Retour
Livre I Chapitre I : « Sujet de ce premier livre »
II) Structure argumentative et concepts importants
Livre I, Chapitres II : « Des premières sociétés »
I) Présentation des chapitres II, III, IV et V.
II) Structure argumentative du chapitre II
Livre I, chapitre III : « Du droit du plus fort »
II) Structure argumentative et concepts importants
Livre I, chapitre IV : De l’esclavage
II) Structure argumentative et concepts importants
Livre I, chapitre V : « Qu’il faut toujours remonter à une première convention »
II) Structure argumentative et commentaire
Livre I, chapitre VI : « Du pacte social »
II) Structure argumentative et concepts importants
Livre I, chapitre VII : « Du souverain »
II) Structure argumentative et concepts importants
Livre I, chapitre VIII : « De l’état civil »
Livre I, chapitre IX : « Du domaine réel »
I) Présentation et argumentation
a)
Du discours sur l’origine de l’inégalité au Contrat
social
- Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) est le premier grand texte politique de Rousseau. Ce discours a pour objet de comprendre si l’inégalité est un fait de nature ou un artifice social. Il s’agit d’un récit sur des étapes hypothétiques qui ont conduit à l’apparition de la propriété, de l’inégalité, de la servitude, du mal. Pour parvenir à repérer la différence entre ce qui relève de la nature et ce qui est acquis par la société, Rousseau a recours à la description de l’homme à l’état de nature. Cet état de nature représente l’homme “tel qu’il est sorti des mains de la nature”, c’est-à-dire l’homme en son essence : la nature humaine. Et la conclusion est la suivante : l’inégalité, à l’état de nature, est négligeable; il existe bien des différences physiques et intellectuelles entre les individus, mais elles ne jouent pas entre elles, puisque l’homme n’est pas inscrit dans un jeu de comparaison avec autrui. C’est seulement quand la société est constituée que ces mêmes différences, par le jeu des passions et de l’amour propre, créent des inégalités.
- La genèse de l’inégalité est constituée de trois étapes majeures :
1) le passage de l’état de nature à la société naissante.
2) le passage de la société naissante à l’état de guerre.
3) le passage de l’état de guerre à l’institution politique.
- 1) Quoique la première étape soit décrite par Rousseau sous la forme d’une conjecture historique (récit), sa fonction n’en est pas moins essentiellement méthodologique : il s’agit de montrer que l’inégalité n’est pas une fatalité inéluctable inhérente à la société. La société naissante, c’est la nature humaine à l’épreuve du réel : autrui. Mais cette épreuve n’en constitue pas la chute irrémédiable. Cette première étape manifeste que la société peut très bien ne pas dénaturer l’homme. Une autre attitude théorique aurait été absurde : quel sens cela aurait-il eu de dire que la société et non la nature humaine était à l’origine de l’inégalité, si cette nature ne relevait pas de l’histoire et donc de la réalité ? Ce n’est pas la société en soi qui dénature l’homme, mais une certaine dérive de l’organisation sociale.
- 2) La véritable origine de l’inégalité se situe à la rupture de cette “jeunesse” de la société. Un “funeste hasard” a introduit la division du travail, ce qui a crée la dépendance à l’égard d’autrui, et son utilisation comme moyen. Ce fut la fin de l’égalité et le début de la propriété. Au lieu de se contenter des fruits de la nature, l’homme s’est mis à la transformer en instrument de production. La propriété et la dépendance ont engendré les différences, qui ont multiplié les passions. Le droit du plus fort a étouffé la pitié naturelle, et la guerre s’est substituée à la concorde de la société naissante.
- 3) C’est pour remédier à l’absurdité et aux trop grands risques de cet état de guerre généralisée que la première organisation politique a vu le jour : il s’agissait, pour la fraction dominante de la société (les riches), de stabiliser le corps social, et de conforter la propriété. C’est sous forme de contrat que la souveraineté politique s’est constituée. Seulement, ce contrat s’est révélé être un abus de confiance, un détournement de l’essence du contrat, dont le seul but était de conforter les inégalités de fait et la propriété en leur donnant l’apparence du droit.
- Par suite de cette institution du politique, les inégalités n’ont fait que s’aggraver, en masquant leur origine purement artificielle. Ces inégalités sont non seulement moralement injustes, mais elles détournent l’homme de sa vraie nature, et le plongent dans la misère. Le despotisme est l’aboutissement de ce processus de détournement de l’essence du contrat politique.
- Il s’agit donc de revenir sur le premier contrat de façon à le repenser en droit, c’est-à-dire selon la raison, et non plus en vue de l’intérêt d’une minorité. Repenser le contrat signifie donc repenser son essence, comprendre ce qui constitue un peuple en société, de façon à pouvoir mesurer le fait à l’aune du droit. Le Contrat Social s’inscrit donc dans la continuité du 2° discours: il a pour objet de substituer à l’origine de fait de l’inégalité un fondement de droit de l’égalité. Le contrat a déjà eu lieu, mais il s’est agi d’un leurre, d’un abus de confiance. Il faut maintenant savoir ce qu’il aurait dû être, ou ce qu’il devra être.
b) La
problématique du Contrat social
- Paru en 1762, le Contrat social est un traité de droit
politique, c’est-à-dire une théorie générale de l’Etat, un exposé méthodique des principes d’une
législation juste. Alors que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité…est
essentiellement une critique de la corruption des sociétés établies, le Contrat
propose les conditions
d’une société juste. Il s’agit d’aborder la question
des fondements
de l’Etat, non d’un point de vue descriptif ou historique, mais d’un
point de vue rationnel et philosophique. Plutôt que de décrire ce qui est, Rousseau expose ce
qui devrait être. Rousseau entend ne s’intéresser qu’au droit et
mettre de côté les faits. Cette volonté d’opposer le droit au fait, le devoir
être à l’être, est à comprendre sur le fond d’une critique radicale de la
société établie et d’un pessimisme
quant à la possibilité de fonder une société légitime. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité…nous montre
l’homme tel qu’il est et qu’il n’aurait pas dû être, tandis que le Contrat
social nous décrit l’homme tel
qu’il aurait dû être et tel qu’il n’est pas.
- Ce refus du fait, cette révolte contre l’inégalité, se manifestent aussi dans le caractère intemporel du Contrat social qui est un livre, dit Rousseau, « pour tous les temps », et donc hors du temps. Mais contrairement au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité…, Rousseau propose une solution à la dénaturation de l’homme qui peut être guérie, non pas par un retour à la nature, ce qui est proprement impossible, mais par un art plus perfectionné, plus rationnel, qui proposera un équivalent de la nature : l’organisation légitime du corps politique. Trouver donc, au sein de la cité, l’équivalent de la liberté naturelle, qui permette à l’homme d’obéir sans être esclave. Rousseau va alors montrer que la loi, par son impersonnalité et son inflexibilité, peut offrir un équivalent de l’ordre naturel. L’obéissance à la loi, loin de détruire la liberté, est elle-même liberté.
- Le Contrat décrit donc une forme juridique rationnelle qui rend possible l’obéissance volontaire des citoyens à l’Etat. La question posée par le Contrat est donc la suivante : pour quelles raisons les citoyens d’un Etat doivent-ils se soumettre aux lois ? Quels sont les fondements légitimes de l’autorité politique ? Pour répondre à la question du fondement légitime de l’autorité, Rousseau va recourir à la notion de contrat dont nous étudierons plus loin l’origine et l’originalité au regard des théories antérieures.
c) Explication du titre et du
sous-titre
- Titre : Du Contrat Social ou Principes du droit politique.
- Les principes du droit politique s’opposent ici aux principes du droit civil. Toute théorie du politique, de l’Etat ou de la société pose un principe qui est le fondement même du corps politique. Pour les uns, ce principe est la force, pour d’autres c’est la nature ou Dieu, etc. Pour Rousseau, c’est le contrat : la convention que les membres passent entre eux. La société (le social) ou l’Etat (le politique) sont constitués originairement sous forme contractuelle.
- Le principe du droit politique est donc le Contrat Social. Si Rousseau met le mot au pluriel, c’est parce qu’il traite des autres principes possibles pour les réfuter. Le reproche qu’il fait aux autres théoriciens politiques, c’est d’avoir confondu le droit avec le fait, et d’avoir cherché à ériger le fait en droit. Mais les principes ne sont pas donnés dans les faits : ils sont à leur fondement, ils sont ce qui rend les faits possibles. Rousseau s’oppose à Montesquieu : il ne veut pas traiter du droit politique positif pour en déduire l’esprit. Il s’agit au contraire de considérer les faits à la lumière de la raison, l’être à la lumière du devoir être. Il faut alors dégager l’essence de l’institution politique et en déterminer le ou les principes.
- Nous n’étudierons que le livre I mais une vision globale de l’ensemble de l’oeuvre s’avère nécessaire.
LIVRE I |
- Le livre I développe l’idée de pacte social, lequel est le fondement de l’Etat. Il consiste en la soumission de tous à la volonté générale. Le livre I comprend 9 chapitres. |
LIVRE II |
- Le livre II traite la question de la souveraineté et précise la notion de volonté générale. Le peuple souverain, éclairé par le législateur, énonce la volonté générale sous la forme de lois. |
LIVRE III |
- Le livre III aborde le problème du gouvernement. L’application de la volonté générale relève du gouvernement, qui ne doit pas usurper la souveraineté. ¨ Chapitre I : définition du gouvernement comme puissance exécutive subordonnée au souverain. ¨ Chapitre II : les différents gouvernements se distinguent pas le nombre de leurs membres. ¨ Chapitre III : distinction de trois formes de gouvernement possibles : démocratie, aristocratie, monarchie. Il n’y a de véritable Etat que républicain. ¨ Chapitre IV : dans la démocratie, le peuple est souverain et prince. ¨ Chapitre V : étude de l’aristocratie. ¨ Chapitre VI : la monarchie est le gouvernement le plus enclin au despotisme. ¨ Chapitre VII : les gouvernements sont généralement mixtes. ¨ Chapitre VIII : tous les gouvernements ne conviennent pas à tous les pays. ¨ Chapitre IX : un bon gouvernement se reconnaît au taux de fécondité de son peuple. ¨ Chapitre X : les gouvernements on tune pente naturelle à dégénérer, en substituant leur volonté particulière à la volonté générale. ¨ Chapitre XI : cette dégénérescence entraîne la mort des Etats. ¨ Chapitres XII, XIII, XIV : pour éviter ou retarder cette mort, le peuple doit se réunir souvent, ce qui n’est possible que dans des pays de dimensions restreintes. ¨ Chapitre XV : l’idée d’une représentation du peuple est inacceptable. ¨ Chapitres XVI, XVII : l’établissement du gouvernement n’est pas un contrat, mais une loi d ‘un type particulier. ¨ Chapitres XVIII : les assemblées régulières du peuple sont le meilleur moyen de prévenir les usurpations du gouvernement. |
Livre IV |
- Le livre IV analyse l’expression de la souveraineté populaire et les institutions de l’Etat. Il examine comment le peuple peut exercer concrètement sa souveraineté. En prenant l’exemple de Rome, Rousseau souligne la possibilité du fonctionnement d’un Etat démocratique. ¨ Chapitre I : la volonté générale est indestructible. ¨ Chapitres II, III, IV : Rome donne l’exemple d’un fonctionnement satisfaisant des institutions. ¨ Chapitres V, VI : certaines institutions exceptionnelles permettent de régler les rapports du souverain et du gouvernement. ¨ Chapitres VII, VIII : d’autres institutions, la censure et la religion civile, permettent de diriger les moeurs par l’intermédiaire de l’opinion. |
PLAN DES LIVRES I ET II |
|
LIVRE |
I : l’idée du pacte social |
Préambule |
- Enonciation du but de l’ouvrage : chercher les principes légitimes et sûrs du droit politique. |
Chap. I à V |
- La nécessité du pacte social : seule l’hypothèse d’une « première convention » permet de fonder l’ordre politique. ¨ Chapitre I : annonce du plan du livre ; réfutation des conceptions erronées de l’autorité politique ; exposition de la conception rousseauiste. ¨ Chapitre II : l’autorité n’est pas fondée en nature ; il n’est pas non plus fondé sur l’esclavage qui n’est pas naturel. ¨ Chapitre III : le droit n’est pas fondé sur la force. ¨ Chapitre IV : l’autorité légitime repose sur une convention ; nulle convention ne permet d’aliéner sa liberté. Il ne peut y avoir ni pacte de soumission ni esclavage issu de la guerre. ¨ Chapitre V : il faut remonter à une 1ère convention qui doit expliquer pourquoi un peuple est un peuple. |
Chap. VI et VII |
- La logique du pacte social : par cette convention, tous les citoyens se soumettent « en corps » à la volonté générale. ¨ Chapitre VI : le pacte social est la première convention ; chacun s’aliène avec tous ses droits à toute la communauté et préserve ainsi sa liberté. ¨ Chapitre VII : cette association produit un corps moral et collectif, le souverain, dont le pouvoir est absolu. |
Chap. VIII et IX |
- Les acquis du pacte social : il rend l’individu maître de lui-même et propriétaire de ses biens. ¨ Chapitre VIII : ce pacte transforme l’homme – animal stupide et borné – en un être intelligent et libre. ¨ Chapitre IX : ce pacte a des effets sur les biens, en faisant passer de la simple possession à la propriété reconnue. |
LIVRE |
II : la formulation de la
volonté générale |
Chap. I à III |
- Qui dit la volonté générale ? Seul le peuple peut énoncer la volonté générale, sous la forme de lois. Rousseau rejette les fausses conceptions de la souveraineté, avant d’en exposer sa théorie. ¨ Chapitre I : la souveraineté, dont l’essence consiste dans la volonté générale, est inaliénable. ¨ Chapitre II : cette souveraineté est indivisible, il n’y a donc pas de séparation des pouvoirs. ¨ Chapitre III : cette souveraineté est toujours droite. |
Chap. IV à VI |
- Que peut vouloir la volonté générale ? Le souverain a tous les droits sur les sujets, puisque, tendant par nature au bien commun, il ne peut être injuste. ¨
Chapitre IV : les bornes de
la souveraineté sont celles que le souverain s’impose à lui-même. ¨
Chapitre V : le souverain
dispose en particulier du droit de vie et de mort sur les sujets. ¨
Chapitre VI : la loi est
l’expression de la volonté générale, quand tout le peuple statue sur tout le
peuple. |
Chap. VII à X |
- Le « miracle » d’une législation réussie. ¨
Chapitre VII : la volonté
générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide a besoin d’être
guidé, éduqué, par le personnage du législateur. ¨
Chapitre VIII : le
législateur doit savoir tenir compte du peuple à instituer, au point de vue
de l’âge. ¨
Chapitre IX : il doit
également examiner la taille du pays. ¨
Chapitre X : « « de ses ressources. |
Chap. XI et XII |
- Le système des lois : les lois doivent former un ensemble organique au service de la liberté et de l’égalité. ¨
Chapitre XI : si toutes les
législations visent la liberté et l’égalité, elles doivent néanmoins tenir
compte des conditions naturelles où vit un peuple. ¨
Chapitre XII : division des
lois en lois politiques, civiles et criminelles ; celles-ci n’existent
pas sans de bonnes moeurs. |
|
|
Ces points sont très importants à connaître dans le cadre des notions au programme suivantes : l’Etat, le droit, la justice, la liberté. Ce chapitre reprend en partie le cours sur le droit et la justice.
A)
La notion de droit
naturel : définition, problème, histoire
- Le cadre conceptuel de Rousseau en philosophie politique (état de nature /état de société / contrat) est classique au XVIII°. Les auteurs auxquels il fait référence de façon critique sont les théoriciens du droit naturel : d’une part le Hollandais Grotius (1583-1645) et son continuateur l’allemand Pufendorf (1632-1694), d’autre part l’anglais Hobbes (1588-1679). Avant d’évoquer ces auteurs, rappelons d’abord le sens de cette notion de droit naturel, la problématique dans laquelle cette notion de droit naturel s’inscrit, son origine historique.
1) Définition
- Le droit naturel est un ensemble de règles fondées sur la nature. Il s’agit d’une sorte de code moral dont on extrait des normes indépendantes de tout droit positif et qui, en s’imposant universellement à tous, répond à l’exigence d’échapper à l’arbitraire du jugement humain. Autrement dit, on appelle droit naturel ou idéal, ou rationnel, celui qui résulte de la nature de l’homme, supérieur à toute convention ou législation positive. Le droit naturel est le droit issu de la nature de l’homme compris comme être rationnel. Ce droit se fonde donc sur une conception de la nature humaine fondée en raison. On opposera le droit naturel moderne au droit naturel antique (Léo Strauss). Les droits de l’homme relèvent du droit naturel moderne. Les droits de l’homme relèvent de cet usage moral tant qu’ils n’ont pas été intégrés dans le droit positif, c’est-à-dire tant qu’ils ne peuvent faire appel à une autorité chargée de les faire respecter.
- Le droit positif est le droit en tant qu’il est inscrit dans la réalité. C’est le droit en vigueur (constitution, code du travail, loi, etc.). Ce droit positif est, par définition, changeant, variable et accompagne peu ou prou l’évolution des coutumes, des moeurs de telle ou telle société. Le droit naturel, au contraire, est fondé sur l’idée de l’immuabilité de la nature et vise à établir une norme de justice qui échappe aux variations de l’histoire et des moeurs.
2) Le droit naturel antique
- L’idée qu’un droit puisse dériver de la nature est ancienne et rend compte de son opposition à l’idée que seule la convention pouvait être à l’origine de l’obligation juridique. Le droit naturel antique est l’idée d’un droit qui respecte une règle de nature. L’idée de loi naturelle implique l’existence d’une règle de justice immuable, inscrite dans l’Univers à laquelle, indépendamment des lois positives, les hommes doivent, dans leurs rapports réciproques, se conformer. Cette loi de nature sous-entend qu’il existe un ordre objectif qui traverse le monde et qui inonde la conscience elle-même. Cette notion de nature est alors entendue au sens d’un étalon qui permet à la réflexion de transcender le réel, de dépasser la positivité des lois pour la juger à partir de la considération du meilleur régime (= juste). La nature est ainsi adoptée comme critère du juste, la norme étant l’ordre cosmique qui, étant indépendant du sujet, constitue une dimension de l’objectivité.
- Cette conception s’inscrit dans la représentation d’un ordre du monde considéré comme clos et circulaire, hiérarchisé, finalisé. Dès lors, est juste ce qui occupe la place qui lui revient, ce qui correspond à sa fin naturelle; l’injustice est une violence faite à la nature. Les lois positives doivent s’efforcer d’exprimer le plus adéquatement possible ce juste naturel à la fois objectif (inscrit dans la nature des choses) et transcendant (la nature est aussi une fin vers laquelle chaque chose doit tendre). La science du droit est la juste détermination de ce qui revient à chacun selon sa nature. Ce n’est pas l’homme qui est mesure de toute chose, mais la nature. Le droit idéal ne renvoie pas à une revendication subjective rationalisée, mais à une description de la nature et des valeurs qui lui sont immanentes.
- Selon Aristote (cf. Cours sur le droit et la justice), la vertu de justice consiste à savoir attribuer à chacun la part qui lui revient. Le principe du juste n’est pas l’égalité, mais la proportionnalité. Aux inégaux doivent revenir des parts inégales, si cette inégalité est fondée en nature. C’est ainsi qu’Aristote justifie l’esclavage en déclarant qu’il est fondé en nature et qu’il est normal (naturel) que les plus intelligents commandent aux moins intelligents, les hommes aux femmes, etc. L’inégalité est donc fondée en droit au sens où tous ne peuvent pas revendiquer le même droit : tout dépend de leur statut (place) déterminée par leur nature. Une constitution injuste est celle qui détermine les statuts sans tenir compte de la nature des êtres.
- Rousseau accusera Aristote de confondre le droit et le fait : ce n’est pas parce qu’un homme est né dans l’esclavage qu’il méritait d’être esclave. Mais sa condition finit par le rendre tel qu’on voulait qu’il soit (Contrat social I, 2).
3) Le droit naturel moderne
- Le droit naturel moderne apparaît essentiellement au XVIIe siècle avec les oeuvres de Grotius, Pufendorf, Hobbes. Il ne s’agit plus pour eux de voir dans la nature un modèle du droit, mais d’établir que, imaginés sans société ni loi (l’état de nature), les hommes seraient obligés d’instaurer le droit. Ce n’est pas la nature, mais la raison qui institue le droit, précisément pour corriger la nature et pour combattre les excès des différents droits positifs. Cette nouvelle conception du droit est liée à un certain nombre de bouleversements caractéristiques de la modernité.
- D’abord, une nouvelle conception de la nature. Selon Blandine Barret-Kriegel, in Les droits de l’homme et le droit naturel, l’apparition de cette conception moderne du droit a son origine dans la révolution que connaît l’idée de nature, au XVIIe siècle, après les travaux de Galilée, de Descartes et de Newton. Ce changement est expliqué notamment par Alexandre Koyré qui montre que l’infinitisation et la géométrisation de l’espace ont fait exploser la conception aristotélicienne d’un monde clos, hétérogène, inégalitaire. On passe ainsi d’une conception qualitative et finalisée d’une nature hiérarchisée à une conception quantitative et mécaniste d’une nature homogène, où règnent le principe de causalité et les modèles de la physique mathématique.
- D’où le transfert, par les
Modernes, du droit naturel dans la nature humaine : “prenant acte de
ce que désormais le droit ne pouvait plus s’inscrire dans une perspective
cosmologique, qu’il ne pouvait plus répondre à la nature des choses puisque celle-ci
ne résonnait plus d’aucun devoir-être, d’aucune qualité, d’aucune finalité, ils
auraient été acheminés à une autre perspective, antinaturaliste et
subjectiviste qui les aurait incliner à insérer le droit dans la seule nature
humaine, à l’encarter dans l’exigence immanente de la raison, à le sertir dans
l’ego cogito” (Barret-Kriegel,
op.cit.). C’est de cette subjectivisation de la pensée juridique que serait
issue l’idée de droit de l’homme. En effet, la primauté va être progressivement
accordée à la notion d’individu. Emerge la notion d’autonomie de l’individu qui rend possible
l’idée nouvelle que la cause de l’institution de la société est la volonté des
individus.
- Ces transformations se traduisent par l’apparition du concept de droit subjectif : idée qu’un droit peut appartenir en propre à un sujet individuel et procéder de sa nature de personne. Le droit ne repose plus sur la nature mais sur la volonté des individus. Vont alors se développer, à partir de ce socle philosophique, des théories philosophiques de la notion d’état de nature et de contrat social. L’état de société est opposé à un état de nature, ce dernier étant considéré soit comme historique, fictif, originaire ou imaginaire, dans lequel l’individu vit selon le droit de nature. La sortie de cet état de nature est généralement représentée comme al conséquence d’un contrat social qui institue une nouvelle source de légitimité. C’est donc avec l’apparition de la problématique moderne du Contrat social et de l’état de nature que la notion de légitimité devient inséparable de celle de subjectivité : seule est alors tenue pour légitime l’autorité qui a fait l’objet d’un contrat de la part des sujets qui lui sont soumis. La subjectivité (l’adhésion volontaire) est dès lors clairement posée comme l’origine idéale de toute légitimité.
- Nous n’évoquerons ici que la philosophie de Hobbes, avec laquelle Rousseau a beaucoup débattu, même si l’école du droit naturel moderne ne se limite pas à lui.
4) Thomas Hobbes (1588-1679)
- C’est dans le De cive (Le citoyen), 1642, puis dans le Léviathan, 1650, qu’Hobbes pense la constitution de la société sur le mode d’un contrat mettant un terme à l’état de nature. Selon Léo Strauss, il faut chercher chez Hobbes les prémisses du libéralisme et d’une doctrine des droits de l’homme. Il est aussi le premier à faire reposer la communauté politique sur un Contrat passé entre les individus.
- A la différence d’Aristote, il ne pense pas la cité ou l’Etat comme un fait naturel, mais comme une institution. Disons que l’homme, selon Hobbes, n’est pas naturellement sociable. Si l’Etat est institué, s’il est une création humaine, il y a donc d’une part quelque chose qui le précède, et d’autre part un acte qui le fonde. Ce qui le précède peut être une autre institution, mais il faut alors revenir en arrière, à la première institution. Et ce qui précède cette première institution sera à penser comme relevant de la nature. Pour Hobbes, comme ce le sera pour Rousseau, le droit de nature ou état de nature n’est pas à comprendre historiquement : c’est une hypothèse destinée à éclairer l’essence de l’institution politique ; il s’agit d’une fiction théorique, non d’une réalité historique, désignant l’ état dans lequel se trouvent les hommes, abstraction faite de tout pouvoir, de toute loi (Revoir également, à ce sujet, la première partie du cours sur autrui consacrée à la question de la sociabilité).
- L’état de nature se caractérise essentiellement chez Hobbes par la liberté la plus totale de chaque individu : tout homme possède un droit absolu de tout faire, et par suite peut considérer toute chose comme son propre bien. Seulement, ce droit absolu de chacun entre immédiatement en concurrence avec ce même droit absolu de tout autre : car l’état de nature est un état d’égalité, en ce sens que les hommes y ont les mêmes désirs, les mêmes droits sur toutes choses, et les mêmes moyens (la ruse, l’alliance) pour y parvenir. La conséquence logique est claire : l’état de nature est un état de guerre, et de guerre de tous contre tous. C’est un état d’insécurité totale, de sorte que la liberté totale que l’on réclame est absurde puisqu’elle conduit au péril de notre propre vie. C’est le désir d’auto-conservation, la peur de la mort violente, qui va faire que l’homme va chercher à sortir de l’état de nature. Cette sortie de l’état de nature est le pacte fondamental.
- Mais l’homme, doué de raison, c’est-à-dire de la faculté de calculer et d’anticiper, va quitter cet état de nature. En somme, c’est un impératif de la droite raison de quitter l’état de nature pour rechercher les conditions d’une action raisonnable des individus à l’intérieur d’un projet commun dans une société qu’il appartient aux hommes de créer, d’instituer. De quelle façon les hommes peuvent-ils accepter d’obéir à un pouvoir, alors qu’ils sont naturellement égaux ?
- Hobbes répond par un accord réciproque (un contrat social) passé entre tous les individus et portant sur la limitation du droit originel de chacun sur toute chose, accord qui s’impose à tous, qui est valable pour tous et pour chacun, qui est donc en ce sens légal, de l’ordre de la loi. Si chacun, en sortant de l’état de nature, renonce à son droit naturel, la contrepartie d’un tel renoncement est l’ordre et la sécurité que le souverain garantit. Par un pacte mutuel donc, les hommes renoncent à leurs droits et en confient l’exercice à un tiers. C’est donc d’un contrat, d’un acte volontaire et juridique que naît le pouvoir, de sorte que l’origine du pouvoir n’est ni naturelle ni divine, mais artificielle et humaine. Ce pacte va donc consister en un échange : liberté contre sécurité. Je donne ma liberté absolue, à la condition unique que tu en fasses de même, au profit d’un tiers qui promet, en échange de cette liberté, de nous assurer la sécurité. Nous sommes politiquement tous égaux par rapport à un pouvoir qui, lui, est tout puissant.
- Par suite, toute propriété, toute hiérarchie sociale, toute loi, ont pour source le pouvoir, qui s’est dès lors substitué, par institution (pacte fondamental), au droit naturel. Ma liberté n’est plus absolue, elle est relative aux limites posées par le pouvoir (la loi). Si je me révolte contre ce pouvoir, parce que je lui refuse le droit de lever des impôts, de réquisitionner ma propriété ou de ma mobiliser en cas de guerre, alors je retourne à l’état de nature, c’est-à-dire je suis en état de guerre totale contre l’Etat.
- On parle ainsi d’absolutisme pour qualifier la théorie de Hobbes. Le détenteur du pouvoir politique (homme ou assemblée)- le souverain - possède une puissance illimitée et se trouve même augmentée de celle dont les sujets se désaisissent à son profit. Selon Hobbes, le caractère absolu du pouvoir est la condition de sa stabilisé, mais aussi la garantie de sa stabilité : le pouvoir doit être au - dessus des sujets, faute de quoi il serait sans cesse discuté, partagé, divisé et détruit; le pouvoir s’exerce au nom des sujets, qui autorisent son exercice par le pacte social. Si le souverain détourne le pouvoir à son profit, s’il devient despotique, les individus n’ont pas pour autant un droit de résistance parce que celui-ci ruinerait toute autorité. Tout au plus ont-ils le droit naturel de se défendre lorsque le souverain menace la vie de ses sujets. Il existe alors un droit inaliénable qui est le droit à la vie, auquel nul ne peut être obligé de renoncer, puisque c’est pour sa sauvegarde que l’Etat a été instauré.
- A noter que si la notion de droit naturel a eu tendance à décliner à la fin du XVIII e siècle, au profit du positivisme juridique, s’affirme en même temps de plus en plus la revendication des droits de l’homme qui se réfèrent aux droits naturels (voir le cours sur le droit et la justice). Au XIXe siècle, une nouvelle interprétation des droits de l’homme s’est traduite par la revendication de droits économiques et sociaux (droit au bonheur, au travail, au plaisir, à la santé, à la culture, etc.).
5) La critique du droit naturel
- Rousseau est souvent considéré comme un critique radical du droit naturel qui réduirait justement le fait et le droit. Or, le contrat social n’est possible que dans la mesure où l’homme est
doué d’une nature morale et libre. C’est parce que l’homme est libre qu’il peut librement s’engager. Cette condition de liberté n’est pas étrangère à la loi naturelle. Cette loi naturelle se limite, dans la description rousseauiste de l’état de nature (Discours sur l’inégalité), à l’amour de soi (instinct de conservation) et à la pitié naturelle (répugnance naturelle à voir souffrir son semblable). Cette liberté naturelle ne peut s’avérer condition du contrat que si elle prend une forme nouvelle correspondant à ce qui est naturel à l’homme non plus en tant qu’individu mais en tant qu’être sociable. Cette liberté ainsi transformée consiste notamment dans la conscience de l’obligation morale de respecter la parole donnée.
- Cette loi naturelle est en fait plutôt la loi de raison et qui constitue une autorité supérieure à l’Etat. Avec le pacte social, la loi naturelle prend une forme rationnelle. Le droit naturel propre à l’état de nature cède le pas à un droit naturel raisonné. La loi naturelle acquiert avec le pacte la force d’une loi civile. L’Etat ne saurait contrevenir à la loi naturelle, il doit en être le garant et donner aux devoirs de la loi naturelle (réciprocité, justice) la force de la loi civile. L’Etat ne doit pas disposer de plus de pouvoir qu’il ne lui est nécessaire à l’accomplissement de sa fin – le bien commun, la garantie de la liberté civile de ses membres.
B) Le contrat social : présentation du
problème, origine et histoire, la spécificité du contrat social de Rousseau
1) La
problématique du contrat social
- La notion de contrat renvoie d’abord à la sphère économique et juridique des relations entre des personnes privées. Puis, avec la dénomination de contrat social, cette notion prend un sens spécifiquement politique. Si l’idée d’un accord mutuel ayant présidé à la formation des sociétés est ancienne, l’idée que cet accord ait pris la forme d’un contrat, réel ou hypothétique, remonte au XVI e siècle dans le contexte des guerres de religion, dans les milieux protestants notamment. Les théoriciens de l’école du droit naturel – Grotius, Pufendorf notamment – utilisent cette notion de contrat social pour résoudre le double problème de l’origine des sociétés et du fondement de l’autorité légitime.
- Cette double problématique a conduit ces théoriciens à distinguer deux types de contrat : le pacte d’association par lequel se constitue la société, et le pacte de soumission par lequel le corps social se donne un chef. Les théories du contrat social sont fondées sur l’idée que la vie en société est le fruit d’une convention, et non la condition naturelle et originaire de l’homme.
2) Son
histoire
- Les premiers jalons de l’idée de contrat social remontent à l’Antiquité. Les sophistes sont les premiers à distinguer la nature et la loi, cette distinction mettant en relief le caractère conventionnel et artificiel de la loi humaine, qui régit la cité, et permettant d’envisager les relations humaines dans l’état de nature (pour la TL, cf. Le texte de Platon étudié au début de l'année dans le cadre du cours sur le bonheur et le désir, in Gorgias : l'argument de Calliclès). Cicéron souligne l’importance du lien juridique dans la constitution de la république. Il distingue la simple agrégation d’hommes et la notion de peuple, uni par un accord juridique et par l’intérêt commun.
- C’est dans le contexte des guerres de Religion qu’est apparue avec clarté la notion de contrat social. Elle est élaborée par les monarchomaques, ensemble d’écrivains politiques souvent protestants (Théodore de Bèze, par exemple) qui, pour des raisons d’ordre théologique et religieux, ont combattu l’absolutisme royal. Ces écrivains présentent le lien qui unit le roi et son peuple comme un engagement mutuel. Ce contrat entre le roi et le peuple est pensé sur un modèle théologique, à l’image de l’alliance biblique entre Dieu et son peuple. Le pacte social est censé garantir les peuples contre les excès de la tyrannie. Les monarchomaques ont contribué à fonder l’idée d’un droit de résistance légitime des peuples à l’égard des souverains tyranniques qui rompaient le contrat de gouvernement. Mais ces théoriciens ne voient pas dans le contrat la raison de la naissance des sociétés politiques et ne distinguent la souveraineté, source de la légitimité du pouvoir, et le gouvernement qui en est l’exercice.
- Avec l’école du droit naturel moderne, cette notion de contrat social va considérablement se développer. Le contrat social va remplir alors une double fonction : il désigne l’acte par lequel se constitue la société civile (pacte d’association), ainsi que l’acte par lequel s’institue le gouvernement (pacte de soumission). Ces doctrines, on l’a vu, supposent un état de nature historique ou hypothétique.
- Pour Hobbes, si l’état de nature ne peut se maintenir, seule l’institution d’un pouvoir fort peut rétablir la paix. Ce pouvoir résulte d’un contrat dans lequel chacun échange sa liberté naturelle contre la paix et la sécurité. Disons que chacun s’engage à renoncer à toutes les prérogatives des a liberté naturelle au profit d’un tiers – un homme ou une assemblée – auquel il reconnaîtra une entière souveraineté, à condition que l‘autre en fasse autant. Le souverain, bénéficiaire de ce pacte, n’est lié en aucune manière par les sujets et il dispose d’un pouvoir absolu sur eux. Le contrat n’est pas passé entre les sujets et le pouvoir souverain, mais entre tous les individus contraints de mettre fin à l’état de nature. Le pouvoir peut gouverner comme bon lui semble. S’il ne veut pas susciter révoltes et guerres civiles, le souverain doit néanmoins essayer d‘agir de manière raisonnable et ne pas se laisser guider par l’arbitraire de ses caprices. Son pouvoir est certes absolu mais il n'est pas sans conditions.
- Un autre théoricien, Pufendorf, reproche à Hobbes de faire la théorie du despotisme. Aussi propose-t-il de distinguer deux pactes : le pacte d’association (les hommes décident de s’associer à l’unanimité, chacun décide librement de faire partie de l’Etat, nul ne peut y être contraint ; de ce pacte résulte une société et doit s’accompagner d’un décret par lequel on règle la forme du gouvernement, lequel suppose la simple majorité des voix), le pacte de gouvernement qui a pour objet de « conférer le pouvoir de gouverner la société ». Ce deuxième contrat, le plus important, lie le souverain et les citoyens par une promesse réciproque (fidèle obéissance au souverain, engagement à veiller au bien public).
3) La
spécificité du Contrat social de Rousseau
- Le contrat social de Rousseau, sa théorie de la volonté générale, mène à son terme le droit naturel moderne en élucidant les conditions sous lesquelles seul le peuple peut être regardé comme souverain, c’est-à-dire comme sujet véritable, auteur de toute légitimité politique. Nul ne saurait être légitimement contraint par une autorité qui n’ait au préalable obtenu en quelque façon son assentiment. Cette idée sert de critère pour distinguer en droit le juste et l’injuste tant au niveau individuel qu’au niveau politique.
- Comme l’ont montré Tocqueville (in La démocratie en Amérique) et Louis Dumont (in Homo Aequilis), la logique de la modernité est la logique de l’individualisme : nous pensons la politique à partir de ce qui constitue l’essence de l’individualisme, à savoir la liberté conçue comme faculté d’autodétermination. Tout ce qui fait obstacle à cette liberté est perçu comme moralement intolérable. Il en va de la souveraineté du peuple comme de la liberté de l’individu : de même qu’un individu privé de sa liberté - par exemple un esclave - n’est plus un individu mais tend à s’identifier à une chose (“renoncer à sa liberté, dit Rousseau, c’est renoncer à sa qualité d’homme”), de même un peuple qui cesserait d’être souverain perdrait sa qualité de peuple pour ne former qu’une simple agrégation.
- Rousseau, dans Le contrat social, repousse les diverses théories qui dissocient pacte d’association et pacte de gouvernement. Dans Le discours sur l’inégalité, Rousseau décrit le pacte d’association, dont l’utilité est de mettre fin à l’état de guerre, comme un pseudo-contrat social, une duperie des riches qui veulent rendre légitimes leurs usurpations et institutionnaliser l’inégalité, permettant au fort d’asservir le faible. Le pacte de gouvernement, au contraire, est un vrai contrat. Rousseau se propose, non plus d’interroger l’origine des sociétés existantes, mais le fondement légitime de l’autorité civile.
- Le pacte d’association n’est pas un pacte de soumission. Contrairement à Hobbes pour qui le contrat signifie que les individus se dessaisissent de leurs pouvoirs et les transfèrent à un seul et même souverain, le contrat rousseauiste n’engage pas les individus entre eux, mais ceux-ci avec le corps politique dont ils vont être membres.
- La condition fondamentale de légitimité du droit et du pouvoir qui l’institue, c’est sa conformité à la volonté générale. La souveraineté, en effet, n’est rien d’autre que “l’exercice de la volonté générale”. Il faut entendre par là, non l’addition de volontés particulières aveuglées par des intérêts privés, mais la recherche de l’intérêt général. La volonté générale n’est pas la volonté de tous. Elle n’est pas l’unanimité, ni la majorité (la majorité n’a pas toujours raison). La volonté générale, qui dit le droit, la loi, n’est pas une somme d’opinions communes, mais une intégration harmonieuse, une mise en accord de points de vue différents ayant une visée identique (l’intérêt général). La volonté générale est l’essence du peuple en tant que sujet produisant l’autorité légale. Seule la démocratie directe semble susceptible de ne pas trahir a priori la volonté générale.
- S’il remplit ces conditions, le droit pourra user de la force (droit pénal) comme d’un instrument de respect des lois, c’est-à-dire de liberté. Car, contrairement à la morale, qui repose sur la seule autorité de la conscience, le droit est nécessairement contraignant.
- Selon Kant, interprétant Rousseau, la volonté générale devient une “Idée régulatrice”, c’est-à-dire un idéal, sans doute irréalisable, mais dont on suppose qu’il est l’horizon ultime de l’histoire. L’apport principal du Contrat social de Rousseau réside dans l’élaboration d’une définition du peuple comme individualité libre. A noter que le droit naturel moderne a fourni le fondement philosophique de la notion générale des droits de l’homme puisque l’individualité libre est le fondement et la limite de l’autorité.
- Le livre I développe l’idée du pacte social : le pacte social est le fondement de l’Etat et consiste en la soumission de tous à la volonté générale.
- Le livre I s’ouvre sur un court préambule, sans titre, où Rousseau formule l’intention générale de l’ouvrage : « Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir quelque règle d"administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu"ils sont, et les lois telles qu"elles peuvent être ». Il s’agit de trouver la règle, c’est-à-dire le principe, qui se trouve à la base de l’organisation du corps politique (”administration”). Rousseau se donne donc pour objet d’étude les institutions légitimes.
- Mais si les lois doivent faire l’objet d’un jugement critique et normatif, Rousseau fait montre d’un souci de réalisme qui le contraint à allier d’un côté le droit ou justice (ce qui relève des principes, ce qui doit être), et d’un autre côté l’intérêt ou utilité (”les hommes tels qu’ils sont”). Rousseau n’a pas pour but de décrire la cité idéale. Comprendre en termes de droit le principe qui est à la base d’une organisation politique juste n’est pas construire une utopie, mais constituer un savoir rationnel du politique. C’est donc la question centrale de la constitution de l’Etat et des fondements du droit positif qui est posée ici et qui va être considérée comme centrale tout au long du livre.
- La notion d’intérêt n’est pas contradictoire avec la rationalité du projet. Rousseau s’était attaché dans le 2° discours à dégager dans la nature de l’homme ce qui relève des penchants, des sentiments, des passions, c’est-à-dire de cette constellation d’intérêts qui précèdent la raison. Le Contrat sera le fondement rationnel de l’harmonisation des intérêts particuliers, en dépit de leurs horizons contradictoires. L’analyse politique se fonde sur une anthropologie, qui dans le Contrat Social est présupposée.
- Le livre I établit la nécessité du pacte social. Le chapitre I annonce le plan du livre, réfute les conceptions erronées de l’autorité politique et expose la conception rousseauiste. Le premier paragraphe part de la nécessité de la vie en société et indique que pour être légitime, l’existence politique doit se fonder sur une première convention, c’est-à-dire un contrat social. La structure argumentative du 2ème paragraphe est la suivante :
1. « Si je ne considérais que la force…Mais l"ordre social… » : si la question était simplement : « de quelle façon, dans les faits, un ordre social s"impose-t-il ? », on pourrait la résoudre en constatant les inversions successives des rapports de force (révolutions, coups d’état…) qui font et défont les dominations, qui instaurent l’ordre par la contrainte.
2. « Mais l"ordre social est un droit sacré…Cependant, ce droit… » : la règle qui institue le corps social est sacrée, en ce sens que l’existence politique des hommes met en jeu leur vie intérieure et leur conscience morale. La réflexion politique ne peut s’en tenir à une description, elle doit dégager une règle et favoriser l’exercice de la liberté morale.
3. « cependant ce droit…Ce droit est fondé… » : le problème étant celui de la légitimité, quelle règle faut-il suivre pour donner un critère à la légitimité ? La nature ne peut servir de fondement.
4. « Ce droit… avancer » : conclusion : les sociétés devront se fonder sur un accord des volontés, sur des « conventions » (ce don ton convient) ; les conventions sont des institutions artificielles, produites par des volontés libres. Le contrat social est la convention fondatrice.
- Au total, ce premier chapitre ne fait qu’énoncer la problématique de l’ensemble de l’oeuvre. Il ne démontre rien, ce que Rousseau reconnaît explicitement d’ailleurs : « Je dois établir ce que je viens d"avancer ». C’est l’objet des chapitres suivants.
- “L’homme est né libre, et partout il est dans les fers”. Rousseau marque d’emblée le contraste entre l’essence et le fait. L’homme est libre par nature, mais cette liberté n’est visible nulle part. Il y a une contradiction immédiate entre le droit naturel prescrit par l’essence de l’homme et l’universalité (”partout”) du non-respect de ce droit. Cette phrase, qui manifeste l’injustice des faits, est déjà implicitement un programme : comment faire pour que le fait puisse s’aligner sur le droit ?
- Cette aliénation de l’homme, cette perte de la liberté constitutive de son essence, n’est pas un simple problème d’inégalité sociale : il n’y a pas des individus qui jouiraient de leur liberté alors que d’autres n’en jouiraient pas. L’aliénation est universelle. Car même la maîtrise instaure une dépendance du maître à l’égard de l’esclave. Or, c’est l’indépendance qui est la marque de la liberté. Dans le 2° discours, ce que crée le “funeste hasard” qui provoque le passage de l’harmonie de la société naissante au chaos de l’état de guerre, c’est la dépendance à l’égard d’autrui par le biais de la division du travail :
“De libre et indépendant qu’était auparavant l’homme, le voilà, par une multitude de nouveaux besoins, assujetti pour ainsi dire à toute la nature, et surtout à ses semblables, dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur maître : riche, il a besoin de leurs services ; pauvre ; il a besoin de leurs secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux.” (Discours sur l’inégalité, II° partie).
- Le constat de l’aliénation ne s’accompagne pas de la genèse historique du changement. Cette genèse était l’objet du 2° discours, mais ce n’est plus le problème ici. Le “Je l’ignore” paraît donc étrange : pourquoi ne pas renvoyer à cet autre travail ? Rousseau considère probablement que le discours n’a jamais réussi à dépasser la conjecture. Il s’agissait plus d’un travail logique qu’historique. Par contre, le problème de la légitimité ou de l’illégitimité du fait est le problème véritable de cet ouvrage, et plus particulièrement de ce livre.
- Pour traiter ce problème, il ne s’agit donc pas de rendre compte de la force qui a établi cette situation de fait, mais du droit qui doit permettre de juger ce fait. Car ce n’est pas la force qui crée le droit. Reste à savoir ce qui est de droit. Si Rousseau peut affirmer qu’un peuple “qui secoue son joug” fait bien, c’est qu’il sait que le fait (la force) ne fait pas le droit, et que c’est au nom d’une usurpation de droit qu’il peut se révolter. Seule la conservation de la liberté d’essence semblerait faire droit - contre la force - : mais comment ? Car Rousseau pose d’emblée que ce droit ne peut venir de la nature. La liberté naturelle ou liberté d’essence (”l’homme est né libre”) ne créerait pas un droit par nature. L’ordre social se détacherait donc du droit naturel, quoiqu’il puisse être jugé du point de vue du respect de la liberté naturelle. La conservation de la liberté serait-elle en même temps une modification de cette liberté ?
- Rousseau énonce
sa position : l’origine légitime du droit est conventionnelle. Il y a donc
passage de la liberté naturelle au droit légitime, et ce n’est pas la nature
qui fonde cette légitimité. Voilà qui semble d’emblée paradoxal. Il convient
donc de rendre compte de cette thèse, et de revenir sur les notions de nature
et de force, avant de traiter de l’origine conventionnelle du droit
*
- Les chapitres II, III , IV et V établissent la nécessité du pacte social : seule l’hypothèse d’une première convention permet de fonder l’ordre politique. Ces chapitres sont donc un examen critique des principes que les prédécesseurs de Rousseau ont posés à la base de l’organisation de la société. Le cadre conceptuel de cet examen est le passage de la nature à la société, c’est-à-dire le passage de cet état, où l’essence de l’homme est encore un donné naturel, à l’état présent, où ce qui constitue l’homme semble totalement se résoudre au social. Les “premières” sociétés sont donc des sociétés plus proches de leur origine et donc de leur essence. Ce doit être l’examen de ces sociétés qui peut fournir la réponse concernant le fondement naturel ou conventionnel du politique. Rousseau avait déjà travaillé ce problème dans le second discours. Il montrait que l’institution politique était postérieure à la société naissante, et qu’elle était nécessitée par sa dégradation. Ainsi y a-t-il bien eu une société au plus proche de l’état de nature, mais elle ne contenait pas en puissance l’état de société que nous connaissons. Et toutes les inégalités que nous constatons, y compris les problèmes du pouvoir et de l’esclavage, sont issus d’une première convention : on ne peut donc en aucun cas faire dériver le fait de la nature et l’ériger en droit.
- Dans le chapitre II plus précisément, Rousseau se demande s’il existe des formes d’autorité « naturelle ». Seule la famille en donne l’exemple, sous la forme du pouvoir du père. Mais peut-on fonder l’autorité légitime sur ce modèle familial ?
- Trois points sont rapidement évoqués dans ce chapitre : 1) le modèle du pouvoir paternel 2) l’origine naturelle du pouvoir du maître 3) l’esclavage par nature.
- Rousseau part du
constat que de
nombreux auteurs, comme Bossuet, par exemple, justifient le pouvoir du monarque
grâce à cette analogie avec la famille : puisque les enfants se
soumettent par principe au pouvoir de leur père, sans lui demander de comptes,
il doit en être ainsi à l’égard du monarque qui n’est que la transposition
institutionnalisée et quasi sacrée du pouvoir originaire qu’incarne le père (on
n’est pas très loin de Freud). Rousseau va démonter cette analogie paternaliste et
infantiliste, et montrer son inanité. Le pouvoir paternel ne peut, en effet, servir
de modèle à l’autorité politique pour plusieurs raisons de bon
sens : d’abord, le monarque n’a pas pour ses sujets l’amour désintéressé
d’un père pour ses enfants ; d’autre part, les sujets, contrairement aux
enfants, ne sont pas d’une nature plus irresponsable que celui qui les
gouverne ; enfin, la succession héréditaire ne peut fonder le pouvoir d’un
monarque actuel, puisque la lignée des premiers monarques s’est perdue dans la
nuit des temps.
- D’abord, le modèle du pouvoir paternel. Rousseau reprend ce modèle classique de l’économie politique pour le contester : ce n’est qu’un modèle, et c’est un mauvais modèle.
- La famille est bien analysable, cependant, comme la société la plus naturelle. Mais on ne peut en déduire, comme le faisait Aristote dans la Politique (Livre 1), le caractère naturel de la société: la société n’est pas une extension naturelle de la famille, c’est au contraire la famille qui, si elle se maintient, ne peut le faire que sur la base d’une convention. Toute l’analyse d’Aristote reposait sur le caractère “par nature” du lien social : la cité est par nature, et la triple autorité mari / épouse, père / enfants, maître / esclave est également naturelle - c’est d’ailleurs cette autorité qui contient en puissance l’ordre de la cité.
- Pour étayer sa thèse, Rousseau s’appuie sur l’analyse de la nature humaine. Le procédé est décisif : la nature n’est pas à chercher dans l’organisation sociale, qui ne peut être que conventionnelle, elle est à chercher dans l’homme lui-même. La nature humaine contient deux lois (cf préface du 2° discours) : l’amour de soi (instinct de conservation) et la pitié. C’est l’amour de soi qui joue dans la présente argumentation. Le lien de dépendance qui existe à la naissance est ponctuel : ce n’est pas une dépendance par nature dont on pourrait dériver toute forme de dépendance. Le lien ne dure que tant que la conservation de soi ne peut être assurée de façon autonome. Mais ce n’est pas l’autorité paternelle qui est première, c’est la nécessité de se conserver soi. L’autorité paternelle n’est qu’un moyen. L’indépendance est donc le devenir naturel des enfants. La famille est toujours appelée à se dissoudre. Elle ne peut donc pas constituer un modèle politique. Le pouvoir royal ne peut être fondé sur le pouvoir paternel, puisque les sujets y sont toujours mineurs.
- L’origine naturelle du pouvoir du
maître :
- La différence entre le père et le maître est manifeste: à l’amour du père pour ses enfants se substitue le plaisir du pouvoir. On passe donc d’un sentiment altruiste à un sentiment égoïste. Pour Rousseau, la dérive est claire : à l’être doit se substituer le paraître, puisque le pouvoir, pour se maintenir, devra simuler. Cette simulation jouera ainsi l’altruisme : le pouvoir n’existe pas pour lui-même, mais ne se soutient que d’être “en faveur” de ceux qui sont gouvernés. Raisonnement fallacieux. Et on ne peut déduire de cette ruse du pouvoir sa légitimité.
- Le fait ne peut rendre compte du droit. Ce n’est pas parce qu’il y a des maîtres, que ces maîtres existent de droit : l’espèce n’est pas naturellement divisée en maîtres et sujets. On ne peut passer du modèle paternel au modèle du berger. Le bon pasteur n’est qu’une métaphore : ce n’est pas un fondement naturel de l’autorité politique.
- L’esclavage par nature :
- La référence est toujours aristotélicienne (La Politique, Livre 1, chapitres IV à VII). Aristote discute déjà, d’ailleurs, le problème de l’origine de l’esclavage, de façon à réfuter la thèse conventionnaliste. L’esclavage est naturel, et n’est qu’un cas particulier d’un principe qui régit l’univers tout entier : principe finaliste selon lequel chaque individu répond à une fin inscrite par nature en lui. Ainsi certains hommes naissent-ils bien pour l’esclavage, et les autres pour la domination. L’esclave ne s’appartient pas lui-même, parce que la raison qui le régit est extérieure à lui : elle réside dans la personne du maître. Il est dès lors avantageux à l’esclave de s’en remettre au maître pour son propre bien.
- Seulement, quand Aristote repère cette finalité dans l’esclave, il confond finalité sociale et finalité naturelle. Ce n’est pas parce que l’esclave, dans la société, est né pour être esclave, que cette finalité n’est pas artificielle. Son inertie ne fait pas droit. L’esclavage est historique, et le contentement possible de l’esclave dans son état n’est pas un argument : c’est la nature en lui qui a été détournée. La lâcheté est une passion sociale qui permet à l’état servile de se maintenir. L’esclavage avilit l’homme, puisqu’il lui ôte le goût d’en sortir. Mais, encore une fois, le fait ne peut justifier le droit.
- L’ironie de la fin du chapitre est paradoxale : elle indique que l’on ne peut remonter historiquement le cours de l’histoire jusqu’à une première société dont il serait possible de déduire le fondement valable pour toute société. On ne peut remonter du fait jusqu’à une origine manifestant le droit. C’est pourtant ce que Rousseau avait lui-même fait, de manière conjecturale, dans le 2° discours. Mais le résultat était clair : il y a un moment où l’histoire fait un saut, et ce saut est le passage da la nature à la société par le biais d’une première convention.
*
- Ce chapitre est le prolongement du précédent : le droit se constituant comme la légitimation du fait, il est dit fondé en nature. La force qui établit son pouvoir dans les faits serait en droit de le faire, puisque la force est une manifestation de la nature. C’est un problème théorique important : la force fait-elle droit ? Y a-t-il un droit du plus fort ? La thèse de Rousseau dans ce chapitre est la suivante : la force ne saurait à elle seule fonder l’autorité ; la supériorité physique ne peut créer aucun pouvoir durable. La fontaine, dans Le loup et l’agneau, n’a pas raison d’affirmer que « la raison du plus fort est toujours la meilleure ».
- Le raisonnement de Rousseau est le suivant : si la force ne fonde pas le droit, le droit suppose une soumission volontaire, une reconnaissance, un acte d’assentiment de l’esprit. Or la force, si elle peut me contraindre, ne m’oblige pas : elle n’implique pas que je me soumette à elle en esprit. Ma soumission est le fruit de ma faiblesse. Mais ce constat n’entraîne pas une reconnaissance légitime. Les concepts importants sont ceux de force, d’obligation, de soumission, d’autorité. L’obligation est une obéissance volontaire et légitime ; la soumission est le fait d’obéir à une puissance contre son gré ; l’autorité est le pouvoir légitime d’imposer l’obéissance, de commander à autrui (il s’agit ici d’une obéissance acceptée excluant la violence directe) ; l’obéissance est l’acte par lequel les individus se plient volontairement à la loi ou à l’ordre légitimes. La force est une puissance physique de l’ordre du fait, et non du droit, un principe de puissance corrompue, un impatience dans la relation à autrui.
- Le rapport nature / force / droit avait déjà été exposé par le sophiste Calliclès dans le Gorgias de Platon (cf. supra, pour la TL, texte étudié en classe). La force fait droit parce qu’elle relève de la nature, alors que la convention est contre-nature : “le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant” (491-492). Tous ceux qui prétendent aller contre la nature au nom de la morale, dit Calliclès, ne font que masquer leur propre faiblesse : ce détour par la morale est une ruse des faibles contre les forts pour leur subtiliser le pouvoir.
- Rousseau s’empare de ce raisonnement pour le retourner. La distinction entre “fait” et “norme” se brouille quand on fait mention du “droit du plus fort”, en suggérant par là que celui qui dispose en fait d’une supériorité physique est en droit d’imposer sa loi à ceux sur qui il l’emporte (“le plus fort a toujours raison”). C’est au nom d’une telle conception qu’on a justifié, dans l’Antiquité, la fréquente réduction en esclavage des prisonniers de guerre. Rousseau met en évidence l’absurdité d’un tel droit et montre que la force ne fait pas droit. - - En effet, si la force prétend faire droit, c’est parce qu’elle ne peut plus se soutenir comme force. Le prétendu droit du plus fort est un subterfuge, un “sophisme” pour que le fort puisse se maintenir, alors qu’il n’est plus en mesure de la faire. Le problème du pouvoir instauré par la force est, en effet, la durée. Machiavel avait bien vu qu’il s’agissait là d’un problème de technique politique essentiel, puisqu’il s’assignait un double objet dans Le Prince (publié en 1532) : étudier la conquête du pouvoir et sa conservation.
- La force est une puissance physique. Comme telle, elle a des effets qui durent autant qu’elle. Mais le plus fort n’est jamais assez fort pour faire durer sa position par la force. Il a alors recours à une mystification, qui constitue la ruse politique par excellence : il dissimule le véritable état de fait (rapport de forces), et substitue à la force un fondement juridique. Toute l’opération consiste à entériner l’état de fait, à camoufler l’origine réelle du pouvoir, en lui donnant un fondement intemporel, de façon à garantir l’avenir.
- “Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir…” La force a par nature un caractère instable : le plus fort exerce sa domination aussi longtemps qu’il ne rencontre pas un plus fort que lui; elle a donc besoin de l’artifice du droit pour dépasser cette caducité (faire croire que la soumission n’a pas pour motif la seule force physique mais la référence à un principe de légitimité).
- Il y a contradiction entre les termes “force” et “droit” : la force produit ses effets avec nécessité; céder à la force est un fait inévitable et prévisible, qui est contenu dans la force comme l’effet dans la cause. D’un fait on ne peut tirer une norme : obéir au plus fort n’est pas un devoir, c’est tout au plus une nécessité (sauf pour les têtes brûlées ou les kamikazes), et celui qui dispose d’une supériorité physique n’est pas en droit d’imposer quoi que ce soit. La relation au droit, à l’opposé, suppose une autorisation ou une injonction qui peut être ou non suivie d’effets : elle n’est efficace qu’en vertu de l’adhésion de la volonté et suppose donc la liberté du sujet. Mais aucune force ne peut se transformer en droit : la force étant une puissance physique, aucun effet moral (juridico-politique) ne peut en sortir. Céder à la force est donc une simple nécessité physique, non un devoir moral.
- Il ne faut donc pas obéir à la force par devoir : le devoir ne convient qu’envers le pouvoir légitime. Il n’y a pas plus d’obligation d’obéir à celui qui exerce un pouvoir par la force qu’à un brigand ; désobéir face à un tel homme est aussi légitime que de se soigner quand on souffre d’une maladie. Encore faut-il être en mesure de faire la différence entre un pouvoir fondé sur la force, mais qui s’est paré d’un discours de légitimité, et un pouvoir réellement légitime. Cela suppose la capacité d’analyser le discours politique de façon à le démystifier : cela suppose l’éducation .
- Ce texte met bien en valeur la différence de nature existant entre le fait et le droit. La référence au droit suppose toujours la parole : elle relève d’abord du jugement : “Tu n’as pas le droit”; “J’ai le droit”. Il s’agit, dans ces expressions, de comparer ce qui est à ce qui doit être. Le fait s’impose: produit par des causes, il est toujours explicable et son existence est incontestable. La force, par exemple, qui est de l’ordre du fait, a toujours une certaine forme d’autorité : “ça ne se discute pas”. Mais l’argument du droit consiste à contester le bien-fondé de ce qui cherche à s’imposer par sa seule présence.
- En ce sens, le droit se présente comme un absolu qui a valeur critique. Se référer au droit, c’est distinguer, au sein de la réalité de fait, ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas. Exemple d’Antigone qui s’insurge contre Créon. Le droit est une série d’énoncés normatifs: parce qu’un certain nombre de comportements observés ou possibles dans le cadre d’une société donnée ne sont pas acceptables, on a imaginé de normer les comportements par des règles de droit, ou règles juridiques, qui instituent des devoirs en prononçant l’interdiction de certains actes, ou l’obligation d’en adopter d’autres. Ainsi les systèmes juridiques se construisent sur la base d’un refus du fait brut, et notamment de la violence entre les particuliers, ou entre les groupes (une bande, un parti politique, un mouvement religieux, etc.).
- Mais le droit
n’est pas invoqué uniquement pour porter un jugement de valeur sur un fait,
mais aussi pour conformer
la réalité à l’idée, à l’exigence, à la valeur (celle de justice, en
l’occurrence). Le droit est ainsi la référence qui garantit la possibilité d’un
acte. Aussi le droit doit-il avoir une certaine efficacité, pour ne pas rester
cantonner dans l’idéal : il doit avoir “force de loi”. Le droit a besoin de la force pour sanctionner
les transgressions et pour avoir force de loi. En ce sens, la force est la
violence légale et légitime, au service du droit et de la justice. Problème
fondamental : faire en
sorte que la justice soit forte et que la force soit juste.
- Mais le droit a ceci de caractéristique qu’il transforme essentiellement la nature de la force : le droit use de la force pour sanctionner une transgression et non comme motif des actions; la force est alors proportionnée et son usage est décrété par une puissance impartiale. Exemple de la sanction pénale . Le droit suppose ainsi une puissance publique, supérieure aux rapports de force qui régissent inévitablement les rapports interindividuels. Qu’est-ce, en effet, qu’un droit dont le respect n’est pas assuré ? Comment assurer le respect du droit si les sujets de droit ne sont pas soumis à une autorité commune ? Si la loi ne s’applique pas à tous et si personne n’est en mesure de la faire respecter, on passe du droit à la force sans délai.
- Nous sommes alors confrontés à un paradoxe que ce texte laisse en suspens : le droit exclut la force, la vengeance, la violence privée, il est du côte de la raison , de l’ordre, de la non violence, de la paix; il suppose pourtant la force s’il veut se faire respecter et s’incarner dans la réalité, c’est-à-dire dans la loi.
- Il a été démontré, dans les deux chapitres précédents, que ni la nature ni la force ne pouvaient rendre compte de l’institution politique et du droit qui la fonde. Il reste une seule hypothèse pouvant légitimer l’autorité politique : la convention.
- L’idée d’une convention originaire qui rendrait compte du droit de gouverner n’est pas nouvelle: elle remonte à Hobbes et a été reprise ensuite par Grotius et Pufendorf. C’est une telle convention qui aurait permis le passage de l’état de nature - généralement conçu comme état de guerre de tous contre tous (Hobbes) - à l’état civil. Reste à penser la nature de cette convention. Le problème qui se pose est celui de la liberté dans l’Etat. Le problème est simple : à l’état de nature, la liberté est totale, et n’est limitée que par la force physique qui s’oppose à la mienne ; à l’état de société, elle est restreinte puisque le citoyen doit obéir aux lois de l’Etat, dont la prescription est absolue.
- La difficulté, pour Rousseau, va être de penser la légitimité de cette prescription absolue de la loi, sans l’assimiler à une servitude. Car il est bien vrai que l’Etat a tout pouvoir, et que lors d’une expropriation, d’une imposition, d’une réquisition ou d’une conscription, ma liberté est réduite à néant. Suis-je alors à l’état de servitude dès que je suis dans l’état de société ? Non, répond Rousseau, si je me suis moi-même prescrit la loi à laquelle j’obéis. Mais il faut que je sois partie prenante de l’autorité politique.
- Il est alors essentiel de comprendre le rapport à l’Etat non comme un pacte de soumission, mais comme une métamorphose de la liberté, un passage de la liberté naturelle à la liberté civile sans perte. C’est donc contre Hobbes qu’il faudra penser l’institution politique. Le pacte social ne doit pas pouvoir être pensé comme pacte d’asservissement. Tout ce chapitre va, en conséquence, s’attacher à montrer qu’un pacte d’esclavage est absurde, que ce soit l’esclavage d’un individu à l’égard d’un autre, ou d’un peuple à l’égard d’un souverain. L’Etat ne peut pas se constituer en droit par l’aliénation de la liberté. Il n’y a pas de contrat d’esclavage, mais seulement des contrats de liberté.
- Rousseau avait
déjà démonté la théorie de l’esclavage par nature (chap. II). Dans le chapitre
IV du livre I, Rousseau se demande donc ce que vaut l’idée d’un « contrat
d'esclavage », soit entre un esclave et son maître, soit entre un peuple
et son chef. Rousseau
va montrer l’impossibilité de l’esclavage par convention. La
question de l’esclavage abordée ici n’est donc pas une digression de Rousseau,
ce que l’on serait amené à penser, vu que l’esclavage est une relation de
personne à personne, et non de citoyen à Etat. Or, il ne s’agit nullement d’une
digression puisque ce chapitre-clé vise à montrer ce que ne peut pas être une
convention juridique en général.
- La structure argumentative de ce chapitre est organisée autour de l’idée que l’esclavage n’est qu’un cas particulier du prétendu droit du plus fort, déjà réfuté. Rousseau développe longuement une réflexion sur la guerre où il examine dans quelle mesure la défaite crée des obligations. L’état d’esclave ne peut en être une conséquence juridiquement valide. L’esclavage ne peut faire l’objet d’une véritable convention.
- En effet, la servitude est l’aliénation de la liberté. Aliéner quelque chose signifie rendre quelque chose étranger à soi, mettre quelque chose hors de son pouvoir. On peut par convention aliéner un bien en échange d’un autre bien. Mais aliéner par convention sa liberté est contradictoire : pour ceux qui la passent, une convention n’a de sens et ne les engage qu’en tant qu’elle est un acte de liberté, de sorte que je ne peux librement me déposséder de ma liberté. Ce raisonnement est bien sûr valable pour un peuple dont la liberté se nomme « souveraineté ». Rousseau affirme donc ici que la souveraineté du peuple est inaliénable. Le pacte social ne peut consister en un pacte de soumission (la soumission unilatérale d’un peuple à son prince).
- Deux moments constituent la démonstration : 1) critique d’une soumission volontaire, et 2) critique d’une soumission forcée.
- 1) Critique d’une soumission volontaire.
- Un contrat est un échange entre deux parties libres. Deux éléments sont à considérer : ce qui est échangé, et si, de manière générale, la liberté, présupposée comme appartenant à chaque contractant, peut consister en cet échange.
- Deux types d’échange sont envisagés : liberté contre subsistance, et liberté contre protection. La liberté contre la subsistance n’a politiquement aucun sens, puisque c’est le peuple qui est producteur de richesses par son travail. Ce n’est donc pas pour se nourrir qu’un peuple échange sa liberté. L’autre solution a plus de sens : c’est celle de Hobbes. C’est parce que la liberté à l’état de nature n’aboutit qu’à mettre la vie de tous en péril que le pacte social est envisagé, à la fois comme pacte d’union et de soumission : la finalité du pacte étant la sécurité. La protection est ainsi la raison d’être et la limite de l’Etat : si demain le pouvoir n’assure plus ma sécurité, et qu’il n’y a pas de différence de ce point de vue entre l’état de nature et l’état de société, je peux considérer que le pacte est rompu. La paix civile constitue donc tout le sens de cet échange où je consens librement à me défaire de cette liberté pour constituer l’Etat.
- Rousseau conteste ce point : non seulement l’ordre n’est pas mieux assuré qu’à l’état de nature, mais la guerre y est plus fréquente et plus terrible. La divergence entre les deux philosophes renvoie à l’appréciation différente de l’état de nature : car c’est précisément par auto-conservation que, pour Hobbes, tout doit être préféré à l’état de nature. La guerre n’y est pas de même espèce dans l’état civil : elle n’est pas de tous contre tous. Rousseau accepte l’idée que l’institution politique puisse avoir pour fin la sécurité (c’est même l’origine du premier - et mauvais - contrat dans le 2° discours), mais pas en échange de la liberté.
- La liberté ne peut pas être échangée parce qu’elle est l’essence de l’homme. Or, le droit, comme la moralité, a la liberté pour fondement. Rousseau atteint là la raison ultime, ce sans quoi plus rien n’est pensable. L’autorité politique ne peut s’instituer par suppression de l’humanité. Et, par suite, la négation du droit ne peut être transmissible. Naître esclave, c’est être nié dans sa nature : or personne ne dispose de la nature d’un être. Rousseau définit là un droit qui sera essentiel durant la révolution : le droit de chacun - et par suite, le droit d’un peuple - à disposer de soi. Ce droit est conçu comme découlant de la liberté d’essence de l’homme.
2) Critique d’une soumission forcée.
- Rousseau s’attache à critiquer maintenant un supposé droit d’esclavage issu de la guerre. La réduction à l’esclavage des ennemis capturés est un fait historique. Mais ici encore, le fait ne peut faire droit. Aristote, lui-même, légitimait l’esclavage par nature pour mieux condamner l’esclavage par capture : car celui-ci peut être contre-nature. Le risque était de réduire à l’esclavage un homme libre par nature. Rousseau peut, en quelque sorte, étendre le raisonnement, car tout homme est libre par nature.
- Pourtant, il s’agirait d’un véritable contrat d’esclavage : la liberté est échangée contre la vie sauve. Contrat forcé et libre à la fois : forcé puisqu’il faut choisir, et libre puisqu’il est toujours possible de choisir la mort. Rousseau répond à deux niveaux : a) ce contrat est fondé sur un prétendu droit de guerre, mais la guerre ne fait pas droit, et b) ce contrat ne lie pas : il n’est que la continuation du rapport de forces.
- Rousseau se livre à une analyse de l’état de guerre. La guerre suppose l’état de société. Dire, comme le dit Hobbes, que l’état de nature est un état de guerre n’a pas de sens. Et ceci pour deux raisons. D’une part, l’homme à l’état de nature n’a pas de rapport réel à autrui, parce qu’il n’a pas de continuité dans ses rapports. Le temps n’est pas appréhendé de la même façon. La continuité suppose la mémoire au sens où Nietzsche montrera combien cette faculté est liée au travail de la moralité de moeurs (Généalogie de la morale, 2° dissertation, § 1,2 et 3). Or l’homme de la nature est l’homme du présent : “Son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle sans aucune idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être." (2° discours, I). Il n’y a donc ni guerre ni paix, car il ne peut y avoir ni temps de guerre ni temps de paix.
- D’autre part, la guerre n’existe pas d’individu à individu. Or, l’homme à l’état de nature est seul et indépendant : il ne peut donc connaître l’état de guerre que comme membre d’un État en guerre - la guerre n’existant que d’Etat à Etat.
- Cette analyse conceptuelle a pour objet de montrer que l’esclavage, qui est un rapport personnel du maître à son esclave, ne peut être fondé sur l’issue d’une guerre, qui est un rapport réel entre Etats. Si un individu fait la guerre, ce n’est pas en tant que lui-même, mais en tant qu’il est appelé par un Etat à la faire. Le pillage par des soldats (butin personnel) est un détournement : c’est une forme de brigandage. Rousseau ne cherche pas ici à distinguer une guerre “propre” - ou dans les règles de l’art - d’une guerre détournée de son essence. Son but est de prouver qu’il ne peut y avoir un droit d’esclavage qui découlerait de la guerre.
- Ainsi les soldats vainqueurs ne peuvent-ils en aucun cas se dirent légitimés à réduire les vaincus à l’esclavage : s’ils le font, il n’y a pas droit mais force. C’est le rapport de violence qui se prolonge : la violence étant ici la cessation du droit. Cette violence fait que l’esclave n’est en aucune façon lié à son maître : l’état de guerre qui a donné lieu à la soumission de l’un par l’autre ne fait que continuer.
- En résumé, il ne peut y avoir pacte de soumission : un peuple ne se soumet pas à un pouvoir par contrat. L’origine d’un pouvoir absolu ne peut pas être contractuelle, ou bien il n’est pas absolu. Le modèle de l’esclavage ne permet pas de comprendre l’institution politique. Le seul contrat auquel on aboutirait serait une parodie de contrat. Le despotisme repose donc sur une violence politique et non pas sur un droit octroyé par les sujets. Il n’y a pas de despotes légitimes. Si l’on veut comprendre le fondement du pouvoir légitime, ce n’est pas vers le fait qu’il faut regarder, mais vers le droit, c’est-à-dire vers un pacte social qui ne soit pas de soumission, mais bien d’union politique.
- Après avoir écarté, dans les chapitres II, III et IV, les principes erronés du droit politique, Rousseau en vient à l’énoncé de sa propre théorie (chapitres V et VI). Le chapitre V notamment tire la conséquence des impasses précédentes et des critiques adressées aux théories classiques concernant le fondement de l’autorité politique. Le fondement de l’institution politique ne se trouve ni dans la nature (II), ni dans la force (III), ni dans une convention comprise comme pacte de soumission (IV). Ces fondements sont erronés car ils supposent que le peuple ne serait qu’une multitude passive, sans volonté identifiable.
- Rousseau va poser dans ce chapitre que l’autorité politique tire sa consistance et sa continuité, et l’Etat sa légitimité, de la reconnaissance et de l’obéissance volontaire du peuple. Si l’autorité de l’Etat se fonde sur la volonté du peuple, il faut reprendre les choses à leur source : commencer par ce qui confère à l’Etat une volonté et une souveraineté, ce qui fait qu’il est un peuple. Ayant réfuté la pertinence du pacte de soumission, Rousseau va montrer que le pacte d’union est à lui seul la totalité du contrat social. Seul le pacte d’union fait qu’un peuple est un peuple, c’est-à-dire une association. Le contrat social, c’est donc « l"acte par lequel un peuple est un peuple » et ce pacte, encore une fois, consiste en un pacte d’association – et non de soumission – par lequel une collectivité d’hommes se considère comme un corps, exerçant la souveraineté.
- Que serait donc
un peuple avant ce pacte ? Réponse : une simple agrégation. Il s’agit donc de
comprendre cette différence conceptuelle opérée entre agrégation et association
- différence qui est l’objet de ce chapitre V, et dont la compréhension est
essentielle au chapitre clef du Livre 1, le VI° : du pacte social.
- Commençons par la
difficulté qui surgit dans le texte de Rousseau : pourquoi donc penser l’unité
d’un peuple comme un contrat, alors que l’histoire montre qu’un peuple est le
résultat d’un processus d’unification culturelle et politique qui se déroule à
l’insu des sujets, mais qui lentement parvient à la conscience, jusqu’à faire
du peuple lui-même un sujet ? Pourquoi voir une convention là où il y a histoire ?
- De toute évidence, Rousseau n’a pas pour objet de comprendre le processus d’unification qui a constitué le peuple comme tel. Son objet n’est pas historique, il est de trouver le principe sur lequel repose l’autorité politique. La lecture la plus éclairante du Contrat est ici celle de Kant, car la conception du contrat devient critique : “Le contrat originaire (contractus originarius) n’est pas le principe qui permet de connaître l’origine de l’Etat (status civilis), mais comment il doit être.” “Le contrat social est la règle et non pas l’origine de la constitution de l’Etat ; il n’est pas le principe de sa fondation mais celui de son administration et il éclaire l’idéal de la législation, du gouvernement et de la justice publique.” ( Note 59 sur Théorie et pratique). Ce texte reprend presque mot pour mot la première phrase du Contrat Social.
- Le contrat originaire n’est pas un fait, mais “une simple Idée de la Raison”. Il s’agit donc pour Rousseau de penser la nature rationnelle d’un peuple pouvant servir de règle à tout exercice du pouvoir. On peut d’ailleurs faire la différence conceptuelle entre originel, qui renvoie à l’origine temporelle, à l’événement fondateur - ainsi, le péché originel renvoie-t-il au commencement des temps - et originaire qui renvoie à l’origine logique, au premier principe, que ce principe soit ou ne soit pas un événement historique. La lecture que Kant fait du contrat social est donc d’y voir un contrat originaire. Rousseau paraît aller dans ce sens dans le Contrat (”bien qu’elles [les clauses] n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues”.) ; par contre, l’énoncé du “mauvais” contrat dans le second discours a, comme tous les arguments / événements de ce texte, un statut plus ambigu : entre originel et originaire.
- Le philosophe politique américain John Rawls nous permet de bien saisir le rôle théorique du concept de contrat dans son ouvrage majeur Théorie de la justice (1971, traduction 1987). Pour penser la justice, on doit imaginer “une position originelle [au sens que l’on vient de voir d’originaire] d’égalité” (le fameux " voile d'ignorance ", évoqué en cours) à partir de laquelle les conflits doivent être posés rationnellement, abstraction faite de tout intérêt particulier. Une décision juste sera une décision prise dans des conditions telles que le sujet qui juge ne soit pas partie prenante du conflit, mais soit absolument libre, c’est-à-dire sujet désintéressé. Une justice idéale serait une justice où les acteurs sociaux agiraient en position d’égalité de droit et se penseraient eux-mêmes dans un jeu de réciprocité totale. Cet idéal doit servir de règle pour pouvoir statuer sur la valeur d’une décision de justice. C’est de ce point de vue que je peux accepter une condamnation pour moi-même - quand bien même elle léserait mes intérêts propres - parce que je l’estime rationnellement juste (i.e. : du point de vue d’une position originelle de justice).
- La première convention est à penser de la façon suivante : le contrat symbolise la réciprocité idéale à partir de laquelle la souveraineté est pensable. En termes kantiens, le contrat est une Idée fondant la légitimité du pouvoir en raison. Et si je parviens à me considérer en deçà de cette réciprocité originaire, je me pense à l’état de nature, c’est-à-dire réduit à mes propres forces.
- C’est donc cette première convention qui assure le passage d’une simple agrégation à une association. L’agrégation est une simple multitude soumise à un maître. La peur qui régit les sujets soumis au despote fait que l’on ne peut pas parler d’un peuple. Le peuple apparaîtra comme tel quand il sera à lui-même son propre sujet, conscient de soi et non soumis. Le passage de la passivité à l’activité, la prise de conscience de soi comme sujet souverain et constituant, est ce qui détermine, pour Rousseau, le concept de peuple (”Les associés prennent collectivement le nom de peuple.”).
- Les cinq premiers chapitres ont réfuté les principes des thèses adverses. Les chapitres VI et VII ont en commun d’énoncer la thèse centrale de l’ouvrage, c’est-à-dire de dévoiler le mécanisme du pacte social comme fondement du droit. Le chapitre V a montré la nécessité d’une convention originaire. Rousseau va maintenant mettre en scène cette convention selon une procédure proche de celle qu’il avait utilisée dans le 2° discours. Cette première convention est le pacte social, par lequel chacun s’aliène avec tous ses droits à toute la communauté et préserve ainsi sa liberté.
- Rappelons le moment du pacte dans le 2° discours. L’état de nature a déjà été dépassé dans la jeunesse du monde, état historique et véritablement primitif. Ce n’est que lors de la désagrégation de cet état primitif dans un chaos conflictuel généralisé que la nécessité du contrat apparaît, “car le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être”. Mais nous savons que dans le texte de 1755, ce contrat est pensé comme le mauvais contrat duquel surgira la nécessité d’un vrai contrat.
- Cette nécessité de penser rationnellement l’organisation sociale afin d’éviter la disparition définitive de chacun sera reprise par Kant, qui verra là la ruse de la nature, qui utilise l’exacerbation des passions comme moteur de l’histoire.
- Rousseau reprend ici cette idée sans se référer explicitement au schéma du 2° discours : ce qui importe, c’est l’argument de la pression des faits : ce n’est pas parce qu’ils sont raisonnables que les hommes vont choisir la rationalité du contrat, mais parce qu’ils y sont contraints. Ils sont contraints de passer de l’agrégation (forme irrationnelle de la multitude) à l’association (forme rationnelle et consciente).
- Le modèle qui sert à Rousseau pour penser ce passage est un modèle physique : il faut unir les forces existantes. Pourquoi ce modèle ? On peut penser qu’en voulant fonder l’institution politique de manière scientifique, il privilégie un modèle mécanique à un modèle téléologique : les hommes sont poussés à s’organiser. Mais ils échappent au déterminisme parce qu’ils sont dans la nécessité de trouver eux-mêmes la solution au problème.
- Les forces de chacun ne doivent plus être utilisées les unes contre les autres : elles doivent être unies pour le profit de tous. Et il s’agit par ailleurs de les composer sans porter atteinte à la liberté. Le passage à l’association contient donc deux problèmes à résoudre : 1) l’état civil doit posséder une force commune de façon à protéger les personnes et les biens 2) la liberté, essence de l’homme, doit être préservée.
- Le chapitre VI traite la question du fondement de l’Etat, sous la forme d’une hypothétique genèse. Il s’agit de se placer à cet instant fictif où un groupe d’hommes, non encore soumis au droit, estime que cette soumission devient nécessaire.
- Rousseau commence par la formulation d’une hypothèse : supposons que les hommes soient contraints de s’unir, de mettre leurs forces et leurs volontés en commun. Qu’en résulte-t-il ? Ils doivent alors soumettre par convention à une volonté unique le soin d’établir les règles de leur coexistence. Cette convention a pour raison d’être le bien de « chaque associé », et pour condition l’assentiment de sa libre volonté (« une forme d'association…par laquelle chacun s'unissant à tous…reste aussi libre qu'auparavant »).
- Conséquence : le pacte social n’est pas un pacte de soumission de certains hommes à l’égard d’autres hommes. Il consiste, au contraire, en une aliénation complète de la volonté de chacun « au profit de tous », au profit d’un « corps moral et collectif » formé de la totalité des contractants. Il s’agit d’un transfert de souveraineté, lequel produit un ordre supra-individuel, sans priver aucun individu de sa liberté propre. Chacun, en tant que sujet, contracte avec soi-même, en tant que membre du souverain ; chacun, obéissant à tous, n’obéit qu’à soi-même. Ce qui, du coup, rend impossible toute forme d’oppression arbitraire. La liberté est préservée : chacun se donnant tout entier, la clause est égale pour tous ; on ne se donne pas à une personne, mais à un être abstrait qui est guidé par la volonté générale, et qui ne peut poursuivre de buts particuliers contraires à l’intérêt général.
- Cet acte produit un être collectif (« le peuple », c’est-à-dire le « souverain »), doté d’une volonté unique qui veut à la place de chacun, sous la forme des lois de l’Etat. La volonté du peuple est la volonté générale. Cette notion de volonté générale est la notion centrale. Que faut-il entendre par là ?
- Par « volonté générale », il faut entendre, non pas la volonté de tous. La volonté de tous regarde à l’intérêt privé et n’est qu’une somme de volontés particulières. La volonté générale, au contraire, ne regarde qu’à l’intérêt commun. La notion de volonté générale désigne l’idée d’une volonté collective unique et identique pour tous. Son objet est général car elle ne statue que sur du général et se distingue de la particularité des décisions du pouvoir exécutif. L’expression de la volonté générale est la loi, caractérisée par son universalité. Cette volonté générale est toujours bonne car elle exclut la considération du particulier.
- Cette idée de
volonté générale est la seule qui puisse justifier la soumission aux lois.
Comme les contractants sont libres d’accepter ou non le contrat social, ils
n’auraient aucune raison de le faire si le droit était au service de certaines
volontés. La seule solution, pour que des individus divers ayant des intérêts
différents se soumettent à des règles identiques, est que ces règles soient
édictées par aucun d’entre eux en particulier, mais relèvent d’une volonté
supérieure et impartiale. Par le pacte social, chaque contractant s’engage,
lorsqu’une loi est votée, à faire comme si : la volonté générale est surtout une fiction
théorique. Lorsqu’une volonté passe pour la volonté générale, il
s’agit de la volonté d’une certaine partie, plus ou moins majoritaire, du
peuple. D’où un problème : comment être sûr que la volonté de l’Etat a bien pour
finalité l’intérêt général ?
- Rousseau en déduit le sens du pacte : chacun d’entre nous veut se soumettre au droit tel qu’il sera défini par le corps social que nous formons.
- Rousseau ne décrit pas un acte réel, mais une exigence théorique pour penser le fonctionnement de l’Etat, le statut théorique du droit et le rôle des citoyens.
- Les données du contrat sont les mêmes pour Rousseau qu’elles l’étaient pour Hobbes. Le moment précédant le contrat et le rendant nécessaire est le conflit généralisé : état de nature pour Hobbes, état de guerre perpétuelle déjà pensé comme social pour Rousseau. Ce qui est en jeu est donc la sécurité et la liberté. Mais Rousseau refuse de privilégier l’un au détriment de l’autre : le pacte doit à la fois protéger (sinon l’association est inutile) et conserver la liberté (car elle est l’essence de l’homme).
- Le sacrifice que propose Hobbes serait absurde puisqu’il déshumanise l’homme en lui ôtant ce qui le fait homme : la liberté. Le contrat social deviendrait dénaturation : ce que, précisément, Rousseau dénonce constamment. Mais le problème est alors : comment est-il possible de protéger la liberté sans la limiter ? Le pacte ne doit pas se transformer en pacte de soumission, l’union ne doit pas créer la dépendance.
- Le problème est d’autant plus difficile que nous nous trouvons à un stade où la possession existe. Le contrat social n’est pas un passage de l’état de nature à l’état de société comme pour Hobbes, mais une refonte rationnelle de l’état de société : passage de l’agrégation à l’association. Il y a donc des biens à protéger. Chaque associé se trouve dans une situation d’égalité juridique, créée par l’acte d’association, mais d’inégalité réelle en ce qui concerne les biens. Le contrat va permettre de transformer l’appropriation en propriété en donnant un statut juridique aux biens (chapitre IX), mais, ce faisant, va consacrer une forme positive d’inégalité. Toutefois, l’institution du droit par le pacte suppose ce que Rousseau nomme l’aliénation.
- La solution au problème est une métamorphose du concept de liberté : la liberté naturelle devient, par le pacte, liberté conventionnelle. Et la clause essentielle, la condition sine qua non du contrat, est l’aliénation de cette liberté naturelle. C’est ce don total de sa propre liberté naturelle à l’association qui va être constitutive de la liberté conventionnelle.
- La différence avec Hobbes est alors la suivante : il n’y a pas de tiers qui bénéficie de ce don des libertés des associés, il n’y a donc pas de situation d’inégalité radicale me privant totalement de ma liberté. Ce que crée le contrat est la volonté générale, et c’est cette volonté générale qui est souveraine. Chez Hobbes, au contraire, il y a transfert de souveraineté, et ce qui est créé par le pacte est l’Etat. Le contrat tel que Hobbes l’envisage permet essentiellement de constituer une force coercitive chargée d’assurer la sécurité. L’aliénation de la liberté y est définitive. Chez Rousseau le contrat est davantage une neutralisation des forces antagonistes issue de l’acte d’association même. La neutralisation n’est pas l’effet de la coercition, mais de la volonté de s’associer.
- Comment comprendre cette aliénation de la liberté qui restitue cette liberté, mais sous une autre forme ? Quelle est cette nouvelle forme, et quelle est la différence avec la forme antérieure ?
- Répondre à cette question, c’est comprendre ce qu’est la volonté générale, que Rousseau différencie de la volonté de tous. La volonté de tous est la simple addition des volontés particulières, c’est-à-dire des intérêts particuliers : les libertés demeurent en conflit, chacune défendant son intérêt propre. La volonté générale est une création de la rationalité, et se situe au-dessus des intérêts conflictuels. Diderot, dans l’article Droit naturel de L’Encyclopédie, la définissait ainsi : “La volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui”. La volonté générale peut donc se comprendre comme la force issue de cette “position originelle d’égalité” dont parle Rawls : c’est parce qu’elle se pense à partir de cette position rationnelle qu’elle “ne regarde qu’à l’intérêt commun”. La liberté recouvrée après le pacte n’est plus l’expression du simple désir (être libre, c’est faire ce que le désir me prescrit), mais l’expression de la rationalité (être libre, c’est faire ce que la raison exige : et “obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté).
- La volonté générale crée par le contrat est sujet. On comprend mieux la notion de peuple dont il était question au chapitre précédent. L’individu existe encore comme moi individuel, mais il existe en même temps comme moi commun. Le corps politique est alors constitué. L’homme devient citoyen. Les droits de l’homme (droits naturels) deviennent des droits du citoyen (droits politiques). L’emploi du vocabulaire politique devient maintenant légitime.
- Ce dernier point concernant le juste emploi des mots n’est pas anodin : il traduit la mise au point d’une conceptualité rigoureuse pour penser l’institution politique. Les clauses du pacte n’ont jamais été effectivement prononcées, mais elles n’en constituent pas moins la base légitime sur laquelle toute autorité politique non usurpée est fondée. Le Léviathan de Hobbes est illégitime, parce qu’il y a confiscation de la souveraineté par l’Etat. Le contrat social de Rousseau est la norme régulatrice à partir de laquelle la légitimité d’un pouvoir est pensable.
- Ce chapitre traite du passage de la légitimité politique à la légalité coercitive. Ou, pour employer le vocabulaire mis au point à la fin du chapitre précédent, du souverain à l’Etat. Le chapitre VII précise les droits et les obligations de la souveraineté telle qu’elle a été créée par le pacte social. La légitimité du contrat social est fondée sur la rationalité de l’acte d’association. Ceci suppose que les associés soient eux-mêmes rationnels sans jamais violer un pacte qui sinon serait dissout. A supposer que l’un des membres oublie ponctuellement le bien commun pour ne voir que son intérêt particulier : le pacte est-il immédiatement supprimé ? ou bien existe-t-il une force de coercition issue de la volonté générale, permettant de contraindre un particulier ?
- Il s’agit de comprendre un double rapport, celui que chaque individu entretient comme citoyen au souverain, et comme sujet à l’Etat.
- Les sujets sont engagés à l’égard du souverain : ils sont obligés d’obéir et de préférer la volonté générale à leurs intérêts particuliers. Le pacte social implique que les contractants veuillent qu’il existe une force contraignante pour limiter les agissements individuels (la justice et la police). De même, le souverain est engagé à l’égard des sujets : il doit assurer leur sécurité, leur procurer assistance en cas d’agression à l’extérieur, et les traiter justement. Le pacte social est un engagement du corps social avec lui-même : le peuple est le souverain.
- Le concept central est ici celui de souveraineté. Le souverain est le nom que prend l’Etat en tant qu’il veut et agit ; il est le sujet de la volonté générale, l’auteur des lois. Le seul souverain légitime est le peuple dont la liberté est inaliénable. Toute l’autorité est du côté du souverain, dont le pouvoir est absolu. Pour éviter tout conflit entre le sujet et le souverain, l’usage de la force doit être confié au souverain, de manière que le respect des lois soit assuré. La volonté de l’Etat se place hiérarchiquement au-dessus de toute autre volonté à l’intérieur de l’Etat, et a un pouvoir absolu sur celles-ci.
- Le souverain est, en effet, l’expression de la rationalité. Il n’est pas traversé par des intérêts particuliers - sauf à disparaître comme souverain. A l’inverse, un citoyen peut être ponctuellement pris par ses intérêts particuliers, au sens où la passion peut assujettir la raison. Le souverain est l’expression de la légitimité, et il est le tout de cette légitimité. Rousseau montre alors l’absurdité d’une constitution décidée par le souverain et sur laquelle il ne pourrait plus revenir. La légalité ne peut jamais limiter la légitimité : elle est toujours seconde puisqu’elle tient sa valeur de la légitimer qui la fonde. La souveraineté est donc inaliénable : en s’aliénant, elle se supprimerait.
- Le souverain ne peut nuire aux citoyens : il est les citoyens. Il ne se nuit donc pas à lui-même. Il n’y a donc pas à limiter la souveraineté, ou à imaginer des contre-pouvoirs contre son pouvoir absolu. La théorie de Montesquieu n’a de sens que pour un pouvoir qui ne tire pas sa souveraineté de la volonté générale, mais de la volonté de tous. Il n’y a ni à diviser, ni à équilibrer les pouvoirs, car il n’y a pas des pouvoirs, mais le pouvoir.
- Par contre, s’il
n’y a pas de sens à ce que les citoyens se protègent contre des excès éventuels
du souverain, le souverain, lui, doit pouvoir se garantir des citoyens en tant
qu’ils sont sujets. L’homme n’est pas que raison - ce qu’il est en tant qu’il
constitue la volonté générale -, il a aussi des intérêts particuliers qui
contredisent l’intérêt général. Rousseau montre alors la nécessité d’un appareil d’Etat
capable de maîtriser les forces dissolvantes des volontés particulières propres
aux sujets.
- En tout individu s’affrontent l’existence absolue et l’existence relative. L’existence absolue est cette existence sans liens qui en l’homme est une tendance naturelle à l’indépendance (telle qu’elle existait à l’état de nature) ; l’existence relative est l’existence liée à autrui, l’existence dépendante de la vie en société. Ces deux modalités coexistent dans chaque individu, et le pacte social ne maîtrise pas immédiatement ces tendances à vouloir profiter de l’association sans en souffrir les devoirs. Kant retrouvera la même idée quand il parlera de l’insociable sociabilité des hommes. Cette dualité en l’homme ne pourra être vaincue que par l’éducation du citoyen qui doit apprendre à être libre de cette liberté civile et non plus de cette liberté naturelle qui est sans lois. Kant montrera que la véritable liberté est le pouvoir de soi sur soi : l’autonomie doit être Autocratie. Le souverain, qui est rationnel, doit alors pouvoir contraindre l’individu pour son propre bien, qui est le bien commun, et sauvegarder ainsi le pacte social à la merci de l’arbitraire de chacun.
- Cette contrainte possible “par tout le corps” du souverain sur les sujets est la légitimation de l’Etat, c’est-à-dire d’un appareil coercitif. Ce pessimisme (ou réalisme) politique sera repris par Kant (L’homme est “un animal qui a besoin d’un maître [...] pour briser sa volonté particulière, et le forcer à obéir à une volonté universellement valable ; par là chacun peut être libre.", in Idée d’une histoire universelle…, prop.VI). Il y a donc une violence légitime qui est celle que l’Etat exerce sur l’individu qui confond liberté conventionnelle et liberté naturelle. Cette violence n’est pas irrationnelle : elle est nécessaire, pour autant que le souverain veuille se conserver.
- Toutefois, un appareil répressif d’Etat qui ne serait pas l’émanation du souverain serait illégitime et tyrannique. Tout écart entre l’Etat et le souverain constitue le point de départ d’une dégénérescence politique.
- Les deux derniers chapitres du livre I – les chapitres VIII et IX – soulignent les deux acquis essentiels du pacte social, ainsi que les obligations qu’ils impliquent. Le chapitre VIII développe l’idée du caractère sacré du passage à l’existence sociale. « Sacré » signifiant ici ce qui possède une dimension morale.
- La vie en société n’est pas seulement un cadre extérieur pour l’existence de l’homme ; elle transforme celui-ci de l’intérieur. Elle l’amène à cultiver ses facultés et l’oblige à se soumettre à des règles de justice, à raisonner sa conduite. Rousseau distingue ici deux formes de liberté raisonnée : la liberté « civile » et la liberté « morale ». La liberté « civile » est la liberté du citoyen : exercice de la souveraineté, obéissance aux lois de l’Etat. La liberté morale est la liberté de l’homme, elle relève de la conscience individuelle. La liberté civile peut faire de l’homme un être moral, en lui permettant de reconnaître l’intérêt général.
- Ce chapitre est consacré à un premier bilan de ce contrat social, marquant le passage de l’état de nature à l’état civil.
- A vrai dire, l’homme était déjà à l’état de société, puisqu’avant de devenir association, il était agrégation, c’est-à-dire tout sauf indépendant et à l’état de nature. La différence que tient à marquer Rousseau ici, est donc très proche de Hobbes : l’état civil est une totale métamorphose de l’individu. Il devient animal politique - ce qu’il n’est pas par nature.
ETAT DE NATURE |
ETAT CIVIL
|
Instinct |
Justice |
Impulsion physique |
Devoir |
Penchants |
Raison |
Animal stupide et borné |
Etre intelligent et homme |
Liberté naturelle : droit illimité à tout ce qui le tente, propriété de tout ce qu’il peut atteindre, impulsion du seul appétit. |
Liberté civile obéissance à la loi qu’on s’est prescrite. |
Esclavage |
Liberté |
- A la différence du 2° discours, ce passage à l’état civil apparaît comme entièrement positif. Pour comprendre cette apparente contradiction, il faut distinguer l’analyse historique qui constate une dégradation sociale de l’analyse politique qui s’efforce de dégager la norme de ce qui doit être. L’état civil n’est pas une dégradation par essence : il l’est par accident, et c’est une situation qu’il faut dénoncer à partir d’un double repère. Le repère naturel montre que l’état actuel est artificiel et non fatal, et le repère politique montre ce qui pourrait être à partir d’une fondation légitime.
- Et quelle que soit la nostalgie de l’état de nature qu’on ait pu déceler dans d’autres textes de Rousseau, un retour à cet état n’a aucun sens (on ne peut pas " rétrograder ", dit Rousseau). La métamorphose accomplie est irréversible : c’est l’essence de l’homme qui n’est plus la même. L’humanité relève de la société civile. Et si l’on se prend à rêver d’un état naturel, c’est pour des raisons morales, car le paraître semble définitivement s’être substitué à l’être, et seule l’hypocrisie fait loi.
- L’ambiguïté de Rousseau semblerait résider dans son choix de ce qui fait valeur : l’état civil fait de l’individu “un être intelligent”, mais il déclare dans le 2° discours que la réflexion est un état “contre-nature”. Toutefois, comme ce qui compte est la liberté, et que l’indépendance - au sens de l’état de nature - ne peut plus être, seule une liberté rationnelle fait sens : et celle-ci ne trouve son fondement que dans la société civile.
- Ce chapitre tire une conséquence majeure de l’existence d’un ordre politique et juridique : la garantie de la propriété. Le terme central est donc celui de propriété. Il est essentiel, puisqu’il constitue un effet du contrat ; et il est paradoxal parce qu’il en atténue les conséquences pratiques.
- Rousseau montre que la possession, la simple occupation physique d’un terrain par exemple, ne me rend pas « propriétaire » pour autant, de sorte qu’il convient de distinguer possession et propriété. Pour être respectée et devenir ainsi propriété, la possession doit faire l’objet d’une reconnaissance juridique, qui m’oblige en retour à respecter la propriété d’autrui. Cette reconnaissance réciproque est fondée sur le pacte social. C’est pourquoi aucune propriété n’est absolument légitime ; elle l’est du point de vue des membres de l’Etat mais elle ne l’est pas forcément à l’égard des Etats étrangers, puisqu’il n’y a pas de contrat social entre les nations (c’est sur ce point notamment que la notion de contrat va évoluer à notre époque) ou entre les membres de l’humanité.
- De même, la propriété assure et garantit le pacte social puisque c’est, entre autres, le désir de mettre leurs biens à l’abri des convoitises qui amène les hommes à s’unir et à se soumettre au droit. Au fond, le pacte social consacre la richesse.
- Puisque l’Etat me rend propriétaire, ma propriété est soumise à sa souveraineté : « l"Etat à l"égard de ses membres est maître de tous leurs biens ». Il peut juger de la validité des possessions, et réguler la propriété individuelle. Ce chapitre IX fonde théoriquement le principe majeur de l’imposition des biens par l’Etat, quoique Rousseau n’en dise rien.
- Le pacte social a pour fin de défendre et protéger “la personne et les biens de chaque associé”. Le problème du statut de la propriété est donc au coeur de l’acte d’association. C’est même pour la protection des biens, que d’après le 2° discours, le premier pacte a été historiquement décidé. Le pacte s’effectue donc entre des gens qui ont des possessions, et qui voudraient les constituer en propriétés légitimes par la force du droit.
- Le problème que pose ce chapitre IX est alors le suivant : si le pacte crée l’égalité juridique de tous les associés devenus citoyens, qu’advient-il de l’égalité sociale de tous les possédants devenant propriétaires ? Car le contrat paraît bien se contenter de légitimer un état de fait : or, la situation pré-contactuelle est inégalitaire, chacun ne possédant pas la même quantité de biens.
- Rousseau plaçait la propriété au coeur de la problématique de l’inégalité dans le 2° discours. C’est même à cause du maintien de la propriété qu’il dénonçait le premier contrat historique comme une usurpation.
- Or, le Contrat social paraît se contenter de reconduire le processus de légitimation, sans s’interroger sur son caractère inégalitaire. Rousseau n’envisage, en effet, aucune mesure révolutionnaire comme une redistribution des biens. Est-ce un recul devant les conséquences possibles de la théorie ?
- On peut se contenter de remarquer que Rousseau a déclaré dès les premières lignes du livre premier qu’il prendrait “les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être”. Or, même si le contrat fait des possessions un bien public, ce bien est immédiatement à nouveau restitué (et non réparti) aux citoyens : mais y aurait-il eu contrat si les citoyens avaient dû partager leurs biens ? Car le souverain n’est pas le Léviathan : il n’est que l’émanation des contractants, qui - quoique constitués en volonté générale - n’ont probablement aucun désir égalitariste.
- Mais il s’agit tout de même pour Rousseau d’éviter une trop grande inégalité. Or, comme une redistribution n’est pas envisageable comme effet du contrat, c’est la légitimité de ce que chaque contractant apporte qu’il s’agit de penser. Qu’est-ce qu’une possession légitimement légalisable par le contrat pour en faire une propriété protégée ?
- Ce qui précède l’acte de légitimation est “le droit de premier occupant”. C’est ce droit dont il s’agit de penser les limites raisonnables. Ce “droit” est pensé en termes de droit naturel et non déjà contractuel : “tout homme a naturellement le droit à ce qui lui est nécessaire”. Et ce “nécessaire” est censé constituer une limite en amont et en aval à ce droit : la nécessité relevant de la subsistance. Limite, qui est donc conçue comme naturelle.
- Le droit de premier occupant n’est cependant pas suffisant : il ne s’agit pas de se contenter de dire le premier “ce terrain est à moi”. Il faut se l’approprier. La propriété légale ne doit être une légitimation que de ce qui a préalablement constitué effectivement une appropriation. Et seul le travail donne à la possession ce caractère de légitimité. Le travail est donc la médiation essentielle, le processus d’effectuation de l’appartenance. Le courant libéral auquel Rousseau se rattache ici reste encore profondément territorialisé. Même si la terre se mérite - et si donc la valeur “travail” la transcende - , c’est à elle que revient la propriété.
- Toutefois, s’il y a une légitimité naturelle de ce qui doit être légalisé par le pacte social, Rousseau n’aborde pas le problème possible d’un contractant qui posséderait plus qu’il ne lui revient naturellement pour sa subsistance, et plus qu’il ne peut travailler : car que ferait la communauté de ses biens, est-ce qu’elle les légitimerait, ou est-ce qu’elle en redistribuerait la part excédentaire ?
- Rousseau se contente d’affirmer la préséance du souverain sur les particuliers : le droit de chacun découlant du droit général, c’est l’Etat qui est en dernière instance le maître des biens de tous. Car c’est par l’état qu’il y a légitimité de la propriété.
- Toutefois, cette légitimité reste caduque au niveau cosmopolitique : seul le droit du plus fort demeure - ou, à tout le moins : le droit de premier occupant. Car, comme Rousseau l’écrit dans le 2° discours : seul “un consentement exprès et unanime du genre humain” légitimerait l’appropriation. C’est pourquoi Kant n’envisagera la réalité d’une paix perpétuelle possible qu’"au point de vue cosmopolitique”.
- La conclusion de ce livre premier du Contrat social est à l’opposé de la conclusion du 2° discours. La société ne transforme plus les différences propres à l’état de nature en inégalités, mais, à l’inverse, elle fait des inégalités naturelles une égalité juridique. A l’inégalité sociale de fait - que Rousseau condamne toujours, et que la nature ne peut légitimer -, il faut substituer une égalité civile de droit, que seul un pacte social peut garantir. Dès qu’il y a société, il y a inégalité. L’inégalité est donc d’abord conventionnelle : c’est donc la convention qu’il faut penser selon une norme de justice. Le contrat fonde cette norme.
A) Intérêt et
actualité de la théorie du contrat social
- Nous avons vu que l’idée de contrat renvoie à un difficile problème : comment concevoir l’Etat de telle manière que l’homme puisse être pensé comme libre ? Comment, en somme, conjuguer la liberté de l’homme avec l’obéissance à la loi, sans laquelle il n’y a pas de vie sociale paisible ? Comment intégrer dans la communauté politique les libertés individuelles, sans que cette intégration se fasse de façon inégalitaire, les uns jouissant de droits dont les autres sont privés ?
- Le contrat social de Rousseau n’est ni descriptif ni explicatif, mais normatif. Il s’agit de déduire a priori les fondements de l’autorité légitime, en distinguant le droit du fait. Ainsi Rousseau a-t-il montré qu’on ne peut penser sans contradiction l’idée d’une servitude volontaire, que l’ordre de fait n’a pas de légitimité naturelle mais qu’il est fondé sur des conventions, qu’il est du coup impossible de concevoir un droit d’esclavage et de fonder par là même le droit sur la force. De sorte qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes.
- Les trois finalités de la vie en société sont la sécurité des personnes, celle des biens (garantie de la propriété), ainsi que la liberté. La société issue du pacte social n’est pas une simple association d’individus, unis en vue de la préservation de leurs intérêts égoïstes. La société est une communauté de citoyens qui sont tous membres du corps social et qui ont en vue le bien commun. La notion de corps, nous l’avons vu, a un sens organique. Le pacte social n’est pas un pacte d’aliénation, par les individus, de leur liberté au profit de quelque entité politique que ce soit. La liberté est inaliénable ; elle est à la fois le fondement et la finalité de la communauté politique.
- Dans le contrat social, en effet, les associés échangent leur liberté naturelle contre la liberté civile fondée sur la loi. Le pacte social préserve la liberté des contractants car c’est avec eux-mêmes qu’ils contractent, et non avec un autre. Chaque membre de la société à venir contracte avec lui-même dans la mesure où il est déjà membre du corps social en formation, du tout dont il fait déjà partie. Rousseau distingue donc l’homme en tant qu’il est un individu privé, avec ses intérêts égoïstes, et le citoyen, sujet et membre de l’Etat, qui n’obéit qu’à l’intérêt commun et à la volonté générale.
- Le lien social n’est donc pas autre chose que ce qui forme le bien commun et qui constitue la volonté générale qui est souveraine et à laquelle nul ne saurait échapper. Celui qui désobéit à la volonté générale se place de lui-même en dehors du corps politique et rompt le pacte. Il doit être exclu de la cité et sera contraint, « on le forcera à être libre ». Si être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même, ce n’est rien d ‘autre qu’agir conformément à ce que la raison dicte. Dès le moment où, en vertu de la réciprocité du pacte, tous concourent à égalité à la formation de la volonté générale, il est dès lors raisonnable de vouloir que tous obéissent à cette volonté générale, quelle que soit l’opinion particulière que chacun puisse avoir sur telle ou telle question.
- La puissance légitime est celle par laquelle un peuple se forme comme tel. La démocratie, c’est-à-dire l’organisation autonome du peuple décidant de son propre destin, est alors l’essence même de toute organisation politique légitime à l’aune de laquelle doivent être jugés les régimes politiques de fait, ce qui légitime par ailleurs le soulèvement du peuple contre les régimes tyranniques.
- Rousseau n’invite pas à l’unanimisme mais à désinvestir le champ de la discussion politique de sa charge passionnelle. L’application de la loi du plus grand nombre est préférable au triomphe au triomphe de ma propre position contre la majorité. Si mon opinion particulière est minoritaire, je dois me plier à la majorité parce que ma véritable liberté ne réside jamais dans le fait de faire valoir ma propre opinion mais dans l’idée que c’est la loi majoritaire qui doit gouverner. De plus, le contrat rousseauiste rend possible et présuppose un impératif catégorique et fait entrer l’homme dans la moralité ; la détermination des principes de l’action politique repose sur un principe d’universalisation qui est la condition de la stabilité du contrat.
- La formule clé de la philosophie politique de Rousseau est finalement l’amour de la loi parce que l’homme libre est celui qui obéit à des lois et non aux ordres et aux prescriptions d’un autre homme. Enthousiasme de Rousseau pour « la force et la dignité de la loi ».
- Le contractualisme reste encore d’actualité, malgré son éclipse au XIXe siècle et la critique de la théorie rousseauiste. John Rawls, par exemple, en tentant d’articuler le problème de la liberté politique et de la justice sociale, tente de définir les conditions d’une organisation sociale acceptable par tout individu raisonnable, placé, non plus dans un état de nature, mais sous le « voile d'ignorance ». Chez Rawls , le contrat social ne consiste pas seulement dans l’acceptation d’un pouvoir commun capable d’assurer la cohésion sociale, mais aussi dans un accord central sur les principes de répartition des positions économiques et sociales. Le contrat social est donc une idée régulatrice, à la manière kantienne, mais Rawls essaie de lui donner un contenu social concret en posant la question du partage équitable des avantages économiques et sociaux.
- Un deuxième aspect du renouveau du contractualisme concerne les relations internationales. Dans la version classique du contrat, l’état de guerre, à l’intérieur de l’espace géographique et humain concerné, est aboli, mais il persiste dans les relations internationales. Or, les organisations internationales apparaissent comme des constructions conventionnelles dans lesquelles chaque Etat limite volontairement sa souveraineté en vue d’assurer une plus grande stabilité pour tous. Les penseurs du contrat sont à nouveau revisités, vu la difficulté d’articuler le niveau de la nation et le niveau des organisations supranationales, comme le montrent les problèmes de la construction européenne, par exemple.
B) Les
critiques du Contrat social
- Les libéraux, les contre-révolutionnaires, les anarchistes verront en Rousseau le théoricien de la terreur jacobine. Proudhon (père de l'anarchisme) : « C'est à lui surtout qu'il faut rapporter la grande déviation de 1793 ». On assiste à une multiplication des critiques de la notion de contrat social (Burke, de Maistre – courant contre-reévolutionnaire, Constant – courant libéral, etc.) au nom le plus souvent de l’écart entre la démarche théorique des contractualistes et l’expérience historique qui ne donne pas d’exemples pratiques d’association civile. Les théories contractualistes sont accusées d’irréalisme et de confusion entre l’Etat et la société civile. Par là, la notion de contrat reviendrait à appliquer un acte de droit privé à un domaine qui n’est pas le sien.
- Autre point épineux de la doctrine de Rousseau : le problème de l’égalité. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau a établi qu’il n’existe aucune inégalité naturelle légitime et que l’inégalité n’est que le résultat d’un premier état social, non contractuel. Pour que le contrat fonctionne, il faut que les inégalités de fortune, de position hiérarchqiue soient, sinon abolies, du moins sévèrement limitées. Or, loin d’être un précurseur des théories socialistes, Rousseau conçoit l’organisation économique sur le modèle de l’initiative individuelle et de la propriété privée des moyens de production. La république rousseauiste est une république des producteurs libres. Dans une telle république, la vertu civique doit être plus forte que les appétits égoïstes et les besoins doivent être limités. Une telle position est-elle possible pratiquement ?
- Mais le reproche majeur fait à Rousseau est que le contrat social n’est qu’une construction logique abstraite sans rapport avec la vie réelle des peuples. Le contrat social suppose à son origine la participation effective de tous les citoyens. Le modèle de Rousseau est celui d’une démocratie directe dans laquelle le peuple lui-même, et non ses représentants, exerce le pouvoir (souvenir de la démocratie athénienne). Le contrat rousseauiste ne pourrait valoir pour les grandes nations modernes et pour les unions de nations.
- Mais Rousseau lui-même laisse ouvertes d’autres possibilités. Il y a, en effet, d’un côté la loi fondamentale – la constitution – qui définit les termes du contrat, laquelle doit être le produit de la réunion de toutes les volontés. Il y a aussi, d’un autre côté, les lois courantes, dont la décision peut être laissée aux représentants élus du peuple, qui agissent, entre deux élections, comme ses mandataires. Il est donc possible, à partir de la matrice rousseauiste, de construire une théorie de la démocratie parlementaire représentative. Le problème de la démocratie directe est déplacé vers le problème des modalités pratiques d’exercice de la démocratie directe (référendum, par exemple) et de contrôle des représentants par le peuple.
- Dans le contractualisme, la société politique est construite par libre convention. Il y a l’idée d’un droit de nature qui appartient à l’individu, d’où découle l’autorité de la loi. De nombreuses objections ont été adressées à cette conception.
- D’abord le contractualisme présuppose une conception atomistique de l’être social. Les individus sont considérés comme des atomes isolés, munis d’une raison calculatrice et dont la rencontre produit le social comme effet (cf., dans le cours sur la sociologie, la critique du courant holistique, entre autre incarné par Durkheim). Or, y a-t-il un sens à parler d’individu en dehors des relations qui sont d’emblée sociales ?
- D’autre part, le contractualisme suppose une première convention qui n’est pas un fait historique mais une fiction dont la fonction est ambiguë. Il s’agit d’un mythe qui présuppose en même temps les droits naturels de l’homme et la renonciation des individus à ces droits. D’où la possibilité d’un contractualisme liberticide, dans lequel la reconnaissance du droit de nature se transforme en positivisme légitimant l’état de fait.
- A cette conception atomiste de la société, on oppose généralement le modèle de l’organisme vivant. Dans le contrat, la société est fondée sur l’accord de pluralités autonomes. Dans l’organicisme, l’individu n’existe que par rapport au tout (perspective holistique). La société est un tout avec sa propre régulation sociale, comme les corps vivants ont leur propre régulation biologique. Elle est soumise à des principes de régulation, analogues à la régulation de l’équilibre des humeurs du corps humain. Conception organiciste qu’on trouve chez Auguste Comte et les sociologues en général. Contre l’idée du passage de l’état de nature à l’état civil est alors affirmée la naturalité essentielle du social et du politique.
- La critique de Rousseau la plus conséquente est celle de Hegel qui lui reproche de n’avoir construit qu’une théorie normative arbitraire. Le contrat social est un artifice pour réunir les volontés privées dans la volonté générale. Le contrat est arbitraire parce qu’il n’a de valeur que pour ceux qui explicitement reconnaissent son autorité. L’Etat fondé sur le contrat est arbitraire. Selon Hegel, l’Etat n’est pas le produit d’un contrat entre individus mais il repose sur une double reconnaissance : reconnaissance par l’Etat de la liberté et des droits de l’individu de mener une vie privée et d’exercer une profession librement choisie ; reconnaissance par l’individu que l’Etat est le domaine des satisfactions individuelles. La force et la vitalité des Etats modernes consistent e ce qu’ils accordent la liberté à l’individu pour qu’il puisse développer pleinement ses talents personnels et s’intégrer à l’unité étatique.
- Pour Hegel, l’essence de l’Etat moderne est de réconcilier la liberté des individus avec les nécessités d’une organisation politique cohérente, capable d’agir comme un tout. L’Etat unit les individus en un tout organique sans pour autant nier l’individu. Reposant sur des lois, l’Etat garantit la reconnaissance de l’égale dignité des personnes. Dans l’Etat, les individus donnent à la poursuite des fins égoïstes une dimension universelle car un individu ne peut parvenir à la satisfaction de ses besoins sans que les besoins des autres soient aussi satisfaits. Le « système des besoins » forme ainsi une médiation entre l’individu particulier et l’universel qu’est l’Etat.
- L’Etat est le domaine de l’action libre et consciente des individus tendant vers un même but : la réalisation de la liberté. L’oeuvre de l’Etat est de mettre l’activité de la masse des individus isolés au service du bien public. L’Etat est là pour faire prévaloir les intérêts personnels légitimes qui, tout en étant égoïstes, ne sont nullement nuisibles à l’intérêt commun : il doit protéger la famille et intervenir dans la vie économique pour régler le jeu des intérêts privés. Mais l’Etat doit aussi veiller à ce que la famille et la société, de même que les individus avec leurs spécifités ne se détachent pas de la vie de l’Etat.
- Hegel oppose à la rationalité abstraite de Rousseau la rationalité effective qui explique le développement concret des sociétés modernes. Ce développement présente un double aspect : l’inégalité des conditions accroît la différenciation tant de la société civile que de l’organisation de l’Etat : place toujours plus grande des fonctions d’organisation (bureucratie). C’est dans cette différenciation croissante que l’individu atteint le plus haut degré de liberté car il a davantage de possibilités réelles de réaliser ses propres buts, de développer sa personnalité.
- Hegel critique les abstractions moralisatrices qui opposent une norme idéale extérieure à la réalité historique. La morale existe dans l’organisation concrète des individus vivant en société. L’Etat est le degré le plus élevé de cette organisation, il exprime le progrès de l’Esprit. Le grand défaut du contractualisme est de ne pas penser la spécificité de l’Etat par rapport à la société en général. Une fois le contrat passé, la société est absorbée dans le corps politique qui existe directement et immédiatement, face aux individus, sous la forme du souverain. Or, l’Etat ne naît pas d’un décret de la volonté, mais des tendances spontanées et contradictoires de la vie des individus. Hegel propose une théorie de l’Etat moderne.
- Mais cette critique hégélienne du contractualisme ne va pas non plus sans poser des problèmes qui demeurent non résolus. Le rejet du modèle normatif, « abstrait », peut conduire à la simple justification de l’Etat moderne (notamment de rationaliser la monarchie constitutionnelle). On a pu voir aussi, dans la théorie hégélienne, la préfiguration des théories corporatistes, totalitaires du XXe siècle : l’Etat hégélien serait un Etat fort, excluant l’idée de contre-pouvoir ; l’Etat étant le principe d’organisation du corps social, la société doit être organisée d’en haut.
- Au total, les critiques des abstractions contractualistes ne sont pas toujours infondées. Mais la conception de l’Etat organique est ambiguë. Elle peut se laisser interpréter soit d’une manière libérale, corrigée par un interventionnisme modéré, soit d’une manière plus autoritaire. Hegel s’est déclaré opposé au suffrage universel et a défendu le principe monarchique.
- L’Etat, la droit, la justice, le pouvoir (TL), la violence (TL), la liberté, la société.
- Se référer directement aux fiches de travail concernant ces notions. Voir aussi la fiche de travail relative à l’oeuvre n° 1 au programme (Kant, Idée d’une histoire universelle…).
- Se reporter également aux fiches de travail portant sur les notions susmentionnées (" Définitions à connaître" ).
-
Aliénation : transmission d’un
droit ou d’une propriété d’une personne à une autre personne, gratuitement ou
sous forme d’échange.
-
Citoyen : membre de la cité e
tant qu’il participe à l’autorité souveraine.
-
Constitution : organisation
juridique de la cité ; pièce maîtresse de l’Etat de droit : placée au
sommet de l’organisation politique d’une communauté, elle fixe sa structure
politique, détermine les modalités selon lesquelles les différents groupes
peuvent prétendre accéder au Pouvoir et définit la constitutionnalité des lois,
des traités et des engagements internationaux.
-
Contrat : accord mutuel entre
des parties en vue d’un avantage commun.
-
Corps politique : totalité
formée par un peuple organisé en Etat (à la différence de la famille, de
l’association privée, de la tribu) et animée d’une volonté unique exprimée sous
formes de lois (à la différence d’une foule qui n’est qu’une agrégation
d’individus sans unité).
-
Démocratie : pouvoir du peuple.
Souveraineté du peuple, exercice du pouvoir législatif par le peuple,
directement ou par l’intermédiaire de représentants. Chez Rousseau, exercice du
pouvoir exécutif par le peuple ou par la plus grande partie de celui-ci .
-
Droit naturel / Droit positif : le « droit naturel » est un ensemble de règles fondées sur la
« nature », règles qui sont supposées universelles et immuables (les
droits de l’homme, par exemple). Le « droit positif » est le droit en
vigueur, créé et appliqué dans les Etats réels.
-
Etat : le corps politique, mais
aussi l’ensemble organisé des institutions politiques, juridiques, policières,
militaires, administratives et économiques sous un gouvernement autonome et sur
un territoire propre et indépendant.
-
Etat de nature / Etat civil : l’état
de nature est l’état hypothétique de l’homme hors de la société ; il est
souvent décrit par les philosophes abstraction faite des contraintes, des
obligations sociales, des lois de l’Etat. Pour Rousseau, l’Etat de nature
désigne ce que serait l’homme si la société ne l’avait pas encore transformé.
-
Gouvernement : corps de
magistrats chargé par le souverain de l’exécution des lois.
-
Législateur : celui qui élabore
les lois et les soumet à la volonté du peuple ; le véritable auteur des
lois, le peuple souverain.
-
Liberté naturelle / civile : la
liberté naturelle est la liberté dont l’homme dispose à l’état de nature ;
il s’agit d’une liberté purement factuelle consistant, pour l’homme, à faire
tout ce qu’il parvient à faire, à s’approprier toutes choses et à réaliser tous
ses désirs, pour autant que la résistance ou les agressions des autres
individus le lui permettent. L’Etat de société le prive de ce droit sur toutes
choses, ainsi que du droit de se faire justice lui-même. La liberté civile est
la liberté dont dispose l’homme dans l’état civil, laquelle est une liberté
octroyée se réduisant à ce que le droit définit être de sa compétence.
-
Loi : pour Rousseau, expression
de la volonté générale.
-
Personne morale : un sujet de
droit. On distingue la « personne morale » de la « personne
physique ». La « personne physique » est l’individu concret en
tant qu’il est soumis au droit. La « personne morale » est une entité
juridique formée par un ensemble d’individus et d’intérêts et pouvant se
soumettre collectivement à des obligations juridiques et bénéficier de droits
(association, entreprise, institution publique…). Selon Rousseau, le peuple ou
« corps politique » est une « personne morale ».
-
République : la chose publique,
c’est-à-dire l’Etat. Plus précisément, l’Etat régi par des lois, dans lequel le
pouvoir n’est pas détenu par l’effet d’une possession héréditaire mais par
mandat. Chez Rousseau, régime défini par la souveraineté du peuple.
-
Souverain / souveraineté : la
souveraineté est l’autorité suprême de l’Etat. C’est le pouvoir législatif, la
source et l’exercice de la souveraineté résidant dans le peuple.
©Tous droits réservés