Les passions de l’âme de Descartes. 3 ème partie

 

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INTRODUCTION GENERALE

 

I) PRESENTATION DU TRAITE DES PASSIONS

II) LA PROBLEMATIQUE

III) LA DEFINITION DES PASSIONS

IV) LE DENOMBREMENT DES PASSIONS

V) LE REGLEMENT DES DESIRS

 

LA TROISIEME PARTIE

I) L’ESTIME ET LE MEPRIS (art. 149 à 152)

II) LA GENEROSITE

III) CONCLUSION : LES PASSIONS ET LA MORALE CARTESIENNE

 

 

INTRODUCTION GENERALE

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I) PRESENTATION DU TRAITE DES PASSIONS

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- Le traité cartésien des Passions de l’âme est le dernier texte que Descartes publia de son vivant en français, après le Discours de la méthode (1637), Les Méditations sur la Philosophie  première (1641) et Les principes de la philosophie (1643). La version définitive du traité des passions date de 1649 et est représentatif de la dernière phase de l’activité cartésienne et constitue le résultat, voire le couronnement, de toute l’oeuvre antérieure de Descartes.

 

- La décision cartésienne d’écrire un traité des passions ne saurait s’expliquer indépendamment de la fortune que le genre “traité des passions” a connue, en France particulièrement, depuis la fin du XVIe siècle. Depuis cette époque, la question des passions humaines, de leur nature, de leur usage, ou de leur valeur, est devenue le problème essentiel d’une réflexion morale désormais affranchie en grande partie de la tutelle des Eglises. Projet d’une connaissance exacte de la nature de l’homme : à la suite de Montaigne, Pascal, Malebranche réclament une science de l’homme en un siècle où l’on constitue la première science rationnelle de la nature. L’aspiration est grande à la prolonger dans la réalité humaine.

 

- On se demande alors si le spectacle des passions humaines impétueuses, changeantes, rebelles à l’analyse dissimule un mécanisme constant, reposant sur des propriétés, à l’instar de ce qui se passe dans la nature extérieure. Le théâtre classique (Racine, Corneille), les moralistes (La rochefoucauld, Pascal…) décrivent avec acuité les conflits que les passions engendrent dans l’homme , l’emprise qu’elles ont sur lui, et explorent l’aliénation de l’homme par son désir. Intensité donc des débats sur les passions à l’époque de Descartes dont témoigne une série d’ouvrages très lus : P. Charron, De la sagesse (1601), Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu (1616), le médecin Coëffeteau, Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets (1620), l’abbé Senault, De l’usage des passions (1641).

 

- Descartes entend renouveler le genre ou plutôt de montrer sur cette question communément disputée la supériorité éclatante de sa propre philosophie. Il s’agit, sur toutes les dimensions de l’affectivité passionnelle, de promouvoir une science des passions qui cherche à en comprendre les causes en adoptant vis-à-vis de ces passions l’attitude du physicien. A noter que Les passions de l’âme de Descartes vont jouir d’une grande notoriété : le traité a été longuement médité par Malebranche et par Spinoza, il a inspiré, plus ou moins directement, toute une thématique littéraire (Racine, Mme de la Fayette) et toute une doctrine de l’expression dans les arts. Mais cette postérité n’a pas suffi à assurer au traité des passions une fortune comparable à celle du Discours de la méthode ou des Méditations métaphysiques : l’ouvrage est demeuré jusqu’à une date assez récente relativement peu lu; la seule étude spécifique de l’oeuvre est celle de Denis Kambouchner, L’homme des passions (1995). Cette situation vient sans doute du dépaysement assez profond que suscite l’étude des Passions pour un lecteur habitué à identifier la pensée de Descartes à un simple dualisme métaphysique.

 

II) LA PROBLEMATIQUE

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- Il s’agit de rendre aux phénomènes passionnels leur nature, leur condition, leur détermination physique. Montrer et expliquer que le processus générateur de la passion est à chercher dans le corps. Rendre donc aux passions leur véritable place dans la nature de l’homme, c’est-à-dire les situer dans le rapport général de l’âme et du corps. Etudier la manière dont l’âme est affectée par ses passions, mais aussi la façon dont l’âme peut demeurer libre à l’égard de ses passions.

 

- En effet, la problématique des passions est indissociable du statut que l’on accorde au rapport de l’âme et du corps. La morale, c’est-à-dire la conduite de la vie et les règles de cette conduite, dépend de la connaissance de toutes les choses composant la nature, dont l’homme est un élément. Il ne s’agit plus, comme dans la morale traditionnelle, de forger un type d’homme idéal et abstrait, vers lequel il faudrait tendre en se dépouillant de toutes les imperfections de la nature humaine. Il convient au contraire de connaître la nature pour avoir prise sur elle et connaître notre nature pour prendre la mesure exacte du pouvoir que nous avons sur nous-mêmes. La morale doit être informée par la physique et  la médecine, dans la mesure où elle ne peut ignorer que l’homme désire et qu’il a des passions nécessaires et souvent utiles à la conservation de sa vie. La médecine est donc le support de la morale : il ne peut y avoir de médecine de l’âme sans santé du corps.

 

- Les passions de l’âme divisent l’étude des passions humaines en six problèmes fondamentaux qui n’occupent pas chacun une séquence bien définie de l’ouvrage puisque certains se trouvent traités, sous différents aspects, en plusieurs lieux parfois très éloignés.

 

1.     problème de la nature des passions;

2.     problème de leur processus psycho-physiologique;

3.     problème de leur différenciation ou classification;

4.                “ de leur utilité ou fonction;

5.                “ des conditions et moyens de leur maîtrise;

6.                 de leurs rapports avec les vertus et les vices.

 

- L’ouvrage est divisé en trois parties : la première partie tente de définir la passion, de déterminer son essence propre, en procédant à une série complète de divisions : la passion est une action du corps contre l’âme engendrant en elle des mouvements qu’elle n’a pas produits. La deuxième partie étudie les passions simples, ainsi que leur genèse psychologique. La troisième s’attache surtout au caractère valorisant ou dépréciatif des passions dérivées et envisage les conditions et les moyens de leur maîtrise. Il s’agit, dans cette partie, de la morale cartésienne des passions.

 

- Avant d’aborder l’étude de la troisième partie, il convient d’exposer brièvement les grands thèmes que Descartes a abordés dans les deux parties précédentes.

 

III) LA DEFINITION DES PASSIONS

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- Dans la langue de Descartes, le mot de passion ne renvoie pas précisément aux intérêts prédominants d’un individu, ou à ses désirs les plus affirmés (passion du pouvoir, de l’argent, etc.). Il se rapporte à un certain type d’émotions de l’âme. Ces émotions doivent d’une part se produire dans des circonstances, à des moments déterminables : rien n’est sujet à une passion qu’en tant qu’il lui arrive quelque chose de nouveau; pour qu’un objet qui se présente cause en nous une certaine passion, il faut qu’il ait en soi quelque chose qui nous surprenne (pas de passion sans un facteur de nouveauté, de surprise). Ces émotions doivent d’autre part avoir une dimension physiologique : il leur est très généralement associé des signes extérieurs tels que changements d’expression des yeux et du visage, rougeur, pâleur, tremblements, larmes, etc.

 

- Ces signes extérieurs répondent à des mouvements intérieurs du corps, affectant le coeur, la circulation du sang, etc. Il n’est pas absolument nécessaire que l’âme qui ressent la passion soit consciente de tous ces changements; mais il faut que, si elle y prête attention, elle puisse ressentir, au moins de manière confuse, une certaine modification de l’état intérieur du corps. En somme, l’affection de l’âme qu’on appelle “passion” n’est que l’effet dans l’âme d’une certaine modification physiologique, qui est elle-même l’effet d’un processus où l’âme n’intervient pas nécessairement.

 

- Il faut rappeler que l’âme et le corps sont à concevoir comme deux substances distinctes, capables comme telles d’exercer leurs fonctions indépendamment l’une de l’autre. L’âme, dont toute l’essence est de penser (il faut comprendre parmi nos pensées tout ce qui, en nous, fait l’objet d’une conscience absolument immédiate), n’a pas besoin du corps pour penser, et le corps, en tant que machine de parties matérielles, n’a pas besoin de l’âme pour être capable de mouvements propres. Il est animé de mouvements involontaires, spécifiquement corporels, informant l’âme de la nature de ses exigences, tels les sentiments de la faim, de la soif, de la douleur, du plaisir. Si le corps est une machine, l’âme n’est pas néanmoins comme un pilote logé dans un navire : elle ressent intimement ce que sent le corps car elle lui est intimement jointe. Il est dès lors tout aussi nécessaire de ne pas confondre l’âme et le corps pour ne pas prêter à l’une les propriétés de l’autre, que de comprendre l’union étroite de ces deux substances dont l’homme est le composé. L’âme ne se contente pas de subir les effets du mécanisme corporels.

 

- Le mécanisme des passions dévoile leurs deux ressorts essentiels : l’impression ou l’excitation produite par les esprits animaux sur la glande pinéale qui communique à l’âme le sentiment correspondant à cette impression ou cette excitation. Les esprits animaux sont un air très subtil qui entre dans la composition du cerveau, des nerfs, des muscles et qui sont comme les agents de la circulation du sang dans le corps. Ce sont ces esprits animaux qui causent les passions dans l’âme et l’inclinent à désirer les choses et qui disposent le corps à se porter vers ces choses ou à les fuir. A cette impression ou excitation produite par les esprits animaux correspond l’habitude de joindre à tel mouvement produit sur la glande une pensée ou une représentation. Mais l’âme peut réagir et opposer aux impressions qui nous sont nuisibles une pensée ou une volonté contraires. Ainsi, par exemple, la présence d’un danger imprime le sentiment de la peur, habituellement suivi de la fuite.

 

- Mais, si l’âme s’efforce, grâce à l’habitude, de joindre à la fuite la représentation de la honte ou de la lâcheté, il se produira un conflit entre l’inclination à fuir et cette représentation; si l’âme imprime très fortement la représentation de la honte ou de la lâcheté liée à la fuite, elle disposera l’homme à affronter le danger avec courage. A un mécanisme répond un autre mécanisme : le premier est inscrit en nous par la nature; le second est constitué par notre volonté. Dans l’affrontement des passions et de la volonté se révèlent les grandes âmes et les âmes viles : c’est l’estime de nous-mêmes qui en dépend. Notre volonté ne pourra triompher d’une passion que si elle est soutenue par l’entendement : ce qui s’affronte dans cette lutte, c’est un mécanisme - celui du corps et de ses représentations - et un pouvoir : celui de l’exercice continuel de la volonté  fortifiée par l’entendement. Ce point sera surtout développé dans la troisième partie.

 

- Descartes entreprend une typologie des fonctions de l’âme, réductibles aux diverses espèces de pensées qu’elle peut avoir. On peut distinguer entre les actions de l’âme et ses passions : ses actions seront exclusivement ses volontés et par extension les perceptions et imaginations qui en dépendent directement. Ses passions sont des perceptions, un certain état qui ne peuvent être rapportés qu’à l’âme elle-même : c’est l’âme, et non pas le corps, qui se trouve en proie à l’amour, à la haine, à la colère. Cet état peut être associé à certaines modifications physiologiques, c’est d’abord comme état de l’âme que la passion sera caractérisée.

 

- Comment, dès lors, comprendre le processus passionnel ? Dans l’article 36, Descartes prend l’exemple de la peur pour expliquer la nature du mouvement intérieur qui excite en nous la passion et les conditions du déclenchement du processus passionnel

 

·       les passions relèvent d’abord d’une causalité physiologique : leur cause est une véritable émotion du corps, un changement du fonctionnement de la machine corporelle qui doit affecter ses appareils et organes centraux (exemple, le coeur). Toute passion implique une altération du fonctionnement cardiaque, du sang, etc. A cette émotion physiologique se rattache une remarquable persistance qui fait que la passion résiste communément aux efforts pour la faire taire.

·       Quant aux conditions du déclenchement du processus passionnel, deux cas sont à distinguer :

 

                      * lorsque la passion doit son excitation à un facteur purement physique (lorsque, par exemple, nous éprouvons une espèce de joie, du seul fait que notre corps se trouve particulièrement bien disposé). Dans ce cas, lorsque la passion est causée par la douleur ou par le plaisir des sens, l’âme, avertie par la douleur de la détérioration de la machine corporelle, ou par le plaisir de son bon état, est naturellement portée à y voir un mal dont elle s’afflige, ou un bien dont elle se réjouit.

 

                      *  lorsque la passion est excitée non plus par la propre disposition du corps, mais par la seule représentation d’un bien ou d’un mal. Cela renvoie à la disposition de notre cerveau qui n’est pas la même dans tous les hommes, ce qui explique que, dans des occasions données, tous ne réagissent pas identiquement (par exemple, tel animal redoutable dont l’apparition causera aux uns une peur panique excitera dans les autres la hardiesse). Tous les hommes n’ont pas le même tempérament, la même force de l’âme. Se mêlent  en nous, de façon complexe et souvent indissociable, la part de l’inné et celle de l’acquis, celle de l’habituel et celle de l’occasionnel.

 

- A près avoir décrit le processus passionnel, Descartes, dans la deuxième partie, tente de dénombrer les différentes passions humaines.

 

IV) Le dénombrement des passions

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- Dans la deuxième partie du traité, il s’agit d’effectuer le dénombrement des passions humaines, de déterminer comment elles dépendent les unes des autres, lesquelles dépendent de quelles autres, d’expliquer ce qu’il y a de plus remarquable en chacune, de statuer sur leur usage, d’indiquer quelles sont les plus déterminantes du point de vue moral, bref à quelles passions se rapportent les plus grandes vertus ou les plus grands vices. Il s’agit donc de rendre compte de la diversité des passions humaines, de les isoler, de définir leurs effets.

 

- Nous n’éprouvons de passions qu’à l’égard d’objets qui nous importent; la sorte d’importance qu’un certain objet peut avoir pour nous est ce qui détermine la nature de la passion que sa représentation cause en nous. Le fil conducteur de ce dénombrement des passions est alors la différence des manières dont les objets nous importent en général. Les objets nous importent en tant que nous nous les représentons comme bons ou mauvais, utiles ou nuisibles à notre égard. Ils peuvent néanmoins revêtir une certaine importance avant que nous ayons affaire à eux comme bons ou mauvais : cette importance tiendra à leur nouveauté ou à leur caractère surprenant (l’admiration). Les choses qui paraissent nous être convenables ou nuisibles peuvent aussi être considérées comme telles , en les situant dans le temps comme passées, présentes ou à venir, ce qui modifie la manière dont nous nous rapportons à elles.

 

- Descartes distingue alors six passions “simples et primitives” : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse. Quand un objet est simplement nouveau, c’est-à-dire rare ou extraordinaire, il excite en nous l’admiration (l’étonnement); lorsqu’une chose apparaît comme bonne à notre égard, nous avons pour elle de l’amour; au contraire, lorsqu’une chose apparaît comme nuisible à notre égard, nous éprouvons de la haine. Les autres passions naissent de la considération du bien et du mal en fonction des temps : la représentation d’un bien à venir excite en nous la passion du désir; un bien présent nous appartenant nous procure de la joie et un mal, de la tristesse.

 

- A ces 6 passions primitives se subordonne toute une série de passions “composées” (35 autres passions), parmi lesquelles la générosité est analysée dans la troisième partie avec des développements moraux qui justifieront son examen séparé. Un objet nouveau peut être caractérisé par sa grandeur ou sa petitesse, à quoi se rapportent les passions de l’estime et du mépris; cette grandeur et cette petitesse sont choses que nous pouvons nous attribuer à nous-mêmes, d’où estime et mépris de soi, générosité, orgueil, humilité, bassesse, ou attribuer à d’autres personnes, d’où vénération et dédain. Un bien à venir inspire espérance, crainte, sécurité, désespoir, selon la probabilité prêtée à son acquisition; et cette acquisition même, selon notre disposition intérieure, nous inspirera courage, hardiesse, lâcheté, peur, irrésolution, remords. Nous pouvons également être affectés d’un bien ou du mal que nous voyons arriver à d’autres, d’où envie, pitié, moquerie; certaines autres espèces de ces passions concernent le bien et le mal faits par nous (satisfaction de soi-même, repentir), le jugement d’autrui à leur égard (gloire, honte), le bien et le mal faits par d’autres hommes à d’autres hommes (faveur, indignation) ou à nous (reconnaissance, colère). Enfin, le bien passé inspire le regret, le mal passé l’allégresse.

 

- Une fois ce dénombrement effectué, la suite de la seconde partie va être consacrée à l’examen de ces six passions primitives. Chacune de ces passions est définie par la sorte d’action à laquelle elle incite et dispose l’âme. Ainsi, par l’admiration, l’âme est incitée à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires. Par l’amour, elle est incitée à se joindre aux objets qui lui paraissent lui être convenables. Par la haine, à vouloir être séparée des objets qui se présentent à l’âme comme nuisibles. Par le désir, à vouloir pour l’avenir les choses que l’âme se représente être convenables. Par la joie, l’âme ne fait que se réjouir du bien, de même que, comme sujette à la tristesse, elle ne fait que souffrir du mal ou le consommer.

 

- Descartes, contrairement à toute la tradition classique, n’admet pas qu’il y ait en nous une passion fondamentale, ou même un couple de passions qui organiserait l’ensemble de la vie affective. Saint Augustin, par exemple, qui considère l’amour comme la passion fondamentale de l’homme, dont toutes les autres ne sont que des modifications; selon ce philosophe, il faut à l’homme choisir entre l’amour de Dieu, qui est le bon, et celui de soi-même, ou de la chair, ou des choses terrestres, qui est le mauvais.. De même, chez Hobbes, comme plus tard chez Spinoza, l’appétit ou désir, avec sa forme négative, l’aversion, sera la première de toutes les passions, dont l’amour, la haine et toutes les autres passions ne sont que des formes.

- Selon Descartes, une passion sera bonne lorsque l’âme la plus exigeante ne pourra que se féliciter de l’éprouver, et même de l’avoir éprouvée; elle sera mauvaise, lorsque l’expérience de cette passion devra être considérée  par l’âme comme une marque de sa propre imperfection, comme un mal qui lui appartient, ou comme un défaut de sa part. Dès lors, l’amour est une passion extrêmement bonne, lorsque, fondé sur une vraie connaissance, elle nous unit à de vrais biens. La haine ne peut être que mauvaise parce qu’elle moralement désastreuse, parce qu’on ne pourra jamais se donner absolument raison de l’éprouver. La tristesse est toujours mauvaise puisqu’elle est le mal même dont l’âme est directement exposée à souffrir. La joie procédant d’une vraie connaissance ne peut être que bonne, pourvu que cette joie ne soit pas le résultat laborieux d’un mensonge à soi-même. L’appréciation des passions se fait donc en fonction du jugement auquel elles correspondent : la passion fondée sur une vraie connaissance.

 

V) Le règlement des désirs

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- Les articles de la fin de la seconde partie (articles 144 et 146 notamment) sont consacrés à la manière dont nous pouvons régler nos désirs. Descartes rappelle d’abord que les passion possèdent une fonction essentiellement dynamique : elles “ incitent et disposent l’âme” à vouloir certaines choses; ce sont des auxiliaires ou facteurs de notre conservation

dans les cas où l’âme doit apprendre du corps ce qui convient ou nuit à cette conservation; elles incitent l’âme à désirer quelque chose; les passions aident à fortifier la volonté aussi bien dans les bonnes actions que dans les mauvaises. Dès lors, la passion du désir est la passion à laquelle toutes les autres se rapportent. Si le désir n’est pas la passion fondamentale, il est difficile de concevoir une passion qui ne soit mêlée d’aucun désir ou ne doive déboucher sur aucun. La morale consiste alors à régler ce désir. En quoi ce règlement va-t-il consister ?

 

- Le désir suppose d’abord, de même que l’amour et la joie, la représentation d’un certain objet comme bon à notre égard. Mais à la différence de ces passions, e désir suppose la position de cette condition dans l’avenir : Descartes n’admet ni la possibilité d’un désir sans objet déterminé, ni celle d’un désir orienté vers le passé (le regret, par exemple, n’est pas une espèce du désir, mais de la tristesse), ni celle d’un désir de choses impossibles (“nous ne pouvons désirer que ce que nous estimons en quelque façon être possible”, art. 145).

 

- C’est donc la représentation du possible et de l’impossible, en tant qu’elle conditionne la passion du désir et son orientation vers les objets, qui sera le ressort du règlement des désirs. Ce règlement doit commencer avec une réflexion sur la valeur des diverses choses désirables : est désirable par excellence un bien tel qu’en le désirant nous ne pouvons manquer de l’obtenir et de le conserver; en revanche, rien de ce qui peut nous faire défaut ne doit être désiré sur un mode passionnel. En clair, ne sont à désirer avec passion que “les choses bonnes qui dépendent de nous” (art. 144); quant à celles qui ne dépendent pas de nous, il ne faudra jamais les désirer. Selon Descartes, c’est la vertu qui semble devoir être instituée en  objet par excellence de notre désir.

 

- Descartes reprend de la tradition stoïcienne la distinction entre “ce qui dépend de nous” et “ ce qui n’en dépend pas”. En effet, Epictète, dans son Manuel, explique que ce qui dépend de nous, c’est le domaine de nos opinions, pensées, jugements, représentations, volonté, désirs, aversions. C’est ce qui m’appartient réellement et qui, de ce fait, est vraiment moi, ce sur quoi je peux agir immédiatement, ma faculté de penser les choses et de les vouloir. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est ce qui ne m’appartient pas mais dépend toujours de circonstances extérieures situées au-delà de ma sphère d’activité : le corps, la beauté, la santé, la richesse, les honneurs. La tâche du sage est de bien faire la différence entre ces deux domaines, dessinant ainsi le périmètre de sa liberté et de son action : il faut s’attacher à transformer son rapport aux choses plutôt que les choses elles-mêmes qui nous échappent toujours à certains égards (“changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde”, Descartes). N’étant pas responsables de ce qui se produit dans le monde, nous ne pouvons rien changer au monde tel qu’il va et n’avons d’autre alternative que de l’accepter ou nous épuiser en vain à le contester. La question que pose Descartes est alors la suivante : comment faire en sorte que mes désirs engendrent toujours une satisfaction, un contentement ?

 

- Pour ce faire, nécessité d’égaliser désir et pouvoir, c’est-à-dire de désirer l’accessible. En ne voulant que ce que je peux, je l’obtiendrai toujours à condition d’exercer toujours mon pouvoir. Réduire mon pouvoir en extension (il couvrira un nombre limité de choses), c’est l’accroître en profondeur. Il ne s’agit pas de  posséder toutes les choses, ce qui engendre l’illusion et la déception, mais de posséder les choses que je peux posséder. Il y a ainsi deux modalités du possible : ce que je peux sûrement atteindre (les choses qui ne dépendent que de moi, mes pensées) et ce que je ne peux pas atteindre sûrement, auquel je devrai renoncer. En réglant le désirable sur l’accessible, je change mon rapport au monde : je substitue à un pouvoir plus étendu et incertain, un pouvoir restreint mais certain. Au lieu de faire l’expérience de la déception, témoignage de mon impuissance à satisfaire mon désir et à changer le monde, je connais le contentement qui résulte du pouvoir sur soi-même.

 

- Il est donc vain selon Descartes de désirer avec passion les choses qui ne dépendent pas de nous (art. 145). On peut se défaire de ces désirs vains par une certaine réflexion sur l’ordre des choses (immuable fatalité des événements extérieurs, allées et venues de la fortune) qui doit nous détourner de tout regret à l’égard de ce qui, ayant été hors de notre pouvoir, n’est pas arrivé, mais aussi de tout désir caractérisé pour les choses dont nous croyons qu’elles peuvent arriver. Il ne s’agit pas d’éradiquer en nous la passion du désir mais plutôt de la bien diriger : “on ne doit jamais désirer avec passion” les choses qui ne dépendent aucunement de nous, “tant bonnes qu’elles puissent être”. Il va s’agir de se passionner pour le bon usage du libre arbitre, au lieu de se passionner pour les événements dont la maîtrise nous échappe.

 

-        Descartes montre néanmoins que l’efficacité de ce bon règlement des désirs dépend largement des constituions individuelles et des circonstances mêmes  dans lesquelles on sera placé. La question de savoir comment régler ses désirs selon la raison est alors dépassée en direction d’une question plus fondamentale, qui touche à la nature de la disposition subjective dans laquelle ce règlement peut prendre un maximum d’efficacité. Le remède général contre tous les dérèglements des passions réside ainsi dans la générosité, passion à laquelle Descartes va consacrer toute la troisième partie.

 

LA TROISIEME PARTIE

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- La troisième partie concerne à proprement parler la partie morale du traité des passions. Elle est essentiellement consacrée à la passion de la générosité comme disposition fondamentale. Le début de la troisième partie est notamment consacré à l’examen systématique des passions particulières qui dépendent de l’admiration. Il s’agit de savoir comment le désir passionné que nous avons naturellement pour des choses étrangères à notre pouvoir peut être conduit à se reporter sur la vertu. Les réflexions abstraites que nous pouvons faire sur ce qui est bon à désirer ne peuvent par elles-mêmes nous conduire à limiter notre désir à ce qui dépend de nous. Pour que le désir des choses extérieures soit réglé selon la raison, il faut que le désir de la vertu soit déjà prédominant dans l’âme. Ce désir ne peut résulter que du désir préalable d’une chose dont la vertu se révèle constituer la condition. Cette chose est l’estime de soi : désir de s’estimer soi-même. Les passions d’estime et de méprise sont étudiées des articles 149 à 152. Nous ne retiendrons de cette troisième partie que les articles consacrés à l’estime et au mépris, ainsi qu’à la générosité, thèmes centraux de cette ultime partie des Passions de l’âme.

 

 

I) L’ESTIME ET LE MEPRIS (art. 149 à 152)

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- Ce sont des passions particulières qui se rapportent à l’admiration et à ce qui nous apparaît comme un bien ou un mal à notre égard. Ces passions assignent à leurs objets le caractère de la grandeur ou de la petitesse donnant lieu à estime ou à mépris. Passions donc qui nous font juger de la valeur d’une chose ou d’un être.

 

- L’estime est “une inclination qu’a l’âme à se représenter la valeur de la chose estimée…”; le mépris, au contraire, est “une inclination qu’a l’âme à considérer la bassesse ou la petitesse de ce qu’elle méprise…” La question que pose Descartes est alors la suivante : à raison de quoi a-t-on lieu de s’estimer ou mépriser soi-même ? Si les hommes désirent naturellement s’estimer eux-mêmes, quelle est la bonne manière de s’estimer, qui ne tombe pas dans l’amour-propre, la vanité, l’orgueil ?

 

- On peut, en effet, s’estimer soi-même plus ou moins, mais aussi s’estimer pour de plus ou moins bonnes raisons. Le même partage que l’on devait concevoir pour les désirs se présentera s’agissant de l’estime de soi : nous pouvons nous estimer nous-mêmes à raison de choses qui dépendent de nous, mais aussi à raison de choses qui n’en dépendent pas. Qu’est-ce qui constituera le plus authentiquement cette valeur pour laquelle on s’estimera? Cette valeur ne saurait consister en la simple possession de quoi que ce soit, elle est liée à une activité, à l’exercice de quelque chose. Cet exercice est celui d’une faculté ou perfection, qui nous a été donnée de telle sorte qu’il nous appartienne entièrement d’en user, et dont le bon usage doit constituer la plus grande perfection dont notre nature soit capable. Cette faculté est celle de la volonté et de notre liberté : “Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés”. Pourquoi cette faculté?

 

- Conformément à ce qu’a établi Descartes au sujet du règlement des désirs, il n’y a d’estime de soi qui vaille, qui soit authentiquement estime de soi, si cette estime n’a pour objet ce qui est absolument notre propre fait, et nullement un fait extérieur. Ce qui justement est toujours et pour chacun absolument son propre fait, c’est exclusivement la direction de sa propre volonté (cela renvoie au principe selon lequel il faut désirer les choses qui dépendent de nous). Notre valeur personnelle (ce pour quoi nous pouvons nous attirer légitimement  ou l’éloge ou le blâme) n’a trait qu’à ce qui peut nous être absolument imputé, à savoir nos actes volontaires. La libre disposition de notre volonté est ce qui fonde notre plus haute valeur, étant donné qu’elle “nous rend en quelque façon semblables à Dieu” dans notre maîtrise de nous-mêmes. C’est dans la générosité que réside cette valeur, passion que Descartes va définir dans l’article 153.

 

 

II) LA GENEROSITE

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- La générosité est une passion dérivée de l’admiration, et plus particulièrement de l’estime, spécifiée par rapport à nous-mêmes. C’est d’abord la disposition à ne s’estimer soi-même que selon ce qui  est véritablement son propre fait et véritablement digne d’éloge. La générosité ne consiste pas simplement en une bonne volonté naïve, en une simple justice ou honnêteté dans l’appréciation de ses propres actions. Elle n’est pas uniquement la vertu du don. Le généreux est celui qui s’est élevé à une représentation générale de ce pour quoi il y a lieu de s’estimer soi-même, et qui est absolument digne d’éloge ou de blâme. Il est celui qui a reconnu dans “l’usage du libre arbitre”, ou dans “l’empire que nous avons sur nos volontés”, le seul vrai fondement du mérite et l’unique objet de l’estime légitime de soi. La principale perfection de l’homme, en effet, est d’avoir un libre - arbitre, ce qui le rend digne de louange ou de blâme. Le libre- arbitre est le souverain bien parce que seul il dépend absolument de nous. La générosité reconnaît en tout homme ce qui fonde sa valeur.

 

- Le généreux n’est pas seulement celui qui sait que seul est véritablement digne d’éloge le bon usage du libre arbitre : il est celui qui se sait capable d’y parvenir ou qui y parvient. La vraie générosité se définit comme conscience de sa propre liberté, de soi-même comme libre et responsable. Conscience de la valeur incomparable, absolue du bon usage du libre arbitre et résolution d’en bien user. Conscience donc d’être libre et confiance en l’usage qu’on en fera. La générosité est indissociable d’une forme de liberté ou de maîtrise de soi. C’est pourquoi la générosité produit l’estime de soi qui en est la conséquence. Etre généreux, c’est se savoir libre de bien agir et se vouloir tel. L’homme généreux n’est pas prisonnier de ses passions, de soi : maître de lui. En quoi cette définition rejoint-elle la générosité au sens ordinaire du terme : vertu du don consistant à offrir à autrui ce qui n’est pas sien, et qui lui manque. Don d’argent (la générosité se rapproche ici de la libéralité, intermédiaire entre l’avarice et la prodigalité) et don de soi (la générosité se rapproche ici de la magnanimité, voire du sacrifice).

 

- Descartes répond à cette question dans les articles 154 à 156. La générosité, dit Descartes, est le contraire de l’égoïsme, comme la magnanimité l’est de la petitesse. Être généreux, c’est être libéré de soi, de ses petites lâchetés, de ses petites possessions, de ses petites colères, de ses petites jalousies. Souverain bien : plaisir vertueux de jouir de sa propre et excellente volonté. Grandeur d’âme : être généreux, c’est être libre. Dès lors, précise Descartes à l’article 154, les généreux ne “méprisent jamais personne” : aux yeux du généreux, les hommes doivent être appréciés selon l’usage qu’ils font de leur libre arbitre; la volonté de bien faire en général n’est rien dont un autre homme puisse être réputé absolument privé; rein, par exemple, ne peut nous rendre certains qu’un homme qui a commis de très grandes fautes ne pourra dans l’avenir se révéler capable de bonne volonté. Ne pas confondre cette estime universelle avec une complaisance indifférenciée : il y a entre les hommes de grandes différences de mérite que le généreux ne peut manquer de reconnaître (exemple du criminel). Mais du simple fait qu’ils ont reçu et conservent l’usage de leur libre arbitre, les hommes sont tous à prendre en considération autrement que les simples choses de la nature. Respect des autres.

 

- De même, dans l’article 155, Descartes affirme que “les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles”. Il ne s’agit pas pour le généreux de se déprécier lui-même à ses propres yeux, auto-dépréciation qui est de toute façon déraisonnable et qui caractérise la bassesse ou l’humilité vicieuse. Ici Descartes veut dire que le généreux se trouve content de lui-même et de ce qu’il a fait, mais que cela ne signifie qu’il n’ait conscience d’aucune erreur de sa part ou qu’il affecte quelque hauteur envers ses semblables. Son humilité fait qu’il ne se préfère à personne. Les généreux sont aussi “naturellement portés à faire de grandes choses” (cela correspond à l’ancien concept de la générosité : le généreux, selon la tradition, est un homme de bonne naissance, qui s’illustre comme tel. Descartes précise néanmoins que le généreux ne doit rien “entreprendre dont ils ne se sentent capables”. Les généreux ne recherchent pas constamment la gloire et peuvent se borner à remplir leurs obligations ordinaires. Faire de grandes choses, pour le généreux, ne signifie pas nécessairement accomplir des actions d’éclat; il s’agit plutôt de porter l’exercice de sa volonté jusqu’à un certain maximum qui se définira par la persévérance, l’endurance ou le soin extrême apportés à l’exécution d’une tâche déterminée, le mépris de son propre intérêt, le dévouement au bien des autres hommes.

 

- Définie par une qualité universelle en son principe, la générosité est accessible à chaque homme. Descartes oppose certes les plus fortes âmes aux “ plus faibles et basses “ (article 202 notamment). Il y a en effet un don inné, et il est “ aisé à croire que toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes “ : selon Geneviève Rodis- Lewis, dans La morale de Descartes, “ c’est même en fonction de cette influence de la bonne naissance, ou genus, que Descartes a préféré le nom de générosité à celui de magnanimité “. Mais, précise Rodis-Lewis, Descartes ajoute aussitôt : “ il est certain néanmoins que la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts de la naissance; et que si on s’occupe souvent à considérer ce que c’est que le libre-arbitre, et combien sont grands les avantages qui viennent de ce qu’on a une ferme résolution d’en bien user; comme aussi d’autre, combien sont vains et inutiles tous les soins qui travaillent les ambitieux; on peut exciter en soi la passion, et ensuite acquérir la vertu de générosité, laquelle étant comme la clef de toutes les autres vertus, et un remède général contre tous les dérèglements des passions…” (article 161).

 

- Aussi les généreux ne sont-ils pas indifférents aux malheurs des autres : la pitié qu’ils éprouvent n’est pas amère, parce qu’elle porte surtout sur “ la faiblesse de ceux qu’ils voient se plaindre “ (article 187). Leur enseignant à accepter l’inévitable, ils s’efforcent aussi d’améliorer ce qui peut l’être. La découverte du bon usage de la liberté comme raison d’estimer chaque homme et de se dévouer à tous confirme que l’individu, dans la société, est solidaire des autres. Dans d’autres textes, qui éclairent cette troisième partie, Descartes définit l’amour comme étant ce qui nous joint de volonté avec ce que nous aimons (article 80). L’article 83 précise comment les autres hommes, étant estimés à l’égal de nous-mêmes, sont visés par cette forme d’amour qu’on nomme amitié : “ et ils sont tellement l’objet de cette passion, qu’il n’y a point d’homme si imparfait qu’on ne puisse avoir pour lui une amitié très parfaite, lorsqu’on pense qu’on est aimé, et qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse “ (article 83). Dans la lettre à Chanut, Descartes précise une exigence encore plus haute : “ quand deux hommes s’entr’aiment, la charité veut que chacun d’eux estime son ami plus que soi-même “ (IV, 612), ce qui rapproche l’amitié de la dévotion où la chose aimée est tellement préférée à soi-même “ qu’on ne craint pas de mourir pour le conserver “ (article 83) : un dévouement poussé jusqu’au sacrifice en est donc la caractéristique.

 

- Dans l’article 156, Descartes précise que les généreux sont “entièrement maîtres de leurs passions”, en particulier des désirs, de la jalousie, de l’envie, de la haine et de la colère. Il ne s’agit pas de vaincre ses passions. Cette maîtrise consiste plutôt en ce que les généreux se trouvent entièrement exempts à l’égard des autres hommes de certaines passions négatives, telles que la haine ou l’envie. D’autre part, s’ils se trouvent surpris par quelque mouvement passionnel (crainte, colère…), ce mouvement reste en eux un simple mouvement, un commencement de passion qui n’est ni cultivé par le sujet lui-même, ni suivi d’effets notables. Les généreux sont ces âmes fortes qui mettent en oeuvre en toute circonstance les propres armes de la volonté et du jugement. Ce qui constitue la manière généreuse de penser, de sentir et de penser, c’est l’intérêt pour le bon usage du libre arbitre, pour le bien en général et pour les satisfactions qu’il procure.

 

- Il peut sembler trop beau pour être vrai que les généreux ne méprisent jamais personne et qu’ils aillent même jusqu‘à estimer tous les hommes, comme le souligne l’article 156, qu’ils ne se préfèrent à personne et gardent une parfaite humilité. Mais cette humilité repose, en réalité, sur la conviction intellectuelle que tous les hommes, ayant reçu la même faculté d’user de leur libre arbitre, sont tous au moins capables d’une volonté aussi bonne que celle qui caractérise les généreux eux-mêmes. Elle repose aussi sur l’inclination à excuser les fautes comme étant généralement commises “plutôt par manque de connaissance que par manque de bonne volonté”. La disposition même de la volonté généreuse qui est universellement bonne et qui fait qu’on tâche toujours à faire du bien à tout un chacun, et jamais du mal.

 

- Que signifie alors que les généreux estiment tous les autres hommes ? Cela signifie, non point qu’ils leur reconnaissent à tous un mérite positif, mais que malgré les plus grandes fautes qu’ils les verront commettre, ils ne laisseront pas de les considérer comme des hommes : l’usage du libre arbitre suffit à les distinguer de tous les animaux et à les excepter du mépris. La bonne volonté que les généreux doivent avoir à l’égard d’un chacun consiste en une ferme volonté de faire toujours à chacun le plus grand bien possible. La bonne volonté généreuse conduit à agir envers tout un chacun selon ce qui semble être le meilleur à son égard.

 

- Quelle est la valeur de la générosité ? Certains commentateurs ont souligné la part que la disposition généreuse doit faire à l’amour de Dieu, et sur la parenté entre la générosité et la vertu chrétienne de charité. La générosité, selon Geneviève Rodis-Lewis, est une charité laïque. A mettre en rapport avec “ la morale du grand siècle” (Paul Bénichou) qui pourchasse les ruses de l’amour-propre. Descartes, selon Rodis-Lewis, pose les bases d’une justification utilitariste de l’altruisme : le dévouement à autrui ne va pas sans un sentiment intérieur agréable, “satisfaction intérieure qui accompagne toujours les bonnes actions”; la sympathie au bonheur d’autrui affecte le généreux d’une joie authentique. La morale cartésienne s’accorde avec les exigences de la charité chrétienne : selon Descartes, il n’y a pas dans la vie sociale de plus grand bien que l’amitié, la charité est la base et le fondement de toutes les vertus. Parenté donc entre la charité telle que la décrit Saint Paul dans l’Epître aux Corinthiens et la générosité : elle aussi est patiente, bienveillante, dénuée d’envie, d’orgueil, de mépris, toujours prête à excuser et non à se réjouir du mal.

 

- Fondement malgré tout différent : la charité est une vertu surnaturelle, qui a sa source dans l’amour de Dieu et s’étend aux hommes en tant qu’ils sont tous aimés de Dieu. Morale humaniste de Descartes : nous pouvons aimer Dieu par la seule force de notre nature; c’est la grandeur de la liberté qui nous apparente le plus profondément à Dieu en même temps qu’elles suscite cette sorte d’estime qu’est la  générosité. Le meilleur usage de la volonté humaine coïncide avec l’adhésion à Dieu, parce que le vrai objet de l’amour est la perfection. Lien qui unit cet amour de Dieu à l’amour des autres. Le dévouement à autrui a, comme la charité chrétienne, sa source dans l’amour de Dieu.

 

 

III) CONCLUSION : LES PASSIONS ET LA MORALE CARTESIENNE

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- Au total, la générosité implique trois élément fondamentaux : le bon état ou la bonne qualité de la volonté en général, qui fait qu’elle est capable de constance, de ponctualité, de discipline, de plénitude, bref le degré de “force de l’âme” en deçà duquel on n’aurait pas réellement “l’usage entier de son libre arbitre”; cette volonté généreuse possède comme armes des “jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal” et comme objet son propre bon usage; le bon sentiment de soi-même qui ne fait qu’un avec la certitude du bon état et du bon usage de la volonté.

 

- Descartes précise, dans les articles qui suivent ceux portant sur la générosité, que suivre la vertu, et agir généreusement, suffit à assurer la satisfaction intérieure ou le contentement de l’âme et qu’il n’y a pas d’autre bonheur solide que celui que fournit la conscience d’avoir toujours suivi la vertu. Seule la conduite généreuse procure cette satisfaction de soi-même qui coïncide avec une parfaite tranquillité d’esprit. La générosité permet ainsi de tout vivre, sur le mode le plus positif de la vie, c’est-à-dire de jouir de tout: de soi naturellement, et de sa propre action; mais aussi de toutes circonstances, des plus heureuses au moins heureuses. L’article 212 signale que l’âme s’est ainsi tout à fait réconciliée avec ses passions, qui lui sont généralement devenues un bien dont elle peut jouir.

 

- D’autre part, la morale de la générosité ne recourt à nulle prescription catégorique. Elle pose son sujet (l’homme en tant que sujet moral) comme celui d’une certaine responsabilité, mais non comme celui d’une obligation pure et absolue. Cette morale ne se soucie pas de définir l’action droite en termes objectifs, ni de faire prévaloir une discipline compliquée et diversifiée. Cette morale ne dit pas non plus un mot du salut et s‘abstient de faire référence à aucune transcendance. On pourrait ainsi résumer la morale cartésienne par une formule : “ce sentiment que donne le bon état ou le bon usage de sa volonté, dans la mesure où vous le connaissez, faites en sorte de le conserver toujours ou réglez-vous toujours sur lui”. La fin serait la conservation de ce bon usage du libre arbitre comme règlement des désirs, de l’usage des passions. La générosité implique donc un certain sentiment de sa propre résolution, c’est-à-dire de la puissance de sa volonté, et un sentiment d’avoir toujours bien usé de cette volonté. Il y a ainsi un rapport entre le fait d’être satisfait de sa conduite et le fait d’avoir d’abord eu la résolution de bien faire.

 

- L’article 211 conclut que les passions sont “ toutes bonnes de leur nature “ et que “ nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès”. Elles sont bonnes d’abord parce qu’elles contribuent à notre conservation ou à notre perfection. C’est pour nous un bien et une perfection que de pouvoir ressentir cette douceur que certaines d’entre elles nous procurent. C’est encore un bien et une perfection que de pouvoir, sous leur effort, expérimenter toute la force et l’indépendance de notre âme. C’en est un enfin, en soi, d’être ému par les choses extérieures, puisque, si nous ne pouvons l’être, ce serait comme si nous étions privés du sens du plaisir et de la douleur : notre vie, notre existence dans le monde y perdrait elle-même tout son sens. En un certain sens, les passions sont cela même qui nous fait exister; et l’apathie serait pour nous, non pas seulement la pire des privations, mais la privation même.

 

-        Un homme libre ne peut ainsi être troublé par aucune vicissitude de la vie, parce que rien ne saurait entamer le pouvoir qu’il a sur lui-même. Aussi, c’est dans les circonstances les plus défavorables, dans les infortunes qu’il trouvera au plus haut point l’occasion de s’estimer en les surmontant, en réduisant leurs effets par la force et la constance de sa volonté. Il sait que son seul bonheur et sa plus grande joie ne dépendent que de lui-même, de la satisfaction qu’il retire de l’action guidée par ce qui lui semble être le meilleur. En réglant son action sur la connaissance vraie des choses et de lui-même - ce qui est définir la morale - il ne peut que poursuivre le Bien. Il n’est pas d’accès au Bien sans connaissance du vrai. On ne saurait donc trop désirer ce qui nous y conduit et nous le procure : notre pouvoir et notre libre arbitre. En désirant ce pouvoir, on ne désire rien d’autre que le pouvoir sur le désir.

 

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