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A)
LE TEMPS, FLUX ININTERROMPU
C)
LES TROIS DIRECTIONS DU TEMPS VECU
CONCLUSION
SUR LA PREMIERE PARTIE :
II)
NATURE ET REALITE DU TEMPS
CONCLUSION SUR LA DEUXIEME PARTIE :
III) LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU TEMPS
A)
LA NEGATION DU TEMPS DANS LA SCIENCE CLASSIQUE
B) LA THERMODYNAMIQUE ET LA FLECHE DU TEMPS
C)
LA THEORIE DE LA RELATIVITE
EXERCICE DE CONTROLE DE COMPREHENSION DU COURS
«Le temps s’en va, le temps
s’en va, Madame !
Las ! Le temps, non ! Mais nous
nous en allons. » (Ronsard)
«Mais n’oublie pas
Que le temps te changera
Non n’oublie pas
Que le temps… »
(Gérard Manset, « Attends
que le temps te vide », Il voyage en
solitaire)
-
La question du temps est une des questions fondamentales de la
philosophie : il y va de la compréhension de nous-mêmes, dont la nature est
d’être temporels, de notre liberté, du sens de notre existence, des
possibilités de notre action et de notre connaissance. C’est aussi la plus
difficile, et ce pour trois raisons essentielles.
-
D’abord c’est l’universalité qui semble le mieux caractériser le temps.
Ce dernier nous affecte sans cesse, nulle chose
n’échappe au temps, de sorte que nous ne pouvons pas nous mettre en retrait par
rapport à lui ; nous pouvons certes le mesurer, mais non l’observer en le
mettant à distance. Rien de ce qui constitue le sens de l’existence n’est
étranger au temps : les émotions de surprise, de peur, de déception, de
regret, d’espoir, qui tissent notre quotidien, résultent toutes d’un
télescopage du présent avec le passé et le futur ; la sagesse est
également inséparable du temps, soit qu’elle privilégie le présent
‘(l’épicurisme, le stoïcisme), soit qu’elle s’échappe vers l’éternité (le
bouddhisme, le taoïsme).
-
Ensuite nous ne pouvons pas non plus saisir le temps qui n’est pas
quelque chose de matériel, un objet dont nous pourrions avoir connaissance en
l’examinant. Le temps n’est une matière à aucun de nos cinq sens. Il n’est pas
perceptible en tant que phénomène brut.
-
Enfin, le temps est un concept ou une expérience éminemment paradoxal : il est à la fois une
puissance extérieure, une réalité objective sur laquelle nous n’avons pas de
prise et qu’indiquent seulement les aiguilles d’une montre. Et, en même temps,
nous vivons avec lui comme avec une personne à laquelle nous sommes liés
subjectivement, affectivement; nous ressentons les effets du temps, et dans
cette mesure nous pouvons dire que nous en avons l’expérience, mais une
expérience en quelque sorte du dedans : nous ne pouvons nous écarter du temps
pour l’observer, nous n’avons aucune prise sur lui, aucun recul vis-à-vis de
lui. Le temps
est à la fois évident et impalpable, substantiel et fuyant, familier et
mystérieux : il détruit et construit, destitue et constitue, en
nous menant tout droit à la mort.
-
L’usage courant du terme temps
découvre des confusions et contradictions. Dire «le temps passe vite »
contredit ce que sous-entend l’expression « pendant ce temps » : la
première implique un temps élastique, dont la vitesse est variable,
ou que nous ressentons comme variable (aspect psychologique, subjectif du
temps); la deuxième sous-entend un temps homogène, le même pour tous les
événements qui se déroulent indépendamment les uns des autres, un temps objectif
qui serait une sorte de contenant pour tous les mouvements, un temps réel,
extérieur à nous, dans lequel nous pouvons découper des durées, établir des
simultanéités, etc.
-
On peut alors distinguer plusieurs acceptions du concept de temps.
-
Il peut d’abord signifier, au sens commun du terme, une période qui
s’écoule entre un événement donné dit antérieur et un autre événement dit
postérieur.
-
On entend également par “ temps “ une époque déterminée couvrant un certain intervalle de temps
(exemple: le temps des cerises, les temps modernes…).
-
Le temps, c’est aussi le changement continuel et irréversible par lequel
le présent devient le passé et l’avenir le présent : dans cette définition, le
concept de temps a comme synonyme le devenir (exemple : le cours du temps).
-
Enfin, le temps est le milieu indéfini et homogène dans lequel se déroulent les
événements.
-
Le temps est-il une entité, a-t-il un être ? Notre expérience du
temps est bien plutôt celle d’un non-être :
le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, et l’instant présent a déjà disparu.
C’est ainsi que la tradition classique privilégie l’éternité par rapport au
temps : seul est ce qui est éternel. Or, si nous avons tendance à
penser que nous vivons et que toute
chose vit dans le temps (idée d’un temps objectif), le temps existe-t-il
véritablement en dehors de nous-même, de la vie de la conscience ou de
l’âme ? Peut-on véritablement accorder quelque réalité objective au
temps ? En somme, la conscience est-elle dans le temps ou bien est-ce le
temps qui est dans la conscience ?
- Quels sont les principaux caractères du temps qui se livrent au regard attentif ? Qu’est-ce qui passe, qu’est-ce qui se passe, lorsque l’on dit que «le temps passe » ?
-
C’est le caractère du temps qui nous apparaît comme le plus évident :
dire “ le temps passe “ est une sorte de pléonasme, temps et passage étant
indissociables. Mais qu’est-ce au juste qui passe dans le temps ?
-
D’abord, le temps nous emporte dans sa course, comme un fleuve emporte un
bateau : nous contemplons le présent,
c’est-à-dire ce qui est juste devant nous, et le passé immédiat, comme un
paysage qui défile en s’éloignant; nous ne pouvons voir l’avenir, qui arrive
derrière nous, nous ne le voyons que lorsqu’il est devant nous, c’est-à-dire
lorsqu’il est devenu présent, et qu’il devient à son tour passé.
-
Le temps, c’est aussi ce qui emporte, engloutit tout autour de nous,
qui restons immobiles, comme dans le procédé des transparences au cinéma où
l’on filme des personnages dans une automobile, par exemple, et derrière eux,
on projette le film mouvant d’une rue ou d’une route qui défile.
-
En réalité, nous avons le sentiment que tout change, que rien n’est
immobile : «Nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve », dit
Héraclite, parce que le fleuve a coulé et que la seconde fois n’est pas la même
eau, mais aussi parce que nous-mêmes avons changé, ne serait-ce que parce que
nous avons désormais le souvenir de la première fois, et que nous
n’appréhendons pas de la même manière notre entrée dans l’eau. C’est ce que
Jankélévitch appelle la “ primultimité ”: il n’y a jamais de deuxième fois, la
deuxième fois est quelque chose de nouveau et est , elle aussi, une première
fois.
-
En somme, la première caractéristique du temps est son
évanescence : la «fuite du temps » désigne la mobilité
incessante de tout, des choses, des événements que nous traversons, et de
nous-mêmes qui changeons.
-
Pourtant, nous n’avons pas une conscience claire, pure, du temps qui
passe. Absorbés dans nos actions, nous n’avons qu’implicitement
l’idée que ces actions se déroulent dans le temps : notre conscience vit au
présent et dans la réalité. Nous nous rendons compte que, dans ce que nous
appelons présent, il y a une part de passé immédiat
et une part d’avenir
imminent; notre action présente comporte un commencement, une suite
et une fin; notre conscience lie les étapes en retenant le passé immédiat sous
forme de souvenirs, grâce à la mémoire, et en anticipant sur l’avenir, grâce à
l’imagination.
-
Bergson insiste sur cette activité de la conscience : lorsque j’écoute
un morceau de musique, je retiens mentalement chaque note déjà jouée, qui amène
la suivante, laquelle à son tour passe, et j’attends les notes suivantes; sans
cette activité
unificatrice de la conscience, je ne percevrais que des notes
isolées (les précédentes ayant été oubliées) et sans signification, la mélodie
n’existerait plus. De même, quand je parle, chaque mot que je prononce tombe
aussitôt dans le passé, mais je m’en souviens et mon interlocuteur aussi, je
sais plus ou moins clairement comment ma phrase va continuer; si chaque mot est
une étape dans la construction de la phrase, il ne prend son sens que dans la
totalité de la phrase qui s’étale dans le temps.
-
En fait, nous ne prenons vraiment conscience du flux continu que dans des
circonstances particulières plus ou moins frappantes : dans les
ruptures de nos activités (changement de lieu, fin d’une action donnée; nous
tournons alors la page et nous nous apercevons qu’un pan de notre vie est tombé
dans le passé); lors de certains événements fortuits (lorsque, par exemple,
nous rencontrons quelqu’un que nous n’avions pas vu depuis longtemps, son
changement d’aspect nous apparaît d’un bloc et nous prenons conscience de ce
changement lui-même et du laps de temps qui s’est écoulé depuis notre dernière
rencontre); lors d’un moment heureux que vient troubler le sentiment que ce
moment va passer, est en train de passer (cf. Le vers de Lamartine : “O Temps,
suspends ton vol, et vous, heures propices / Suspendez votre cours ! /
Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours !“). De
même, dans les moments malheureux que nous voudrions supprimer, nous prenons
conscience qu’ils vont passer, qu’il
suffit d’avoir de la patience…
-
Vis-à-vis de ce flux du temps, nous ne sommes pourtant pas entièrement
passifs : notre attitude peut changer. Jankélévitch appelle «le sérieux »
l’attitude consistant à s’adapter au changement pour en tirer parti. Il s’agit
d’adhérer au présent en renonçant à maintenir le passé autrement que dans notre
mémoire, et à aspirer à l’avenir autrement qu’en cherchant à le préparer par
notre action présente.
-
Chez les malades mentaux, au contraire, on constate un lien entre
l’adhésion à la réalité et des troubles de la perception du temps : certains
sont paralysés par la fuite du temps qu’ils ressentent comme une hémorragie;
d’autres se sentent décalés, tout ce qui passe autour d’eux leur paraît fané,
usé, irréel, rien ne leur paraît nouveau.
-
Notre première appréhension du flux du temps tend donc à le représenter
comme destructeur
(nos moments heureux passent, nous vieillissons, les choses s’érodent et se
délitent), mais un examen plus attentif nous le présente aussi comme constructeur
: le passage du temps permet la maturation, voire la création. L’expression,
chère à feu François Mitterrand, «il
faut laisser du temps au temps », met l’accent sur la nécessité des étapes
du passage.
-
Se pose alors le problème de la direction de ce flux du temps et des
changements. Un autre caractère du temps se présente à nous comme une donnée
immédiate, intuitive : ce flux est orienté et irréversible. Cette irréversibilité,
affirme Jankélévitch dans L’Irréversible
et la Nostalgie, n’est pas «un caractère du temps parmi d’autres
caractères, il est la temporalité même du temps…l’irréversible définit le tout
et l’essence de la temporalité et la temporalité seule…Le devenir n’est pas sa
manière d’être, il est son être lui-même…on ne peut concevoir un temps réversible
et qui demeurerait cependant temporel ». Ainsi y a-t-il asymétrie entre le
passé et le futur : alors que l’avenir est vide, flou, incertain, le
passé a un contenu précis (des images, des idées qui peuvent d’ailleurs
susciter à nouveau des émotions…), il a une consistance du fait qu’il a existé,
qu’il a été présent.
-
L’irréversibilité correspond, de fait, aux expériences les plus
banales : jamais les cendres ne redeviennent fagot, jamais l’eau des
fleuves ne se reconstitue dans les océans pour remonter à leurs sources, et ce
n’est jamais vers leur naissance que les vivants s’acheminent. La biologie
montre que les processus biologiques ont un sens, ils ne sont pas réversibles;
les êtres vivants naissent, grandissent, vieillissent et meurent, les processus
physiologiques se produisent dans le même sens (digestion, respiration,
transformations chimiques, etc.), les maladies peuvent guérir, mais en suivant
un cours temporel de réparation, et certaines lésions sont irréparables,
irréversibles. Chez l’homme également, cette irréversibilité se retrouve à tous
les niveaux, ontogénétique (de la naissance à la mort), phylogénétique
(l’évolution des espèces) et historique (la succession des civilisations).
Chaque vie est ainsi une flèche tirée à la naissance et qui s’immobilise à la
mort.
-
L’irréversibilité ajoute au flux ininterrompu du temps un caractère tragique,
en lui donnant la dimension du “ jamais plus ” et du “ trop tard ”.
L’irréversible ferme le passé, obère l’avenir. Le passé devient irrévocable.
Rien ne pourra faire que ce qui a été n’ait pas été. Le temps perdu peut sans
doute se rattraper, il ne se retrouve jamais; des occasions analogues pourront
se représenter, mais elles ne seront pas précisément celles qu’on avait laissé
s’échapper.
-
L’irréversible est aggravé par la brièveté de notre vie : la fuite du temps est
tragique pour nous puisque nous allons mourir et que chaque instant qui passe
nous rapproche de la mort. Désespoir des désirs non réalisés et qui ne seront
jamais réalisés, des fautes qui ne seront jamais effacées, des possibilités qui
disparaissent. Le tragique vient ici de ce que notre avenir et nos espérances
se réduisent de plus en plus, mais surtout que notre passé s’alourdit de toutes
les occasions manquées, de toutes les déceptions, de toutes les fautes qui s’y
sont accumulées et qui ne pourront jamais s’effacer. La mort fige le passé et,
comme dit Sartre, “ le transforme en destin ”.
-
Certes, il y a l’oubli et le pardon qui sont des adoucissements
pour les situations pénibles qui ont été ou que nous avons provoquées, mais ils
n’effacent pas, loin s’en faut, ce qui a été, ils ne peuvent faire revivre ce
qui a été vécu. C’est pourquoi l’irréversible est vécu comme un scandale
affectif et moral. D’où les sentiments divers, que Jankélévitch analyse, à
l’égard de ce passé irrévocable.
-
D’abord la
nostalgie du “bon vieux temps”; nous oublions qu’il comportait aussi
de mauvais moments, l’éloignement lui conférant une aura séduisante; nous avons
la nostalgie du passé simplement parce qu’il est passé, de sorte que c’est
l’éloignement qui suscite la nostalgie, et nous fait prendre plaisir à
l’évocation des souvenirs.
-
Puis le
regret de ne pouvoir revivre le passé : conscience de notre bonheur
d’alors, de notre fraîcheur. Exemple de ceux qui reviennent sur les lieux de
leur enfance, lesquels paraissent rapetissés, dérisoires, tant nous les avions
embellis par la distance, le rêve, l’imagination.
-
Le remords, qui naît de
l’irrévocabilité de nos fautes, rend le souvenir obsédant, envahissant, et
ronge notre conscience (“ Et le ver rongera ta peau comme un remords ”,
Baudelaire). Le remords, comme la honte, a le mérite de nous rendre sensible à
notre culpabilité et au scandale de l’irréversible, même s’il empoisonne tous
nos instants sans pour autant apporter la moindre réparation. Mais le remords
peut se transformer en repentir, sentiment positif et moral, où le
remords se tourne vers le présent et l’avenir, pour amener le responsable à
réparer ce qu’il peut réparer, à s’améliorer lui-même.
-
L’espérance dans l’avenir qui peut déboucher sur des rêveries
stériles et décevantes ou nous pousser à agir à partir du présent. Il faudrait
aussi évoquer la crainte, le désir, etc.
-
En somme, si nous ne pouvons échapper à la fuite irréversible du temps,
nous ne pouvons pas non plus échapper à la présence en nous du passé (souvenirs, sentiments
qui accompagnent ces souvenirs) et du futur (anticipation, crainte, espoir). Nous
avons tous le désir d’échapper au poids du passé, d’oublier nos expériences,
d’aborder le monde avec un regard neuf; mais c’est impossible et c’est aussi
une illusion : être sans souvenirs nous rendrait ignorants du monde, de
nous-mêmes, sans désirs et sans raisons d’agir.
-
Nous avons aussi le désir d’échapper au futur puisque le futur c’est l’inconnu
: d’où le désir de vivre dans le présent (“ Carpe Diem ”) ou de se réfugier
dans le passé (cf. L'analyse d'Alquié, dans Le
désir d'éternité : la passion comme refus du temps. Cours sur les
passions), ce qui revient à passer sa
vie à la rêver, à accomplir des gestes vides qui relèvent de la pathologie,
comme la dame qui continuait à mettre le couvert pour son fils mort.
-
Ces deux désirs inverses sont deux illusions qui ne font que confirmer
l’irréversibilité du temps. Même si, par un miracle, on pouvait revivre le passé, cela
n’abolirait pas pour autant l’irréversibilité: on peut imaginer un
miracle qui rende à la dame son fils mort, il a quand même été mort. Platon
imagine un temps qui irait à rebours à cause d’une inversion du mouvement de
l’univers : alors les hommes au lieu de se diriger vers leur vieillesse et
leur mort iraient vers leur jeunesse et leur disparition.
-
Mais la réversibilité d’un processus local ne change rien à
l’irréversibilité du temps global : un film projeté à l’envers serait encore
regardé dans la même coulée du temps ; on peut remonter le cours d’un
fleuve, celui-ci ne s’arrête pas pour autant de couler dans le même sens.
-
Notre désir de
revenir en arrière (cf. La machine à remonter le
temps d’H.G.Wells) nous mène à des paradoxes insolubles. Quand nous désirons revenir
dans un fragment du passé, ce n’est pas pour revivre ce passé à l’identique,
car alors nous ne nous apercevrions même pas que nous le revivons. Nous voulons
le revivre avec une conscience nouvelle, enrichie par l’expérience acquise. Si
même ce retour au passé était possible sans repasser, comme dans un film à
l’envers, toutes les étapes, nous ne pourrions que le transformer par le seul
effet de notre présence là où elle ne devait pas être.
-
C’est un des thèmes classiques de la science-fiction : par notre
présence dans le passé, toute la suite des événements ne peut que changer du
tout au tout. Dans une nouvelle, des explorateurs du temps commettent
l’imprudence de sortir de leur machine et écrasent un papillon; à leur retour
dans leur présent, ils ne reconnaissent plus rien : l’évolution des espèces
s’est faite différemment. Mais la plupart des auteurs esquivent les difficultés
et admettent implicitement que l’action dans le passé ne peut que confirmer le
présent : dans Retour vers le futur,
le jeune homme propulsé dans les années cinquante accomplit sa mission; il
risque une catastrophe temporelle : la jeune fille qui sera sa mère commence à
tomber amoureuse de lui, il doit la pousser dans les bras de celui qui deviendra
son père.
-
En général donc, les paradoxes temporels créés par le retour dans le
passé donnent lieu à des sortes d‘acrobaties ou à des effets comiques (que se
passerait-il si, remontant le temps, je tuais mon propre père ? Je n’existerais
plus pour pouvoir remonter le tuer…).
-
Au total, l’irréversibilité du temps n’est pas tant une qualité du
temps que le temps lui-même. Où l’on voit que le temps est un
englobant-englobé : on peut en effet dire que la conscience est dans le
temps aussi bien que le temps est dans la conscience.
1)
Le présent
-
Des trois moments du temps – le passé, le
présent, l'avenir -, un seul semble m'être réellement donné et vécu : le présent.
Notre angoisse devant l'avenir, notre colère au souvenir d'une humiliation
passée sont des faits présents. Ce qu'il y a de réel dans l'avenir, c'est qu'il
sera présent; ce qu'il y a de réel dans le passé, c'est qu'il fut présent lui
aussi. Et quand nous tentons de considérer dans leur réalité avenir et passé,
nous comprenons qu'ils tirent tout leur sens de notre pensée actuelle, comme le
souligne Saint Augustin dans Les
confessions : " …ni l'avenir, ni le passé n'existent…Il y a trois
temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur…Le
présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition
directe; le présent de l'avenir, c'est l'attente. " (Livre XI, chap. XIV
et XX).
-
Le présent : moment,
actuellement donné, entre le passé et le futur ; ce qui existe dans le moment
où l’on parle, par opposition au passé et au futur. L'instant : point du temps, n’ayant
aucune durée.
-
On remarquera qu'on ne peut penser le bref instant que si on le sépare,
au moins par la pensée, d'une durée plus vaste, ce qui ne se peut que par l'introduction
d'une discontinuité, d'un point indivisible de durée. Ainsi l'instant est-il
compatible avec la continuité et la durée du temps ? L'instant est-il un
élément réel du temps ou une simple limite idéale ? La question renvoie au problème des rapports
entre succession et permanence, discontinu et continu, mais aussi au rôle et à
la fonction de l'instant dans la pratique humaine : la valorisation
positive de l'instant ne mène-t-elle pas le sujet à renoncer à assumer la
valeur de la durée au bénéfice de l'éternité ? Peut-on envisager une
valorisation pratique de l'instant qui assume la totalité du temps ?
-
Pour prendre le contre-pied de l'affirmation de Saint Augustin (seul le
présent existe), on peut insister sur le paradoxe du temps et montrer qu' il n'y a que le
présent qui n'existe pas. En effet, qu'est le présent, sinon un
moment du temps qui se décompose en deux moments, lesquels ont précisément pour
caractère de ne pas être présents.
-
Le premier moment est fait de ce qui vient tout juste de se passer, le
second de ce qui va tout de suite advenir, un point virtuel tendu juste devant
moi par mon désir ou par ma crainte. Où est donc le présent entre
l'immédiatement passé et l'immédiatement futur ? Le
présent apparaît ici comme un être insaisissable, une pure fiction sans
épaisseur existentielle. Le temps serait donc un être qui se
décompose en deux néants : ce qui fut (premier néant) et ce qui sera (second
néant). Le temps est certes divisible mais ces parties n'existent pas, les unes
étant au futur, les autres au passé.
-
Le présent n'est - il pas alors l'instant, si on entend par instant un
" atome de temps", " un point indivisible de durée " ?
- Sur un plan théorique ou ontologique, le présent n'est assurément pas l'instant. Dire que l'instant existe, qu'il est un élément réel du temps, conduit aux paradoxes de Zénon (ce point sera repris dans la suite du cours). Si le temps est composé d'instants comme une ligne est composée de points infiniment petits, la flèche de Zénon ne peut se mouvoir. La flèche est dans l'instant soit en repos, soit en mouvement. Or, la flèche ne peut être en mouvement dans l'instant supposé indivisible, puisqu'elle changerait de position, ce qui ne serait pensable qu'en envisageant l'instant comme divisé. Par conséquent, la flèche est en repos dans l'instant. Comme le temps est fait d'instants indivisibles, la flèche est toujours en repos.
- Penser l'instant comme une réalité en soi, comme un néant de durée, mène donc à une aporie insurmontable et à une incapacité à comprendre le mouvement et la durée. Dès lors, le présent doit être autre chose que l'instant présent. Une durée ?
- D'abord, le temps n'est pas la condition des événements mais bien plutôt leur conséquence – leur suite, leur succession réelle (ceci, puis cela, puis encore cela…). Un temps totalement vide d'événements ne serait pas du temps : il ne serait rien. Le présent, envisagé comme durée, n'est autre que l'action qui remplit ce temps.
- La durée est l'étoffe même de la conscience, comme l'a montré Bergson. Pas de conscience sans mémoire ni sans anticipation de l'avenir. Un amnésique qui aurait tout oublié de son passé et qui, d'instant en instant, continuerait d'oublier tout – un être absolument sans mémoire – n'aurait ni pensée ni conscience. Et sans mémoire, nul ne pourrait anticiper quoi que ce soit. Il n'y a donc de vie consciente que dans la durée, dans la mémoire, dans l'attente. Une durée toujours présente, en ce sens que le passé et l'avenir ne m'affectent qu'ici et maintenant. Si seul le présent est réel, ce présent, en tant qu'il est conscient, inclut une dimension d 'avenir et de passé qui est la temporalité même.
- En ce sens, vivre au présent ne suffit pas pour vivre le présent : la fidélité – exemple type de la valeur liée au temps – montre qu’il n’y a pas de présent réel dans l’oubli du passé. La liberté suppose la mémoire, savoir une certaine continuité. Rien dans le présent ne peut avoir du sens par rapport à ce seul présent : ce que je suis, ce que je fais prend sa source dans le passé et a le futur pour embouchure.
2) Le passé
- Si le temps perdu ne se retrouve jamais, le passé ne cesse pas de s’adresser au présent ; c’est la permanence du passé qui fait la vie du présent, même si le passé est le temps de la nostalgie, du remords, du regret, de la fatalité, de l’irréversible. La vie, l’action constituent un mélange paradoxal de continuité et de rupture.
- La reprise, par exemple, n’est jamais une pure et simple répétition : il y faut de la nouveauté mais il faut aussi que quelque chose de passé, de l’ancien, soit gardé. Il n’y a de rupture que par et dans une continuité temporelle où le présent se définit à partir du passé, tout en redéfinissant à son tour le passé pour lui donner une orientation inédite (exemple des révolutions en histoire, exemple également du processus de la création en art, en science, etc.).
- De même, être, c’est avoir été ; vivre, c’est avoir vécu. Le présent n’est peut-être alors que du passé composé et le futur, du passé décomposé.
3) Le futur
- Le temps n’est peut-être pas tant une chute du présent dans le passé qu’une chute du futur dans le présent. Attendre, désirer, prévoir, souhaiter, espérer – tous ces états psychiques tendent vers le futur. Alors que le passé est le temps de l’assomption et le présent, celui de l’engagement, le futur est le temps du projet et de la liberté. Nous vivons en avant, il n’y a pas d’action sans anticipation. Vivre, c’est anticiper (voir plus loin l’analyse de Sartre – le futur est le temps du pour soi).
- Le désir n’est pas seulement une tension vers le futur (je désire ce que j’imagine être une source de satisfaction) ; il contribue à le créer. Le temps, dit Bergson, est la création d’imprévisible nouveauté. La nécessité tourne le phénomène vers son passé, la finalité l’oriente vers le futur. Sans la finalité, ni liberté ni espérance.
- Mais le futur n’est pas seulement le temps du projet et de la liberté, il est aussi celui de l’angoisse et de l’espérance qui sont intimement liées : « Il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir » (Spinoza). L’espérance est un désir qui porte sur l’avenir; elle est manque. Elle est le symétrique de la nostalgie qui porte sur le passé. Le futur contient à la fois ce qu’il y a de plus imprévisible (les aléas de l’existence, la mort toujours imminente) et de plus prévisible (la mort à nouveau que l’on sait devoir nécessairement arriver).
4) L’intrication
des différents temps les uns dans les autres
- Le temps est un va-et-vient entre le présent, le passé et le futur.
- Exemple de la question du sens et du bonheur. Le sens est totalité des trois dimensions du temps ; inversement, l’impression que la vie n’a pas de sens n’est pas seulement due à une absence de finalité, mais souvent à une discontinuité entre le présent et le passé. Les névrosés et les psychotiques, par exemple, ne s’intéressent pas à leur passé ; ils lui sont aliénés, voués à le répéter sans le savoir. Freud découvre ainsi qu’un névrosé souffre de réminiscences et lie la contrainte de répétition à la mort. Cette discontinuité, projetée sur le futur, est propre à engendrer l’angoisse.
- Dans Le désir déternité, Alquié souligne que la passion, fondée sur un désir d’éternité, est refus du temps, de sorte que la liberté et le bonheur, fondées sur l’action, supposent une acceptation du temps dans ses trois dimensions et non un refuge dans une éternité illusoire et pathogène.
- Dans Le bonheur (cf. Cours sur le bonheur), Robert Misrahi définit le bonheur comme la forme et la signification d’ensemble d’une vie qui se considère elle-même comme comblée et comme signifiante. Il est une appréhension réflexive de la vie de l’individu dans sa durée et un sentiment qualitatif de plénitude et de satisfaction concernant le Tout de l’existence. Sentiment d’homogénéité entre le présent en train de se vivre et le passé déjà vécu. Quand je dis : “je suis heureux”, cela signifie que je suis actuellement satisfait et comblé et que j’appréhende, dans le cours de ma vie, la même signification que celle qui, actuellement, justifie le sentiment positif de soi-même.
- La souffrance, le malheur, la vie sous le régime de la servitude et de la passion consistent justement en une incapacité à ressentir cette homogénéité dans notre propre vie qui apparaît discontinue, fragmentée, c’est-à-dire insensée et vaine.
1)
Problématique
-
La mémoire est cette capacité étrange et prodigieuse de conserver la
trace de son passé, de le convoquer et de s’y mouvoir plus ou moins librement.
La mémoire est reproduction d'un état de conscience passé, avec ce caractère
qu'il est reconnu par le sujet comme passé. Comment se fixe le souvenir ? Sous
quelle forme survit-il ? Est-il capable de nous restituer fidèlement le passé ?
-
Par ailleurs, que nous apprend le problème de la mémoire sur la nature
de notre identité, de notre être, de notre liberté ? En effet, si l’on
prend l’exemple du sommeil et du rêve, on s’aperçoit que l’on se retrouve,
après le sommeil, le même qu’avant : on ouvre les yeux, on revient à soi,
le monde resurgit. Se réveiller, n’est-ce pas être plein de mémoire, conserver
un certain savoir sur le monde et sur soi-même, savoir qui est réactivé au
moment du réveil ? De plus, lorsque je me réveille, je me retrouve le même
qu’avant.
-
D’où une première question : comment ce savoir a-t-il pu se
maintenir ? Comment cette identité est-elle rendue possible ?
-
La mémoire, c’est aussi l’expérience de l’oubli ou des ratés de la
mémoire : chercher un mot qui ne vient pas et qui est pourtant sur «le
bout de la langue », avoir un trou de mémoire…L’oubli vient casser la continuité
mentale, de sorte que les défaillances de la mémoire nous obligent à être
inventifs pour laisser une trace sensible : pense-bêtes, prises de notes,
fiches de lecture (la bête noire des élèves qui lisent ce cours). L’oubli nous
contraint à interroger la dimension de la passivité en nous, sur le rapport
entre le machinal et la liberté.
-
Mais qu’est la mémoire précisément ?
-
1) au
sens large : faculté de conserver des informations. Cette faculté
peut appartenir à des êtres vivants (mémoire dite élémentaire), à des machines
(ordinateurs), voire, par une extension contestée, à la matière : dans ce
dernier cas, la mémoire se confond avec la trace (exemple, le pli de la feuille
ou du pantalon).
-
2) Au
sens biologique : fonction générale du système nerveux caractérisée
par la capacité qu’ont les êtres vivants de conserver les traces du passé, ou
de modifier leur comportement en fonction de leur expérience (l’apprentissage
et le dressage reposent sur cette faculté).
-
3) Au
sens psychologique, ensemble des fonctions par lesquelles l’homme
conserve et organise ses souvenirs, les identifie et les situe dans le passé.
Bergson distingue la « mémoire habitude » de la
« mémoire-souvenir » : la « mémoire-habitude » est
l’ensemble des mécanismes moteurs qui permettent l’organisation de l’action
(ex : apprendre un poème par coeur). La « mémoire-souvenir » est
la mémoire authentique retient le passé comme tel et peut le restituer
volontairement sous la forme de souvenirs précis. La mémoire est donc étroitement
liée à la conscience : la mémoire suppose la conscience, et en retour la rend
possible (cf Bergson : “ Toute conscience est mémoire ”).
-
La mémoire nous renvoie donc à la question de l’identité, de la
subjectivité, mais aussi de la liberté : un homme sans mémoire peut-il
véritablement être libre ? L’oubli n’est - il pas nécessaire à la mémoire,
à l’action, à la pensée, à la vie ? La mémoire n’est - elle pas aussi ce
qui rend possible la fidélité, la promesse, le respect de l’autre, la
responsabilité morale ?
2) Qu’est-ce que la mémoire ?
-
Comment définir la mémoire ? Quelles sont ses propriétés
actives ? Quelles sont ses fonctions ? Qu’est-ce que mémoriser ?
Ces interrogations, traditionnellement philosophiques, relèvent aujourd’hui
plus spécifiquement de la psychologie. Le questionnement moderne ne se pose
plus le problème de la localisation des souvenirs (problème physiologique) mais
du rôle et de la valeur de la mémoire.
-
Descartes décrit la mémoire comme un ensemble de traces ou de vestiges
imprimés dans le cerveau que l’âme reconnaît :
“ Les vestiges du cerveau le rendent propre à
mouvoir l’âme en la même façon qu’il l’avait mue auparavant, et ainsi à la
faire souvenir de quelque chose ; tout de même que les plis qui sont dans un
morceau de papier ou dans un linge, font qu’il est plus propre à être plié
derechef comme il a été auparavant, que s’il n’avait jamais été ainsi plié ” (Lettre au Père Mesland, 2 mai 1644).
-
Descartes articule donc les deux niveaux de mémoire : mémoire élémentaire
(trace = corps) et mémoire supérieure (reconnaissance
= âme ou pensée). L’explication ne va
pourtant pas de soi : si l’âme reconnaît une trace comme étant un souvenir,
c’est qu’elle possède déjà une mémoire. Il ne suffit pas qu’une image
réapparaisse : il faut l’identifier comme passée. L’image doit donc être
d’abord éprouvée comme du déjà vu, ce qui relève de l’interprétation de la
conscience et non de la trace elle-même.
-
Descartes est donc amené à distinguer deux types de mémoires : 1) une mémoire
strictement physiologique commune aux hommes et aux animaux rendant
possible le dressage et l’habitude (le pli) et
2) une
mémoire purement intellectuelle qui fait que la pensée se rappelle à
elle-même.
-
Le problème devient donc : comment la pensée peut-elle se rappeler à
elle-même ?
- Or, la notion qui fait défaut à Descartes, et qui sera développée bien plus tard, est celle de récit. Exemple de la madeleine de Proust : 1) le goût du biscuit trempé dans le thé crée une sensation particulière; 2) cette sensation n’est pas identifiée comme relevant de l’objet, mais du sujet qui l’éprouve : sensation de déjà vécu; 3) travail de remémoration : intégration de la sensation dans une chaîne temporelle : la sensation prend le statut de souvenir.
-
La mémoire n’est donc pas simplement conscience d’une trace, elle
suppose d’abord un jugement d’antériorité, puis la réintégration de la trace
dans un ordre temporel conçu comme un récit. Le psychologue P. Janet appellera
ce processus : la
constitution du récit.
-
La mémoire est
histoire d’abord au sens de narration. Il n’y a pas de souvenir hors de cette
capacité de restituer le récit constituant le souvenir comme tel. La preuve en
est le côté tardif de nos souvenirs les plus anciens (entre 3 et 5 ans, guère
plus tôt) : le cadre temporel doit être constitué et le langage acquis. Fixer un souvenir,
c’est être en mesure de le raconter. L’enfant doit être en mesure de
situer son vécu dans un récit pour pouvoir le mémoriser : il doit pouvoir se
vivre à distance de soi et nommer ce qu’il vit. Se raconter, c’est s’organiser
temporellement, se repérer dans la transposition intellectuelle des événements.
Evoquer un souvenir, c’est retrouver le fil des événements. “ La Recherche du
temps perdu ” s’accomplit par le récit jusqu’au temps retrouvé qui est l’identification
du passé au récit.
-
Pour les psychologues, le concept de mémoire concerne les relations
fonctionnelles existant entre deux groupes de conduites séparées par un
intervalle temporel de durée variable : la phase d’acquisition (mémorisation
de certains aspects de la situation dans laquelle se trouve l’individu), la phase
d’actualisation (identifier et restituer les données mémorisées lors
de la phase d ’acquisition).
-
La mémoire recouvre un ensemble de fonctions actives, caractéristiques
des seuls êtres vivants. Ni les machines électroniques, ni les choses ne sauraient
faire preuve d’une véritable mémoire : les machines restituent
des données préalablement mises en mémoire; les monuments historiques, qui
portent l’empreinte des siècles passés, ne sont pas pour autant doués de
mémoire. En réalité, la mémoire constitue une réponse active et complexe aux
sollicitations variées de l’entourage ; elle implique une certaine adaptation sous
forme de sélection des conduites les plus réussies.
-
Bergson, dans Matière et mémoire,
distingue ainsi deux formes de mémoire : la "mémoire-habitude " et la
" mémoire-souvenir.
-
La mémoire habitude est celle qui s’acquiert, comme
l’habitude, par la répétition d’un
même effort (décomposition puis recomposition de l’action totale) ; il
s’agit d’un ensemble de mécanismes moteurs qui, à partir de la répétition d’une
situation, permettent l’organisation de l’action. Exemple, le souvenir de la
leçon apprise par coeur : « J'étudie une leçon, et pour l'apprendre par
coeur je la lis d’abord en scandant chaque vers ; je la répète ensuite un
certain nombre de fois. A chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit ;
les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s'organiser
ensemble. A ce moment précis je sais ma leçon par coeur ; on dit qu’elle
est devenue souvenir, qu’elle s’est imprimée dans ma mémoire », Bergson, Matière et mémoire).
-
La
mémoire-souvenir est la mémoire authentique
qui retient le passé comme tel et peut le restituer volontairement sous la
forme de souvenirs précis, déterminés et situés : « Je cherche maintenant
comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles
j’ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à
l'esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les
circonstances qui l'accompagnent et qui l'encadrent encore… » (Bergson,
ibid.). Il s’agit là du souvenir comme événement de sa propre vie qui ne se
répète pas. Il y a une différence de nature entre ces deux souvenirs.
-
De même, Jean Delay distingue trois mémoires :
1) la mémoire sensori-motrice (biologique),
mémoire des sensations et des mouvements. Il s’agit d’une mémoire purement
mécanique, régie par la seule loi de l’habitude. C’est celle qui notamment
commande notre conduite corporelle. Chaque sens a sa mémoire, mais les
principales sont visuelles, auditives et tactiles. Cette mémoire est
étroitement liée au corps, à l’action, aux habitudes. Elle est commune à
l’homme et à l’animal (mémoire repérée par Descartes).
2) la mémoire sociale : mémoire propre à
l’homme vivant en société ( = non biologique). Elle reconstruit nos souvenirs
sur le mode logique et rationnel exigé par la socialisation de la pensée. C’est
la conduite de récit : mémoire logique, impliquant un ordre rationnel,
c’est-à-dire des représentations collectives, universelles, impersonnelles et
stables. Elle est inséparable de la reconnaissance du passé comme tel - qui,
lui-même, suppose la conduite sociale du récit.
3) la mémoire autistique : mémoire propre à
moi-même qui assure la conservation intime et la restitution spontanée de nos
souvenirs sur le mode affectif et selon une logique qui est celle de
l’inconscient. Mémoire qui se manifeste dans le sommeil et dans la maladie
mentale sous la forme du rêve et du délire. L’homme revit des scènes du passé,
mais ce passé n’est pas reconnu comme tel : il est pris pour le présent.
Mémoire libérée des cadres sociaux. Mêmes matériaux que pour les mémoires
sensori-motrices et sociales, et comme pour cette dernière recons-truction, mais selon les lois du
dynamisme inconscient et plus selon les lois logiques (mémoire affective).
-
La fonction mnésique est constituée de l’union hiérarchisée de ces 3
mémoires : au sommet la mémoire sociale, puis très en dessous la mémoire
autistique, lorsqu’il y a désocialisation de la pensée. La mémoire
sensori-motrice est au niveau le plus inférieur.
1. La fonction vitale de la mémoire
-
Revenons à la mémoire-habitude de Bergson et voyons quelles sont les
fonctions de l’habitude.
-
La mémoire-habitude a d’abord une fonction sensori-motrice : économiser les
dépenses de pensée (conséquence de l’organisation hiérarchique du
système nerveux qui demande que les centres supérieurs d’activité ne soient
mobilisés que par des opérations synthétiques) : quand on est rompu à la
pratique d’un exercice, il est bon de ne pas trop y faire attention. Il y a
certaines activités qui exigent une habitude, un automatisme et qui sont
impensables, infaisables sans cela. L’habitude rend la vie habile et pratique,
et exige une obéissance à des gestes, des conduites qui, sans cette habitude,
nous coûteraient un fatigue inutile.
-
En somme, l’habitude rend possible l’abandon et une certaine
insouciance, nécessaires à l’action, à la vie en général. L’habitude est détente, mémoire inattentive
mais opératoire.
-
Avec l’habitude, on gagne en précision, régularité, simplification,
efficacité. Elle nous rend instrument, absorbant les relais. L’attention, au
contraire, rend parfois infirme. Il y a d’ailleurs des tâches si
rébarbatives qu’il vaut mieux ne pas y penser, moins on y pense mieux elles
sont faites. L’habitude rend donc possible un ensemble de conduites nécessaires
à la vie, à la vie sociale notamment.
-
Soulignons également les défauts de l’habitude. On dit
« prendre », « contracter », « attraper » des
habitudes, comme s’il s’agissait de maladies. Ici l’habitude est contraction,
répétition morne et stérile. Les mauvaises habitudes sont les manies, les tics,
les obsessions…L’habitude est, en ce sens, mauvaise mémoire, aliénante, force
d’inertie et source de résistances, obstacle mental à l’intelligence, à
l’imagination, à la liberté. Et d'aucuns considèrent l'habitude comme cela même
qui tue la passion.
-
Mais l’habitude est surtout synthèse de gestes, de conduites, de
comportements hétérogènes et séparés. Elle demande patience et confiance
(« prendre un pli », « se plier à »). Elle
éduque littéralement. Dans l’Antiquité, on pensait que
l’éducation consistait à s’évertuer à l’habitude. L’habitude est vertu,
excellence, perfection dans l’exercice d’une fonction ou d’une action. Et la
vertu est précisément l'habitude de bien agir ou de faire le bien. L’ordre de
la moralité commence avec elle, dans l’installation de systèmes régulateurs du
comportement dès l’enfance.
2. La fonction psychologique de la mémoire
-
L’originalité du travail de Freud est de montrer que la mémoire n’est
pas une simple mécanique d’enregistrement et l’oubli une défaillance de cette
mécanique. La 1ère topique permet de faire la différence entre le souvenir tel
qu’il est présent dans le pré-conscient et le souvenir refoulé. Le refoulement
n’est pas une absence d’enregistrement, mais un travail de sélection opéré par
la censure.
-
La mémoire n’est donc pas un simple stock d’éléments passés disponibles
lors de l’évocation : la mémoire reflète la dynamique de la personnalité.
Je suis ma propre mémoire sélective. Le travail de la mémoire est à la fois un travail de
sélection et d’élaboration : 1) selon la dynamique inconsciente, la
sélection répond au processus psychique primaire qui permet de refouler et / ou
de déplacer ce qui pourrait nuire à
l’équilibre 2) le matériau conservé est
réélaboré comme un récit assurant la cohésion de la personnalité (objectivation
idéalisante du moi).
-
Freud a mis en évidence cette fonction de la mémoire notamment à travers
une analyse du mécanisme de l’oubli qu’il développe dans Psychopathologie de la vie quotidienne. Par exemple, les oublis de
noms propres, de mots appartenant à des langues étrangères, de suites de mots,
etc. Freud précise qu’il y a trois conditions nécessaires pour que se produise
l’oubli d’un nom notamment : une certaine tendance à oublier ce nom ;
un processus de refoulement ayant eu lieu peu de temps auparavant ; la
possibilité d’établir une association extérieure entre le nom en question et
l’élément qui vient d’être refoulé : « Le mécanisme de l'oubli de noms est
aussi intéressant que ses motifs. Dans un grand nombre de cas on oublie un nom,
non parce qu’il éveille lui-même éveille les motifs qui s'opposent à sa
reproduction, mais parce qu’il se rapproche, par sa consonance ou sa
composition, d'un autre mot contre lequel notre résistance est dirigée… »
(Freud, op.cit., p 38).
-
Ce travail de la mémoire peut être particulièrement mis en évidence en
ce qui concerne les souvenirs d’enfance. Freud met en évidence la « nature
tendancieuse de nos souvenirs » d’enfance. Comment expliquer le phénomène
de l’amnésie infantile, de l’absence de souvenirs se rapportant aux premières
années ? Freud émet l’hypothèse que l’oubli infantile peut nous livrer le moyen
de comprendre les amnésies qui sont à la base de tous les symptômes
névrotiques.
-
Comme dans l’oubli des noms, il s’agit de « défectuosités de la
mémoire, laquelle reproduit non le souvenir exact, mais quelque chose qui le
remplace. Dans l'oubli de noms, la mémoire fonctionne, mais en fournissant des
noms de substitution. Dans le cas de souvenirs-écrans, il s’agit d'un oubli
d'autres impressions, plus importantes. »
Les souvenirs d’enfance ne sont pas fiables et exigent toujours une
interprétation analytique car « ces soi-disant souvenirs ne sont pas les
vestiges d’événements réels, mais une élaboration ultérieure de ces vestiges »
(Psychopathologie de la vie quotidienne,
chap. 4, p. 56).
-
De quoi se souvient-on de son enfance, au plus loin que l’on puisse
remonter, demande Freud ? Le plus souvent de scènes anodines, de tableaux,
d’événements indifférents. Or, c’est cet aspect futile du souvenir d’enfance
qui est suspect, d’autant qu’il persiste ainsi toute la vie. Un travail
d’analyse montre que ces souvenirs en cachent d’autres plus importants : ce
sont des souvenirs-écrans. En réalité, « Au cours de la vie ultérieure,
des forces puissantes ont influencé et façonné la faculté d'évoquer les
souvenirs d'enfance, et ce sont probablement ces mêmes forces qui, en général,
nous rendent si difficile la compréhension de nos années d'enfance »
(Freud, op.cit., 55).
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Dans les souvenirs de la première enfance, on ne trouve pas les
vestiges d’événements réels, mais une « élaboration ultérieure de ces
vestiges, laquelle a dû s'effectuer sous l’influence de différentes forces
psychiques intervenues par la suite »
-
Qu’est un « souvenir-écran » ? Il s’agit d’un
souvenir infantile issu d’un compromis entre éléments infantiles refoulés et
défense ;
ce souvenir fait écran à la pulsion qu’en même temps il exprime.
-
La mémoire a donc une fonction bien spécifique
de protection et d’identification permettant au Moi de se construire.
La cure analytique consiste essentiellement en un travail sur la mémoire :
travail d’interprétation et de réorganisation. “Consolider le moi”, c’est avant
tout restructurer sa mémoire.
3. La fonction sociale et culturelle de la mémoire
-
Analyse de Nietzsche (§ 1-2-3 de la Généalogie
de la morale, Dissertation II) qui met en évidence la fonction sociale et
culturelle de la mémoire à travers l’opposition mémoire / oubli. Cette
opposition mémoire / oubli est analysée sous deux angles différents par
Nietzsche : 1) analyse généalogique : il s’agit de comprendre la morale
comme intériorisation de valeurs collectives rendant possible l’unité du corps
social. La
mémoire est le fondement de toute société. Cette mémoire est un
travail contre l’oubli. 2) analyse
morale (création de nouvelles valeurs) : l’oubli est la vertu de l’homme
supérieur (actif) contre la mémoire qui est le propre de l’homme du
ressentiment (réactif).
-
Nietzsche inverse l’opposition habituelle mémoire / oubli. Ce n’est pas
la mémoire qui est première et l’oubli un processus de dégradation. L’oubli est
premier et la mémoire se constitue contre l’oubli. L’oubli est la faculté vitale majeure
: l’homme est un animal oublieux, nécessairement oublieux s’il veut vivre son
présent et être tourné vers l’avenir. La fixation sur le passé (mémoire) est
comprise à ce stade (état de nature) comme pathologique. L’homme ne peut plus
alors en finir de rien, collé qu’il est à la trace du passé.
-
L’oubli est conçu
comme la possibilité de s’abstraire de ce qui a eu lieu. Sans cette
distance, aucune action n’est possible parce qu’aucun projet ne peut être formé. La conscience
(psychologique) a pour condition l’oubli. L’oubli est une force
active qui participe à la création, à la vie comme puissance. L’oubli est une
« sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre
psychique, la tranquillité, l'étiquette : on en conclura immédiatement que
nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de
l'instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli » (Nieztsche,
Généalogie de la morale, par. 1).
L’oubli permet de faire de la place pour les choses nouvelles, « pour
gouverner, pour prévoir, pour pressentir… ».
-
Le processus de socialisation (culture) va se constituer contre cette
faculté d’oubli (nature). La mémoire est la condition de toute société, car elle est la
faculté qui rend possible la promesse. Nietzsche fait de la promesse
un concept majeur de la philosophie politique. Les philosophies du contrat
(Hobbes, Rousseau, Kant) ont le tort de prendre l’homme comme donné. L’homme
n’est pas donné, il est constitué. Le contrat n’est pas le point de départ de
la société parce qu’il présuppose l’homme socialisé : seul l’homme socialisé
(discipliné, régulier, prévisible, digne de confiance) peut passer contrat. Il
y a donc là un paradoxe apparemment insurmontable : le contrat ne peut être que
le résultat de ce dont il est la condition (la société). C’est la promesse qui rend tout contrat
possible. Et si la société ne peut avoir pour origine un contrat, il
n’en reste pas moins vrai que les contrats régulent la société et qu’il n’est
pas possible de concevoir une société sans contrats (économie – échanges -,
droit, mariages etc.).
-
La socialisation a
donc pour condition de possibilité la mémoire. Cette mémoire n’est pas la
rétention de tout ce qui a eu lieu : c’est une mémoire de la volonté. C’est
cette forme de mémoire qui assure l’identité de soi dans le temps : mémoire comme
maîtrise de soi et maîtrise du temps. L’homme sort de la nature quand il peut
s’anticiper et donc se saisir “ comme avenir ”. Les vertus sociales découlent
de cette maîtrise (liberté / responsabilité).
-
Seulement, la mémoire n’est pas naturelle : elle doit être fabriquée
contre l’oubli. Cette fabrication est la véritable origine de la
société (processus de socialisation = dressage social). Elle consiste en un
marquage physique et mental. Seul le marquage du corps conçu comme souffrance
peut constituer une mémoire . La mémoire est d’abord mémoire du corps avant de
devenir réflexe (évidence) mental. La moralité des moeurs, c’est cette camisole
de force collective qui dresse l’individu à la socialité. La conscience morale
(intériorisation des exigences sociales) est le produit ultime de ce dressage.
-
Dans " La société contre
l'Etat ", Pierre Clastres montre que dans les “ sociétés sans Etat”,
la loi s’inscrit initiatiquement jusque dans le corps des individus. Dans de
nombreuses sociétés, le passage dans l’âge adulte est marqué par l’institution
des rites dits de passage. Le rite initiatique passe presque toujours par la
prise en compte du corps des initiés. Le cérémonial est en fait une prise de
possession du corps par la société. Pour ce faire, il faut faire souffrir, de
sorte que “ la torture est l’essence du rituel d’initiation ” (ibid.). Le but
de l’initiation est, en effet, de marquer le corps par la torture : “ dans le
rituel initiatique, la société imprime sa marque sur le corps des jeunes gens
”. Le corps
devient une mémoire, la marque est un obstacle à l’oubli de la loi sociale.
La société “I nscrit le texte de la loi sur la surface des corps ”.
-
La mémoire n’est donc pas une faculté naturelle. C’est un forçage social.
Et la société, pour perdurer, doit renouveler sans cesse ce marquage de façon à
assurer la permanence de l’identité collective (cérémonies, rituels,
commémorations, fêtes, etc.). La mémoire est, pour Nietzsche, ce qui,
historiquement, a constitué l’homme comme homme. Mais c’est par là-même
l’origine de sa grégarité. Les valeurs coercitives de la moralité des moeurs
sont réactives. La mémoire a crée le ressentiment - sentiment qui marque la dépendance
à l’égard de l’autre.
-
La mémoire, c’est aussi l’expérience douloureuse de l’oubli, si l’on
entend par oubli le fait que des souvenirs ne puissent être rappelés. On
considère généralement l’oubli comme une défaillance pathologique de la mémoire
(amnésie). Or, oublier est parfois salutaire, voire réconfortant. Il s’agit
donc de s’interroger sur la fonction et la valeur de l’oubli, et voir ce
que l’expérience de l’oubli nous révèle sur la mémoire elle-même. L’oubli, une
pathologie ou une vertu ? Peut-on véritablement vivre sans oublier ?
-
Une mémoire exhaustive n’est pas souhaitable dans la mesure où retenir
l’intégralité absolue des informations reçues constitue une forme de folie. La mémoire ne peut
vivre que de sélection. Exemple de Funes (Borges, in Fictions, « Funes ou la
mémoire ») pour qui le passé peut revenir intégralement dans le
présent (il souffre " d'hypermnésie ") : il perçoit tout, se
souvient de tout ; il se souvient de chaque chose perçue, mais aussi de
chacune des fois où il a perçu la chose : « J’ai à moi seul plus de
souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est
monde », déclare Funes.
-
Une telle mémoire est une mémoire délirante parce que trop concrète,
incapable d’abstraire, de négliger, d’abréger, de sélectionner, de penser
vraiment : « Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le
portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de
penser. Penser,
c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le
monde surchargé de Funes, il n’y avait que des détails, presque
immédiats » (Borgès, ibid.). Une mémoire parfaite est une mémoire morte. La
mémoire vivante est imparfaite et oublie. D’où la valeur inestimable de l’oubli.
-
Il y a une vertu de l’oubli qui est nécessaire à la vie mentale (vertu
= puissance, excellence, perfection d’un acte), même si certains oublis sont
fâcheux (oublier, par exemple, de fermer le gaz et faire sauter l’immeuble) ou
pathologiques (ceux qui rendent la vie impossible: exemple de l'obsession).
L’oubli est souvent qualifié de négligence, de frivolité, d’insouciance et
avoir une bonne mémoire rend incontestablement service. L'oubli peut alors être
une faiblesse (exemple de l’Odyssée d’Homère,
chant IX) : les lotophages offrent des aliments aux compagnons
d’Ulysse ; ces aliments apportent l’oubli du pays natal et du
retour ; Ulysse n’en mange pas et apparaît comme l’homme rusé qui se
souvient.
-
Certes, l’oubli
nous arrange, sert nos intérêts : « Nous oublions aisément
nos fautes lorsqu'elles ne sont sues que de nous » (La rochefoucauld, Maximes). Il constitue une force de
résistance et de défense : « Je l'ai fait », dit ma mémoire, «Je
ne puis l’avoir fait », dit mon amour-propre, et il n’en démord pas.
En fin de compte, c’est ma mémoire qui cède » (Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal, par. 68). L’oubli permet de
vivre, de penser sans avoir constamment sous les yeux l’insupportable.
-
Pourtant, il y a des devoirs de mémoire : nos origines, les
horreurs de la guerre et de l’histoire, notre mortalité. La mémoire, sur le
plan moral, est une condition du jugement moral et de la responsabilité. La
mémoire est de l’ordre de la volonté : c’est l’esprit humain qui décide ce
qu’il ne faut pas oublier. L’oubli, au contraire, est involontaire et, en cela,
il semble exclu du champ de la morale : il est impossible de devenir
innocent, spontané si on nous dit de l’être ; impossible d‘oublier si on
nous dit de l’être, si on décide d’oublier (décider, c’est penser, penser à
oublier, c’est conserver dans sa pensée ce que l’on doit oublier).
-
Que peut-on, dès lors, oublier, au sens moral ? Que sommes-nous en
droit d’oublier ? Tout ce qui alourdit notre vie, les événements
tristes ? Mais le désir d’oubli n’est - il pas suspect ? Comment maintenir
un juste équilibre entre le trop de mémoire, qui étouffe, et le trop d’oubli,
qui rend idiot, dangereux ?
-
L’oubli est une puissance de discrimination et d’esprit critique :
il est bon de tourner la page, de digérer. L’oubli, comme le signale Freud, est
la condition d’une transformation des valeurs et des modes de fixation de la
mémoire affective. Il permet le soulagement en évitant de faire sombrer le
sujet dans le comportement pathologique de la « conduite de deuil »
et de la mélancolie. L’oubli est la condition du travail du deuil (cf. Cours sur
l'existence et la mort).
-
La véritable liberté ne peut être qu’active et créatrice. Elle ne peut
consister que dans le détachement à l’égard du passé pour rendre possible la
nouveauté. L’oubli devient alors une force morale. Celui qui est capable de pardonner l’offense
est le fort. Nietzsche doit faire la différence entre le pardon
chrétien et celui qu’il prône : le chrétien pardonne sans oublier, il pardonne
par devoir. L’aristocrate (le fort, le meilleur) pardonne parce qu’il a oublié
: sa distance est telle à l’égard de l’offense qu’il ne la ressent plus comme
telle. Le pardon
n’est pas un effort, mais une légèreté, une force, une poussée vitale.
5)
La
pathologie de l’oubli et le problème de la localisation
-
D’après le sens commun l’oubli est une perte de souvenir. Mais,
en réalité, on peut être dans l’incapacité de se rappeler un nom maintenant et
le retrouver quelques heures ou jours plus tard. L’impossibilité d’évoquer
n’est pas nécessairement le signe d’une perte irréversible de la mémoire.
-
Nous avons vu que pour Freud l’oubli est un processus signifiant, à
mettre au rang des actes manqués. Il y a néanmoins plus grave que ces petits
accrocs quotidiens de la mémoire : les cas d’aphasie (perte totale ou forte
réduction de la disposition aux langages articulés, l’intelligence et les
autres fonctions du langage étant préservées : perte ou trouble de la
parole, de la compréhension de la parole, de la compréhension de la parole –
surdité verbale - ou de l’écrit – cécité verbale) et les cas d’amnésie. Ces
handicaps rendent le sujet inapte à une vie sociale « normale ».
L’oubli paralyse l’action, la rencontre, etc. : exemple de celui qui parle
sans comprendre ce qu’il dit ou de celui qui injurie ses visiteurs au lieu de
s’adresser à eux comme il se doit (cas de la femme, rapporté par le Dr
Trousseau, qui se lève avec un air de bienveillance et dit au visiteur, en lui
montrant un fauteuil : « cochon, animal, fichue bête »).
-
La pathologie de
l’oubli est une pathologie de la sélection et de la re-distribution des
fonctions de la mémoire. Comment expliquer ces affections ?
-
Une réponse
physiologique a d’abord été donnée : l’aphasie, l’amnésie seraient dues à
des lésions cérébrales dont certaines sont réversibles, d’autres non. L’aphasie
dite de Broca correspondrait ainsi à la lésion de la troisième circonvolution
frontale gauche. Cette explication est fondée sur l’hypothèse de la
localisation : il y a, selon cette hypothèse, des lieux cérébraux de la
mémoire. Certes, une altération grave de certaines parties du cerveau entraîne
une altération des fonctions concernées par ces parties. Mais il ne faut pas
confondre condition et détermination : que la mémoire ait, comme
condition, un substrat organique, c’est évident ; pour autant, cela ne
détermine pas nécessairement la forme de cette mémoire. De sorte que la mémoire ne se
réduit pas à sa seule dimension physiologique.
-
L’assignation d’un lieu organique ne suffit pas à rendre compte du
problème de la mémoire. La question « où les souvenirs sont-ils
conservés » est une fausse question. La thèse de la localisation de la
mémoire est limitée et ne rend pas compte de la mémoire en tant que question de
sens et de langage.
- La mémoire est une affaire de motricité mentale, d’opérations de pensée, de catégorisations linguistiques et intellectuelles. L’aphasie et l’amnésie constitueraient des troubles et des modifications de ces processus. Il s’agit, dans cette interprétation , de privilégier l’acte contre le lieu, l’opération contre la localisation, et de montrer que la mémoire est affaire de langage, de perception, d’imagination, d’individualité singulière.
Conclusion sur la mémoire :
-
La mémoire, c’est la capacité de ne pas être emmuré dans l’instant
présent, c’est la capacité de se représenter le temps comme tel. C’est elle qui
crée l’identité et la saisie de la permanence. Elle est essentielle à la
conscience. L’oubli manifeste que la mémoire n’est pas une simple faculté
d’enregistrement, mais relève de la constitution de l’homme comme homme.
-
La conception ordinaire du temps, née d’une intuition spontanée, fait
apparaître trois
caractères essentiels du temps : c’est un flux continu, ininterrompu, qui
emporte tout ou dans lequel tout passe, se transforme, disparaît ou apparaît.
Ce flux est irréversible
et orienté : nous allons du passé au présent puis à l’avenir (ou
l’avenir vient à nous, devient présent et s’engloutit dans le passé); nous ne pouvons pas
remonter le temps pour nous retrouver dans une situation passée. Ces
caractères du temps révèlent des difficultés, paradoxes, obscurités qui
renvoient à la question fondamentale de la réalité ou de l’idéalité du temps.
-
L’examen du temps vécu amène à se poser le problème de la nature et de la réalité du
temps. Le temps n’est pas une chose, il est immatériel, pourtant
nous constatons et nous ressentons ses effets : changement, passage, etc. Pour la conscience
commune, le temps existe, sans aucun doute possible. La conscience
est spontanément réaliste. Notre impossibilité d’agir sur le temps, de le
ralentir, de l’accélérer, de l’arrêter, de le parcourir dans tous les sens,
nous montre qu’il existe en dehors de nous, qu’il fait partie du monde qu’il
nous entoure, au même titre que les objets étendus.
-
En même temps, nous constatons que le passé n’est plus, que l’avenir
n’est pas encore, que le présent lui-même a déjà fini d’être dès qu’il est sur le point de commencer. Comment, dès lors,
le temps pourrait-il avoir une existence s’il n’est composé que
d’inexistences ? Aussi pouvons-nous nous demander si le temps
n’est pas tout entier une élaboration de notre esprit. Le temps est-il une
réalité extérieure à nous ou n’existe-t-il que pour un esprit ?
-
Dès le début de la philosophie se présentent les deux positions
extrêmes vis-à-vis du temps : Héraclite, par exemple, affirme l’existence du
temps, alors que Parménide en nie totalement la réalité. A partir de là, toute
la philosophie va osciller de l’affirmation plus ou moins explicite de la
réalité du temps à sa négation plus ou moins totale. Pendant longtemps, c’est
essentiellement une négation plus ou moins totale du temps qui va prédominer,
liée à une conception du temps comme destructeur et à sa confrontation avec
l’éternité.
1) Parménide et Platon
-
Pour Parménide, en effet, ni le temps, ni le mouvement ne peuvent exister.
Le non-être n’est pas, l’être ne peut être que compact, plein, éternel, fermé
sur lui-même. Le temps, qui permet ou cause le mouvement, ne peut avoir aucune
réalité. Il est essentiellement illusoire. Parménide rejette le sensible (le
monde accessible à nos sens) et le devenir du côté du non-être, des apparences,
des erreurs. L’être est stable, immuable, immobile et indivisible. Tout ce qui
est de l’ordre du multiple, de la fragmentation, du morcellement est conçu
comme un manque à être et comme la marque d’une moindre réalité.
-
Après Parménide, ce refus du temps se tempère et se nuance : le temps
va se voir accorder un certain degré de réalité, mais une réalité inférieure : ni tout à
fait réel, ni tout à fait une illusion. Ainsi, Platon, dans Timée, définit le temps comme “ l’image
mobile de l’éternité ”, c’est-à-dire image illusoire de l’être éternel,
représentation illusoire que se fait la conscience de l’ordre immuable des
choses. Le vrai monde, celui qui possède la vraie réalité, c’est le monde des Idées, des essences. En créant le monde
que nous connaissons, le monde matériel, sensible, le Démiurge n’a fait que des
copies matérielles de ces Idées, copies imparfaites, multiples, qui chacune
ressemblent à l’Idée qui en est le modèle, mais de façon dégradée et éphémère.
Le temps lui-même n’est qu’une de ces copies. Ces copies ne sont pas totalement
des illusions : dans le mythe de la caverne, les ombres qui se meuvent au fond
de la caverne sont projetées par les vrais objets, elles ont donc une réalité. Le temps existe
mais il n’est qu’une ombre, qu’un reflet de la vraie réalité.
-
Le temps, marque
de l’impuissance et de la finitude humaines, est ainsi dévalué par rapport à
l’éternité qui seule est réelle : ce qui existe réellement est éternel. Il s’agit
d’une éternité rationnelle, d’une éternité posée par la raison. La vérité, par
sa nature même, ne peut être qu’unique et éternelle : une vérité qui se
modifierait selon les individus, ou les lieux, ou les époques, ne serait plus
la vérité. Les vérités mathématiques, par exemple, portent sur des objets
conçus par l’esprit et des rapports déduits par l’esprit. La vérité concernant
le monde doit donc être sur le modèle des vérités mathématiques. Si nous
pouvons y parvenir, c’est que notre âme a déjà, avant notre naissance,
contemplé ces Idées, et que, dans ce monde, elle s’en souvient. De même, après
la mort, l’âme exercée à vivre dans les Idées accédera à un niveau d’existence
supérieure, où elle restera dans la contemplation éternelle des Idées et de la
Vérité.
-
Il y a coexistence
de l’éternité et du temps qui sont de nature différente : il s’agit là de
deux niveaux, de deux degrés de réalité. Nous vivons certes dans le temps, mais
pouvons concevoir l’éternité puisque la raison est de même nature que les Idées
et que le Vrai; après la mort, l’âme libérée de la matière pourra vivre dans
l’éternité du Vrai.
-
En somme, avec Platon, la philosophie entre dans un dualisme matière /
esprit : l’esprit est lié à l’éternité, le temps à la matière
considérée comme une réalité inférieure et éphémère.
2) Les paradoxes de Zénon
- Avec Parménide et Platon, le philosophe Zénon d’Elée (né vers 490 av.J.-C.) démontre que l’Etre est immobile et que le temps n’est qu’une illusion dont témoigne l’impossibilité du mouvement. D’où les fameux paradoxes de Zénon (nous n’en évoquerons que deux, les plus connus) :
1. Le paradoxe du mobile
- Ce postulat, fondé sur l’idée de la divisibilité du temps et de l’espace à l’infini, consiste à montrer qu’un mobile quelconque ne pourra jamais atteindre son but. Pour aller d’un point A à un point B, il lui faudra d’abord franchir la moitié du trajet, soit le trajet AM. Pour cela, il lui faudra encore franchir le moitié de AM, soit AM’, et ainsi de suite. Si petit que soit le trajet à parcourir, il aura toujours un milieu qu’il faudra franchir. Le mobile aura donc une infinité de points à franchir, et aura besoin d’une infinité d’instants pour cela.
2. Le paradoxe d’Achille et la tortue
-
C’est le paradoxe le plus connu. Fondé sur le même postulat, il
consiste à montrer qu’Achille-aux-pieds-légers ne pourra jamais rattraper une
tortue qui a pris de l’avance sur lui. Supposons qu’Achille court dix fois plus
vite que la tortue mais part cent mètres derrière elle. Le temps qu’Achille
parcourt ces cent mètres, la tortue aura fait seulement dix mètres. Le temps
qu’Achille franchisse ces 10 mètres, la tortue aura fait un mètre, le temps de
franchir ce mètre, la tortue fera 10cm…
-
En toute rigueur
logique, Achille ne peut jamais dépasser la tortue puisque l’opération peut
être reportée à l’infini. Evidemment, dans la réalité, il en va autrement, et
l’expérience prouve qu’Achille est capable de dépasser assez vite l’animal.
Mais la démonstration de Zénon est la conclusion logique à laquelle on parvient si on admet que
le temps est composé en une suite d’instants séparés. Il faut donc
rejeter la thèse de la divisibilité du temps en instants infinitésimaux, à
moins d’aboutir à un paradoxe.
-
Ces paradoxes, pour spécieux qu’ils paraissent au regard du sens
commun, sont néanmoins impossibles à réfuter. Zénon nie le mouvement au niveau de l’Etre
lui-même, mais il admet que nous vivons dans un monde d’illusion
auquel nous ne pouvons échapper, et dans lequel le mouvement existe (je marche
effectivement), ou plutôt dans lequel nous croyons voir ou faire des
mouvements. Dans le monde de l’Etre, le mouvement ne peut pas exister,
puisqu’il suppose du non-Etre et que le non-Etre n’est pas.
-
Ainsi le mouvement
est-il impossible, inconcevable, et le temps, qui en est la mesure, l’est lui
aussi.
La logique le montre et si l’on admet le mouvement, dès qu’on cherche à
l’expliquer, on tombe dans des paradoxes dont on ne peut se tirer.
3) Le christianisme
-
Le christianisme va renforcer cette idée d’une dualité entre temps et
éternité, en renforçant l’idée de la chute et de la séparation entre l’esprit (Dieu et l’âme humaine, le
premier parfait, la seconde imparfaite) et la
matière (celle du monde créé, celle du corps dans lequel l’âme est incarnée
et emprisonnée), entre le monde d’ici-bas et celui de l’au-delà. Dieu seul
possède à la fois l’éternité et la vérité.
-
Chez Saint-Augustin, c’est par le mouvement que nous percevons le temps
(“S’il n’y avait pas de choses qui passent…”), le temps est la forme et la
mesure du mouvement, mais le temps n’existe pas : le passé n’existe plus, le
futur n’existe pas encore, et le présent ne peut être qu’en cessant d’être, il
n’est qu’un instant qui n’a point d’étendue et qui fuit. Le temps n’existe donc que dans notre esprit,
sous la forme du souvenir et de l’attente.
-
Le temps appartient certes à cette vie et à l’esprit, mais cette vie a
une réalité inférieure, elle n’est que dissipation. C’est l’éternité divine qui est la vraie
réalité qui va donner un sens à cette vie. De même, selon Saint
Augustin, l’histoire est éparpillement, les empires se succèdent et se
succéderont, mais seule est vraie la “cité de Dieu” qui existe déjà sur cette
terre dans les coeurs de ceux qui ont la lumière divine, et qui existera dans
l’éternité après le Jugement dernier, après la fin des temps.
-
Ainsi, chez Saint-Augustin, le temps n’existe-t-il pas à proprement
parler. Il possède avant tout une essence subjective et n’existe que pour et
par l’âme. Qu’est, en effet, le temps, sinon une « distorsion de
l'âme » ? Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore. Seul est ce
qui demeure présent. Pourtant, l’instant présent n’est déjà plus. Seule est
l’éternité. Or, le passé est, dans la mesure où il est présent par
le souvenir que j’en garde ; le futur est, dans la mesure où il est
présent par l’attente que j’en ai ; le présent lui-même est présent par
mon attention. Il n’y a donc bien que le présent qui soit. Le passé et le futur
ne sont qu’en tant qu’ils sont présents à l’âme. Le temps est une distension, une détente de
l’âme. L’éternel présent est comme ramassé, tendu, en un point
unique et immuable (Dieu). L’écoulement du temps, qui va du futur au passé,
vécu par l’âme, semble comme un relâchement, une dilatation, une détente de
l’âme, éloignée par le péché de la présence divine.
4) Le temps : condition a priori de possibilité de l’expérience
(Kant)
- Avec Kant, le temps n’est pas quelque chose d’objectif et de réel au sens matériel. Ce ne sont pas les choses qui sont dans le temps, mais les phénomènes ; le temps n’est pas un phénomène mais la condition de possibilité des phénomènes. C’est, comme on va le voir, par l’idée de temps que l’on peut se représenter si les choses qui tombent sous les sens sont simultanées ou successives, et non l’inverse ; loin de naître des sens, l’idée de temps est supposée par eux.
-
La représentation
de l’espace et du temps n’est pas dérivée de l’expérience mais en constitue
plutôt la condition. Ainsi, par exemple, la différence entre la droite et la gauche n’est
pas l’objet d’une construction conceptuelle mais s’impose à moi. Je ne peux
rien me représenter, en moi ou hors de moi, que je ne situe dans l’espace et
dans le temps. L’espace
et le temps sont des formes, des cadres nécessaires de toute représentation.
J’observe ce qui se passe hors de moi, nécessairement dans l’espace et le temps
(par exemple une éclipse de lune, à tel endroit du ciel et de tel endroit de la
Terre, et à telle heure) ; ou j’observe ce qui se passe en moi,
nécessairement dans le temps (à tel moment du jour ou de la nuit…).
-
A travers nos formes a priori, nous n’appréhendons le monde que sous
forme de “phénomènes”, et les choses telles qu’elles sont en dehors de nous
(“les choses en soi”), indépendamment de la connaissance que nous pouvons en
avoir, nous sont définitivement inaccessibles. Nous ne pouvons qu’en poser
l’existence, condition de notre perception, mais nous ne pouvons pas en connaître
la nature. Les phénomènes
désignent tout objet d’expérience possible, ce que sont les choses pour nous,
relativement à notre mode de connaissance, par opposition au noumène, la chose en soi, que
l’esprit peut penser, non point connaître. Dieu, par exemple, est un noumène,
une réalité possible, mais que nous ne pouvons atteindre.
-
Temps, espace et
catégories concernent le mode d’appréhension des objets. Sans eux, aucune
connaissance ne serait possible.
-
En clair, on ne
peut parler des choses que telles qu’elles m’apparaissent et non telles
qu’elles sont en elles-mêmes. Je ne peux donc saisir que ce qui s’offre à mon
champ perceptif dans le cadre des formes pures de la sensibilité, l’espace et
le temps, et dans le cadre des catégories.
-
Nous ne pouvons
donc pas savoir ce qui, en dehors de nous, correspond au temps. Notre esprit,
notre raison, ont une forme temporelle et perçoivent tout à travers cette
temporalité. L’éternité,
si elle existe, ne nous est pas connaissable, et nous ne pouvons que la supposer
comme possible.
-
Le temps est donc
réel
en ce qu’il est une forme de notre esprit que nous ne pouvons nier, il est un
cadre mental qui nous permet de penser le monde et qui est universel pour tout
être humain, mais
il n’a peut-être pas de réalité hors de nous. De même,
l’enchaînement des causes et des effets n’existe que pour notre esprit, les
choses en soi s’enchaînent-elles ainsi, nous ne pouvons pas le savoir. Dès que
nous essayons de dépasser les conditions de l’expérience possible, nous tombons
dans des antinomies, contradictions, impasses logiques auxquelles nous conduit
notre conception intuitive du temps.
-
En somme, avec Kant et sa conception du temps, la connaissance devient une soumission de
l’objet au sujet. L’esprit construit lui-même grâce à ses principes
a priori l’ordre de l’univers. Notre faculté de connaître est législatrice :
elle est ordonnatrice et structurante.
Conclusion :
-
Qu’il appartienne à la matière ou à l’esprit, le temps est vu, dans ces
philosophies, comme étant sans réalité ou comme ayant un degré inférieur de
réalité, en opposition avec l’éternité. Il est destiné à finir, à se
dissoudre dans l’éternité. Aussi bien pour l’âme individuelle qui finira par
échapper au temps pour accéder à l’éternité, que pour le monde lui-même qui un
jour n’existera plus (“ fin des temps”).
-
De même, le temps a quelque chose de négatif : il est la dimension de la
destruction, du vieillissement, du déclin, de l’usure, de l’éparpillement. Dans
la perspective chrétienne, la dispersion est la négligence morale et l’état qui
favorise le péché; le temps est aussi la variété, le désordre. L’éternité, au
contraire, est le lieu de la vérité, des lois stables et universelles, tant
naturelles que morales. Elle est le lieu où l’esprit échappe aux désordres des
passions, aux errements de l’ignorance, puisqu’elle est le lieu de la
connaissance absolue.
-
En même temps que le côté illusoire, subjectif, destructeur du temps,
on a toujours montré aussi que le temps était une réalité objective, ce qui
permettait la maturation des situations, des êtres vivants, des idées. Les
théories du temps créateur s’opposent aux précédentes en ce qu’elles présentent
le temps comme essentiellement ouvert et créateur.
1) Héraclite
-
Au contraire de Parménide, Héraclite considère le temps comme constitutif de l’être.
Non seulement il existe, mais c’est par lui que toutes les choses sont, et qu’à
travers la diversité des choses, se retrouve l’Unité, par la lutte et l’union
des contraires : “ C’est même chose que vie et mort, veille et sommeil,
jeunesse et vieillesse : ce sont mutuelles métamorphoses “, “ Ni l’ombre ni la
lumière, ni le mal ni le bien ne diffèrent : leur nature est une et identique
“.
-
Les contraires se succèdent, s’engendrent l’un l’autre dans le temps,
mais quand on les a parcourus, on en voit l’unité. C’est par la lutte que les
contraires s’engendrent ou se composent : “ Le monde est une harmonie de
tensions tour à tour tendues et détendues, comme celles de la lyre et de l’arc
“. Les contraires s’accordent, la discordance crée l’harmonie. L’opposition des
contraires est donc, à la fois, condition du devenir des choses et, en même
temps, principe et loi. Héraclite fait l’apologie du devenir. Le temps est une
réalité agissante.
2) Hegel
-
Chez Hegel, à la suite d’Héraclite, le temps est posé comme réel, et non
plus référé à une éternité transcendante qui serait plus réelle que lui. La
réalité se développe d’elle-même, et le temps est ce qui réalise la réalité en formation.
Ce développement est la réalisation d’une fin, qui est la réalisation de la
Raison : que le monde devienne totalement rationnel, transparent à la raison.
Le temps est la manière dont l’Etre se réalise en Raison, l’Etre étant par
essence mobilité.
-
La philosophie de Hegel a commencé à s’élaborer contre celle de Kant :
pour ce dernier, l’absolu dépasse l’entendement, le divin est l’objet d’une foi,
mais jamais d’une connaissance puisque nous ne connaissons jamais que des
phénomènes. L’entendement,
par conséquent, ne
peut connaître que le fini.
-
Hegel, au contraire, refuse toute philosophie qui coupe de la réalité
et enferme l’esprit dans ses structures et ses productions.
-
Ainsi, alors
que pour Kant la raison structure les phénomènes de l’extérieur,
pour Hegel elle doit les pénétrer. Les phénomènes ne sont pas que des réalités
saisies de l’extérieur, des objets pour un sujet. La raison ne peut pénétrer
les phénomènes que dans la mesure où elle est déjà à l’oeuvre dans les
phénomènes. La
raison est non plus législatrice mais pénétrante. L’esprit
n’organise pas de l’extérieur le réel pour le comprendre, mais saisit la raison
à l’oeuvre. Autrement dit, la philosophie de Hegel est une invitation à
reconnaître la
rationalité du réel.
-
Hegel entend par esprit, à la fois ce qui connaît et ce qui anime
rationnellement les phénomènes, pétrit le monde mouvant et vivant : l’esprit
est en même temps principe de connaissance des phénomènes et principe
d’organisation de ces phénomènes, de cette réalité. Dès lors, l’esprit qui
découvre la rationalité des phénomènes se reconnaît lui-même dans le monde. Le
réel lui-même est rationnel. L’histoire témoigne, par exemple, de cette
rationalité absolue du monde.
-
En effet, Hegel affirme qu’il est possible de découvrir la logique
profonde des événements. Le processus historique a sa logique propre, qui est interne,
-logique qui est celle de la raison. L’histoire n’est pas le royaume
du hasard, mais elle n’est pas non plus celui du mal : l’existence du mal
historique (crimes, guerres, etc.) n’apporte en rien la preuve que l’histoire
est absurdité ou folie. Le mal est le moyen par lequel l’Histoire s’accomplit,
la ruse, le détour de la raison dans l’histoire. Si guerres et souffrances
jalonnent l’histoire, c’est que la raison pour se réaliser doit passer par ces
épreuves. Celles-ci sont l’occasion pour la raison de progresser. Le mal n’est
jamais que l’occasion d’un mieux.
-
Hegel pense l’histoire comme rationalité, c’est-à-dire comme trajet de
la raison, en expliquant tout ce qui se produit par la fin visée. Hegel
explique chaque moment du déroulement historique par le moment suivant. L’histoire est
rationnelle parce qu’elle progresse. Ce qui progresse, c’est la
liberté, de sorte qu’on ne peut saisir le sens de l’histoire qu’à condition
d’expliquer celle-ci par le progrès de la liberté qui tend à devenir réalisée
et consciente d’elle-même.
-
Peu à peu, par des transitions qui sont des bouleversements et des
révolutions, la liberté étend son règne. On trouve ainsi au cours de l’histoire
du monde des formes successives de la liberté qui seront dépassées les unes par
les autres pour arriver à la forme idéale réalisée. L’histoire est la prise de
conscience de la liberté dans le monde. Hegel distingue ainsi quatre moments
:
· Le despotisme oriental qui affirme qu’un
seul homme est libre (particulier); l’avènement des aristocraties grecque et
romaine : reconnaissance que quelques hommes sont libres (particulier);
· l’avènement du christianisme : reconnaissance
que l’homme en tant qu’homme est libre; cette reconnaissance est celle de la
liberté purement intérieure; elle n’est pas réalisée car les conditions
objectives sont celles de l’esclavage (universel
abstrait);
· la dernière étape
doit être celle de la liberté effective, concrète, qui sera réalisée grâce à l’édification de
l’Etat moderne (universel
concret). La raison se comprend comme liberté effective lorsque coïncident
les intérêts du citoyen et les impératifs de l’Etat.
-
Le conflit entre la liberté individuelle et l’Etat doit être surmonté :
l’histoire se comprend comme réalisation de cette fin; la raison progresse par
dépassement de conflits. La fin de l’histoire est le moment où l’universel est
réalisé, où la liberté de tous les hommes devient objective, garantie par les
institutions. Les individus n’ont souvent pas conscience de réaliser ce but
(César, par exemple, combat pour son profit personnel mais fonde l’Empire
romain). Le destin de la raison s’accomplit quelle que soit l’intention avouée
des agents historiques eux-mêmes.
-
Au total, selon Hegel, l’Etre ne peut se réaliser que dans le temps. Le
temps est une forme de l’être, l’être est mobilité, il doit advenir dans le
temps. Le développement historique décrit n’est pas un développement continu,
linéaire. Il y a des tâtonnements (erreurs, en ce qui concerne la connaissance,
formes imparfaites de réalisation…) dont certains mènent à des impasses, les
divers niveaux de développement se chevauchent, se recoupent. La philosophie de
Hegel présente un double paradoxe.
-
D’abord, du fait que l’Esprit est le but du développement de l’être, et
qu’en même temps il est présent dès le début comme latent, à réaliser, la
philosophie de Hegel est autant une philosophie de l’éternité qu’une
philosophie du temps. Dès le début, l’Etre absolu, l’Esprit, est présent tout
entier dans ses diverses déterminations, comme la plante est tout entière dans
son germe, il y a une intemporalité de l’être, en même temps qu’un
développement temporel de ses différents moments.
-
Ensuite, l’Esprit devant parvenir à son achèvement, le temps est voué à
s’abolir. Que sera cette fin du temps ? Si la notion de fin de l’histoire a été
vivement critiquée, Hegel a inauguré l’idée d’un temps ouvert, créateur, sans référence
dévalorisante à une éternité transcendante.
3) Bergson
-
Bergson distingue deux types de temporalité : un temps spatialisé, mesuré, celui
des horloges, pure élaboration conceptuelle mise en place à partir de cette
construction de l’esprit qu’est l’espace, et un temps vrai, manifestation de la
réalité ultime de l’être qui est durée créatrice et élan vital. A l’espace
abstrait, formel et purement conceptuel, s’oppose la durée créatrice, constitutive du
fond même des choses, qui est, chez l’être vivant ou dans la conscience, non
mesurable.
-
Bergson oppose donc un temps calqué sur l’espace et fait, comme lui,
d’extériorité, de quantité, d’objectivité, et un temps concret, fait d’une pure
création qualitative, temps intérieur que Bergson compare volontiers à une
mélodie, où les thèmes s’engendrent les uns les autres sans qu’il soit possible
de distinguer des moments. Elle est continue, tout ce qui s’y passe est lié,
s’interpénètre, de sorte que nous ne pouvons pas vraiment déterminer le début
d’un événement ni sa fin : notre conscience, sous la forme de la mémoire, lie
les préliminaires de l’événement à l’événement lui-même, l’événement à ses
conséquences.
-
C’est donc la
durée qui représente le temps véritable, qui possède une existence
effective, contrairement au temps mathématique qui n’est qu’une abstraction.
Cette durée continue est appréhendée
par l’intuition, qui appartient à
tout être vivant et qui est saisie immédiate. Le temps est, au contraire, appréhendé par l’intelligence ou la
raison, faculté analytique qui sépare, divise. L’intelligence ne peut pas
saisir la durée, continue et fuyante; elle est cependant apte à saisir
l’espace. Aussi appréhende-t-elle la durée à travers l’espace, et le temps est
précisément cette durée spatialisée.
-
Temps et durée
s’opposent donc. La durée est hétérogène, elle
est ressentie comme longue, interminable ou au contraire comme trop rapide,
fugace, selon nos occupations ou nos états d’esprit. Elle est aussi continue,
en ce sens que tout s’y enchaîne et s’interpénètre comme dans une mélodie. La
succession n’est pas une juxtaposition d’états ou d’événements, mais un
déroulement sans ruptures. La durée n’est pas quantitative, on ne peut
mesurer l’importance plus ou moins grande d’un événement, on ressent son
intensité.
-
L’intelligence est calculatrice, elle peut saisir ce qui est spatial et
s’exprime en quantités, elle ne peut saisir ni la durée ni la vie, puisque pour
les saisir elle les divise, elle les dissèque, elle les détruit en même temps. Le temps est homogène, il est formé d’instants distincts,
il est le lieu de la quantité (on y mesure et compare des longueurs), il est
discontinu, divisible à l’infini, comme l’espace sur lequel il est calculé. Il
ne correspond à rien de vivant, puisqu’il est abstrait, créé par la raison sur
le modèle de l’espace.
-
Le vrai temps est la durée, le temps mathématique, le temps des sciences, qui est mesure,
nombre, n’est qu’un outil forgé par la raison pour avoir prise sur l’espace.
Mais la saisie de la durée, dit Bergson, n’est pas chose facile : elle ne nous
est pas familière, recouverte qu’elle est par les exigences de la vie
(besoins), nos habitudes mentales venues de la société, les connaissances que
nous avons acquises.
-
Nos besoins découpent notre perception en sélectionnant dans la
totalité donnée (voir la théorie de la forme), ce qui est utile à leur
satisfaction. Ces besoins introduisent dans notre perception la discontinuité. Les exigences
sociales nous amènent aussi à un découpage du temps, pour permettre l’action
commune. La conception mathématique du temps nous devient habituelle
et contamine notre intuition de la durée. Le temps devient ainsi une ligne
droite, orientée, sur laquelle nous appliquons les mouvements. Nous prenons
donc l’habitude de nous représenter les mouvements pris dans ce système de
représentation spatiale, défini par des coordonnées. Le langage lui-même, en
fixant les concepts formés par la raison, influence notre perception.
-
La durée pure est
la forme que prennent nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre,
quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états
antérieurs. La durée représente l’étoffe même de notre moi. Elle est un devenir
ininterrompu, souple, qualitatif, un déroulement fluide. Ce devenir est
toujours imprévisible.
-
Bergson distingue un moi authentique, qui est liberté, d’un moi superficiel
: ce dernier désigne la partie de notre psychisme modelée par les conventions
et la société, ne se ramenant le plus souvent qu’à une suite d’automatismes.
Nous sommes libres quand nous dépassons la croûte superficielle des mots, du
social, quand nos actes émanent de notre personnalité tout entière et
l’expriment. La
liberté s’expérimente au contact de notre moi profond, par un accord réel avec
lui.
-
Notre vie intérieure est mémoire. Bergson distingue deux mémoires.
La mémoire
habitude est faite d’automatismes et de mécanismes moteurs : quand,
par exemple, j’apprends un texte par coeur, j’accomplis et je répète un certain
nombre de gestes connus. La mémoire pure est celle de mon histoire : le
passé survit en moi, sous forme de souvenirs purs, inaltérables, indépendants
du corps. La mémoire pure contient notre passé et elle représente notre essence
spirituelle authentique.
-
Contrairement à ce qu’établit la théorie déterministe, nous n’allons
pas du passé au présent puis vers l’avenir comme un mouvement va dans l’espace
de son impulsion de départ vers sa fin, poussés vers l’avenir par le passé.
Notre passé pénètre notre présent, est présent, et ce présent s’ouvre sur un
avenir ouvert à tous les possibles. Continuellement toutes les virtualités
s’offrent devant nous, et c’est notre action qui va en réaliser certaines. Le
passé joue certes, mais il n’est pas déterminant. La volonté est libre parce
qu’elle est synthèse, dans le présent, entre passé et avenir.
-
Exemple : le projet n’est pas
une série d’étapes, comme on le croit généralement : on commencerait par
élaborer mentalement le schéma du projet, partie par partie ou étape par étape,
puis on exécuterait le projet, en suivant ce plan. En réalité, dit Bergson, on
ne peut prévoir à l’avance toutes les parties ou toutes les étapes du projet
une à une, de même que les circonstances matérielles précises qui vont se
présenter lors de l’exécution. Ce qui va se faire, c’est un schéma dynamique :
on a une représentation globale et confuse de ce qu’on veut faire; ce schéma
s’enrichit et se précise peu à peu, par une interaction de toutes les parties
les unes sur les autres; des souvenirs, des possibilités nouvelles vont
apparaître, modifiant le schéma initial. Lors de sa réalisation, il va
rencontrer des circonstances matérielles, des difficultés inattendues, des
possibilités nouvelles, qui vont encore le transformer en cours de réalisation.
Aussi ne peut-on
avoir à l’avance la représentation exacte de ce qu’on finira par obtenir, cela
découle de la dynamique de la pensée et de l’action.
-
En somme, c’est la durée, en tant que synthèse du passé et de l’avenir
dans le présent, qui est la condition et rend possible la décision, l’oeuvre,
donc la liberté.
-
Mais ce n’est pas seulement dans la vie individuelle, psychologique,
que la durée agit. C’est aussi dans le monde entier. Il y a un élan vital
qui traverse la matière et les êtres vivants, et les amène à s’élever peu à peu
vers des formes de plus en plus complexes et spirituelles : “ La durée réelle
est ce qui mord sur les choses et qui y laisse l’empreinte de sa dent. Si tout
est dans le temps, tout change intérieurement, et la même réalité concrète ne
se répète jamais. La répétition n’est possible que dans l’abstrait…” (L’évolution créatrice). La réalité est
ainsi devenir et évolution, de même que notre expérience intérieure est faite
de durée et de changements qualitatifs. L’élan vital désigne un processus créateur imprévisible, un
courant traversant les corps qu’il organise.
-
Cette impulsion
originelle de création invente des formes de plus en plus complexes: elle réalise des
instincts nouveaux, des organes qui n’existaient pas, créant des formes
complexes et inattendues. Bergson voit dans la vie un mouvement créateur et un
effort pour remonter la pente que descend la matière : “ L’évolution concrète
de la vie sur notre planète est une traversée de la matière par la conscience
créatrice, un effort pour libérer, à force d’ingéniosité et d’invention,
quelque chose qui reste emprisonné chez l’animal et qui ne se dégage définitivement
que chez l’homme…la conscience est de l’action qui sans cesse se crée et
s’enrichit tandis que la matière…est de l’action qui se défait ou qui s’use” (L’Energie spirituelle).
-
La vie, pour utiliser la matière, doit sans cesse lutter contre elle,
qui l’entraîne vers une sorte de torpeur, vers l’immobilité. L’effort de la vie
et de la conscience, lorsqu’il n’aboutit pas ou qu’il se fige, reprend dans une
autre direction. D’où le foisonnement des formes et des espèces.
-
Il nous faut donc retrouver l’intuition première de la durée par tout
un travail, une ascèse, une purification consistant à débarrasser notre esprit
de tout ce que la raison y a accumulé. L’intuition n’est pas un sentiment ou
une inspiration, une sympathie confuse, mais une méthode élaborée qui a ses
règles strictes. Il faut éliminer de notre esprit tout ce qui nous entraîne
vers la représentation d’une juxtaposition d’états : pensées trop précises qui
s’enchaînent de façon logique, états mentaux trop précis qui risqueraient de
s’organiser en succession mécanique.
-
Thème qui se rapproche du bouddhisme et des techniques orientales où
l’on vide l’esprit de tout contenu. Alors nous pourrons ressentir l’écoulement
de la durée pure. Nous en avons d’ailleurs parfois l’expérience spontanée :
dans les moments de détente et d’inaction sur une plage, au soleil, lorsque
nous restons immobiles, ayant éliminé de notre esprit toutes pensées et
préoccupations. Ou dans les moments d’ennui où la durée s’étire, vide, pur.
-
La théorie
bergsonienne introduit un changement de perspective essentiel.
-
Chez Kant, puisque rien ne
permet de porter un jugement sur ce que les choses sont en soi, puisque nous ne
pouvons les saisir qu’à travers la grille des formes a priori de l’espace et du
temps, la
liberté se trouve exclue du monde de l’expérience.
-
Au contraire, chez Bergson, la durée créatrice constitue le fond même des choses, la
conscience se voit offrir la possibilité de faire l’expérience de sa liberté
: il suffit de substituer au temps abstrait des horloges la durée créatrice
intérieure pour permettre à la conscience d’expérimenter la coïncidence de son
propre élan créateur avec celui du monde lui-même.
-
Dès lors, si la durée créatrice est l’expression même de la liberté
humaine, si le fond des choses est mouvement et si l’être est création, le hiatus entre la
conscience et l’être, qui était un point central des philosophies
traditionnelles, cesse par là-mêm.
-
En effet, comme nous l’avons vu, dans la philosophie platonicienne, le
temps n’est que l’image déformée que nous prenons des choses; chez Kant, il
n’est qu’une forme a priori de l’intuition sensible. Ce n’est, en somme,
qu’avec Bergson, à la suite de Hegel, que le temps devient la voie d’accès à l’être. Alors
que dans la philosophie antique, le temps est la marque de la finitude de la
conscience, chez Bergson, il est ce qui permet à la conscience de dépasser sa finitude
et de s’identifier à l’élan vital constitutif de l’être même des choses.
-
Il y a beaucoup de points communs entre la philosophie de Bergson et celle de
Hegel : idée que la conscience traverse la matière; idées d’énergie,
de lutte, importance du temps à travers lequel se fait la transformation;
existence réelle du temps et non simple illusion de la conscience coupée de
l'être.
-
Mais il y a aussi beaucoup de différences : chez Hegel, l’être
existe tout entier depuis toujours; chez Bergson, il n’y a qu’un élan vital
sans contenu même virtuel, l’avenir est totalement ouvert et imprévisible.
L’élan tâtonne, il tend certes à s’élever, mais l’Esprit ou la conscience n’y
est pas présent dès le départ tel qu’il se retrouvera à la fin. Chez Bergson,
l’Esprit, ou la conscience, n’est pas assimilé à la Raison : la Raison, ou
intelligence, est, au contraire, un obstacle à la vraie compréhension de la
durée et de la vie. C’est l’intuition qui est l’Esprit vivant.
4) Heidegger, l’existentialisme
-
Avec Heidegger, on bascule dans le temps existentiel, dans la temporalité vécue
par l’homme. Dans Etre et temps,
publié en 1927, Heidegger médite sur le rapport de l’homme au temps. Il nous
parle de condition humaine, de sa finitude, du sentiment d’inachèvement, de
l’angoisse face à la mort. La temporalité de l’homme est le thème majeur de ce
livre.
-
L’existence humaine, en effet, que Heidegger nomme Dasein (être là), est marquée par la temporalité : le temps n’est
pas dans l’âme de l’homme ou dans le monde; c’est l’homme qui est dans le temps.
Heidegger renverse la perspective classique; il récuse le clivage sujet/objet,
homme/monde. La condition humaine est d’être plongée dans le monde et dans le
temps, et d’être abandonnée à elle-même (ce que Heidegger nomme notre déréliction). L’être humain est un être
ouvert et inachevé. Le sens de la vie n’est pas fixé par avance. D’où une
préoccupation, une inquiétude fondamentale, constitutive de son être.
L’inachèvement est notre part de la liberté. La situation de l’homme lui impose
de prendre en charge son existence, de s’engager dans la vie.
-
L’inquiétude, ou le” souci “,
est engendré par la temporalité de l’homme. L’homme est, en effet, sans cesse
jeté en avant de lui-même, il s’anticipe soi-même, il ne coïncide jamais avec
sa propre essence. La première dimension de la temporalité, c’est l’avenir. Cet
avenir n’est pas la simple anticipation d’événements futurs. Il faut le considérer
comme une projection de l’homme hors de soi, vers un au-delà ouvert et qu’il
doit construire.
-
La temporalité n’est pas la succession de moments, d’instants. Le temps
est, pour l’homme, un champ de possibles, le déploiement de sa condition. Il y
a là une vision créative du temps. Le temps est une ouverture au monde. Mais la
temporalité de l’homme, c’est aussi sa tragédie : la mort est son destin. Comment
vivre lorsque l’on sait que l’on est mortel ?
-
Pour Heidegger, la plupart des hommes se cachent à eux-mêmes cette
vérité. Ils ont inventé tout un système de défense contre cette évidence.
L’idée de l’au-delà a le grand avantage de proposer une option d’immortalité :
c’est un peu notre joker métaphysique…Se laisser absorber par la quotidienneté de
l’existence est une autre façon de détourner les yeux face à l’échéance
suprême. L’inauthenticité
est le fait, pour l’homme, de vouloir se dissimuler son être véritable, se
dérober à ce que nous sommes. Nous nous réfugions dans un univers facile où
triomphe le “ On ” , anonymat sans originalité, dissolution pure et simple des
individualités. En cette banalité, nous échappons à l’angoisse, disposition
affective fondamentale qui nous place devant le néant et devant notre propre
mort.
-
L’homme
authentique, au contraire, est celui qui ose regarder sa propre mort en face, qui
ose même l’anticiper. C’est à ce prix qu’il perd sa tranquillité d’esprit mais
connaît le vrai prix de la vie et peut la vivre pleinement. En somme, le temps
est notre destin, il nous permet une ouverture au monde, une potentialité de
réalisation, de création mais il dit se clore par une fin. Heidegger distingue
lui aussi deux
types de temporalité : une temporalité inauthentique, celle de la
science, de l’abstraction, et une temporalité authentique, où la conscience, se
projetant dans l’avenir et anticipant ainsi sa propre disparition, ressaisit la
nature profonde du mouvement temporel, qui est acheminement vers la mort.
-
La différence entre Heidegger et Hegel / Bergson, c’est que le temps, la
temporalité n’existent pas en dehors de l’homme. C’est l’homme qui
constitue la temporalité, laquelle n’existe pas en dehors de lui. On a ainsi
une conception d’un temps actif, créateur, ouvert, et en même temps subjectif,
appartenant au sujet humain.
-
Les thèses de Sartre reprennent la problématique du temps authentique
et du temps inauthentique, à travers la distinction du pour-soi, temps de la liberté et du
projet, et de l’en-soi,
somme d’actes déposés en un passé inerte (cette distinction de l'en-soi et du
pour-soi a déjà été examinée dans le cours sur la conscience et, pour la TL,
dans le cours sur l'existence). Chez Sartre, comme chez Heidegger, la temporalité est
l’expression de la liberté. La temporalité renvoie, en effet, à
l’urgence pour l’homme de construire un monde, vide de sens en-dehors des
significations qu’y projette la conscience.
-
Alors que l’en-soi est opaque à lui-même, rempli de lui-même
(l'essence constitue une plénitude d’être et désigne les choses, qui sont ce
qu’elles sont, dépourvues de conscience), le pour-soi représente la manière d’être d’un
existant qui jamais ne coïncide avec lui-même. Echappement permanent à
lui-même, il n’est jamais tout à fait soi. Le
pour-soi est le mode d’être de la conscience qui refuse d’être substance.
Il se caractérise comme mouvement et projet d’être. Nous existons, en effet, comme projets
: nous nous jetons perpétuellement en avant de nous-mêmes, vers l’avenir, vers
ce qui n’est pas encore. Le projet est cet acte par lequel nous tendons, de
toute notre liberté, vers le futur et les possibles.
-
Sartre en déduit que nous sommes totalement libres et responsables : la
responsabilité représente cette prise en charge totale de son destin par
l’existant humain qui crée sa nature et crée le monde. L’homme est responsable
à toute minute, il est responsable de tout devant tous. Il porte le poids du
monde entier sur ses épaules. Etre libre et exister, c’est la même chose.
Exister, c’est, dans un univers absurde et contingent, se construire et
imprimer sa marque sur les choses. Il n’y a pas d’essence humaine figée et
préétablie, essence qui précéderait l’existence. L’homme surgit dans le monde
et il y dessine sa figure.
-
La liberté est donc cette possibilité qui nous est donnée de mettre à
distance, à tout instant, la chaîne infinie des causes. La liberté est ce pouvoir que détient, en
permanence, la conscience de pulvériser les différentes déterminations, motifs
ou mobiles, de choisir. Possibilité de dire oui ou non. Cette
liberté, nous l’expérimentons dans l’angoisse, véritable sentiment qui nous
révèle notre liberté totale, où la conscience est prise de vertige devant
elle-même et ses infinis pouvoirs (saisissement vertigineux des possibles).
- Etoffe même de l'Etre, dimension essentielle de notre liberté, le temps nous apparaît comme éminemment créateur, ouvert, dynamique, qu'il ait sa réalité hors de la conscience ou qu'il coïncide avec l'intentionnalité de la conscience. Qu'en est-il maintenant de la conception scientifique du texte ? Que nous apprend la science sur le temps et apporte-t-elle une réponse satisfaisante à la question : " qu'est-ce que le temps ? "
-
La science offre une vision multiforme et éclatée du temps : temps
absolu et réversible de la physique classique, temps élastique de la
relativité, temps irréversible de la thermodynamique, etc. D’une manière
générale, chaque discipline scientifique induit une certaine représentation du
temps qui n’arrive pas à en fournir une conception unifiée.
A) LA NEGATION DU TEMPS DANS LA SCIENCE CLASSIQUE
- La physique classique est fondée globalement sur le primat de l’éternité sur le temps et met en quelque sorte le temps hors du temps.
- La physique classique naît avec la révolution de Copernic et Galilée aux XVIe et XVIIe siècles. Elle repose essentiellement sur une utilisation des mathématiques et leur application à l’expérience. Les mathématiques permettent alors de formuler des lois, d’établir des rapports constants et nécessaires entre certains phénomènes. Galilée va même jusqu’à prétendre que le livre de l’univers est écrit dans la langue des mathématiques. Nulle place n’est accordée au temps. La nature est de part en part géométrisée, de sorte que le point de vue de l’espace y est privilégié par rapport à celui du temps : le temps est nié comme durée irréversible, et ramené à l’espace, au grand dam de Bergson (cf. Supra). De Galilée à Einstein, la science moderne offre le spectacle d’un ordre immuable et intemporel.
-
Selon Newton (1642-1727), l’univers est conçu comme un immense
mécanisme, réglé comme une horloge; le mouvement des planètes est régulier,
tout ce qui est à venir est prévisible. Dans ce cadre, le temps est un absolu : il s’écoule
indépendamment des choses et sert de référence pour mesurer le mouvement d’un
corps. Le sens du temps n’a pas d’importance, les lois de la physique
newtonienne ne sont pas changées si l’on inverse le sens du temps (le temps est
réversible) : il est aussi facile de déterminer les éclipses passées que
les éclipses futures et les planètes pourraient aussi bien tourner à l’envers.
Le temps s’écoule uniformément, il est universel, absolu et invariable,
c’est-à-dire indépendant du référentiel. L’espace est inerte, regardant le
temps passer, comme une vache les trains. Le temps de Newton est, en fait, un
temps idéalisé et sous-tend les principes mêmes de la mécanique. Cette dernière
décrit, en effet, le mouvement des corps dans l’espace en donnant leurs
positions à des instants successifs.
- Tout ce que la nature fait, elle pourrait le défaire selon le même processus. Le temps newtonien n’a donc pas de flèche. Il ne crée pas, ne détruit pas non plus. Il ne fait que battre la mesure et baliser les trajectoires. Temps absolument neutre par conséquent, manquant de consistance et de réalité.
-
Pour la thermodynamique, née au XIXe siècle, qui étudie les phénomènes
thermiques, le temps est, au contraire, irréversible, il existe une flèche du temps. Au début du XIXe
siècle, voulant calculer le rendement théorique des machines à vapeur, Sadi
Carnot se rendit compte qu’un phénomène comme celui de la dispersion de la
chaleur se produit toujours en sens unique : en mélangeant de l’eau
chaude à de l’eau froide on obtient toujours de l’eau tiède; il est impossible
que les échanges de chaleur se fassent en sens inverse.
-
En 1865, le physicien allemand Rudolph Clausius énonça le second
principe de la thermodynamique, le principe d’entropie. Ce dernier postule que,
pour tout système physique, existe une grandeur appelée entropie, laquelle
représente le degré de désordre ou de hasard présent dans le système. Ce
principe indique ensuite que la quantité d’entropie contenue dans le système ne
peut que croître lors d’un quelconque événement physique (« tout fout le
camp » !). Par exemple, l’entropie totale d’un morceau de sucre et
d’une tasse de thé non sucré est inférieure à l’entropie d’une tasse de café
sucré ; en vertu du deuxième principe de la thermodynamique, le sucre est
obligé de se dissoudre dans la tasse. Comme il ne peut y avoir augmentation de
l’entropie qu’au cours du temps, ce dernier est fléché, c’est-à-dire
irréversible : le sucre en train de fondre au fond de la tasse de café ne
reprendra jamais sa forme et sa couleur initiales. Sa déstructuration apparente
manifeste le sens privilégié dans lequel le temps s’écoule.
-
Il existe donc bel et bien des événements qui ne peuvent se dérouler
qu’en sens unique, selon un temps fléché. La plupart des événements sont irréversibles :
personne n’a jamais vu un bol de chocolat se réchauffer spontanément, personne
n’a jamais vu un être vivant rajeunir, malgré ce que clament les marchands de
crème de beauté (et les irrésistibles cocasseries du film de Robert Zemeckis, Death becomes her) . Ainsi avons-nous
toujours tendance à rire lorsqu’un film est projeté à l’envers.
-
Avec la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, formulée en
1905, le temps
n’est plus absolu mais il devient lui-même relatif : la référence de
la lumière est prise pour référence absolue; le temps est défini par rapport à
cette vitesse.
-
Einstein s’intéresse aux durées mesurées entre deux événements par des
observateurs situés dans des référentiels différents. Il montre que ces mesures
ne donnent pas les mêmes résultats. Einstein introduit le concept d’espace-temps, en
remplacement des concepts jusqu’alors séparés d’espace et de temps. Si l’on
change de référentiel dans l’espace-temps, le temps se transforme en partie en espace, et l’espace se
transforme en partie en temps. Temps et espace deviennent relatifs et entremêlés.
-
Lorsqu’on approche de la vitesse de la lumière se produit une véritable
distorsion du temps illustrée par le “ paradoxe des jumeaux ” imaginé par Paul
Langevin en 1911.
-
Soit deux jumeaux, Rémi et Eloi, initialement sur terre, au repos, avec
leurs montres synchronisées. Rémi
effectue un aller-retour vers une étoile à une vitesse proche de celle de la
lumière, l’autre jumeau restant sur la terre; au retour, le jumeau astronaute
sera plus jeune de quelques années que son frère à son retour. Rémi et Eloi ne
sont donc plus jumeaux, mais seulement frères. Deux années ont passé pour Eloi,
par exemple, et seulement une pour Rémi. Des expériences ont confirmé ce
phénomène de distorsion du temps, non pas avec des êtres humains mais avec des
horloges atomiques embarquées à bord d’avions très rapides (cf. Document donné
en annexe).
-
Avec la théorie de la relativité restreinte, le temps devient élastique, ce qui
remet en question l’hypothèse classique d’un temps universel. Des événements
qui sont dans le futur pour tel observateur sont dans le passé pour tel autre
et dans le présent pour un troisième. Ce qui m’est présent à un certain instant
n’existe plus ou pas encore pour quelqu’un d’autre en déplacement par rapport à
moi.
-
Au total, la physique offre un état éclaté de la vision du temps :
temps absolu et réversible de la physique classique; temps élastique et relatif
de la relativité; temps irréversible de la thermodynamique. Le temps, pour la
physique, revêt donc plusieurs facettes et il est à ce jour impossible d’en
proposer une vision uniforme. D’où l’idée d’un « temps éclaté ».
-
Il n’y a peut-être pas un temps universellement reconnu, mais des temps,
selon le regard que l’on porte sur lui, celui de l’historien, du psychologue,
du physicien, de l’anthropologue, etc.
-
Pour le
psychologue, le temps a essentiellement trait à la subjectivité de l’individu:
s’il nous est possible d’accorder nos montres sur une même heure, nous vivons
et percevons différemment le temps en fonction de notre activité, de notre âge,
etc. La chronopsychologie nous
enseigne ainsi que l’attention, les capacités de mémorisation, les performances
intellectuelles de tout individu fluctuent dans le temps de manière rythmique
et selon des périodicités diverses. Mais, bien que subjective, la perception du
temps obéit à des lois générales, comme le suggère le psychologue Paul Fraisse
(article Sciences humaines, n° 55).
-
La première loi enseigne que plus
une activité est morcelée, plus elle paraît durer longtemps ; tout dépend
aussi du degré de motivation, de répétition, etc. (l’ouvrier travaillant sur
une chaîne de montage trouvera le temps plus long que l’artisan). La deuxième loi montre
que plus une activité est intéressante, plus elle paraît brève (l’heure de
récréation paraît plus courte que l’heure de classe), de sorte que l’intérêt ou
la motivation pour une tâche lui confère une unité et fait oublier les
contraintes temporelles. La troisième loi établit que le temps d’une
attente est toujours trop long (l’attente chez le dentiste ou l’attente du
rendez-vous avec l’amant) : l’attente fait vivre un temps inutile, avant
une épreuve ou la satisfaction d’un désir.
-
Pour
l’anthropologue, le développement des sociétés qui coexistent ne s’inscrit pas dans un
temps universel. La multiplicité des représentations du temps s’observe à
travers la diversité des calendriers adoptés par les groupes humains : le
calendrier musulman débute avec l’hégire (16 juillet 622), par exemple. Le
choix du calendrier n’est d’ailleurs pas innocent, comme en témoigne la
tentative des révolutionnaires français de substituer, entre 1793 et 1806, le
calendrier républicain au calendrier grégorien. On peut en outre distinguer le
temps sacré, magico-religieux, du temps profane, social et historique, le
premier revêtant un caractère qualitatif, l’autre plutôt quantitatif. Les
anthropologues distinguent une multiplicité, une diversité, une hétérogénéité
de temps sociaux. Chaque individu vit selon des temps différents, déterminés
tout à la fois par son activité et son milieu social.
-
Selon Georges Gurvitch (Les temps
sociaux), il est possible d’identifier les temps sociaux caractéristiques
d’une société. Dans la société féodale, par exemple, les temps dans lesquels
s’inscrivent l’Eglise, l’Etat monarchique, les seigneuries différent des temps
dans lesquels vit la population paysanne : l’Eglise vit dans plusieurs
temps simultanément – le temps de la longue durée qui est essentiellement celui
de la tradition, le temps des célébrations religieuses, le temps des prières,
etc. Les paysans vivent pour l’essentiel au rythme des saisons mais aussi dans
un temps linéaire ponctué par les guerres, les disettes, etc. Gurvitch va
jusqu’à recenser huit temps sociaux différents. Dans les sociétés archaïques ou
primitives, la conscience du temps s’exprime à travers les mythes, les rites,
les échanges, etc.
-
En histoire, la signification
donnée au fait historique dépend de l’échelle de temps choisie. Le découpage,
par exemple, de l’histoire en Antiquité, Moyen Age, Renaissance, époque moderne
et contemporaine, est historiquement daté et revêt un caractère
européocentriste. Tout mode de périodisation induit une vision de l’histoire.
La multiplicité des objets dont traite l’histoire entraîne une multiplicité des
représentations du temps. Le temps de l’historien ne se confond pas avec le
temps historique correspondant à l’événement effectivement vécu. Braudel, par
exemple, propose d’articuler différentes échelles de temps en distinguant : la
longue durée du temps géographique, le temps conjoncturel et cyclique de
l’économique, l’histoire événementielle de l’individu et du politique.
L’historien s’appuie sur la mémoire et les mémoires individuelle et collective
sont des constructions; le passé est objet de constructions et de
déconstructions successives.
-
On pourrait croire que les physiciens offrent une définition du temps
objectif, celui de la nature, de l’univers. Pourtant, nous l’avons vu, chez les
physiciens aussi, il existe des représentations divergentes du temps selon la
perspective adoptée.
-
Chaque discipline induit donc une certaine représentation du temps, en
fonction de leur objet d’étude et des méthodes utilisées. Temps subjectif,
quantitatif, historique, géographique, économique, social, le temps devient éclaté, sa définition
dépendant essentiellement de l’échelle choisie.
-
Quelle idée finalement peut-on tirer de cet examen du temps, de cette
multiplicité de points de vue, de problèmes ?
-
Tous les examens qu’on fait du temps, qu’ils se placent au niveau de
l’expérience courante, vécue, ou à celui de la philosophie, voire de la
science, ramènent tous à une oscillation : du réalisme (il existe un temps objectif, en
dehors de la conscience), que ce réalisme soit naïf, philosophique ou savant, à
l’irréalisme
(le temps n’existe pas hors de la conscience), de la dévalorisation du temps à l’affirmation
de sa valeur ontologique (le temps est créateur, il rend possible la
liberté humaine, l’avenir est indéterminé). Ces couples d’opposition se
recouvrent et se combinent.
-
Le temps soulève également de nombreux paradoxes : on peut dire, par
exemple, que seul le présent existe puisque nous n'en sortons jamais; mais on
peut soutenir qu'il n'existe pas puisque, à peine advenu, il s'abolit dans le
passé.
-
Le temps ne m'emporte pas cependant tout entier. Par la mémoire – la
vraie, et non l'habitude (cf. Bergson) -, ma conscience me restitue le passé
sous al forme de souvenirs précis et datés. Seulement cette mémoire me fait
parfois défaut. A côté de l'oubli qui témoigne de notre faiblesse (nous
oublions ce que nous n'osons pas ou n'avons pas fait l'effort de retenir, par
paresse ou lâcheté), il y a sans conteste un oubli salutaire, qui est le signe
même de notre liberté.
-
D’autre part, il apparaît que le concept de temps n’est jamais saisissable en tant que tel
et dans sa pure essence, tant il est indissociable de concepts connexes. En
effet, l’idée de temps se situe au point de rencontre de démarches et de champs
de savoir hétérogènes. C’est une idée métaphysique, mais c’est aussi un concept
physique mesurable, une donnée de la conscience et du vécu, un concept
psychologique, etc. L’idée de temps recouvre en vérité des champs différents du savoir.
-
La nature du temps reste toujours inconnue et se présente plus comme
une énigme que comme une ignorance provisoire. La connaissance du temps
n’apparaît pas à notre horizon. Est-ce seulement pour l’instant ou
définitivement ? Les sciences parviendront-elles à dévoiler la nature du temps,
à agir sur lui, à le manipuler ? Ce n’est pas encore le cas, la science étant
pour le moment incapable de nous proposer une vision unifiée et cohérente du
temps.
Le temps
-
Le temps nous appartient-il ?
-
Sommes-nous prisonniers du temps ?
-
Peut-on maîtriser le temps ?
-
N’y a-t-il que ce qui dure qui ait de la valeur ?
-
Suis-je le même en des temps différents ?
-
L’éphémère a-t-il de la valeur ?
-
Suis-je dans le même temps qu’autrui ?
-
Comment penser l’instant ?
-
Qu’est-ce que je perds quand je perds mon temps ?
1) L’oubli :
- Oublier, est-ce la condition de la vie
humaine ?
- Y a-t-il une vertu de l’oubli ?
- L’oubli est-il une déficience de la mémoire
?
- L’oubli est-il une force ou une faiblesse ?
- Peut-on vivre sans oublier ?
2) Asservissement de la mémoire :
- Dans quelle mesure peut-on se libérer du
passé ?
- La tradition est-elle un obstacle à la
nouveauté ?
- Sommes-nous prisonniers de notre passé ?
3) Nécessité de la mémoire :
- En quel sens peut-on dire que la mémoire
est une difficile conquête de l’homme ?
- Un peuple sans mémoire peut-il être libre ?
- En quoi la mémoire nous libère-t-elle de
l’emprise de l’actualité ?
- Pourquoi les hommes éprouvent-ils le besoin
de commémorer leur passé ?
Oeuvres
philosophiques :
-
Aristote : Physique,
livre IV.
-
Bergson : Essai sur les
données immédiates de la conscience.
-
André Comte-Sponville, Traité du
désespoir et de la béatitude, Vivre,
tome 2, chapitre 5, VI, VII, VIII
-
Nicolas Grimaldi, Le désir et le
temps.
-
Kant : Critique de la raison
pur (Esthétique transcendantale).
-
B. Piettre : Philosophie et
science du temps (PUF, Que sais-je ?).
-
Saint-Augustin : Les
confessions, livre XI.
-
Revue Sciences humaines, N°
55, novembre 1995
Oeuvres
littéraires :
-
O. Wilde : Le portrait de
Dorian Gray
-
H.G. Wells : La machine à
explorer le temps
-
M. Proust : A la recherche
du temps perdu : le temps retrouvé
-
Dino Buzzati, Le désert des
Tartares
-
J.L. Borges : Fictions
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Temps :
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Sens courant :
1. Période qui s’écoule
entre un événement donné dit antérieur et un autre événement dit
postérieur ;
2. Epoque déterminée
couvrant un certain intervalle de temps (ex : le temps des cerises) ;
3. Changement continuel
et irréversible par lequel le présent devient le passé et l’avenir le présent.
Synonyme ici de devenir (ex : le
cours du temps).
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Sens philosophique :
1. Milieu indéfini et
homogène dans lequel se déroulent les événements ;
2. Chez Kant, forme
universelle a priori de toutes les connaissances et de toutes les existences,
en laquelle s’opèrent à la fois le déroulement successif de la diversité
sensible et la compréhension unificatrice de ce déroulement ;
3. Chez Bergson, durée
vécue (le temps authentique par opposition au temps spatialisé, celui de la
science, des horloges) comme donnée immédiate de la conscience saisie par
l’intuition.
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Durée : portion ou
partie finie du temps (ex : la durée d’une expérience). Chez Bergson,
qualité de nos états psychiques, se fondant les uns dans les autres, sans se
juxtaposer, à la façon d’une mélodie.
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Instant : point du
temps, n’ayant aucune durée.
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Présent : moment,
actuellement donné, entre le passé et le futur ; ce qui existe dans le
moment où l’on parle, par opposition à passé et futur.
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Passé : dimension du
temps écoulé, en tant qu’il n’est plus là et qu’il exprime une irréversibilité
absolue.
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Futur : dimension de ce
qui arrivera, de ce qui sera, de ce qui
est à venir. L’avenir en tant qu’il est indéterminé.
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Eternité : caractère de
ce qui est soustrait au devenir et au temps ; durée indéfinie, sans
commencement ni fin.
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Irréversibilité : caractère de
ce qui ne se produit que dans un sens, sans pouvoir être renversé.
1. Quels sont les
principaux caractères du temps ?
2. Qu’est-ce que
l’irréversibilité ?
3. Selon Parménide,
l’être est mouvement et multiplicité ? V F
4. Selon Platon, la
temporalité est une image mobile de l’éternité ? V F
5. Pour la philosophie
antique, l’éternité est la marque de la finitude humaine ? V
F
6. Qu’est-ce que la
« création continuée » ?
7. Kant pense que le
temps est une réalité objective ?
V F
8. Selon Kant, nous
pouvons connaître la réalité en soi ? V F
9. Que signifie « a priori » ?
10. Quelles sont les
formes a priori de l’entendement ?
11. Quelles sont les
formes a priori de la sensibilité ?
12. Qu’est le temps pour
Kant ?
13. Qu’est-ce qu’un
phénomène ?
14. Qu’est-ce qu’un
noumène ?
15.
Peut-on, selon Kant, connaître l’éternité ?
16.
Héraclite a bien connu Jean-Paul Sartre et prétend que le temps n’est
qu’une donnée de la subjectivité ? V F
17.
Résumez la conception hégélienne du temps. Qu’est-ce qui la différencie
de celle de Kant ?
18.
Pour Bergson, le temps authentique est celui des horloges ? V F
19.
Qu’est la durée ?
20.
Temps et durée s’opposent.
V F
21.
Définition de la mémoire.
22.
Quelles sont les fonctions de la mémoire ?
23.
Quelle est la fonction sociale et culturelle de la mémoire ?
24.
Quelles sont les deux mémoires que Bergson distingue ?
25.
Quel est le rôle de l’oubli ?
26.
Qu’est-ce que l’élan vital ?
27.
Qu’est-ce qui différencie la philosophie de Bergson de celle de
Hegel ?
28.
Chez Sartre, comme chez Heidegger, la temporalité est l’expression de
l’esclavage humain ?
V F
29.
Qu’est-ce que l’ « en soi » ?
30.
Qu’est-ce que le « pour-soi » ?
31.
Que nous enseignent les paradoxes de Zénon ?
32.
La science classique est fondée sur l’idée d’une irréversibilité du
temps V F
33.
Newton pense que le temps est relatif et variable V F
34.
Qu’est-ce que la flèche du temps ?
35.
Il faut attendre la théorie einsteinienne de la relativité pour que le
temps soit considéré comme irréversible V F
36.
La thermodynamique établit l’irréversibilité d’un grand nombre de
phénomènes physiques V F
37.
Qu’est-ce que le « paradoxe des jumeaux de Langevin » ?
38.
Quels sont les enseignements de la théorie de la relativité
restreinte ?
39.
La physique offre une vision unifiée et cohérente du temps ?
40.
Pourquoi peut-on parler d’un temps « éclaté » ?
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