indifférence ou s’engourdir dans l’habitude : l’habitude enlève à l’objet de la passion son caractère sacré. L’habitude est la dégradation naturelle de la passion en sentiment : l’amour devient estime, la haine dédain, le désespoir désabusement, la jalousie rancune, l’ambition entêtement…
- Ici il ne subsiste ni l’intensité de l’émotion, ni l’ambivalence de la passion.
4) Transformation et substitution
- La passion continue à vivre lorsqu’elle est remplacée par une autre passion. Cette nouvelle passion peut avoir un fond commun avec la première ; il y a alors transformation ou sublimation : par exemple, l’amour humain se change en amour de Dieu ; une passion se transforme en son contraire ; l’amour en haine, le fanatisme religieux en fanatisme anti-religieux, la passion des plaisirs en ascétisme, la colere devient desespoir…
- La passion peut, au contraire, différer en nature : il y a alors substitution.
- Pour comprendre ces mécanismes, voir Spinoza, 3ème partie de L’éthique (cours, oeuvre au programme n°1 pour TES et TL).
- Fille de l’imagination, de l’illusion, du désir, la passion semble s’opposer fondamentalement à la raison : “ Guerre intestine de l’homme, écrit Pascal, entre la raison et les passions ” (Pensées). Cette contradiction intime est communément admise par le sens commun, certains philosophes et moralistes.
- A l’appui de cette opposition de la passion à la raison, la servitude et la souffrance inhérentes aux passions. L’homme passionné est décrit comme étant ballotté par ses passions, dépendant des vicissitudes des objets externes, plus souvent triste et rempli de haine que joyeux. Le passionné flotte d’une passion à une autre, vivant en dehors de lui-même.
- De plus, le passionné agit manifestement à l'encontre du bon sens; aveuglé, pétri d'illusions, il devient incapable de juger et d 'agir librement. Aux antipodes de la raison qui pondère, équilibre, évalue, dans un souci permanent de cohérence et d'objectivité, l'amour, dans sa dynamique passionnelle, incarne la démesure.
- Or, cette opposition radicale de la passion à la raison est quelque peu simpliste.
- D’abord parce que la passion, à la différence de l’émotion, fait appel aux talents et à l’intelligence ; la passion utilise la raison à son profit et déploie souvent des stratégies très fines pour arriver à son but. Le passionné fera tout ce qui est en son pouvoir pour assouvir sa passion ; il mobilisera toutes ses forces, toute son intelligence, toute sa volonté vers l’objet de sa passion.
- Il y a bel et bien une rationalité, une logique de la passion, mais il s’agit d’une logique particulière, à rebours de la logique habituelle. Comme le souligne Ribot dans son Essai sur les passions : “ la conclusion est donnée d’avance ", elle détermine la valeur des prémisses au lieu d’être déterminée par elles; les arguments n’interviennent, en effet, que pour justifier et rationaliser cette conclusion. Il s’agit d’un raisonnement de nature téléologique puisque la fin y commande les moyens. Le passionné raisonne ainsi : “ Mlle X…possède telles et telles qualités; or ces qualités sont aimables; donc Mlle X…est aimable” (J.A.Rony, Les passions, p.37).
- Si le raisonnement est formellement correct, l’erreur est d’ordre psychologique, et non logique : le passionné estime que ce sont les prestiges de Mlle X qui font naître l’amour, tandis que c’est l’amour qu’il porte à cette personne qui donne à Mlle X tant d’éclats. La logique passionnelle apparaît alors comme une logique de l’illusion. Et c’est ce qui fait que le raisonnement passionnel demeure imperméable aux réfutations d'autrui.
- Selon Hume, il faut néanmoins dissocier passion et jugement. La raison, en effet, est avant tout une faculté de combiner logiquement des idées et des affirmations. Une erreur est, en effet, une affirmation, un jugement qui ne correspond pas à la réalité, aux faits qui la constituent.
- Or, une passion n’est pas un jugement, mais un fait qu’il est vain de qualifier de vrai ou de faux; si la vérité est l’adéquation d’un énoncé à la chose qu’il représente, la passion ne contient aucune qualité représentative qui en fasse l’image d’un objet : lorsque je suis amoureux, par exemple, le sentiment que j’éprouve ne prétend représenter aucune réalité extérieure. Ce fait est ce qu’il est, et si la raison peut bien corriger l’idée fausse que nous nous faisons d’un fait, elle ne peut modifier le fait lui-même.
- D’où l’impuissance de la raison à combattre une passion : un homme qui s’est fourvoyé parce qu’il pensait satisfaire son ambition en poursuivant des études que ses dispositions ne lui permettent pas de mener à terme, peut corriger son erreur d’appréciation et commencer une carrière différente, plus en harmonie avec ses capacités. Cette modification de sa conduite n’entame cependant pas son ambition, qui, toujours vive, se propose seulement d’autres voies pour aboutir à sa fin. La passion n’est donc pas en soi déraisonnable; seul le jugement qui l’accompagne peut être dit, en toute rigueur, erroné.
- Ce n’est finalement pas tant à la raison que la passion s’oppose qu’à la liberté : le passionné ne choisit pas entre différents possibles. Un seul et unique possible s’impose à lui. Il ne conçoit pas la liberté comme un choix, mais comme l’absence d’obstacles extérieurs susceptibles d’empêcher la réalisation de sa passion. La liberté n’est pas du registre de la pensée, mais de l’action.
- C’est la raison pour laquelle les grecs personnifiaient la passion dans Até, l’égarement funeste, la démesure, l’emportement de la nature hors de ses limites. Celui qui la subit ne peut croire qu’elle vient de lui et l’assimile volontiers à une dépossession maléfique; elle lui est un dieu dont il est la proie. D’où l’idée romantique et restée populaire de la fatalité passionnelle.
- Par suite, il n’y a guère de dialogue possible avec le passionné, comme le montre le fanatisme. La liberté des sujets est la condition postulée de tout dialogue. Or le passionné ne possède pas son libre-arbitre. En aucune façon, il ne peut se mettre à la place de son interlocuteur ou en venir à ses arguments. Tout ce qui est hors de sa passion est indifférent, voire vide de sens. Très vite, le passionné refuse le dialogue : “ vous ne pouvez pas comprendre ”, dit-il.
- Qu’est-ce qui caractérise l’état de passion ? Quelles en sont les composantes essentielles ? L’élément essentiel de la passion semble être une rupture d’équilibre durable marquée par l’idéalisation, l’excès, le refus des limites, le déchirement intérieur, l’ambivalence affective. Poison ou folie de l’âme, la passion possède néanmoins une rationalité spécifique qui la rend d’autant plus dangereuse qu’elle est imperméable aux raisons et aux jugements extérieurs. Mais la passion se réduit-elle à cela ? Pour évaluer plus rigoureusement son rôle et sa fonction, il convient, dans un deuxième temps, de réfléchir sur la source des passions, ce qui nous permettra peut-être de réhabiliter ces dernières et d’en souligner la fécondité.
- Les caractéristiques de l’état de passion étant dégagées, quelle peut bien être maintenant la source, l’origine des passions ? D’où viennent les passions ? Cette deuxième partie devrait nous permettre d’approfondir le chapitre précédent et de cerner de plus près le phénomène passionnel. Nous envisagerons plusieurs sources, des plus simples au plus complexes : le milieu, le corps, le désir
- Thèse sociologique et historique qui explique que le milieu, le contexte nourrissent les passions et que la définition du comportement passionnel est fonction du contexte social. Pour les sociologues et les historiens, les caractéristiques de l’état de passion décrites précédemment s’expliquent essentiellement par la société et le milieu qui créent à la fois le matériau, le langage, l’originalité même de la passion par rapport aux autres formes admises de conduite.
- Quelques exemples permettent d’étayer cette thèse.
- Un même tempérament de base sera considéré comme normal dans telle société, qui sera condamné ailleurs : la mégalomanie chez les Kwakiutl (indiens du N-O du Canada), étudiés par Davy et Mauss, est l’idéal imposé par le groupe, alors qu’elle est considérée comme une pathologie mentale dans notre civilisation. Certains individus enfermés dans nos asiles seraient ailleurs des sorciers honorés.
- Autre exemple, celui de la violence et des passions qui l’accompagnent (jalousie, haine, etc.). Les anthropologues considèrent que la violence est un phénomène essentiellement culturel. La perception, la définition, l’appréciation de la violence changent d’une société et d’une époque à l’autre. Pour définir la violence, nous devons tenir compte des normes qui nous font voir comme violentes ou non certaines actions et situations, lesquelles varient historiquement et culturellement. C’est ce que montre Margaret Mead dans Moeurs et sexualité en Océanie.
- Certaines sociétés valorisent, en effet, la paix, d’autres la guerre. Les Arapesh (Nouvelle Guinée) ne font pas la guerre, n’organisent pas d’expéditions pour piller, conquérir et n’ont pas le sentiment que, pour être brave et viril, il soit nécessaire de tuer. Ceux qui, par exemple, ont tué des hommes sont considérés comme des individus à part. Absence, chez ce peuple, de la jalousie et de l’envie, attachement très fort à la coopération. Alors que les Arapesh sont doux, les Mundugumors sont cannibales et chasseurs de tête. Dans cette société, chez les hommes comme chez les femmes, la norme est la violence, une sexualité agressive, la jalousie, la susceptibilité à l’insulte et la hâte à se venger, mentalité que les Arapesh estiment incompréhensible. Tandis que l’idéal Arapesh est celui d’un homme doux et sensible, pour les Mundugumors, c’est celui d’un homme violent, et agressif marié à une femme tout aussi violente et agressive.
- Il y a des époques, des milieux sociaux qui offrent une atmosphère privilégiée pour l’éclosion de certaines passions : l’époque des Croisades, des guerres de religion pour la passion religieuse; celle de la Révolution, de l’affaire Dreyfus, du Front populaire, de Mai 68 pour la passion politique. On peut alors écrire, comme l’ont fait certains, une histoire des sentiments, des passions.
- Les passions affectent souvent des formes de convention qui correspondent à la mode de l’époque. L’avarice, par exemple, sort de l’habitude d’économiser, elle suppose un régime de propriété privée et d’épargne, elle est la simple exagération d’une attitude socialement utile. Selon Marx, le principe des passions paraît être dans l’aliénation économique. Le prolétaire contraint de travailler ne se sent plus agir librement que dans l’accomplissement de ses fonctions animales (boire, manger, procréer). Elles prennent toute la place. A l’opposé, le capitaliste, parce qu’il ne produit pas, se désintéresse des objets; son besoin d’avoir devient une fin en soi, symbolisée par la cupidité et l‘avarice.
- Les passions ont elles-mêmes une histoire et ne semblent pas données de toute éternité. Exemple de la passion amoureuse. Dans son livre L’amour et l’occident, Denis de Rougemont affirme que « l’amour-passion est apparu en Occident comme l’un des contrecoups du christianisme dans les âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité ». L’amour courtois (poésie des Troubadours, Tristan et Yseult…) est la date de naissance de l’amour-passion dans la littérature et les esprits qui apparaît en contradiction avec l’anarchie brutale des moeurs féodales. Il s’agit de la transcription profane de l’hérésie Cathare au XII e siècle en Provence.
- Mais ces explications, pour intéressantes qu’elles soient, sont insatisfaisantes et quelque peu réductrices : elles n’expliquent pas pourquoi certains individus seulement sont accessibles à la passion (l’explication sociologique ne tient pas compte de l’histoire individuelle). D’où la nécessité d’envisager d’autres sources de la passion.
- Si on envisage l’histoire du concept de passion comme le passage du sens classique, qui incarne toute la puissance tragique du concept, à sa valorisation contemporaine, Descartes en constitue probablement l’étape majeure. Descartes va déplacer la problématique des passions du terrain moral au terrain physiologique. C’est le fonctionnement du corps et sa relation à l’âme qui permet de comprendre la nature des passions.
1) Les
passions, définitions
- Dans Les passions de l’âme, Descartes définit les comme étant les actions que le corps exerce sur l’âme sans que la volonté n’intervienne.
- En effet, j’expérimente en moi le fréquent conflit entre le désir et la volonté : mes désirs s’imposent à moi indépendamment de ma volonté, comme s’ils étaient déterminés par quelque chose d‘extérieur ; ma volonté ne parvient souvent pas à s’y opposer et à les faire disparaître. Une volonté est un acte de mon esprit, un désir est ce qui s’impose de l’extérieur à la volonté.
- Or, ce qui est extérieur à l’esprit, mais qui ne cesse d’agir sur lui, c’est précisément le corps. Mes désirs proviendraient donc de l’influence de mon corps sur mon esprit, c’est pourquoi ils ne dépendent pas de ma volonté et lui résistent.
- Il y a trois types d’action du corps sur l’âme :
1. Dans la sensation (par exemple, la sensation d’une douleur ou d’un agrément) ;
2. Dans la perception (celle d’un objet, par exemple). Ces deux phénomènes s’expliquent de la façon suivante : l’objet exerce une action sur mes organes des sens (la peau, les oreilles, les yeux, le nez, etc.) et y introduit une modification qui est transmise par mes nerfs jusqu’à mon cerveau, qui influe en conséquence sur mon esprit, où cette modification devient une sensation, voire une perception d’objet. Là j’ai conscience que mon esprit subit une influence extérieur à lui : celle de mon corps ou de l’objet perçu.
3. Dans le phénomène des passions, c’est ce dont je n’ai pas conscience justement : j’ai l’impression que le désir ne vient que de mon esprit, au même titre qu’une volonté. Or, dit Descartes, il s’agit là d’une illusion : le fait que mes désirs s’opposent à ma volonté me suggère l’idée du rôle déterminant du corps dans mes désirs. Cela est évident pour les désirs qui puisent leur origine dans des besoins biologiques (le manque de nourriture, par exemple, provoque le sentiment e la faim et le désir de manger).
- En ce qui concerne les autres émotions, Descartes remarque que nous sommes parfois sujets à des joies ou des tristesses (des changements d’humeur) sans cause connue, lorsque aucune bonne ou mauvaise nouvelle ne peut venir expliquer notre humeur. Descartes y voit le signe de l’influence inaperçue du corps : lorsque les artères sont dilatées et que le sang circule bien, nous sommes euphoriques ; lorsque les artères sont resserrées et que le sang circule mal, nous sommes tristes sans savoir pourquoi. Une belle journée ensoleillée nous met de bonne humeur par l’effet qu’elle a sur notre corps et par le retentissement de cet effet sous forme de sentiment dans notre esprit. La biologie moderne (cf. Jean-Didier Vincent, in Biologie des passions) ne fait que suivre le principe d’explication cartésien, même si, dans le détail des explications chimiques ou physiologiques, les causes corporelles identifiées sont moins fantaisistes.
2) L’exemple
de la peur
- La peur est une passion pour Descartes : une représentation (saisie comme une menace) déclenche spontanément un mouvement de peur, c’est-à-dire, par exemple, un geste de recul, de protection, ou une fuite, sans que la pensée n’ait à intervenir. C’est là un réflexe mécanique de survie. L’esprit est averti, mais se contente de subir et d’assister au réflexe de peur.
- Nous expérimentons alors un conflit dans notre esprit. Par exemple, nous avons peur devant un lion ; une telle vision suscite deux sentiments opposés dans notre esprit : d’une part la peur et le désir de fuir ; d’autre part la volonté de faire face et de combattre. Ainsi la volonté de combattre provient-elle d’un jugement intellectuel (ne pas se déshonorer aux yeux des autres, mieux assurer sa propre survie de cette manière) ; la peur est due à l’influence de notre corps sur notre âme.
- Pour bien comprendre cette influence, on peut évoquer également les actes réflexes, qui se font sans le concours de la conscience, qui montrent que notre corps n’est pas une chose passive, entièrement soumise aux ordres de la conscience. Le corps est, selon Descartes, un ensemble de mécanismes ; il est sans conteste la plus fabuleuse de toutes les machines. Par exemple, si je pose ma main sur une plaque brûlante, je vais la retirer promptement, avant même d’avoir pris conscience de ce qui se passe. Le corps comporte tout un ensemble de réponses à des situations qui sont programmées au niveau de notre cerveau, lequel analyse les données codées envoyées par le sens via des nerfs ; si ces données correspondent à des situations de danger urgent répertoriées, le cerveau organise une réponse musculaire adéquate, sans attendre les délibérations de la conscience.
- Ainsi, devant une situation jugée dangereuse par le cerveau, ce dernier suscite en nous un sentiment de peur, alors même que notre raison nous dit que nous ne courons aucun danger réel (par exemple, devant un film d’épouvante, nous éprouvons de la peur, alors même que notre raison et notre volonté s’y opposent).
- Descartes rabat donc les passions sur la simple mécanique physiologique : une réaction physique au milieu qui affecte l’âme. Les passions sont une manifestation de l’autonomie du corps. Elles ne sont pas mauvaises : elles sont. C’est là une donnée médicale. Si le comportement d’un passionné est irrationnel, c’est parce que les passions ne relèvent pas de la raison mais du corps. Il est, par contre, possible de décrire rationnellement les passions. Les passions deviennent un simple fait de nature.
1) Le désir,
essence de l’homme
- A la suite de Descartes, projet d'une description des sentiments humains en tant que ceux-ci concernent l'ensemble des vivants. Dégagement de lois : la nature humaine suit des lois générales comme n'importe quelle chose de la nature. Caractère naturel de l'affectivité qui autorise un traitement scientifique : comprendre la nature de la vie affective pour en avoir le contrôle.
- Le désir traverse l’expérience humaine et la constitue comme telle : l’homme est un être de désir, mieux il est l’essence de l’homme, et non la marque de sa misère ou de sa finitude. Spinoza affirme que “chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être”. Point d'être qui ne résiste à sa propre destruction. Point d’être qui ne soit puissance d’être, force, action, énergie. Le désir est l’effort de vivre ou la force d’exister, la tendance fondamentale à l’accroissement de sa puissance : non pas au sens de volonté de domination, mais au sens de l’affirmation de soi. Effort dynamique pour exister encore et toujours.
- Toute la question que pose Spinoza est de savoir comment les hommes peuvent connaître les lois de la nature et de la nature humaine, et ainsi conquérir sa liberté. Pour ce faire, il faut rechercher les causes qui nous déterminent à agir lorsque nous désirons quelque chose. Spinoza combat les idées de péché et de perversion. Il souhaite l'homme non pas coupable et soumis, mais heureux et libre.
- Le désir produit ou des actions ou des passions. Il n'y a pas lieu de le combattre en tant que désir mais de le comprendre en tant qu'il est la source de la Joie et de la Tristesse. En effet, Le désir est toujours saisi ou comme joie ou comme tristesse, selon que la densité d'être est vécue comme puissance qui s'accroît ou comme puissance qui se réduit. La tâche que se fixe Spinoza est donc de comprendre pourquoi et comment le désir peut être parfois la source des passions et de la tristesse et de rechercher s'il n'existe pas un " remède " aux passions qui ne soit pas une condamnation moralisatrice et superstitieuse.
2) L’origine
de la passion
-
Qu'est alors la passion ? Un affect passif,
par distinction d'avec l'action. Nous sommes actifs et libres lorsque nous sommes
la "cause adéquate" – autonome – des actes du désir; nous sommes
passifs, soumis à la servitude des passions, lorsque nous ne sommes que la
cause partielle et insuffisante de ces actes : la passivité est l'aliénation des actes qui ne
dépendent pas de nous seuls mais d'une cause principale extérieure.
- La servitude des passions n'est pas issue du désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n'être que la cause partielle de nos actes. A l'origine de la formation d'une passion, il y a le rôle de l'imagination qui produit en nous des idées mutilées, confuses, des jugements erronés sur les choses et sur les biens. L'imagination est une perception sans objet réel; elle suscite dans l'esprit des idées fausses parce que partielles ou sans objet. A partir de là, naît une action qui ne dépend plus entièrement de nous, mais principalement d'une source extérieure non pensée ni maîtrisée.
- Dès lors, l'imagination se fait l'auxiliaire erroné du désir : le désir est le créateur de la désirabilité des objets; l'imagination laisse croire que les biens, les qualités, les valeurs poursuivies dans l'objet appartiennent véritablement à cet objet. L'individu va croire qu'il existe, par exemple, réellement des fantômes, des démons, des biens objectifs, des idéaux (le pouvoir, la gloire, la fortune) dignes d'être poursuivis au risque parfois de sa santé.
3) La joie, la
tristesse et les passions dérivées
- Le désir se saisit lui-même comme accroissement ou comme réduction de la puissance d'exister, comme joie ou comme tristesse. La vie du désir est le passage d'une perfection (une réalité effective, significative, notre être, notre puissance) à une perfection supérieure ou moindre et c'est ce passage qui est vécu comme joie ou comme tristesse.
- La joie et la tristesse sont les deux passions fondamentales dont toutes les autres dérivent (amour, générosité, courage, espoir, crainte, envie, haine, etc.).
- La joie est le sentiment de l’épanouissement que chacun de nous éprouve, lorsque sa puissance de vivre se trouve accrue par les changements qu’il subit : elle est passage d’une perfection moindre à une perfection supérieure.
- La tristesse, au contraire, est cette dépression que nous éprouvons, lorsque notre puissance de vivre se trouve diminuée, lorsque les causes extérieures conditionnent un rétrécissement de notre être : elle est passage d’une perfection plus grande à une perfection moindre. La joie est le signe d’un succès de notre être et c’est pourquoi nous disons toujours “oui” à la joie; la tristesse est le signe d’un échec de notre être et c’est pourquoi nous disons toujours “non” à la tristesse. La joie est toujours bonne, alors que la tristesse est toujours mauvaise.
- De la joie et de la tristesse dérivent l’amour et la haine. Il y a joie dans l’amour , tristesse dans la haine, ces deux passions étant liées à l’idée d’une cause extérieure. Il y a amour lorsque nous nous efforçons de conserver et de rapprocher la cause de notre joie. Il y a haine lorsque nous nous efforçons de détruire la cause de notre tristesse. L’amour se manifeste ainsi dans la satisfaction qu’éprouve celui qui aime en présence de l’objet aimé. La haine se manifeste par l’effort de détruire ou d’éloigner l’objet de notre haine. L'amour est le fondement de tout bien et de tout mal, dans la mesure où c'est par l'amour que nous sommes reliés à des objets. L'amour et la haine désignent une certaine façon de se rapporter à un objet.
- Spinoza procède à une véritable genèse des passions en dégageant des processus très complexes mettant en jeu le désir, l'imagination, le rapport à l'objet, selon quatre principes fondamentaux : la simultanéité, la ressemblance, l'ambivalence, l'imitation. En clair, les passions sont des modalités de l'amour et de la haine, engendrées par l'activité imaginaire, selon les principes de la ressemblance des objets, de l'inversion ou de l'imitation des affects, de l'ambivalence (les " fluctuations de l'âme ").
1. Les fluctuations de l’âme : elles rendent compte de nos sympathies et de nos antipathies. Lorsque nous imaginons une chose semblable à celle que nous aimons ou haïssons, la première devient la cause de notre joie ou tristesse et nous l’aimerons ou la haïrons à son tour, sans que nous sachions pourquoi.
2. Le transfert des sentiments : si nous imaginons qu’une chose, qui nous affecte ordinairement de tristesse, a une ressemblance avec une autre, qui nous procure de la joie, nous la haïrons et aimerons à la fois. Le même objet peut être cause de sentiments contraires (ambivalences de la nature humaine).
- Ces passions peuvent fluctuer et donner naissance au regret, à la crainte, à l’espoir.
- Le regret s’exprime lorsque le temps nous retire la chose aimée et lorsque notre pensée continue de s’attacher à l’image de la chose aimée, fantôme d’un passé mort à jamais. Notre esprit est ici tendu vers le passé et l’amour, qui est joie, se convertit en tristesse, signe de notre impuissance.
- Les sentiments de crainte et d’espoir naissent lorsque la chose aimée n’est pas encore à notre disposition; notre être y aspire, mais nous ne sommes pas sûrs de l’avoir. Le doute s’empare de notre esprit, l’image de la chose aimée hante notre esprit, accompagnée d’un sentiment de crainte et d’espoir. Remarquons d’ailleurs que ces deux sentiments de crainte et d’espoir s’accompagnent et se combattent : l’espoir céderait la place à un sentiment de sécurité totale, s’il n’y avait plus aucune raison de craindre; la crainte deviendrait désespoir s’il n’y avait aucune lueur d’espoir.
4) Conclusion
: comprendre les passions
-
Au total, les passions ne sont pas des
vices ou des péchés mais des événements intelligibles et compréhensibles; ce
sont des imperfections, non pas d'un point de vue moral ou religieux, mais d'un
point de vue existentiel. Les passions révèlent non pas notre culpabilité mais
notre faiblesse
et notre passivité, notre servitude et c'est à ce titre qu'il y a
lieu de les combattre. Les passions s’expliquent par des causes naturelles, par
la finitude de notre être lorsque celui-ci est inconscient de lui-même.
- L'homme est alors comme un être concret, caractérisé essentiellement par sa vie affective et non par une intellectualité abstraite. Théorie de l'individu défini comme désir, tendance à persévérer dans l'existence, dans la joie et la poursuite de la joie. Individu qui n'est pas un moi fait de passions, surmonté par un sujet moral et raisonnable, comme c'est le cas chez Platon, Descartes, Kant. C'est un même désir qui se fait passion ou action selon qu'il met ou ne met pas en oeuvre son pouvoir de connaître. Il peut ainsi passer de la servitude, issue de l'ignorance et de l'imagination, à la liberté, issue, comme on le verra plus loi, de la connaissance et de la réflexion.
-
L'individu, comme désir, est l'origine de
la définition des biens, le fondement des valeurs (aucune morale transcendante
et autorité extérieure).
1) Le désir
d’éternité (Ferdinand Alquié)
- Dans son livre Le désir d’éternité, Alquié montre que la passion émane du refus du temps et se fonde sur le désir d’éternité.
- La passion est une fixation à des circonstances du passé dont le passionné est d’autant plus esclave qu’il n’en prend pas une conscience claire. La révolte contre le devenir a pour racine la peur, le regret, le souvenir de plaisirs, la crainte de souffrances. Les émotions de notre enfance gouvernent notre vie, le but des passions est de les retrouver.
- Nous sommes prisonniers d’un souvenir ancien que nous ne parvenons pas à évoquer à notre conscience et sommes contraints par ce souvenir à mille gestes que nous recommençons toujours. Par exemple, Don Juan est si certain de ne pas être aimé que toujours il séduit et toujours refuse de croire à l’amour qu’on lui porte; l’avarice a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim… Autrement dit, la passion résulte du mouvement par lequel nous essayons de revenir à un instant passé.
- En ce sens, le présent tire sa force du passé : “ Bien des passions sont nées de l’habitude, c’est-à-dire du passé pesant sur le présent “. Exemple du coup de foudre où l’être aimé est l’image et le symbole d’une réalité déjà connue. La répétition du passé témoigne d’un besoin essentiel d’échapper au devenir. Ce phénomène, selon Alquié, s’explique selon trois raisons essentielles :
1. La
situation de toute conscience vis-à-vis du devenir
- L’attente du futur est un état d’impatience et d’inquiétude devant un avenir toujours incertain; accepter le futur, c’est accepter le risque et l’angoisse; la seule certitude qu’apporte le futur est celle de la mort; nous ne pouvons penser le futur sans penser à notre fin; toute pensée du futur est angoisse, et toute angoisse est tournée vers le futur : “ La pensée du passé au contraire est sereine et apaisante; le passé est fixé, il contient notre histoire, notre moi, nous pouvons le contempler sans effectuer l’effort qui jadis nous empêcha d’en goûter le prix“.
- L’attitude relative au passé n’est pas celle de l’attente mais de la mémoire : le passé a été donné, nous le connaissons, il est pour nous image stable et obéit de science certaine; on peut aimer le passé, le concevoir, il ne contient pas de risque (à la différence de l’avenir) : “ Alors que le futur contient notre mort, le passé contient notre être. Là est tout ce que nous avons été, toute l’histoire de notre vie, tout ce qui donne un contenu à ce que nous pensons lorsque nous disons moi. Aussi toute image du passé est-elle émouvante et belle “.
- Alquié précise que rien n’est plus difficile à l’homme que d’aimer l’avenir sans y rechercher le passé.
2. L’essence même de notre affectivité
- Comme l’homme n’a pas d’instincts mais une histoire, notre affectivité tire son origine de notre seule mémoire. C’est la seule expérience qui nous instruit, qui donne forme à nos tendances. D’où l’influence considérable des premiers objets que l’expérience nous a présentés et qui gardent à nos yeux un prestige sans égal : “ la connaissance concrète de ces objets nous tient lieu de savoir instinctif, leur image est la source même de nos désirs “. Nous tirons des généralités de nos premières expériences et émotions.
- Toute affectivité ramène ainsi vers l’enfance.
3. Le passage de la satisfaction à la souffrance
- Notre histoire depuis le début est le passage de la satisfaction à la souffrance; à la vie utérine succèdent les traumatismes de la naissance, puis du sevrage, de l’éducation: “ Notre histoire commença par notre naissance, et celle-ci fut pour nous le passage d’un état où tout était chaleur, douceur et repos, à un état qui fut douleur, froid et asphyxie. En venant au monde, nous avons expérimenté le temps comme passage d’une satisfaction à une souffrance, et cette expérience nous a déjà accoutumés à craindre l’avenir “.
- Nous aspirons tous profondément au repos qui apparaît avec le visage de l’enfance. D’où les mythes de l’âge d’or, du paradis perdu, du retour au sein maternel où ce qui transparaît, c’est le souvenir du bonheur passé.
- En somme, la passion est une illusion : le passionné se condamne à n’aimer que ce qui est mort, refusant un temps irréversible ; le passionné vit hors du réel, la passion est un rêve.
- Selon Alquié, ce refus du temps est capable de se glisser jusque dans les attitudes spirituelles en apparence les moins égoïstes comme l’attitude religieuse ou métaphysique : “ La religion est, chez la plupart, nettement passionnelle; ce que demandent le plus souvent les prières, c’est que soient exaucés les voeux du moi…”. Du moment qu’elles nous proposent l’union avec l’éternel comme seul but de la vie, les religions sont aussi stériles que les passions les plus communes.
2) L’explication
psychanalytique
- La psychanalyse rattache les passions au caractère du sujet et enquête ainsi sur l’axe de l’histoire individuelle. Si la passion apparaît à celui qui la subit comme une force étrangère qui se déploie en lui, sans lui, malgré lui, si nous semblons impuissants à nous reconnaître en nos passions, c’est parce que la source des passions est inconsciente.
- La passion est un mode particulier de relation objectale marqué par l’idéalisation, l’excès, le refus des limites, par le mouvement du passionné qui se déverse dans l’autre au point de s’y perdre (hémorragie narcissique). La passion investit un autre, un élu, qu’elle s’attache, voire dévore. Elle relève d’un amour marqué par l’oralité et les fantasmes de fusion, amour dévorant, destructeur.
- La psychanalyse interprète la passion en termes d’articulation entre narcissisme et investissement objectal.
- L’intensité, la massivité des affects caractérisent la passion, ainsi que l’impossibilité d’accéder à la modération des excitations, à leur élaboration psychique. L’absence de limites manifeste une toute-puissance fantasmatique, en même temps qu’un déni de réalité : le passionné est celui qui n’a pas intégré psychiquement l’angoisse de castration, ni la double limite entre soi-même et l’autre et entre intérieur et extérieur.
Conclusion :
- D’où viennent donc les passions ? Si le milieu semble incontestablement nourrir les passions, sans forcément les créer, il apparaît toutefois que la source des passions soit à chercher dans les tréfonds de l’individu et de son histoire personnelle, que les passions relèvent du rapport de l’âme et du corps (Descartes), de la finitude de notre être lorsqu’il est inconscient de lui-même (Spinoza), du refus du temps (Alquié) ou d’un mode pathologique de relation objectale (la psychanalyse). En tout cas, il semble que les passions ne puissent être extirpées de l’individu puisque, comme nous l’enseigne Spinoza, c’est un même désir qui se fait passion ou action selon qu’il met ou non en oeuvre notre pouvoir de connaître. Dès lors, si seules les passions tristes sont à condamner et à combattre, il reste à se demander comment il est possible d’en guérir, c’est-à-dire de passer de la servitude à la liberté.
- Après avoir décrit l’état de passion (première partie) et réfléchi sur ses différentes sources (deuxième partie), interrogeons-nous maintenant sur la valeur des passions et, plus précisément, sur le remède qu’il convient d’apporter aux passions tristes. Comment l’âme, serve et dépendante, peut-elle conquérir son autonomie et faire des passions les ingrédients nécessaires de l’action libre ?
- La première solution serait d’inspiration stoïcienne et cartésienne : pour guérir des passions tristes ou mauvaises, il est possible de faire appel à la toute-puissance de la volonté qui, face aux mécanismes passionnels, peut réagir et l’emporter.
1) Fonction des passions
- Nous avons vu que pour Descartes les passions ne viennent ni de l’intérieur de l’âme (erreur de jugement) ni des dieux (destin) mais du corps. Si les passions existent, c’est donc qu’elles remplissent une fonction dans l’ordre physiologique. Cette fonction est de “disposer l’âme à savoir ce qui nous est utile ou nuisible”. Les passions sont un guide naturel à l’usage de l’âme. C’est un système instinctif assurant la protection du corps. Ainsi la crainte assure-t-elle la sauvegarde de l’individu, de même que l’amour permet la perpétuation de l’espèce.
- De même, elles “ incitent et disposent l’âme” à vouloir certaines choses; les passions aident à fortifier la volonté aussi bien dans les bonnes actions que dans les mauvaises.
- Le seul problème concernant les passions est celui de l’usage - comme le problème concernant la raison était celui de la méthode. Il y a un bon usage des passions : quand celles-ci remplissent correctement leur fonction naturelle.
2) La maîtrise des passions
- Toutefois, ce mécanisme peut se dérégler et devenir nuisible (pathologie). C’est alors qu’il faut pouvoir intervenir. La difficulté réside ici dans l’autonomie du corps : la volonté ne peut commander les fonctions physiologiques. Ceci pour une raison déjà évoquée : l’esprit (immatériel) n’a pas de pouvoir direct sur le corps (matériel). C’est donc seulement indirectement que la volonté peut agir sur le corps : “Le plus que notre volonté puisse faire pendant que cette émotion est en sa vigueur, c’est de ne pas consentir à ses effets et de retenir plusieurs des mouvements auxquels elle dispose le corps. Par exemple, si la colère fait lever la main pour frapper, la volonté peut ordinairement la retenir ; si la peur incite les jambes à fuir, la volonté les peut arrêter, et ainsi des autres.” (Descartes, op. cit.)
- Les passions sont une certaine disposition du corps à agir en fonction d’une représentation. L’âme peut agir sur la liaison représentation / émotion. C’est donc ou bien au niveau des effets des passions, ou bien au niveau du déclenchement des passions par certaines représentations, que la volonté peut agir.
- En ce sens, Descartes n’est pas si éloigné de la technique stoïcienne qui prétend pouvoir agir au niveau du jugement. Toutefois, c’est à une maîtrise mécanique qu’il s’agit de parvenir (dressage) et non à l’apathie.
- Le problème est que, quand une passion me submerge, comme dans la colère, non seulement elle est plus forte que ma volonté d’y résister, malgré tous mes raisonnements, mais elle aveugle mon esprit, détourne ma raison et ma volonté à son profit.
- Descartes nous dit cependant que nous pouvons apprendre à maîtriser nos passions, et d’une certaine manière notre corps, par le pouvoir de la raison. Pour éviter de succomber aux passions, il faut, dit Descartes, endurcir notre raison, leur opposer des jugements fermes et déterminés sur ce qu’il convent de faire ou de ne pas faire, c’est-à-dire sur ce qui est bien ou mal. Par exemple, si la colère me saisit et me donne envie de frapper, je dois songer qu’il ne faut pas user de violence, surtout envers un être plus faible. Il me suffit de me retenir d’agir jusqu’au moment où l’évanouissement de la passion me restitue mon sens du jugement et ma liberté véritable.
- On peut faire jouer l’habitude contre les passions. Ainsi, par exemple, la présence d’un danger imprime le sentiment de la peur, habituellement suivi de la fuite. Mais, si l’âme s’efforce, grâce à l’habitude, de joindre à la fuite la représentation de la honte ou de la lâcheté, il se produira un conflit entre l’inclination à fuir et cette représentation; si l’âme imprime très fortement la représentation de la honte ou de la lâcheté liée à la fuite, elle disposera l’homme à affronter le danger avec courage. L’on peut s’habituer au danger jusqu’à faire disparaître la peur (c’est ce que fait le soldat à la guerre). L’on peut s’accoutumer à l’inconfort jusqu’à moins ressentir la douleur, devenir moins « douillet », et même faire disparaître le désir de bien-être. La pratique des arts martiaux procure également une maîtrise des émotions, évident que l’on ne cède à la colère et ne perde le contrôle de ses coups, comme le fait un novice.
- Il convient donc, pour bien faire, de commencer par bien juger, ce qui est affaire de méditation mais surtout d’expérience personnelle. C’est d’abord la vie, les erreurs qui doivent m’enseigner à me défier des passions. Grâce à une pensée claire et ferme sur ce qui est bien, ma volonté acquiert la force qui me permet de résister aux passions.
- Descartes reprend de la tradition stoïcienne la distinction entre “ce qui dépend de nous” et “ ce qui n’en dépend pas”. Il faut s’attacher à transformer son rapport aux choses plutôt que les choses elles-mêmes qui nous échappent toujours à certains égards (“changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde”, Descartes). N’étant pas responsables de ce qui se produit dans le monde, nous ne pouvons rien changer au monde tel qu’il va et n’avons d’autre alternative que de l’accepter ou nous épuiser en vain à le contester.
-
Pour ce faire, nécessité d’égaliser désir et pouvoir,
c’est-à-dire de désirer
l’accessible. En ne voulant que ce que je peux, je l’obtiendrai
toujours à condition d’exercer toujours mon pouvoir. Réduire mon pouvoir en extension (il
couvrira un nombre limité de choses), c’est l’accroître en profondeur. Il ne
s’agit pas de posséder toutes les
choses, ce qui engendre l’illusion et la déception, mais de posséder les choses
que je peux posséder. En réglant le désirable sur l’accessible, je change mon
rapport au monde : je substitue à un pouvoir plus étendu et incertain, un
pouvoir restreint mais certain. Au lieu de faire l’expérience de la
déception, témoignage de mon impuissance à satisfaire mon désir et à changer le
monde, je connais le contentement qui résulte du pouvoir sur soi-même.
-
Autrement dit, bien juger, refuser de céder aux passions,
acquérir de bonnes habitudes finit par amoindrir, voire faire disparaître, les
passions. Ce résultat nécessite la médiation de l’accoutumance et de l’exercice.
Il m’est donc possible de parvenir à maîtriser mes passions, à force de volonté
et d’entraînement.
3) La
générosité
-
La joie toute spirituelle que j’ai à
surmonter mes passions, c’est-à-dire à me sentir maître de ma volonté, le fait
« d’avoir la libre disposition de ses volontés », Descartes l’appelle
la générosité.
-
La générosité cartésienne n’a pas tout à
fait le même sens qu’aujourd’hui. Elle a plutôt le sens qu’on lui donnait au
Moyen Âge, où l’on qualifiait de preux ou de généreux un homme brave, qui a du
« coeur ». A la suite des stoïciens, Descartes pense aussi que seules
m’appartiennent mes volontés, et non la richesse, la beauté ou la force du
corps, qui sont possessions aléatoires. Ce qui fait, par conséquent, la valeur de mon être, ce ne
sont pas ces propriétés accidentelles, mais uniquement la qualité de ma
volonté, le fait de posséder une volonté puissante, tenace, dont j’ai la libre
disposition, c’est-à-dire qui obéisse à ma raison et veuille toujours bien
faire. Cela s’appelle la vertu.
-
La générosité est une passion dérivée de l’admiration, et plus
particulièrement de l’estime, spécifiée par rapport à nous-mêmes.
C’est d’abord la disposition à ne s’estimer soi-même que selon ce qui est véritablement son propre fait et
véritablement digne d’éloge.
- Le généreux est celui qui a reconnu dans “l’usage du libre arbitre”, ou dans “l’empire que nous avons sur nos volontés”, le seul vrai fondement du mérite et l’unique objet de l’estime légitime de soi. La principale perfection de l’homme, en effet, est d’avoir un libre - arbitre, ce qui le rend digne de louange ou de blâme. Le libre- arbitre est le souverain bien parce que seul il dépend absolument de nous.
- Dans l’article 156, Descartes précise que les généreux sont “entièrement maîtres de leurs passions”, en particulier des désirs, de la jalousie, de l’envie, de la haine et de la colère. Il ne s’agit pas de vaincre ses passions. Cette maîtrise consiste plutôt en ce que les généreux se trouvent entièrement exempts à l’égard des autres hommes de certaines passions négatives, telles que la haine ou l’envie.
- D’autre part, s’ils se trouvent surpris par quelque mouvement passionnel (crainte, colère…), ce mouvement reste en eux un simple mouvement, un commencement de passion qui n’est ni cultivé par le sujet lui-même, ni suivi d’effets notables. Les généreux sont ces âmes fortes qui mettent en oeuvre en toute circonstance les propres armes de la volonté et du jugement. Ce qui constitue la manière généreuse de penser, de sentir et de penser, c’est l’intérêt pour le bon usage du libre arbitre, pour le bien en général et pour les satisfactions qu’il procure.
- La générosité, dit Descartes, est le contraire de l’égoïsme, comme la magnanimité l’est de la petitesse. Etre généreux, c’est être libéré de soi, de ses petites lâchetés, de ses petites possessions, de ses petites colères, de ses petites jalousies. Plaisir vertueux de jouir de sa propre et excellente volonté. Grandeur d’âme : être généreux, c’est être libre.
- Dès lors, précise Descartes à l’article 154, les généreux ne “méprisent jamais personne” : aux yeux du généreux, les hommes doivent être appréciés selon l’usage qu’ils font de leur libre arbitre; la volonté de bien faire en général n’est rien dont un autre homme puisse être réputé absolument privé; rien, par exemple, ne peut nous rendre certains qu’un homme qui a commis de très grandes fautes ne pourra dans l’avenir se révéler capable de bonne volonté.
- Ne pas confondre cette estime universelle avec une complaisance indifférenciée : il y a entre les hommes de grandes différences de mérite que le généreux ne peut manquer de reconnaître (exemple du criminel). Mais du simple fait qu’ils ont reçu et conservent l’usage de leur libre arbitre, les hommes sont tous à prendre en considération autrement que les simples choses de la nature. Cela signifie, non point qu’ils leur reconnaissent à tous un mérite positif, mais que malgré les plus grandes fautes qu’ils les verront commettre, ils ne laisseront pas de les considérer comme des hommes : l’usage du libre arbitre suffit à les distinguer de tous les animaux et à les excepter du mépris. La bonne volonté que les généreux doivent avoir à l’égard d’un chacun consiste en une ferme volonté de faire toujours à chacun le plus grand bien possible. La bonne volonté généreuse conduit à agir envers tout un chacun selon ce qui semble être le meilleur à son égard.
- De même, dans l’article 155, Descartes affirme que “les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles”. Il ne s’agit pas pour le généreux de se déprécier lui-même à ses propres yeux. Ici Descartes veut dire que le généreux se trouve content de lui-même et de ce qu’il a fait, mais cela ne signifie pas qu’il affecte quelque hauteur envers ses semblables. Son humilité fait qu’il ne se préfère à personne. Les généreux sont aussi “naturellement portés à faire de grandes choses” (cela correspond à l’ancien concept de la générosité : le généreux, selon la tradition, est un homme de bonne naissance, qui s’illustre comme tel). Descartes précise néanmoins que le généreux ne doit rien “entreprendre dont ils ne se sentent capables”. Les généreux ne recherchent pas constamment la gloire et peuvent se borner à remplir leurs obligations ordinaires. Faire de grandes choses, pour le généreux, ne signifie pas nécessairement accomplir des actions d’éclat; il s’agit plutôt de porter l’exercice de sa volonté jusqu’à un certain maximum qui se définira par la persévérance, l’endurance ou le soin extrême apportés à l’exécution d’une tâche déterminée, le mépris de son propre intérêt, le dévouement au bien des autres hommes.
4) Conclusion :
la valeur de la générosité et le règlement des passions
- Au total, la générosité implique trois éléments fondamentaux :
· le bon état ou la bonne qualité de la volonté en général, qui fait qu’elle est capable de constance, de ponctualité, de discipline, de plénitude, bref le degré de “force de l’âme” en deçà duquel on n’aurait pas réellement “l’usage entier de son libre arbitre”;
· cette volonté généreuse possède comme armes des “jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal” et comme objet son propre bon usage;
· le bon sentiment de soi-même qui ne fait qu’un avec la certitude du bon état et du bon usage de la volonté.
- Descartes précise, dans les articles qui suivent ceux portant sur la générosité, que suivre la vertu, et agir généreusement, suffit à assurer la satisfaction intérieure ou le contentement de l’âme et qu’il n’y a pas d’autre bonheur solide que celui que fournit la conscience d’avoir toujours suivi la vertu. Seule la conduite généreuse procure cette satisfaction de soi-même qui coïncide avec une parfaite tranquillité d’esprit.
- La générosité permet ainsi de tout vivre, sur le mode le plus positif de la vie, c’est-à-dire de jouir de tout: de soi naturellement, et de sa propre action; mais aussi de toutes circonstances, des plus heureuses au moins heureuses. Si je sais que j’ai toujours tâché de bien user de ma volonté, que j’ai voulu seulement le bien, et non la richesse ou la gloire, mon âme a alors « de quoi se contenter en son intérieur ». Je peux être fier de ma générosité et ne m’affligerai pas de l’insuccès de mes entreprises extérieures, des revers de fortune, des coups du sort, du moment que je sais que j’ai toujours fait de mon mieux. Cette satisfaction de ma propre vertu me donne une joie pure. Si je possède la libre disposition de ma volonté, les agressions du monde et les passions qui s’ensuivent ne me troublent plus, elles augmentent au contraire ma joie du fait qu’elles me donnent encore plus l’occasion d’éprouver ma générosité, ma force, ma perfection.
- La générosité implique donc un certain sentiment de sa propre résolution, c’est-à-dire de la puissance de sa volonté, et un sentiment d’avoir toujours bien usé de cette volonté. Il y a ainsi un rapport entre le fait d’être satisfait de sa conduite et le fait d’avoir d’abord eu la résolution de bien faire.
- L’article 211 conclut que les passions sont “ toutes bonnes de leur nature “ et que “ nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès”.
- Elles sont bonnes d’abord parce qu’elles contribuent à notre conservation ou à notre perfection. C’est pour nous un bien et une perfection que de pouvoir ressentir cette douceur que certaines d’entre elles nous procurent.
- C’est encore un bien et une perfection que de pouvoir, sous leur effort, expérimenter toute la force et l’indépendance de notre âme.
- C’en est un enfin, en soi, d’être ému par les choses extérieures, puisque, si nous ne pouvons l’être, ce serait comme si nous étions privés du sens du plaisir et de la douleur : notre vie, notre existence dans le monde y perdrait elle-même tout son sens. En un certain sens, les passions sont cela même qui nous fait exister; et l’apathie serait pour nous, non pas seulement la pire des privations, mais la privation même.
-
Un homme libre ne peut ainsi être troublé par aucune
vicissitude de la vie, parce que rien ne saurait entamer le pouvoir qu’il a sur
lui-même. Aussi, c’est dans les circonstances les plus
défavorables, dans les infortunes qu’il trouvera au plus haut point l’occasion
de s’estimer en les surmontant, en réduisant leurs effets par la force et la
constance de sa volonté. Il sait que son seul bonheur et sa plus grande joie ne
dépendent que de lui-même, de la satisfaction qu’il retire de l’action guidée
par ce qui lui semble être le meilleur.
- A la différence de Descartes et des stoïciens, Spinoza ne fait nullement appel au pouvoir libre et tout-puissant de notre âme. L’homme n’est qu’une partie de la nature, soumise comme le reste des choses à des chaînes de causalité nécessaires. Pour se libérer, demeure la connaissance vraie, la science des affections. Il n’est pas question de gouverner les passions par la volonté, mais d’en avoir une connaissance claire et distincte, de les comprendre dans leur rationalité. Ainsi puis-je transmuter la servitude en liberté.
- La philosophie spinoziste des passions nous enseigne que la passion n’est malheureuse que si elle est mal employée ; son bon usage permettrait bonheur et épanouissement puisque nous ne saurions nous affranchir des passions et vivre sans. La servitude des passions n'est pas issue du Désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n'être que la cause partielle de nos actes.
- Spinoza pense que nous ne sommes pas condamnés aux passions, que nous pouvons récupérer et même augmenter les puissances de notre être grâce au développement de notre pouvoir de comprendre. Nous pourrions en quelque sorte nous affranchir de la servitude des passions, dans la mesure où nous parviendrions à passer du plan de l’imagination au plan de la connaissance vraie.
- Dès lors, nous vivons sous le régime de la liberté lorsque nous agissons uniquement selon les lois de notre propre nature, c’est-à-dire librement. Etre vertueux, c’est désirer être heureux, bien agir et bien vivre. Nous sommes libres lorsque nous connaissons et comprenons la cause de nos actes; être libre, ce n'est pas lutter contre nos passions, mais développer une conscience de nous-même qui nous permettra de faire résulter nos actions de notre être et non pas du monde ou de valeurs imaginaires.
- Nous avions vu que le désir est créateur de valeurs. La connaissance vraie, adéquate consiste d'abord à prendre conscience de ce pouvoir créateur du Désir et à nous libérer d'une emprise extérieure qui résulte d'une illusion de l'imagination qui attribue une valeur objective à un but (richesse, honneurs…) qui n'a pas d'autre valeur que celle que lui accorde notre Désir.
- La liberté : la réalisation consciente de soi-même.
- Lorsque nous comprenons nos passions, lorsque nous intégrons l’objet de notre passion dans tout un système de choses, où il perd son individualité et son prestige, nous nous libérons, en même temps, de son pouvoir fascinant. Les passions se transforment ainsi en actions grâce à la connaissance vraie. La passion comprise perd son privilège et son prestige, elle se trouve insérée dans une chaîne de causes et d’effets.
- La connaissance vraie, qui fait passer le Désir de la passivité à l'activité, libère le désir des faux biens : elle ne le supprime pas mais transforme un désir ignorant, aliéné, passif, en un désir éclairé, autonome, actif. Elle nous sauve en nous unissant à nous - même et à autrui.
- Elle nous unit d’abord à nous-même car la vertu est d’abord amour de soi. L’égoïste ne s’aime pas vraiment, car ce qu’il aime c’est son esclavage et non pas ce qu’il est authentiquement. Si les orgueilleux et les vaniteux délirent, c’est qu’ils aiment les bonnes opinions que les autres pourraient se faire d’eux et non pas leurs qualités réelles. L’envieux se méprise en réalité, car, autrement, les qualités d’autrui et les succès qui en résultent ne le feraient pas souffrir et il n’aurait pas l’envie d’être à la place de l’autre.
- Au contraire, l’homme conduit par la raison s’aime authentiquement, car il aime ce qu’il a de positif en lui-même. La connaissance nous unit également aux autres. Rien ne nous est plus utile que le commerce avec les autres hommes. Les hommes, unis par la raison, forment une seule communauté dont la seule loi est la générosité, “désir par lequel chacun s’efforce d’après le seul commandement de la raison d’aider les autres hommes et de se lier avec eux d’amitié”.
- Dès lors, la raison ne réclame rien contre la passion. Elle est aussi un effort vers la vie, vers une vie authentique, effort pour s’aimer plus efficacement. La vertu n’est pas renoncement et fuite du monde. Il n’y a pas d’au-delà; c’est ici-bas, dans ce monde, que se joue le problème de notre destinée, de notre bonheur et de notre malheur. La sagesse exige certes un effort de purification et de réforme de soi-même, mais il s’agit d’une réforme de notre mode de connaître, rendant possible la transmutation du regard que nous jetons sur un monde qui reste toujours le même.
- D’où l’hostilité de Spinoza vis-à-vis de l’ascétisme qui nous interdit de prendre plaisir. C’est le propre d’un homme sage d’user des plaisirs autant qu’il peut. La santé et l’épanouissement du corps sont une des conditions nécessaires au développement de notre pouvoir de compréhension. L’homme vertueux cherche d’abord et avant tout son utilité propre. Est utile à l’homme, ce qui satisfait l’effort même de la raison, l’effort pour comprendre, ce qui permet d’accroître son intelligence.
- Ce n’est donc nullement en troquant la vie réelle contre un idéal abstrait, un modèle auquel l’homme devrait se conformer, que l’on se guérit de l’esclavage des passions. Le désir n’a pas à être refoulé; il doit, au contraire, s’épanouir et devenir lucide, c’est-à-dire se réfléchir lui-même. C’est dans la passion seulement que le désir est aveugle : l’homme passionné est aliéné, diminué, triste. La libération sera accroissement de puissance; toute connaissance vraie est joie, le désir étant d’autant plus fort que le savoir est plus vaste.
- Cette conception de la passion permet de la revaloriser. Du coup, la passion n’apparaît plus comme une source de passivité et d’aliénation mais comme l’énergie de la volonté.
- En effet, insistons sur le fait que la passion, contrairement aux apparences, est unificatrice et stabilisatrice du moi. Elle rassemble toute l’activité de l’homme vers un but. Le vouiloir se tend vers une fin unique à laquelle il subordonne tout. L’individu concentre toute son énergie sur un seul objet. Elle représente une libération bénéfique de notre personnalité profonde, de ses richesses étouffées par la censure du moi social, comme l’a bien montré Charles Fourrier : dans la passion l’homme se retrouve lui-même et affirme ce qu’il est.
- Les passions enrichissent notre vie intérieure, elles accroissent la pénétration de l’intelligence, affinent et approfondissent nos sentiments, rompent la monotonie de la vie quotidienne, donnent du prix à l’existence (cf. Gainsbourg : « La vie ne vaut d’être vécue sans amour »). Aucune décision volontaire ne serait jamais prise par un être indifférent, incapable de se passionner pour quoi que ce soit : « Un homme sans passion serait un roi sans sujets » (Vauvenargues).
- Malgré la médiocrité fréquente de leur objet et l’aveuglement qu’elles provoquent, les passions nous élèvent et nous permettent d’accéder à une réalité plus profonde, plus riche : « Les émotions qu’une jeune file médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses oeuvres (Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs).
- De même, la passion peut être source de plaisirs et de joies inestimables, passion de la connaissance, passion amoureuse, etc. : « Les hommes qu'elles (les passions) peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. Il est vrai qu’ils y peuvent aussi trouver le plus d'amertume lorsqu'ils ne les savent pas bien employer et que la fortune leur est contraire » (Descartes, op. cit., art. 212).
- De même kant souligne-t-il que certaines passions ont un rôle moteur : ainsi l’ambition arrache-t-elle l’homme à sa nonchalance naturelle et le force-t-elle à mobiliser toute son énergie pour atteindre une fin. Le conflit des ambitions est facteur de progrès pour l’espèce humaine ; l’homme en proie à l’ambition ou à la cupidité est prêt à tous les sacrifices et doit, le plus souvent, développer ses dispositions et ses aptitudes pour parvenir à son but : « C’est cette résistance (aux autre et à leurs égoïstes) qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le conduit à surmonter sa tendance à la paresse et, sous l'impulsion de l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu"il supporte peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer » (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, IVe proposition).
- Hegel montre ainsi que les passions ne jouent pas seulement un rôle sur le plan individuel, elles n’ont pas seulement un rôle psychologique, elles créent l’histoire et son devenir. La passion permet ainsi d’accomplir de grandes oeuvres, elle est édificatrice et architecte de l’histoire, elle engendre le devenir historique : « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ! » (Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire).
- Hegel achève le renversement opéré par Descartes dans le sens contemporain du mot passion. Dans le schéma initial organisant la distribution raison / passion selon la relation des moyens aux fins, Hegel inverse les données : ce sont les passions qui deviennent les moyens de réaliser la raison. Les passions sont nécessaires parce qu’elles permettent à la raison de s’accomplir.
- L’histoire est le développement de la Raison. L’histoire n’est pas une succession d’événements que seul le hasard a juxtaposés. La suite des événements est signifiante : elle tend vers une fin. L’histoire a un sens dans la double acception du mot sens : direction et signification. Chaque événement possède un sens parce qu’il s’inscrit dans une chaîne finale. Et la fin de l’histoire est le développement plein et entier de la Raison. Le processus téléologique à l’oeuvre dans l’histoire est le passage de la puissance à l’acte accompli par la Raison.
- Mais qu’entend Hegel par Raison ? La Raison n’est pas le degré de rationalité obtenu par chaque individu. C’est de la société elle-même dans son ensemble qu’il est ici question. La rationalité se manifeste dans les rapports inter-individuels au sens où à la passion se substitue un rapport de coopération rationnelle. C’est ce tissu inter-individuel qui constitue les moeurs, c’est-à-dire une culture, une société. Et c’est cette société qui se donne une forme rationnelle dans l’Etat. Le passage historique d’une société de droit coutumier à une société où la Loi est promulguée, et dépend en dernière instance d’un pouvoir constitué, est un progrès de la Raison dans l’histoire. La fin de l’histoire serait une société pleinement rationnelle où chaque citoyen obéissant à tous n’obéit qu’à lui-même parce qu’il est lui-même pleinement rationnel (effectuation du Contrat social).
-
Le problème devient alors : comment
s’accomplit cette rationalité ? Quel est le moteur de l’histoire ? La réponse
est : ce sont les passions qui accomplissent cette Raison, et c’est ce qui les
rend nécessaires. Ce sont les individus particuliers qui accomplissent
l’histoire universelle. Mais ces individus ne savent pas qu’en obéissant à leurs
propres passions ou égoïsmes, ils réalisent la rationalité. L’histoire ne se
réalise pas parce que les acteurs de l’histoire en saisiraient la rationalité
immanente. Cette rationalité se réalise malgré eux, par nécessité. En clair, les hommes font l’histoire,
mais ils sont en même temps les outils de quelque chose de plus grand qui les
dépasse.
- On peut illustrer ce mécanisme aussi bien par l’histoire contemporaine (post-hégélienne) que par l’histoire antique.
- Exemple : les passions nationalistes à l’oeuvre dans l’Europe du début du XX° siècle ont dû se développer jusqu’à prendre leur ampleur la plus grande et s’affronter lors de la première guerre mondiale. La fin de la guerre n’a pas vu totalement l’exténuation des antagonismes, mais a donné lieu à une première ébauche rationnelle de coopération devant permettre le règlement des conflits : la SDN. Il aura fallu toutefois un second conflit plus généralisé et plus meurtrier pour rationaliser de façon plus radicale les relations européennes.
- Où l’on voit que les passions individuelles font avancer l’histoire quand elles deviennent collectives et ont à aller jusqu’au bout d’elles-mêmes. Ce n’est qu’en allant jusqu’à leur propre exténuation qu’elles se contraignent elles-mêmes à la rationalité. La guerre est un effet des passions. Elle est le fruit de l’irrationalité collective, mais devient l’agent de la rationalisation. L’homme n’est rationnel que par contrainte.
- La passion d’un homme peut aussi devenir destin collectif : c’est ce qu’on appelle le grand homme. Le grand homme est un passionné. La différence entre le grand homme (historique) et tout autre passionné est qu’il s’inscrit dans le cours de l’histoire parce qu’il saisit intuitivement le principe qui fait passer d’une époque à l’autre. Exemple donné par Hegel : César franchissant le Rubicon. De Gaulle donnant l’indépendance à l’Algérie. Exemple plus clair encore que celui de César, puisqu’il est vraisemblable que De Gaulle n’envisageait pas cette indépendance. Il a simplement su saisir le “moment opportun” (kairos) pour assurer sa passion politique.
- Cette utilisation par la Raison Universelle des passions individuelles est ce que Hegel nomme “la ruse de la raison” (Kant parlait de “ruse de la nature”). A la passion qui était immorale parce qu’elle utilisait la raison pour s’assouvir comme passion, Hegel substitue la Raison universelle qui pour s’accomplir utilise les passions individuelles.
- La passion est donc historiquement nécessaire. Si elle est immorale, ce n’est qu’au niveau individuel en tant qu’elle peut nuire à autrui. Mais la réalisation de la rationalité historique est a-morale. Toutefois, si la passion est comprise comme nécessaire, son sens s’est appauvri : Hegel prend le mot passion comme synonyme d’“intérêts particuliers” ou “intentions égoïstes”. Si la passion est justifiée (seul le passionné accomplit de grandes choses), elle n’en est pas moins banalisée (la passion n’est pas une forme de possession de l’individu mais l’expression de son égoïsme).
- En conclusion, Hegel nous enseigne que la passion, dépourvue de signification morale (Hegel rejoint ici Spinoza), se comprend comme force active et historique.
- Au total, la passion, loin de se réduire à l’ensemble des phénomènes passifs de notre être qui nous aliènent et nous asservissent, émerge comme puissance rationnelle. Si la passion signifie d’abord passivité et dépendance, il est toutefois un bon usage des passions, saisies comme processus dynamiques. Les passions ne sont pas des vices mais des propriétés de la nature humaine. Il s’agit dès lors non point d’anéantir ou de pulvériser les passions, mais de manifester leur logique interne et rationnelle. C’est tout l’enseignement de Spinoza que de montrer que la passion s’intègre dans un processus de compréhension active.
- Du coup, l’étude du phénomène passionnel nous révèle que le sujet est, par essence, activité, autonomie, recherche de la plénitude et de la joie. C’est précisément cette essence qui est occultée dans la passion où le sujet se complaît dans l’ignorance des vraies racines de sa souffrance.
- Cette réflexion sur les passions souligne au plus haut point le rôle créateur du sujet et de la conscience : si les racines de la souffrance résident dans le sujet lui-même, ce dernier peut choisir de s’instaurer comme origine de sa propre vie dans la perspective d’une existence comblée et significative, et ce par un travail réflexif de conversion du désir (pour la TL, cf. Quatrième partie du cours sur le bonheur).
- Passive la passion ? Réfléchie, métamorphosée par la connaissance qui transforme le désir aveugle en un désir lucide et épanoui, elle établit au contraire le règne de la raison, elle permet la mise à jour de la logique rationnelle conduisant au salut, c’est-à-dire à la liberté et au bonheur. La passion est alors fondamentalement énergie, oeuvre en gestation, disponibilité à la liberté.
- Notons, pour finir, que la passion au sens classique n’existe plus que juridiquement dans le cas du crime passionnel où il est admis que la passion aveugle, c’est-à-dire restreigne le champ de la responsabilité sans toutefois excuser. Le sens courant du mot passion est aujourd’hui le sens hégélien. La passion est louée parce qu’elle fait accomplir de grandes choses. Elle est moteur de l’action et source de valeur.
- Pourquoi ce retournement dans la valeur de la passion ? Deux raisons peuvent être invoquées :
1) Nous ne connaissons plus l’irrationnel absolu. Un comportement irrationnel ne l’est toujours que du point de vue du sujet qui agit. De l’extérieur, le même comportement est toujours en droit rationalisable, c’est-à-dire explicable. Le crime passionnel se voit légitimé par des psychiatres, c’est-à-dire par des scientifiques. La passion n’est plus que l’expression de l’histoire de l’individu. Et, au mieux, parce qu’elle manifeste l’individu dans son unicité, elle le valorise.
2) La passion est réductrice du sens en ce qu’elle rabat tout sur son objet. Elle est donc par là-même créatrice de sens. A l’époque où la passion est scandaleuse et subversive, le monde est plein de sens, et c’est ce sens que la passion subvertit. Dans le monde chrétien du XVII°, par exemple, la passion détourne l’homme de la fin qui lui est prescrite. Mais dans le monde contemporain où la fin est à poser par l’individu lui-même, où l’univers est considéré comme dépourvu de sens, on peut comprendre que la passion devient positive parce qu’elle est donatrice de sens. La passion donne du sens là où il n’y en a plus. Le passionné retrouve du sens aux choses et échappe à l’absurdité de sa propre quotidienneté.
- La philosophie cartésienne des passions (cf. Document annexe sur la 3ème partie du Traité des passions).
- La philosophie spinoziste des passions (Ethique, III).
- L’amour (voir lectures conseillées).
1) Passion et connaissance :
- L’homme n’est - il rien de plus que ses passions ?
- La passion fait-elle toujours obstacle à la connaissance de soi ?
- La passion éloigne-t-elle de la réalité ?
- Puis-je savoir si j’aime ?
- La passion amoureuse renferme-t-elle nécessairement de l’amour ?
- Aimer, est-ce la même chose qu’être amoureux ?
- Où faut-il chercher l’origine de la passion ?
2) Raison et passions :
- Passion et raison sont-elles nécessairement en conflit ?
- La passion est-elle toujours esclavage ?
- Faut-il renoncer à toute passion pour être libre ?
- La passion est-elle une aliénation ?
- L’idée de la “fatalité de la passion” ne peut-elle être remise en cause ?
- Si la passion est involontaire, y a-t-il un sens à vouloir la maîtriser ?
- Peut-on faire l’éloge de la passion ?
3) Passion et morale :
- La passion est-elle une excuse ?
- La sagesse est-elle l’absence de passions ?
- A quelles conditions une passion est-elle bonne ?
- La passion est-elle, comme dit Kant, “une maladie de l’âme” ?
- Peut-on dire avec Alain que la passion est toujours malheureuse ?
- Peut-on vivre sans passions ?
- F. Alquié, Le désir d’éternité, PUF
- Descartes, Les passions de l’âme, Vrin.
- Epictète, Manuel , Garnier-Flammarion
- Spinoza, L’Ethique, IIIe partie, Garnier-Flammarion.
- Sur l’amour et la passion amoureuse ( un exemple de passion ) :
- Platon, Le banquet ( les discours d’Aristophane et de Socrate notamment)
- André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus (chapitre final sur l’amour)
- Stendhal, De l’amour, Ed.J. Gibert
- W. Shakespeare, Roméo et Juliette, Garnier-Flammarion
- M. Proust, Un amour de Swann (+ film de Volker Schlöndorf), Garnier-Flammarion
- Stendhal, Le rouge et le noir, Folio
- V. Nabokov, Lolita, Folio (+ film de Stanley Kubrick)
-
S. Zweig : La confusion des
sentiments, Amok, Vingt-quatre heures de la vie
d’une femme, Le joueur d’échec…
-
Revue Sciences
humaines, n° 20, Août / septembre 1992, dossier «L’amour logique d’une
passion ».
- Passion (latin passio, de pati, supporter, souffrir) :
1) Sens courant (faible) : attachement dominant plus ou moins profond à un certain domaine de la recherche, de l’art, d’un type d ‘activité, etc. (passion de la science, de la musique…)
2) Sens ancien : tous les phénomènes passifs de l’âme (tout ce qui est subi).
3) Sens moderne : inclination non maîtrisable, dominante conduisant à une rupture de l’équilibre psychologique. Chez Hegel notamment, la passion est ramenée à l’intérêt, à une « ruse de la raison » ; elle désigne une tendance puissante permettant d’unifier toutes les énergies spirituelles et de mener à bien une oeuvre, un projet, etc.
4) Pour la psychologie moderne, la passion est une structure durable de la conscience qui envahit la personnalité et qui se caractérise par l’intérêt exclusif et impérieux porté à un seul objet (amour, haine, ambition, avarice), cette polarisation de la conscience entraînant la diminution ou la perte du sens moral et de l’esprit critique).
- Emotion : état affectif brusque, passager et violent, accompagné de réactions corporelles (ex : la peur).
- Sentiment : fixation d’une tendance sur un objet (l’amitié, l’amour, la tendresse…).
- Tendance : force orientant l’organisme vers une fin, une forme spontanée d’activité.
Définitions de quelques passions fondamentales :
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