OEUVRE
AU PROGRAMME N° 1 : SPINOZA, ETHIQUE, TROISIEME PARTIE, « De
l’origine et de la nature des affections »
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I) LA VIE ET
L’OEUVRE DE SPINOZA (1632-1677)
II)
PRESENTATION DE L’ETHIQUE : LA SIGNIFICATION DE L’OEUVRE
III)
LA TROISIEME PARTIE DE L’Ethique, PRESENTATION
ETUDE DE LA
TROISIEME PARTIE DE L’ETHIQUE : « De l’origine et de la nature des affections »
PREAMBULE
- NOTIONS ET PRINCIPES DE BASE – DEFINITIONS ET POSTULATS
I) LES
BASES NATURELLES DE L’AFFECTIVITE (PROPOSITIONS 1 A 11)
A)
ACTIVITE ET PASSIVITE (PROPOSITIONS 1 A 3)
B) LE
CONATUS (PROPOSITIONS 4 A 8)
C) LES
AFFECTS PRIMAIRES (PROPOSITIONS 9 A 11)
CATALOGUE
RAISONNE DES AFFECTS
- Il est né le 24 novembre 1632 à Amsterdam, dans les Provinces-Unies (actuellement royaume des Pays-Bas ou Hollande). Il est mort à La Haye, le 21 février 1677.
- Il est né dans une famille juive appartenant à la communauté portugaise d’Amsterdam, communauté juive qui descendait de ces juifs chassés d’Espagne en 1492 par l’Inquisition, puis du Portugal en 1496. Sa famille est donc issue de toute une tradition de juifs qui se sont réfugiés en Hollande pour fuir les persécutions des chrétiens.
- Spinoza commence par étudier dans les écoles juives, il apprend l’hébreu, puis le latin. Il fréquente des juifs libéraux et se détache progressivement de l’orthodoxie juive. Il commence à s’éloigner de sa communauté, sans pour autant devenir chrétien. Devenu suspect aux chefs de la Synagogue, il est excommunié par sa communauté, soucieuse de maintenir la cohésion de la communauté juive, en 1656, à l’âge de 24 ans. Rappelons que l’excommunication est une sanction par laquelle l’autorité ecclésiastique sépare un individu de la communauté des fidèles.
- Cette excommunication s’est faite selon un rite d’expulsion violente, le herem, qui signifie la malédiction. Un juif fanatique tente même de l’assassiner en 1656. Spinoza rédigera un plaidoyer . Il choisit une rose épineuse, ainsi que l’inscription latine Caute (« méfie-toi »), comme symbole pour le sceau cachetant ses lettres. La rose épineuse évoque le nom même de Spinoza et la Sulamite (la Sulamite est le qualificatif de la bien-aimée du Cantique des Cantiques), - rose parmi les ronces, symbole de beauté heureuse et de perfection dans les religions juive et chrétienne.
- Chassé de la communuaté juive, Spinoza s’installe près de Leyde, à Rijnsburg. Il va assurer sa subsistance en polissant des verres de lunettes.
- En 1670, il s’installe à La Haye et publie Le traité théologico-politique, ouvrage explosif, considéré comme hérétique aux yeux de l’orthodoxie juive et chrétienne, en un siècle autoritaire, dans une Europe monarchiste et chrétienne.
- Dans ce livre, Spinoza défend la liberté de penser contre l’intolérance des théologiens. Pour garantir la liberté de penser, Spinoza réclame la subordination de l’autorité religieuse au pouvoir civil. Il expose également une méthode critique pour étudier les textes sacrés et nie les miracles. Spinoza propose de considérer les écritures comme un texte et non pas comme l’expression d’une inspiration transcendante et divine.
- En 1673, une chaire de philosophie lui est proposée à Heidelberg. Spinoza refuse cette chaire, craignant de ne pouvoir s’exprimer librement. Il meurt en février 1677. Son oeuvre principale, L’Ethique, est publiée l’année de sa mort.
- Comme le signale Gilles Deleuze dans Spinoza philosophie pratique, «nul philosophe ne fut plus digne, mais nul aussi ne fut plus injurié et haï ». Il fut accusé de matérialisme, d’immoralisme et d’athéisme. Qu’est-ce qui, au fond, dérangeait chez Spinoza ? Sans doute quatre points importants :
1. La négation d’un Dieu moral, personnel, créateur et transcendant.
2. La dévalorisation de la conscience, bien avant Nietzsche et Freud : la conscience est naturellement le lieu d’une illusion ; elle recueille des effets mais elle ignore les causes.
3. La critique de l’objectivité des valeurs et la dévalorisation des valeurs du bien et du mal au profit du « bon » et du « mauvais ».
4. Critique de l’ascétisme, dévalorisation des passions tristes : il n’y a pas de vice ou de péché dans la nature. Spinoza ne cesse de dénoncer trois sortes de personnages : l’esclave (l’homme aux passions tristes), le tyran (l’homme qui exploite ces passions tristes), le prêtre (l’homme qui s’attriste sur la condition humaine et les passions de l’homme en général).
- La philosophie spinoziste, comme nous allons le voir, est une philosophie de la vie qui dénonce tout ce qui nous sépare de la vie, notamment ces valeurs transcendantes comme le bien, le mal, le mérite, le péché, le rachat qui sont tournées contre la vie et qui sont liées aux conditions et aux illusions de notre conscience. Toute l’oeuvre de Spinoza insiste sur le fait que ce qui empoisonne la vie, c’est la haine et la culpabilité.
1) Le projet général
- Spinoza se demande quelle est la signification et le but de l’existence. Considérant la vanité des objets auxquels aspirent communément les hommes (le plaisir, la richesse, les honneurs), n’y a-t-il pas un Bien solide, capable de combler l’âme, de l’emplir à lui seul d’une joie stable ? Spinoza se demande par quelle méthode on peut parvenir à la connaissance d’un tel Bien.
- Le spinozisme est une éthique : recherche des principes permettant d’orienter la vie et l’action vers la joie extrême. Cette éthique est une philosophie du bonheur (un eudémonisme), opposée aux religions monothéistes et dualistes du péché et de l’ascétisme. Le vrai bien est épanouissement et jouissance de la joie.
- Cette philosophie a une signification et un enjeu existentiels : il s’agit pour Spinoza de conduire son lecteur, c’est-à-dire tout individu, vers le salut et la liberté, si l’on entend par salut et liberté la délivrance par rapport à la servitude des passions.
2) La structure de l’Ethique
- L’Ethique est un traité en forme géométrique, qui, partant d’un petit groupe de définitions et axiomes, explique la nature de Dieu et de l’âme humaine et recherche par là même les voies de la libération de l’homme soumis au chaos de la vie affective. L’outil de cette libération est l’intellect qui concentre la puissance propre de l’homme. La marche à suivre s’impose : connaître les causes de la servitude de l’homme et en déduire les moyens de la combattre.
- Mais la véritable connaissance doit obéir aux règles de l’ordre géométrique selon lequel l’Éthique est démontrée. Ainsi un réseau complexe de définitions, axiomes, propositions accompagnées de leur démonstration et de commentaires – les scolies – nous conduira sur le chemin de la béatitude qui réside dans l’amour intellectuel de Dieu ; ce chemin est difficile, mais “ comment pourrait-il se faire, si le salut se trouvait sous la main et que l’on pût le découvrir sans grand labeur, difficile autant que rare ? ”
- Cette méthode géométrique est considérée comme la seule qui soit capable d’opposer aux convictions aveugles de la croyance, les certitudes d’une philosophie rationnelle démontrée avec rigueur. Il s’agit donc de fonder une éthique sur la connaissance de Dieu et des hommes, de se préoccuper de la nature des choses.
- L’ordre géométrique de L’Ethique est censé être agencé sur le modèle selon lequel se déroule le processus causal et reproduit tel qu’il est en lui-même l’ordre du réel. La démarche géométrique de Spinoza nous invite à comprendre comme de l’intérieur les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles se font, suivant le mouvement rationnel conduisant des causes aux effets. La méthode spinoziste est fondée sur l’affirmation que l’intellect ou l’entendement a la capacité de comprendre la nature des choses selon sa nécessité intrinsèque. La connaissance est alors envisagée comme l’expression de la réalité elle-même telle que celle-ci se produit selon ses propres rapports de nécessité.
- Cette méthode n’est donc nullement un artifice formel de présentation ; son objectif principal est de manifester, en la rendant lisible, la syntaxe complexe à laquelle le réel obéit lui-même. Il s’agit donc de restituer la texture du réel. Ethique libératoire dont la vocation est de supprimer les écrans imaginaires qui nous empêchent de saisir le réel tel qu’il est.
- En faisant comprendre la nature des choses, Spinoza n’entend pas nous soumettre à son ordre donné ; il entreprend de nous donner mentalement les moyens de prendre position à l’intérieur de cet ordre en dégageant les conditions permettant d’y mieux être et d’y mieux vivre. Enjeux pratiques et éthiques. «La philosophie de Spinoza est la philosophie d’une nécessité qui est aussi simultanément liberté, c’est-à-dire qui devient liberté pour autant qu’elle accède au statut d’une nécessité non plus passivement subie mais activement comprise » (Pierre Macherey, Introduction à l’Ethique de Spinoza, Tome 1, p.22).
- Plan de L’Ethique, tableau synoptique. Cf. Document annexe.
1) Sujet de la
troisième partie
- La troisième partie de l’Ethique est consacrée à l’étude des conditions de fonctionnement du psychisme ou de l’âme dans le domaine de l’affectivité. Y sont exposés les caractères communs de l’affectivité, ainsi que les lois qui s’appliquent à la nature humaine en particulier en tant que celle-ci suit les lois générales de la nature. Il s’agit donc d’une certaine façon de banaliser les phénomènes de l’affectivité, en les replaçant dans leur contexte.
- Spinoza se place en rupture par rapport à toute une tradition, celle des philosophes, des théologiens, des moralistes qui « déplorent, raillent, méprisent ou…ont en horreur la nature humaine » et qui, de ce fait, « n’arrêtent pas d’en dénoncer la vanité, l’absurdité et monstruosité ». Ainsi les moralistes déplorent-ils les ravages des passions dont ils imputent la responsabilité à la nature de l'homme. Le fond commun à cette tradition est de faire de l’homme un être d’exception, merveilleux et monstrueux à la fois, d’où l’éternelle oscillation entre la célébration de la grandeur de l’homme et l’insistance sur sa misère (cf. Pascal). Spinoza se propose de briser ce cercle en dégageant le caractère naturel de l’affectivité.
- Ce traitement scientifique des problèmes de l’affectivité suppose que l’on porte sur eux un regard désengagé, dédramatisé, désenchanté en quelque sorte. C’est en reconnaissant que la nature suit des lois dont les conduites humaines sont des expressions ou des réalisations, que l’on peut espérer parvenir à en réguler le processus.
- Spinoza se sert d'un mot nouveau, celui " d'affect ", à la place du terme " passion ", terme qui désigne de manière objective et neutre, en dehors de toute perspective de responsabilité et de faute, un état ou une disposition de l'âme, dès lors que celle-ci est orientée vers tel ou tel type de préoccupation (médicalisation du problème des passions) : éliminer toute référence traditionnelle et moraliste. Notons que le terme " affect " a un sens plus général que celui de passion : il inclut tous les affects qui se déploient entre les deux pôles de la passivité et de l'activité : Spinoza va distinguer des affects actifs et des affects passifs, les affects passifs étant les passions.
- Comment, dès lors, la vie affective s’organise-t-elle ?
- Son aspect le plus manifeste est son instabilité et sa variabilité. Spinoza se propose ainsi de démêler le subtil lacis de la vie affective en préservant le caractère naturellement compliqué de son organisation. Montrer donc qu’il y a une logique des affects qui, en arrière de leur désordre ou de leur délire apparent, détermine nécessairement leur nature. C’est l’explication causale qui est retenue afin de reconstituer le réseau d’ensemble de la vie affective en remontant jusqu’à ses sources, à partir des quelles ce réseau est effectivement produit. La troisième partie nous invite donc à revenir aux bases sur lesquelles est édifié le système des affects. Connaître la nature des affects à partir de leur origine.
- Au centre de cette explication se trouve, nous le verrons, la notion de conatus, fondement de la vie affective (notion introduite dans les propositions 6, 7, 8). La vie affective est conçue comme l’investissement ou le déploiement de l’énergie du conatus suivant des seuils d’intensité répartis entre un minimum et un maximum, le minimum correspondant à un pôle d’extrême passivité du sujet, le maximum correspondant à un pôle d’extrême d’activité.
- Le désir produit ou des actions ou des passions. Lorsque l'affect est passif, il prend la forme de la passion; la passion est un sentiment passivement subi. Et ce n'est que lorsque l'affect prend la forme de la passion qu'il produit des effets dommageables, nuisibles. S'il cesse d'être une passion, l'affect accède à un tout autre statut et devient l'instrument de la libération. Le désir est toujours saisi ou comme joie ou comme tristesse, selon que la densité d'être est vécue comme puissance qui s'accroît ou comme puissance qui se réduit. La tâche que se fixe Spinoza est donc de comprendre pourquoi et comment le désir peut être parfois la source des passions et de la tristesse et de rechercher s'il n'existe pas un " remède " aux passions qui ne soit pas une condamnation moralisatrice et superstitieuse.
- Est alors mise en place une topique élémentaire des affects (propositions 9, 10 et 11). Les affects dits primaires sont au nombre de trois : le désir, la joie, la tristesse. Ce sont ces affects primordiaux qui se retrouvent dans toutes les combinaisons de notre vie affective. Ils constituent les composantes fondamentales à partir desquelles est tissé le détail complexe de la réalité mentale dont ils constituent les éléments de base.
- Les affects secondaires désignent de nouvelles configurations affectives qui lient les affects primaires à des représentations de choses, selon des procédures qui sont entièrement commandées par les mécanismes de l’imagination. Ici, le désir est comme tiré en avant de soi vers des objets. En clair, le désir devient désir de quelque chose. Le désir s’accompagne de tristesse ou de joie par l’intermédiaire de causes, d’objets extérieurs auxquelles joie et tristesse sont imaginairement rapportées.
- D’où les figures de l’amour et de la haine, ainsi que les formes diverses que peuvent prendre l’amour et la haine. Spinoza met en évidence les mécanismes d’une grande complexité de l’attirance et de la répulsion à l’égard des choses extérieures. Par quels mécanismes quelqu’un désire-t-il quelque chose ? Pourquoi le nourrisson désire-t-il le lait ? Pourquoi l’ivrogne aime-t-il l’alcool ? Est-ce pour des raisons qui tiennent à la nature des choses désirées ? Pour les moralistes qui dissertent sur la grandeur et la misère de l’homme, nous désirons les choses pour ce qu’elles sont, en vertu de choix délibérés.
- Pour Spinoza, au contraire, nous ne désirons jamais des choses pour ce qu’elles sont : en tant que nous les désirons ces choses, nous sommes spontanément plongés dans l’ignorance de leur nature effective. Les raisons pour lesquelles nous aimons ou haïssons des choses sont toujours spontanément imaginaires. Les propositions 12 à 20 démontent les procédures imaginaires d’association et de transfert qui conditionnent la fixation du désir sur des choses. C’est par l’intermédiaire de l’imagination que les choses sont constituées en objets de désir. Est alors mise en évidence une propriété caractéristique de l’affectivité : son ambivalence. L’âme se trouve sans cesse tiraillée entre l’activité et la passivité, entre la joie et la tristesse, entre l’amour et la haine.
- Lorsque l’objet du désir n’est plus une simple chose (le lait pour le nourrisson, le vin pour l’ivrogne), mais des personnes, c’est-à-dire des « choses semblables à nous » (scolie de la proposition 22), les mécanismes de l’affectivité se compliquent. Les situations affectives décrites se ramènent à un certain nombre de structures fixes qu’il s’agit de dégager et mettent en jeu un principe unique, qu’étudie la proposition 27, celui de «l’imitation des affects ». Les affects se mettent à circuler entre les personnes ; les sentiments qui traversent notre vie affective qui impliquent dans leur déroulement la considération d’autres personnes.
- L’instabilité de la vie affective se manifeste par le jeu interpersonnel des affects où l’on finit par ne plus savoir qui aime ou qui hait qui, les individus perdent alors toute maîtrise sur leurs désirs. Où l’on voit que le projet spinoziste dans cette troisième partie consiste précisément à tenter de démêler l’écheveau des désirs interhumains.
- Spinoza propose pour finir un long appendice consacré aux « définitions des affects » où il récapitule les résultats de son explication et recense les principaux types d’affects qui, du désir à la lubricité, occupent la totalité de notre vie affective.
2) Plan de la
troisième partie et du cours
- Préambule : l’affectivité comme phénomène naturel qui, de la même manière que tous les autres phénomènes naturels, doit être expliqué par ses causes.
- 3 définitions (cause adéquate/cause inadéquate, actif/passif, affect)
- 2 postulats concernant le pouvoir qu’a le corps d’être affecté, de former et de retenir les images des autres corps, avec lesquels il est ainsi en relation.
1) Les bases naturelles de l’affectivité (propositions 1 à 11)
a) Activité et passivité (propositions 1 à 3)
b) Le conatus (propositions 4 à 8)
c) Les affects primaires (propositions 9 à 11)
2) Le labyrinthe de la vie affective (propositions 12 à 57)
a) La fixation imaginaire du désir (propositions 12-13)
b) La formation des complexes objectaux (propositions 14 à 20)
c) Formation et développement des complexes interpersonnels (propositions 21 à 30)
· Le mimétisme actif – qui fait désirer en même temps pour soi pour les autres (propositions 21 à 30)
· Les jeux de l’amour et de la haine (propositions 31 à 49)
· Caractères généraux des complexes affectifs (propositions 50 à 57)
3) Les affects actifs (propositions 58-59)
4) Récapitulation générale : catalogue raisonné des affects (définitions 1 à 48)
- Spinoza commence ici par exposer un ensemble de trois définitions et de deux postulats qui sont censés permettre de déterminer et de délimiter le champ d’étude que la troisième partie ouvre à une analyse rationnelle. L’affectivité est d’emblée envisagée comme phénomène naturel qui, de la même manière que tous les autres phénomènes naturels, doit être expliqué par ses causes. Le préambule constitue d’une part un résumé de ce qui a été acquis dans la deuxième partie, d’autre part un précis de la méthode à suivre pour étudier les affections de l’Âme.
- Les trois définitions servent à construire la notion d’affect à laquelle est précisément consacrée la définition 3.
- Cette notion d’affect est placée dans un espace balisé par la distinction entre passivité et activité. Spinoza pose les questions suivantes : qu’est-ce qui pour une chose qu’être reconnue cause adéquate ou inadéquate de ses effets (définition 1, distinction cause adéquate/cause inadéquate) ? Qu’est-ce qu’être actif ou passif (définition 2) ? Qu’est-ce qu’un affect (définition 3).
- Les deux postulats concernent le pouvoir qu’a le corps d’être affecté, de former et de retenir les images des autres corps, avec lesquels il est ainsi en relation.
- Spinoza critique d’abord la conception qui fait de l’homme un « empire dans un empire ». L’impuissance et l’inconstance humaine ont leur cause dans la nature et non dans quelque vice de la nature humaine sur laquelle il faudrait geindre. Les moralistes, le plus souvent, se contentent de la détestation des vices de l’âme. Au contraire Spinoza conseille au Sage d’exalter à chaque fois qu’il en a l’occasion la puissance de l’homme.
- Spinoza constate que « le célèbre Descartes » en dépit de sa théorie de la libre volonté[1] a cherché à expliquer les passions de l’âme (les « affections humaines ») par leurs premières causes. Mais cette tentative a échoué. Il faut montrer comment les vices sont eux-mêmes des produits nécessaires de la Nature. Il faut donc les traiter « comme s’il était question de lignes, de surfaces ou de solides ».
LES DEFINITIONS 1, 2, 3
- Les définitions mettent en place le dispositif qui va être utilisé pour traiter des affections de l’âme.
- La définition 1 introduit dans la conception de la cause une distinction entre causes adéquates et causes inadéquates. Ce qui est mis ici en avant, c’est le fait de percevoir ou de comprendre, soit clairement et distinctement, soit partiellement et confusément. Comment le rapport de causalité se manifeste-t-il mentalement ? Comment, en d’autres termes, est perçu le rapport entre la cause et ses effets.
- La cause adéquate est « celle dont on peut percevoir l’effet clairement et distinctement par elle-même ». Lorsque nous connaissons et comprenons la cause entière de nos actes. La cause inadéquate est partielle, confuse et tronquée ; manque de connaissance qui nous réduit à n’être que la cause partielle de nos actes. Lorsque nous ne connaissons pas notre être ni nos actes.
- Nous sommes donc actifs quand quelque chose se fait en nous et hors de nous dont nous sommes cause adéquate. Être actif, c’est donc agir conformément à la connaissance claire des lois de la nature et non pas agir aveuglément, sous l’emprise de forces extérieures dont nous n’avons qu’une connaissance vague. Par action, il convient par conséquent d’entendre une affection dont nous sommes la cause adéquate.
- A noter que s’il est de la nature de toute cause de produire des effets, puissance et impuissance, activité et passivité se mesurent à la manière dont on est perçu le rapport de la cause à ses effets.
- La définition 3 détermine le contenu de la notion d’affect : « J’entends par affcetion les affections du corps par lesquelles la puisssance d’agir de ce Corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections » (p.135).
- L’affect est constitué par la coïncidence d’une affection du corps et de l’idée de cette affection telle qu’elle se produit simultanément dans l’âme. Définition qui renvoie à la définition de l’âme comme idée du corps (cf. De Mente). Le corps produit des affections qui retentissent dans l’âme sous la forme de l’idée de cette affection. Se forme dans l’âme l’idée de ce qui arrive dans le corps. Relation de communication, l’âme prenant connaissance, sous la forme d‘une perception, de ce qui se passe simultanément dans les corps.
- Originalité de la conception spinoziste de l’union de l‘âme et du corps qui la distingue de celle exposée par Descartes : âme et corps ne sont pas des réalités distinctes, entre lesquelles serait établie une liaison plus ou moins artificielle laissant néanmoins subsister un rapport d’extériorité entre les éléments qu’elle assemble. L’individu humain est d’un seul tenant corps et esprit, ces deux aspects exprimant dans leur registre respectif une seule réalité.
- En clair, l’affect désigne la façon dont un événement dont est particulièrement affecté nous secoue. La vie affective est faite de ces chocs ou secousses qui font monter ou descendre la tension de notre régime mental, à mesure que varie la tension de notre régime corporel. L’affect : le changement d’état qui, dans l’âme, exprime un changement d’état du corps, à la façon d’un appareil enregistreur (un potentiomètre) qui réagit avec une extrême sensibilité aux transformations de la réalité dont il perçoit les variations.
- Ces postulats sont tout à fait essentiels pour comprendre la suite de la troisième partie. Ce sont des propositions qui constatent les propriétés de certaines choses particulières. Tous les postulats de l’Ethique concernent le corps humain et sa constitution. Les postulats 1 et 2 établissent ce que peut le corps humain : il peut être affecté de multiples manières et subir de multiples transformations. Spinoza montre que le corps possède une paradoxale puissance dont les caractères est de subir ou de pâtir. Il s’agit essentiellement d’une puissance d’être affecté.
LE POSTULAT 1
- Ce postulat énonce que la puissance du corps s’exprime à travers la variété de ses affections. Plus l’organisation du corps est complexe, plus est diverse cette capacité, qui accroît ses possibilités d’échanges avec son milieu extérieur de vie. Ce que peut un corps, c’est d’abord la richesse et l’envergure de ses expériences qui dépendent de ses capacités de contact avec le monde qui l’entoure, pour autant que ces contacts permettent à ce corps de conserver les caractéres qui le définissent. En tant que partie de la nature donc, le corps humain établit des échanges qui correspondent à un besoin vital. Le corps se définit ainsi par sa réceptivité, sa disponibilité aux autres êtres.
- Le corps humain est une forme malléable et souple qui persiste au travers et en dépit de ses permanentes modifications ; sa puissance d’agir est proportionnelle à sa caoacité à résister au changement.
-
A l’occasion de ces échanges avec le monde extérieur,
la puissance d’agir du corps humain est exposée à varier, à augmenter ou à
diminuer, à être affectée en somme dans des sens opposés. L’affectivité est
précisément une réaction à ces incessantes variations qui reflètent le fait que
le corps n’est jamais en repos (un repos indéfiniment prolongé constituerait
une menace pour la puissance d’agir du corps qui serait condamnée à rester
inexprimée et inemployée).
LE POSTULAT 2
- Il attire l’attention sur l’un de ces changements qui jalonnent en permanence la vie du corps : au contact avec les objets extérieurs avec lesquels il est en constante relation d’échange, le corps est capable d’être impressionné, c’est-à-dire de retenir des impressions d’objets qui sont les traces subsistant dans le corps humain et marquées par les objets extérieurs dont ce corps a été une fois affecté. Il s’agit des « images des choses », des idées de ces choses qui leur correspondent dans l’âme. Ces images ou idées traduisent les conditions dans lesquelles le corps a été une fois en rapport avec ces choses.
- Ce passage de l’Ethique sur le corps est essentiel pour comprendre la suite des explications de Spinoza.
- Qu’est-ce qu’un corps pour Spinoza ? C’est fondamentalement un pouvoir d’être affecté. Ce qui compte, c’est de quoi un corps est capable. Nous bavardons sur l’âme et sur l’esprit et nous ne savons pas ce que peut un corps. Or, un corps doit être défini par l’ensemble des rapports qui le composent, ou, ce qui revient exactement au même, par son pouvoir d’être affecté.
-
Qu’est-ce qui distingue une grenouille d’un singe, par
exemple ? Non point des caractères spécifiques ou génériques mais le fait
qu’ils ne sont pas capables des mêmes affections. Donc il faudrait faire, pour
chaque animal, de véritables cartes d’affects, les affects dont une bête est
capable. Et pareil pour les hommes: les affects dont tel homme est capable. On
s’apercevrait à ce moment-là que, suivant les cultures, suivant les sociétés,
les hommes ne sont capables des mêmes affects. Il est bien connu qu’une méthode
avec laquelle certains gouvernements ont liquidé les Indiens d’Amérique du sud,
ça a été de laisser sur les chemins où passent les Indiens des vêtements de
grippés, des vêtements pris dans les dispensaires parce que les Indiens ne
supportent pas l’affect grippe. Il va de soi que nous, dans les conditions de
vie de la forêt, on risque de ne pas vivre très longtemps.
- Je suis affecté d’une infinité de façons. Je suis composé d’une infinité de parties qui m’appartienent mais qui sont soumises à l’action d’autres parties extérieures (ce qui agit, par exemple, sur ma peau – particules d’air, particules de soleil, etc. ). Les corpuscules de ma peau sont sous un certain rapport qui est caractéristique de mon corps, mais ces particules agissent perpétuellement les unes sur les autres.
- Dans ma condition naturelle, je suis condamné aux perceptions, aux idées inadéquates. Par exemple, la perception de la chaleur : il s’agit d’une perception confuse, inadéquate. « J’ai chaud » : un corps extérieur agit sur le mien (le soleil) ; des parties du soleil agissent sur des parties de mon corps. J’appelle perception lorsque je perçois la chaleur que j’éprouve, l’idée de l’effet du soleil sur mon corps. Perception inadéquate, dans la mesure où il s’agit d’une idée d’un effet dont je ne connais pas la cause. Et c’est cela une affection : l’idée de l’effet, la réception de l’effet. Ce sont les particules de soleil qui agissent sur mes particules et l’effet des unes sur les autres est un plaisir, une joie ou une souffarnce, une tristesse (« le soleil, j’aime ça ou j’aime pas ça ». Il ya perception inadéquate parce que là ce sont des mécanismes extrinsèques de mon corps qui jouent, des rapports entre parties de soleil et parties de mon corps.
-
Lorsque je fais une mauvaise rencontre, cela veut dire que le
corps qui se mélange au mien détruit mon rapport constituant, ou tend à
détruire un de mes rapports subordonnés. Par exemple, je mange quelque chose et
j’ai mal au ventre; cela a détruit ou inhibé, compromis un de mes
sous-rapports, un de mes rapports composants. Puis je mange quelque chose et je
meurs. Là, cela a décomposé mon rapport composé, le rapport complexe qui
définissait mon individualité. Cela n’a pas simplement détruit un de mes
rapports subordonnés qui composait une de mes sous individualités, cela a
détruit le rapport caractéristique de mon corps. Inversement quand je mange
quelque chose qui me convient.
- Lorsque je fais une rencontre telle que le rapport du corps qui me modifie, qui agit sur moi, se combine avec mon propre rapport, ma puissance d’agir est augmentée. Lorsque, au contraire, je fais une rencontre telle que le rapport caractéristique du corps qui me modifie compromet ou détruit un de mes rapports, ou mon rapport caractéristique, ma puissance d’agir est diminuée, ou même détruite. Chaque chose, corps ou âme, se définit par un certain pouvoir d’être affecté. Le pouvoir d’être affecté peut être rempli de deux manières. Lorsque je suis empoisonné, mon pouvoir d’être affecté est absolument rempli, mais il est rempli de telle manière que ma puissance d’agir tend vers zéro, c’est-à-dire qu’elle est inhibée. Inversement, lorsque j’éprouve de la joie, c’est à dire lorsque je rencontre un corps qui compose son rapport avec le mien, mon pouvoir d’être affecté est rempli également et ma puissance d’agir augmente.
- Autrement dit, dans le cas d’une mauvaise rencontre, toute ma force d’exister est concentrée, tendue vers le but suivant: investir la trace du corps qui m’affecte pour repousser l’effet de ce corps, si bien que ma puissance d’agir est diminuée d’autant. Ce sont des choses très concrètes. Vous avez mal à la tête et vous dites: je ne peux même plus lire. Ça veut dire que votre force d’exister investit tellement la trace migraine que votre puissance d’agir est diminuée d’autant.
- Au contraire, quand vous dites: ô je me sens bien, et que vous êtes content, vous êtes content aussi parce que des corps se sont mélangés avec vous dans des proportions et des conditions qui sont favorables à votre rapport; à ce moment-là, la puissance du corps qui vous affecte se combine avec la vôtre de telle manière que votre puissance d’agir est augmentée.
Conclusion :
- De ces postulats, il faut retenir la leçon suivante : sur la base de son organisation corporelle, l’individu se caractérise par une certaine faculté à être affecté. Cette faculté exprime le fait que l’individu en question n’existe jamais seul par lui-même en dehors des contacts et des échanges qui le mettent constamment en relation avec d’autres êtres, dans des conditions telles que sa puissance d’agir est sans cesse exposée à être diminuée ou augmentée. Là réside la source de la vie affective qui exploite et amplifie ces variations, en créant à partir d’elles tout un réseau d’associations mentales qui affectent l’âme en orientant ses préoccupations dans tel ou tel sens, en l’amenant du coup à penser à certaines choses plutôt qu’à d’autres. La suite va donc consister à élucider l’organisation de ce réseau en restituant à l’affectivité son caractère fondamentalement naturel.
- Les trois propositions appliquent à l’étude du fonctionnement propre de l’âme les modèles de l’activité et de la passivité mis en place dans les deux premières définitions. Il s’agit de déterminer les conditions dans lesquelles l’âme est active ou passive et c’est précisément cette alternative qui délimite le champ à l’intérieur duquel va prendre place la théorie de l’affectivité.
PROPOSITION
1
- Proposition 1 p.135, corollaire p. 136. Dans cette proposition + corollaire, Spinoza explique que lorsque l’âme forme des idées adéquates elle est active, plus elle en forme plus elle est active ; lorsqu’elle forme au contraire des idées inadéquates, elle est passive, plus elle en forme plus elle est passive ou sujette aux passions. A noter que le corollaire est une proposition annexe rattachée à une autre proposition dont elle met en évidence certains aspects ou conséquences.
- La démonstration de la proposition 1 fait appel à un ensemble de thèses déjà démontrées dans le de Mente. Lorsque nous pensons, cela signifie que quelque chose se fait en nous, suivant des règles qui ne dépendent pas de notre libre initiative, mais qui obéissent à la nécessité objective des lois de la pensée telles qu’elles sont produites directement à partir de Dieu. Les mécanismes mentaux qui assurent la formation des idées n’ont aucun caractère subjectif, nous n’en sommes en rien les auteurs. Nous ne pensons pas comme nous le voulons.
- Dès lors, ce qui rend l’idée fausse en moi, ce n’est pas, comme chez Decartes, parce que je suis libre de me tromper, de m’écarter de la loi de Dieu en transgressant les commandements (l’erreur chez Descartes est imputable à ma mauvaise volonté et est placée sous le signe de ma responsabilité), ce qui rend l’idée fausse en moi donc, c’est non pas sa constitution intrinsèque, mais c’est le fait que je l’interprète en la rapportant uniquement à moi-même, alors qu’elle s’explique par d’autres choses, sans que j’en prenne conscience.
- L’âme est donc tantôt active, tantôt passive, en rapport avec le fait qu’elle peut avoir des idées adéquates ou inadéquates. Le corollaire précise que d’autant plus l’âme a d’idées inadéquates, d’autant plus elle est sujette aux passions, et d’autant plus elle a d’idées adéquates, d’autant elle agit. L’intensité de l’expression de la puissance de l’âme varie donc.
PROPOSITION 2
- Tout ce qui se passe dans l’âme s’explique exclusivement par des causes dépendant de son propre régime mental, de même que tout ce qui se passe dans le corps s’explique par des causes strictement corporelles. Est exclue ici la possibilité d’une action de l’âme sur le corps. Cette proposition est très polémique : Spinoza ne vise en particulier personne mais sa critique est tournée d’abord contre Descartes et ses Passions de l’âme : Spinoza entend rompre avec l’explication de l’affectivité proposée dans cet ouvrage. Renversement du principe traditionnel sur lequel se fondait la morale comme entreprise de domination des passions par la conscience. Alors que pour Descartes l’âme et le corps sont alternativement actifs ou passifs, l’âme étant active lorsque le corps est passif, et réciproquement, Spinoza affirme qu’ils sont actifs ou passifs simultanément, l’âme étant active quand le corps est actif, et passive quand il est passif.
- La proposition 2 affirme le « parallélisme » entre l’âme et le corps puisqu’elle semble poser qu’il n’y a pas de rapport entre l’Âme et le Corps. Le corps ne peut déterminer l’âme à penser et l’âme ne peut déterminer le corps à se mouvoir. En effet, les attributs ne peuvent pas avoir de point commun. Spinoza refuse les conceptions qui font du Corps quelque chose de passif qui aurait besoin d’être « animé ». Tout ce qui se produit dans l’âme y est déterminé par des causes mentales, tout ce qui se produit dans le corps y est déterminé par des causes corporelles.
Scolie de la proposition II (le plus long de l’Ethique).
- Spinoza fait appel à l’expérience contre les préjugés. Il s’en prend à la représentation d’une « volonté de l’âme », d’un « décret de l’âme », représentation qui découle du préjugé ordinaire selon lequel nous « agissons librement en toute chose » : nous aurions la pleine disposition de faire faire au corps « des tas de choses qui dépendent de la seule volonté de l’âme et de l’art de forger de toutes pièces des idées ». Selon ce préjugé, la meilleure preuve serait le mouvement volontaire par lequel l’âme exprimerait sa puissance inconditionée de manipuler le corps à son gré, comme elle le ferait d’une marionnette sans vie.
- En réalité, cette puissance attribuée à l’âme sur le corps est prise sur la puissance du corps lui-même : on transfère à l’âme de miraculeux pouvoirs alors que ceux-ci, sans qu’on le sache, ont leur source dans l’organisation corporelle. Spinoza souligne qu’il y a dans le corps une puissance considérable, des potentialités de mouvement et d’action qui sont totalement méconnues ; et cette ignorance fait considérer le corps comme un instrument ou comme une machine qui resterait inerte sans l’apport d’une puissance extérieure à son ordre. Exemple des manifestations inexpliquées de la puissance du corps : le somnambulisme. Nous ignorons jusqu’où va la puissance du corps et c’est en raison de cette ignorance que nos sommes conduits à chercher aux actions corporelles des causes extracoporelles.
- Spinoza dénonce donc le préjugé selon lequel il y aurait un partage de puissance entre le corps et l’âme, l’âme étant d’autant plus active que le corps est pls inerte, passif, et qu’il est ramené à l’épure d’ue machine sans vie. Montrer que le corps dépasse la connaissance qu’on en a et que la pensée ne dépasse pas moins la conscience qu’on en a. Il n’y a pas moins de choses dans l’esprit qui dépassent notre conscience que de choses dans le corps qui dépassent notre connaissance. L’objectif de Spinoza : acquérir une connaissance des puissances du corps pour découvrir parallèlement les puissances de l’esprit qui échappent à la conscience. Découverte d’un inconscient de la pensée, déavalorisation de la conscience par rapport à la pensée. La conscience comme foyer d’illusions.
- Or, l’exemple du sommeil nous invite à considérer que le corps et l’âme sont inertes en même temps et actifs en même temps (coïncidence absolue entre ce qui se passe dans le corps et ce qui se passe dans l’âme). Ame et corps sont en même temps en repos et s’activent en même temps. Et à un même degré d’itensité.
- Il en résulte que l’âme et le corps sont libres et contraints en même temps, comme l’expérience nous le montre. Nous ne faisons pas toujours ce que nous voulons ou ce que consciemment nous souhaiterions faire. Par exemple, nous ne savons pas tenir notre langue quand il le faudrait ou bien lorsque l’on voit le meilleur et que l’on fait le pire. Nous sommes le plus souvent menés par des forces obscures qui nous condusen tà notre insu et, dans de telles circonstances, nous sommes. Certaines idées ou affects s’imposent à nous avec un attrait irrésistible, sans que nous sachions pourquoi. La plupart des choses que nous faisons,alors même que nouscroyons les faire librement à notre gré, nous les accomplissons en vertu de déterminismes tout ausis contraignants que celui qui pouse un nourrisson à téter le lait, sans que cette conduite ait fait de sa part l’objet d’un choix délibéré : « Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et en même temps ignorants des causes qui les détreminent ».
- Spinoza veut dire que la conscience des hommes ne remonte pas en deçà des effets de leurs actions qu’ils perçoivent seulement une fois celles-ci accomplies. Et ainsi ces fameux actes libres dont les hommes s’arrogent l’exclusivité. Là même où nous croyons que c’est l’âme qui décide, c’est le dorps qui dispose.
- Le scolie se termine par un parallèle entre le sommeil et la veille qui permet de comprendre comment se forment dans l’âme des idées que nous prenons pour de libres décrets de la volonté. Décider d’accomplir certains actes, comme parler ou se taire, c’est prolonger des élans amorcés par le déclenchement d’automatismes qu’il est impossible de maîtriser directement. Par exemple, lorsque nous parlons en rêve, sans pouvoir contrôler l’émission ou l’agencement de ce mots, c’est parce que ceux-ci relèvent de processus corporels et mentaux complètement indépendants de notre conscience,nous ne faisons alors que répéter confusément des choses que nous avons appris à dire. Nous cédons à des impulsions venant de très loin, dont l’origine nous échappe.
- Spinoza nous explique que rien ne prouve qu’il en soit autrement lorsque nous ne rêvons pas : nos actes se situent dans le contexte défini par le réseau complexe de déterminations qui préexistent à l'exécution de ces actes. C’est la même loi de répétition qui fonctionne. Exemple de déterminations ou de mécanismes : ceux qui commandent l’apprentissage d’une langue, lorsque nous mettons en palce des automatismes que nous réactivons chaque fois que nous aprlons sans même y penser. Le langage nous tient plus que nous le tenons ; parler, c’est exécuter des programmes que nous avons dû une fois pour toutes enregister pour pouvoir les réactiver lorsque le besoin s’en fait sentir. Nous sommes ainsi des machines parlantes, dans le fonctionneemnt desquelels le corps et l’âme sont simultanément engagés. R. Barthes dira que « parler, c’est obéir ».
PROPOSITION 3
- La proposition 3 fixe les résultats des propositions précédentes : c’est la production des idées adéquates qui explique les actions de l’âme ; c’est la formation des idées inadéquates qui explique els passions de l’âme. Il n’y a pas d’autres pas causes.
- Les passions traduisent le fait que notre puissance est limitée, qu’elle est toujours exposée à se mesurer à d’autres puissances qui la dépassent et s’opposent à elle négativement. Comme nous ne sommes pas toute la nature (à la différence de Dieu), mais l’une de ses composantes, les passions sont la conséquence inévitable du caractère partiel de notre nature. L’homme est sujet aux passions parce qu’il est un être de besoin.
- Au contraire, lorsque l’âme est active, ce qui se produit en elle s’explique par elle seule, elle est en clair avec elle-même, elle maîtrise rationnellement tous ses actes, elle est comme libérée du poids des contraintes extérieures.
- Les propositons 1, 2 et 3 ont déterminé le champ à l’intérieur duquel se déploie l’ensemble de la vie affective. Les propositons 4 à 8 tentent de comprendre quels phénomènes se produisent à l’intérieur de ce champ, comment ces phénomènes se produisent. Il s’agit ici de s’intéresser aux conditions énergétiques de la production de ces phénomènes. Ces propositons définissent l’essence d’une chose par son effort à perséverer dans son être.
- La thèse de Spinoza est que tous les aspects de la vie affective renvoient en dernière instance au conatus qui correspond à une force vitale, naturelle, dans laquelle toutes les choses, ainsiq ue toutes les formes de comportement attachés à ces choses, trouvent leur raison d’être. Ce conatus constitue la source à laquelle puissent tous les affects. Enjeu : montrer qu’il ne saurait y avoir de passion sans action : des choses inertes, mortes ne pâtissent pas. Nous ne pouvons pâtir que dans la mesure où une activité étrangère à notre nature limite notre propre activité. La passion ne peut donc se définir que par rapport à l’aspect actif de notre être : le conatus.
- Les proposition 4 et 5 commencent par formuler, en s’appuyant sur un raisonnement par l’absurde, un certain nombre d’impossibilités logiques et existentielles : impossibilité pour une chose de se détruire elle-même. Les propositions 6, 7 et 8 constituent le concept de l’impulsion qui, en chaque chose, l’incite à persévérer indéfiniment dans son être.
PROPOSITION
4
- Thèse : aucune chose ne peut se détruire elle-même ; il peut seulement se faire que, suite à l’intervention d’une cause extérieue, elle soit détruite. Une chose ne peut à la fois être et ne pas etre (application du principe de contradiction). L’essence d’une chose ne peut pas envelopper sa non existence. Question de logique d’abord. Question existentielle aussi, et surtout. La mort vient toujours dud ehors, des accidents et des affections externes peuvent à chaque moment en interrompre l’effectuation. Les destructions et décomposiitons ne concernent ni nos rapports e eux-mêmes ni notre essence. Ils concernent nos arties extensives qui sont déterminées à entrer sous d’autres rapports que les nôtres.
- Cas concret du suicide : le comportement de quelqu’un qui se suicide étant en soi illogique, il ne peut s’expliquer que par le fait qu’il est possédé, aliéné par des influences extérieures (des causes) étrangères à sa propre nature. Les phénomènes apparents de destruction de soi concernent un groupe de parties qui sont déterminées à entrer sous d’autres rapports et se comportent en nous comme des corps étrangers. Exemple des maladies « auto-immunes » (cf. Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, p.60) où un groupe de cellules dont le rapport est perturbé par un agent extérieur (un virus) sera détruit par notre système immunitaire. Dans le suicide, c’est le groupe perturbé qui prend le dessus et qui, sous son nouveau rapport, induit nos autres parties à déserter notre système caractéristique.
LA
PROPOSITION 5
- Des choses qui sont en position de se détruire l’une l’autre sont de nature contraire ; de telles choses ne peuvent coexister dans un même sujet ; elles sont d’autant plus opposées entre elles que leur incomptabilité et plus grande. Idée qu’il ya des degrés d’incompatibilité, perspective tendancielle de variation dans la présentation des rapports d’exclusion. Une chose est ainsi contraire à une autre, donc mauvaise pour elle, dans la mesure où elle peut en diminuer la puissance d’agir.
- Le bon, c’est lorsqu’un corps compose directement son rapport avec le nôtre et augmente notre puissance, notre conatus. Le mauvais, c’est lorsqu’un corps décompose le rapport du nôtre, bien qu’il se compose avec nos parties, mais sous d’autres rapports que ceux qui correspondent à notre essence. Exemple du poison qui décompose le sang, c’est-à-dire détermine les parties du sang à entrer sous d’autres rapports qui caractérisent d’autres corps (ce n’est plus du sang). Est bon ce qui convient à notre nature, est mauvais ce qui ne convient pas. Ce qui est mauvais dit être connu comme un empoisonnement, une indigestion. Ce modèle de l’empoisonnement vaut pour tout, non seulement pour le mal que nous subissons mais aussi pour le mal que nous faisons. Dans ce cas, nous ne sommes pas seulement empoisonnés, nous sommes empoisonneurs, nous agissons comme des toxines, des poisons. Exemples : dans l’assassinat, je décompse le rapport caractéristique d’un autre corps humain ; dans le vol, je décompose le rapport qui unit un homme et sa propriété ; dans l’adultère, ce qui est décomposé, c’est le rapport avec le conjoint, le rapport caractéristique d'un couple.
-
Autrement dit, un acte est mauvais chaque fois qu’il décompose directement
un rapport, il est bon lorsqu’il compose directement son rapport avec
d’autres rapports.
LA
PROPOSITION 6
- Les propositions 6, 7, 8 développent une doctrine de la puissance. Au centre de ces propositions, la notion de conatus qui commence par être énoncée dans la proposition 6.
- Le conatus : idée qu’au fond de chaque chose ça pousse. Effort dynamique d’exister, de persévérer dans l’existence, puissance d’agir, effeort constant pour déployer l’existence, et non souffrance de vivre ou de manquer, et non vice, péché coupable. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, la mort, la négation n’entrent pas dans l’essence de l’homme et du conatus. Exigence indéfnie d’existence.
- Il s’agit d’une dynamique inertielle : chaque réalité doit poursuivre de manière indéfiniment continuée la trajectoire dont le tracé lui est communiqué par sa prpre constitution ou nature, à moins d’être empêchée par une action extérieure contraire qui la contraint à dévier de cette trajectoire. Tout ce à quoi est pousée une chose, c’est à être tout ce qu’elle peut conformément à son essence. Le conatus est cette force qui propulse chaque chose, quelle qu’elle soit, dans une existence toujours recommencée qui, à sa manière, exprime la puissance par laquelle Dieu est et agit. Si une chose ne peut disparaître que sous l’effet d’une cause extérieure qui décompose son rapport caractéristique, l’existence est alors indéfinie puisque la finitude d’une chose n’est pas son essence. D’où la notion de conatus.
PROPOSITION
7
- Appuhn traduit par effort le latin conatus. Ce mot désigne aussi l’impulsion, la tendance instinctive. On pourrait traduire comme l’allemand « Trieb » par « pulsion », si on ne craint pas de tirer Spinoza trop près de Freud. Dans cette proposition 7, la notion de conatus est identifiée et nommée : force par laquelle toute chose « s’efforce à persévérer dans son être ». Le conatus n’est pas une impulsion extréieure communiquée à la chose, qui la mettrait artificiellement en mouvement ; il est dans la chose, de la chose : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose ».
- « L’essence actuelle » de la chose, c’est ce qui fait qu’elle existe de telle manière. Les notions de nature, d’essence et de puissance sont synonymes. Une chose est ce qu’elle peut être, elle peut être ce qu’elle est. Une chose agit conformément aux conditions qui lui sont imposées par sa propre nature ou essence.
PROPOSITION
8
- La proposition 8 ajoute une précision à cette propension à persévérer dans son être qui est en chaque chose : l’élan qu’elle suscite « n’enveloppe aucun temps fini mais un temps indéfini ». Le conatus étend ou détend son action sur un laps de temps illimité : cette illimitation est le propre de l’effort en vue de persévérer dans son être : existence toujours et toujours recommencée qui peut seulement être détruite par l’intervention d’une cause extérieure. Ce conatus est par définition inépuisable.
- Thème de la mort volontaire en référence aux Stoïciens dans la proposition 20 de la quatième partie de l’Ethique : « Mais qu’un homme, en vertu de la nécessité de sa nature, s’efforce de ne pas exister ou de changer en passant à une autre forme, cela est aussi impossible que quelque chose se fasse à partir de rien… ». Tendre vers la fin de son existence, ce serait aller dans le sens d’une altération de sa nature la plus radicale qui soit puisqu’elle coïnciderait avace la disparition de cette nature. Deux choses sont impossibles et impensables : qu’une chose soit faite à partir de rien, qu’elle soit portée par cette constitution à redevenir rien, à ne plus être.
-
Les propositions
4 à 8 ont exposé la notion de conatus en tant qu’elle concerne les choses en
général. Les propositions 9, 10 et 11 on tpour objet d’appliquer aux phénomènes
mentaux, à l’âme, la théorie
générale du conatus précédemment exposée. Le conatus travaille également l’âme humaine. Les
scolies des propositions 9 et 11 dérivent de ce conatus un certain nombre de
figures fondamentales (affects élémentaires ou primaires) à partir
desquels pourra être reconstituée, dans ses méandres les plus complexes et les
plus tortueux, la totalité de la vie affective.
-
Ces figures
primaires de l’affectivité se ramènent à trois : le désir (scolie de la proposition
9), la joie
et la tristesse
(scolie de la proposition 11).
PROPOSITION IX (+ DEMONSTRATION ET SCOLIE)
- Analyse ici du désir et de sa double détermination. Le désir est considéré comme la cause première dont dérivent tous les mouvements qui agitent l’âme. L’ensemble de la vie de l’âme s’explique à partir de là et c’est précisément à cette source du désir et du conatus que s’alimentent les passions. Les actions et les passions représentent les pôles extrêmes entre lesquels se déploient les manifestations mentales du conatus. Les passions ne sont qu’une forme passive du désir.
- Le désir est l’essence de l’homme : caractère crucial du désir qui se retrouve au fond de tous les comportements de tous les individus. La nature de l’homme est de désirer. Tous les compoprtements d’un individu s’expliquent à partir du désir d’être qui coïncide avec son propre conatus. Tous les affects sont des modalités de la puissance d’exister, du désir de vivre, du désir d’être. Le désir d‘exister est l’essence et l’existence même de l’homme, le désir est mouvement vers la vie et vers la joie. Le désir est la manifestation du conatus. Le désir est aussi l’essence de l’homme en tant que l’homme est un être naturel. Tout désir est au fond désir de soi, de se réaliser. Cet obscur objet du désir, c'est moi-même.
- Le désir n’est notre finitude, notre passivité essentielle : il est la modulation d’une puissance, d’un effort, il est la marque de notre force. Le désir est ce qui pousse l’homme à agir, en fonction de l’intérêt vital de conservation et d’épanouissement enraciné au plus profond de son être.
- On doit noter que le désir n’est pas fixé a priori sur des buts spécifiques qui l’orienteraient dans telle ou telle direction. Le désir est un désir errant, une impulsion vague, en attente de formes concrètes de réalisation qui viennent lui donner un contenu déterminé.
- Le désir est également défini comme appétit avec conscience. Quand le désir se rapporte à l’âme seule, il se nomme volonté et quand il se rapporte à la fois à l’âme et au corps, appétit. La conscience n’ajoute rien à l’Appétit. Le désir n’est pas issu de la consciece, il n’a pas en elle sa cause ; le désir arrive ceppendant à la conscience, il se manifeste en elle par l’intermédiaire de certains effets : les hommes, en même temps qu’ils désirent, en ont conscience, mais ils ignorent la cause et la nature réelle de leurs désirs.
- Conséquence : il n'y a pas de désir sans conscience, l'idée d'un désir inconscient est absurde car il faut bien percevoir des effets et avoir une conscience minimale pour pouvoir dire que l'on désire. Seules les causes qui déterminent le désir peuvent rester inconscientes
- Il faut aussi relier cette définition au scolie de la proposition 2 dans lequel Spinoza expose en détail la thèse de l’illusion du libre-arbitre. La conscience qui accompagne le désir est non pas une connaissance adéquate des causes qui nous poussent à agir, mais seulement une conscience des objets sur lesquels portent l’appétit. C’est donc une conscience vague, trompeuse.
- De cela découlent quelques conclusions qui, de prime abord, peuvent heurter le moralisme traditionnel. Aux questions : " que désirons-nous au juste ? ", " est-ce le désir qui détermine le désirable ou le désir est-il déterminé par le désirable ? ", Spinoza affirme, dans le scolie de la proposition IX : « Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'affectons, ni ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons ».
- Le désir n'est pas engendré par l'attrait exercé par un bien objectif, mais il est la source des valeurs. Spinoza abolit la distinction qui est généralement opérée entre le sujet désirant et l'objet désiré. Aussi le désir coïncide-t-il avec son objet.
- Le bien et le mal sont déterminés à partir de cet effort fondamental : la conscience qui accompagne spontanément nos désirs est une représentation incomplète, mutilée. Ainsi, alors que, en réalité, objectivement, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la voulons, la désirons, nous estimons au contraire, subjectivement, que nous la désirons parce que nous jugeons qu'elle est bonne. Les hommes croient généralement que leurs désirs sont les effets de la représentation d'un but et qu'ils désirent une chose parce qu'ils la jugent bonne. Ils pensent qu'ils tendent vers des fins ou des biens extérieurs qui exerceraient sur eux un attrait.
-
Or, aucune chose n’est bonne ni mauvaise en soi. Le
désir qui nous porte vers elle nous la fait trouver bonne. C'est le sujet lui-même
comme désir qui est à la source de la définition des biens et le fondement des
valeurs.
- Exemple 1: Une musique n'a pas vraiment de valeur objective : elle peut être bonne pour le mélancolique, mauvaise pour qui éprouve de la peine…
- Exemple 2 de l'habitation : " Quand nous disons que l'habitation fut la cause finale de telle ou telle maison, nous voulons dire exactement ceci : un homme ayant imaginé les avantages de la vie domestique a eu le désir de construire une maison " (Ethique, quatrième partie, préface). C'est le désir de jouir des commodités d'un abri qui est cause première de l'habitation et non l'inverse. L'habitation n'est pas une fin en soi mais un moyen au service d'un désir de confort. Le désir est ici la cause efficiente, celle qui engendre l'effet escompté – la maison. Dit autrement : l'habitation ne constitue pas un bien en soi qui, en vertu de ses qualités propres, éveillerait nos appétits. C'est parce que nous désirons nous protéger efficacement que nous allons juger qu'elle est une bonne chose.
- Spinoza invalide donc la thèse d'une objectivité absolue des valeurs. Les choses ne sont pas bonnes en elles-mêmes mais relativement à notre désir et notre constitution. Comment se fait-il alors que les hommes intervertissent l'ordre et la connexion des choses et soient intimement persuadés que la représentation d'une fin jugée bonne – l'habitation, par exemple – est la cause première du désir ? Il s'agit là d'une illusion due au fait que les hommes ignorent les causes de leurs désirs : "…il sont conscients de leurs actes et de leurs désirs, mais inconscients des causes qui déterminent ceux-ci " (ibid.).
- L'illusion en question est le fruit d'une conscience partielle qui se croit totale. Les hommes ont conscience de leurs désirs, car ils en ressentent les effets en eux et peuvent naïvement imaginer qu'ils sont produits par des objets extérieurs attrayants ou repoussants. Les causes réelles qui les déterminent ne sont pas directement perceptibles et ne se manifestent qu'à travers leurs effets. Elles peuvent donc être totalement occultées.
- Ainsi, comme j'ai bien conscience que je suis désireux d'habiter une maison (j’éprouve une certaine joie à caresser une telle perspective), et comme j'ai bien conscience que j'agis dans ce but, je puis croire en toute bonne foi que l'habitation est la cause finale de mon désir. Je nourris de ce fait l'illusion qu'il existe un objet désirable en soi, qui préexiste à sa réalisation. En réalité, j'ignore la cause véritable qui détermine mes aspirations et mes actes : je suis en quelque sorte aveuglé par ce que je perçois consciemment, j'oublie que c'est le désir qui m'a poussé à concevoir l'habitation.
PROPOSITIONS 10, 11
- Le désir est donc l’affect par excellence, il est la couche fondamentale de l’affectivité en tant qu’il se profile en arrière de tous les autres affects particuliers. Les affects particuliers sont tous des expressions de cette force primordiale qui pousse l’âme à persévérer dans son être. Spinoza, dans les propositions 10 et 11, dégagent deux autres affects primaires ou figures primordiales de l’affectivité : la joie et la tristesse se définissent par rapport au désir. Or qu’est-ce qui fait que l’âme, étant toujours préoccupée par la nécessité de persévérer dans son être, est tantôt joyeuse tantôt triste ? Les propositions 10 et 11 sont consacrées à l’examen de cette question.
-
Prise
en considération ici du retentissement mental des aléas de la vie corporelle.
L’âme ne subit pas passivement sa relation au corps, elle vit cette relation en
profondeur. La relation de l’Âme au Corps n’a rien d’une relation que l’Äme
subirait passivement. Là encore c’est la polémique contre le traité des passions de
l’Âme de Descartes qui est visé. Chez Descartes, la passion, c’est
l’influence (mauvaise généralement) des « esprits animaux » sur
l’Âme. Pour Spinoza le principal pour l’Âme est d’exprimer la puissance du corps.
« Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance
d’agir de notre corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou
réduit, la puissance d’agir de notre âme ». (145)
- Conséquence : de tout ce qui peut favoriser l’existence du corps, l’idée doit être accueillie positivement par l’âme avec laquelle elle s’accorde parfaitement. Inversement, de tout ce qui peut entraver l’existence du corps, l’idée doit être accueillie négativement par l’âme avec laquelle elle ne s’accorde pas.
- Dans la proposition 11, Spinoza explique que le corps est affecté de variations qui vont dans le sens d’une augmentation ou d’une diminution de la puissance d’agir du corps. La scolie de la proposition 11 explique ce que c’est qu’être joyeux ou triste. Cela correspond uniquement au fait de se sentir mentalement bien ou mal sans raison assignable. Ces états d’âme expriment le fait que l’âme est sans cesse exposée à passer « tantôt à une plus grande tantôt à une moins grande perfection ». Dans tous les cas, ces transformations sont éprouvées comme des passions puisque l’âme n’en est pas la cause adéquate mais les subit au fil de son existence présente.
- La joie est la « passion par laquelle l’âme passe à une plus grande perfection » ; la tristesse est « une passion par laquelle elle passe à une perfection moindre ». Idée capitale de passage : caractère relatif de ces états qui ne peuvent revendiquer aucune valeur absolue. La joie est toujours un passage d’une moins grande à une plus grande perfection ; elle est un état transitoire, exposé à un retournement de tendance.
- Idem pour la tristesse qui correspond au passage à une perfection moins grande. La tristesse n’est pas la négation de la joie mais quelque chose de tout autre : un rétrécissement de la puissance de penser de l’âme, qui la déprime momentanément. La joie est la conscience qualitative qui accompagne tout accroissement de la puissance d’exister (le désir), elle est un accroissement d’être. La tristesse est le sentiment d’une diminution d’être qui accompagne l’affaiblissement de la puissance d’exister.
- Que faut-il entendre par « perfection » ? Un accroissement du conatus, de la puissance d’exister. Il faut noter que la joie est une passion. Nous n’en sommes pas la cause adéquate. Mais c’est une passion utile puisqu’elle nous fait passer à un état de plus grande perfection. La joie n'est pas définie comme un état mais comme le passage d'un état de moins grande à un état de plus grande perfection. Ne pas confondre donc joie et perfection.
-
Ces sentiments de joie et de tristesse peuvent être
éprouvés à des degrés d’intensité différents plus ou moins large. Le passage à
une perfection plus grande, rapporté simultanément au corps et à l’âme pris
dans leur intégralité, Spinoza l’appelle « l’allégresse ». Ce passage
rapporté simultanément au corps et à l‘âme mais pris seulement dans une seule
de leurs parties, privilégiée au détriment des autres, c’est le « chatouillement »
(excitation associée à la valorisation exclusive d’une partie de leur
fonctionnement). Le passage à une perfection moins grande, rapporté
simultanément au corps et à l’âme pris dans leur intégralité, est la « mélancolie ».
Ce passage rapporté simultanément à l’âme et au corps pris seulement dans une
de leurs parties est la « douleur ». Ces différentes formes de plaisirs
et de peines sont des nuances de la joie et de la tristesse.
- Que signifie toute cette conception ? Que cherche-t-elle à traduire ? Pour comprendre cela, il faut revenir sur la notion d’affect et sur l’ensemble du raisonnement de Spinoza, afin d’y voir plus clair et de pouvoir continuer.
- Mon corps, on l’a vu, se définit par sa capacité à être affecté. Cela signifie notamment que je ne cesse pas de rencontrer des corps. Les corps que nous rencontrons, tantôt ils ont des rapports qui se composent avec les rapports de notre propre corps, tantôt ils ont des rapports qui ne se composent pas avec le nôtre.
- Les affections sont des images, des traces corporelles et renvoient à un état du corps affecté impliquant la présence du corps affectant. L’affect renvoie au passage d’une perfection ou d’une puissance plus ou moins grande. Quand nous rencontrons un corps extérieur qui ne convient pas avec le nôtre, dont le rapport ne se compose pas avec le nôtre (exemple du poison), tout se passe comme si la puissance de ce corps s’opposait à notre puissance, opérant une fixation ; dans ce cas, notre puissance d’agir est diminuée ou empêchée, les passions correspondantes sont de tristesse.
- Au contraire, lorsque nous rencontrons un corps qui convient avec notre nature, dont le rapport se compose avec le nôtre, on dirait que sa puissance s’additionne à la nôtre : les passions qui nous affectent sont de joie, notre puissance d’agir est augmentée. Il s’agit dans les deux cas de passions puisque joie ou tristesse ont une cause extérieure.
- Exemple : je suis dans une pièce noire. Tout d’un coup, quelqu’un entre et allume sans prévenir ; je suis complètement ébloui. Le passage, c’est ici deux états qui peuvent être très rapprochés dans le temps, qui se succèdent et qui sont de nature différente : 1. L’état que j’appelle « état noir », 2. l’état lumineux. Il y a un passage de l’un à l’autre, si rapide que ce soit, même si c’est inconscient, au point que tout notre corps a une espèce de mobilisation de soi pour s’adapter à ce nouvel état. L’affect, c’est le passage. L’affection c’est l’état noir et l’état lumineux.
- Le passage c’est la transition vécue de l’un à l’autre, une augmentation de puissance ou une diminution de puissance. Supposez que dans le noir vous étiez profondément en état de méditer. Tout votre corps était tendu vers cette méditation extrême. Vous teniez quelque chose, une idée, par exemple. L’autre brute arrive et éclaire, vous perdez une idée que vous alliez avoir. Vous vous retournez, vous êtes furieux. Vous le haïssez, même si cet état est très bref. Dans ce cas-là, le passage à l’état lumineux vous aura apporté une diminution de puissance. Évidemment, si vous cherchiez vos lunettes dans le noir, cela vous apporte une augmentation de puissance. Dans ce cas, le type qui a allumé, vous lui dites : merci beaucoup, je t’aime.
- Les affects qui sont des augmentations de puissance, Spinoza les appelle des joies ; les affects qui sont des diminutions de puissances, Spinoza les appelle des tristesses. Et les affects sont ou bien à base de joie, ou bien à base de tristesse. La tristesse, c’est l’affect qui correspond à une diminution de puissance ; la joie, c’est l’affect qui correspond à une augmentation de ma puissance.
- Dans le cas de la tristesse, c’est une image de chose qui me cause de la tristesse, même si cette image est fort vague. Pourquoi est-ce que cette image de chose enveloppe une diminution de la puissance d’agir ? La chose qui me donne de la tristesse, c’est la chose dont les rapports ne conviennent pas avec les miens. Toute chose dont les rapports tendent à décomposer un de mes rapports ou la totalité de mes rapports m’affecte de tristesse, donc diminue ma puissance.
- Pourquoi, lorsque je rencontre un corps dont le rapport ne se compose pas avec le mien, ma puissance diminue-t-elle, diminution qui se traduit par un affect de tristesse ? Il se passe une phénomène qui est comme une espèce de fixation. Dans le cas d’une mauvaise rencontre, toute ma force d’exister est concentrée, tendue vers le but suivant : investir la trace du corps qui m’affecte pour repousser l’effet de ce corps, si bien que ma puissance d’agir est diminuée d’autant. Une partie de ma puissance est tout entière consacrée à investir et à localiser la trace, sur moi, de l’objet qui ne me convient pas.
- Exemple 1 : quelqu’un que je ne souhaite pas voir entre dans la pièce, en moi se fait comme une espèce d’investissement: toute une partie de ma puissance est là pour conjurer l’effet sur moi de l’objet, de l’objet disconvenant. J’essaie au maximum de circonscrire l’effet, la trace, l’image de la chose (le type) sur moi. Je consacre une partie de ma puissance à mettre à distance, à conjurer, la trace, l’effet. Cette quantité de puissance que j’ai consacré à investir la trace de la chose non convenante, c’est autant de ma puissance qui est diminuée, qui m’est ôtée, qui est comme immobilisée.
- Exemple 2 : vous avez mal à la tête et vous dites « je ne peux même plus lire ». Cela veut dire que votre force d’exister investit tellement la trace migraine que votre puissance d’agir est diminuée d’autant.
- Voilà ce que veut dire: « ma puissance diminue ». Ce n’est pas que j’ai moins de puissance, c’est qu’une partie de ma puissance est soustraite, en ce sens qu’elle est nécessairement affectée à conjurer l’action de la chose. Tout se passe comme si toute une partie de ma puissance, je n’en disposais plus. C’est ça la tonalité affective de la tristesse: une partie de ma puissance sert à cette besogne indigne qui consiste à conjurer la chose, conjurer l’action de la chose, c’est-à-dire empêcher qu’elle détruise mes rapports. Comme c’est du temps perdu, comme il aurait mieux valu éviter cette situation !
- Que se passe-t-il dans l’expérience de la joie telle que Spinoza la présente ? Je rencontre quelque chose qui convient avec mes rapports. Par exemple, telle musique. Il y a des sons blessants qui m’inspirent une énorme tristesse. Ce qui complique tout, c’est qu’il y a toujours des gens pour trouver ces sons blessants et d’autres qui les considèrent comme délicieux et harmonieux. Ma haine contre le son blessant, elle va s’étendre à tous ceux qui aiment, eux, ce son blessant. Ces sons blessants, qui vraiment décomposent tous mes rapports, ils m’entrent dans la tête, ils m’entrent dans le ventre. Toute une partie de ma puissance s’endure pour tenir à distance ces sons qui me pénètrent. J’obtiens le silence et je mets la musique que j’aime. Tout change (notion de passage). La musique que j’aime, qu’est-ce que ça signifie ? Cela veut dire des rapports sonores qui se composent avec mes rapports. Tout mon corps et toute mon âme composent leurs rapports avec les rapports sonores. Ma puissance est augmentée. Et supposez qu’à ce moment-là ma machine casse : j’éprouve une tristesse, une grande tristesse. Dans l’expérience de la joie, il n’y a jamais la même chose que dans la tristesse, il n’y a pas du tout un investissement d’une partie endurée qui ferait qu’une certaine quantité de puissance est soustraite à mon pouvoir.
Conclusion :
-
Désir, joie, tristesse constituent donc les formes
élémentaires de la vie affective, ils se retrouvent à l’arrière-plan
de toutes les autres manifestations. Tout est en dernière instance affaire de
désir, de joie et de tristesse
- Rappel du parcours spinoziste jusqu’à la proposition 11.
- Dans les propositions 1 à 3, Spinoza a déterminé l’allure générale des actions et des passions de l’âme. Dans les propositions 4 à 8, il formule le principe universel du conatus. Puis, dans les propositions 9 à 11, il reconstitue les formes élémentaires de l’affectivité sous la forme du désir, de la joie et de la tristesse.
- Il s’agit maintenant de dériver à partir de ces éléments la diversité complexe des affections telles qu’elles sont éprouvées dans l’expérience. Il s’agit là de ce qu’on pourrait appeler les affects secondaires ou complexes affectifs, c’est-à-dire les formations dérivées des figures élémentaires de l’affectivité.
- On passe donc de la considération des causes à celle des effets. Idée que le désir, sur le plan de ses manifestations, est polymorphe. Spinoza entend élucider les conditions dans lesquelles le désir s’associe à des choses particulières. La thèse de Spinoza : c’est l’imagination qui préside à l’élaboration de la relationd’objet. L’imagination tisse des liens contingents entre le sujet désirant, et affecté de joie ou de tristesse, et les objets vers lesquels se portent ces affcets. N’importe qui peut désirer n’importe quoi et être rendu joyeux ou triste par n’importe quoi. L’amour et la haine deviennent ainsi les deux nouvelles figures qui se trouvent dans la composition de la plupart des complexes affectifs.
1)
La fixation imaginaire du désir : l’amour et la haine
(propositions 12-13)
- Les propositions 12 et 13 décrivent les conditions générales dans lesquelles les mouvements de l’âme s’associent aux représentations de l’imagination.
- Proposition 12 :
- « L’Âme, autant qu’elle le peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puissance du Corps ». L’âme est portée à valoriser certaines représentations au détriment d’autres parce que ces représentations se rapportent à des objets qui favorisent le développement de la puissance d’agir du corps. Elle associe du plaisir à certaines représentations des choses, elle se porte ainsi vers la considération de certaines choses parce qu’elle estime que celles-ci augmentent ou aident la puissance d’agir du corps.
- Proposition 13 :
- Même raisonnement mais perspective inverse : l’âme se détourne de la considération de certaines choses qu’elle répugne à se représenter parce qu’elle imagine que ces choses diminuent la puissance d’agir du corps. Notion de désagrément. Nous n’aimons et ne haïssons que des choses imaginaires, auxquelles nous avons occasionnellement attaché nos désirs, nos joies et nos peines. Ce qui est premier, dans l’amour et la haine, c’est le sentiment de joie et de tristesse sur lequel ils se fondent.
- La haine : la chose que je hais est celle dont les rapports ne se composent pas avec les miens. Exemple du type qui est dans le noir tranquillement, quelqu’un entre, me fait sursauter, il se met à parler, je perds une idée, je suis affecté de tristesse, je finis par le haïr, même si c’est une toute petite haine. Quand je hais quelqu’un parce que sa représentation m’affecte de tristesse, cela signifie que je tends, ne serait-ce qu’en esprit, à sa destruction. Haïr c’est vouloir détruire ce qui risque de vous détruire. C’est à dire vouloir décomposer ce qui risque de vous décomposer. On verra qu’il y aussi des joies de la haine : si vous imaginez malheureux l’être que vous haïssez, votre cœur éprouve une étrange joie, il s’agit d’une joie compensatoire, indirecte en quelque sorte. Joie naît de la tristesse, tristesse éprouvée en vertu de l’existence de l’autre, tristesse que l’on imagine infliger à l’autre pour se faire plaisir à soi. Joies minables, s’il en est.
- L’amour, c’est l’élan du conatus qui se dirige joyeusement dans le sens d’une augmentation de la puissance d’être, accompagné de la représentation d’une cause extérieure.
- L’Amour dans la conception traditionnelle (Platon, Descartes) est la volonté de l’amant de s’unir à la chose aimée. L’amour découle ainsi du jugement (c’est le résultat d’une action intentionnelle). Cf. Descartes (Passions de l'âme, II, 79) : " L'Amour est une émotion de l'âme…qui l'incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables. Et la haine est une émotion…qui incite l'âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles…".
- L'amour est ici considéré comme un sentiment causé par la rencontre d'un être particulier, qui est à la fois objet et cause de l'amour. L'amour est considéré comme une tendance qui tire vers un objectif dont la détermination, préalable à son mouvement, constituerait réellement la cause, le motif de celui-ci. Dès lors, dans cette perspective, l'amour a lieu en vertu d'un jugement porté par l'amant sur la nature de la chose aimée, qui lui fait appréhender celle-ci comme aimable. Descartes fait donc de la joie, non l'essence de l'amour, mais son effet.
- Pour Spinoza, cette proposition rend l’amour incompréhensible ou plus exactement renverse l’ordre réel et fait prendre pour la cause ce qui n’est qu’un effet dérivé de l’essence. Confusion entre l'essence de l'amour et sa propriété : l'essence est la cause, la propriété une raison contingente, extérieure à la chose. Le désir de se joindre à la personne aimée n'est qu'un aspect du sentiment d'amour. Si l'amant veut s'unir à la chose qu'il aime, c'est précisément parce qu'il l'aime, en vertu de la joie, du sentiment d'une exaltation de sa propre puissance d'être qu'il éprouve avec l'accompagnement de la représentation de cette chose. La volonté de s'unir à la chose aimée est la propriété de l'amour, non l'essence.
- Ce qu'on aime, ce n'est pas la chose en tant que telle mais la représentation imaginaire qu'on en a, représentation qui peut très bien se former en l'absence même de la chose dont elle ne figure la réalité que fantastiquement. La volonté de s'unir à la chose aimée correspond seulement à la conscience que nous avons des bénéfices que nous procure la présence de la chose aimée, présence apaisante. Par la satisfaction égoïste que ce sentiment nous procure, la joie – la jouissance personnelle de notre puissance d'être, qui constitue le fond de notre élan amoureux, est fortifiée, entretenue.
- Nous n'aimons donc pas une chose parce que nous sommes animés du désir, de l'intention de nous unir à elle; si nous avons ce projet, c'est parce que, cette chose, de fait, nous l'aimons, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec sa nature intrinsèque. Nous n’aimons pas une chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne, mais nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous l’aimons.L'amour n'est pas déterminé par une cause extérieure, il est essentiellement affirmation joyeuse du désir associée à une chose imaginaire à laquelle le désir se trouve momentanément attaché.
- C'est donc la jouissance personnelle de notre propre puissance d'être qui constitue le fond de notre élan amoureux. Démystification (enlever les masques mystiques) - mais non dépréciation - de la croyance que la puissance de l'amour tiendrait à l'unicité d'un objet qui le causerait. La cause de l'amour n'est pas le bel objet mais une certaine affirmation de soi. Tous nos désirs particuliers ne sont que des modes d'expression et de réalisation de ce désir premier de persévérer dans son être.
2)
La formation des complexes objectaux (propositions 14 à 20)
- Comment la jonction du désir et de la représentation de choses extérieures au fondement de toutes nos amours et de toutes nos haines s‘opèrent-elles ? C’est de manière purement occasionnelle, du seul fait que nous avons associé un affcet de joie ou de tristesse à la considération d’une chose particulière, que nous devenons par la suite en position d’aimer ou de haïr cette chose. Nous entretenons à l’égard de certaines choses des relations affectives sans raison sérieuse au fond, de manière totalement impulsive, à la suite d’événements anciens qui nous ont marqués sans même le plus souvent que nous en ayons conscience. Et c’est en fonction de cela que nous orientons nos conduites en décidant que ces choses sont ou non dignes d’être recherchées, désirables ou indésirables.
2.1 – Les propositions 14, 15 et 16 : les
mécanismes de l’association et du transfert
- Les propositions 14 à 16 analysent les mécanismes de l’association et du transfert qui permettent de comprendre comment se met en place la relation d’objet. Par relation d’objet, entendons le fait que le désir, la joie et la tristesse se fixent de façon élective sur certaines choses de manière à orienter nos préférences affectives. Notion de mémoire affective : nous revivons indéfiniment dans le présent des événements qui ont eu lieu une fois au pasé et qui continuent à hanter obsessionnellement nos comportements.
- Les propositions 14 et 15 expliquent comment le désir se fixe accidentellement sur tel ou tel objet, en faisant appel au mécanisme de l’association . La proposition 15 précise qu’une chose peut, par accident, être cause de Joie ou de Tristesse. Nos relations affectives sont donc sans raison sérieuse (sur le fond) mais résulte du choc des corps et de la combinaisond’événements anciens dans notre âme. Nous pouvons apprécier pu déprécier n’importe quoi, pourvu que les circonstances s’y prêtent. La vie affcetive est vouée tragiquement à l’arbitraire des occasions et des circonstances.
- Solie de la proposition 15 : thèmes de la sympathie et de l’antipathie. On a de la sympathie pour une chose, une fois que la joie a été accidentellement associée à la représentation de cette chose ; avoir de la sympathie pour une chose, c’est éprouver à son égard une attirance sans qu’on sache très bien pourquoi. Inversement, une fois qu’on a associé à la représentation d’une chose de la tristesse, on en a le dégoût. Attirance et répulsion s’expliquent par des causes occasionnelles, liées à des événements anciens.
- La proposition 16 explique le mécanisme du transfert (encore un point sur lequel l’analyse spinoziste de l’âme peut être rapprochée de celle de Freud !). Le penchant et la répulsion que nous éprouvons à l’égard de certaines choses peuvent se communiquer de proche en proche à d’autres choses, au seul prétexte que celles-ci présentent de la ressemblance avec les premières. Nos sympathies et nos antipathies peuvent être reportés d’un objet sur un autre indéfiniment. Modèle de l’empoisonnement, du virus, de la contagion.
-
Ce transfert utilise cependant le plus souvent des
traits secondaires. J’aime X parce qu’il ressemble à Y. Ce mécanisme qui fait
que nos affections paraissent irrationnelles trouve sa raison dans le rôle
central qu’y joue l’imagination.
2.2 L’ambivalence affective : proposition 17
- Dans les propositions précédentes, il s’agissait de mettre en évidence la fragilité des conditions dans lesquelles se forment les goûts qui nous attachent à certains objets ou nous en éloignent : ces goûts procèdent d’associations arbitraires qui, une fois nouées, peuvent se transférer d’un objet sur un autre. La proposition 17 tire la conséquence de cette situation : une chose quelconque peut devenir à la fois objet d’amour et de haine, risque de collusion de l’amour et de la haine, situation d’amour-haine (« fluctuations de l’Âme »). Il s’agit là non pas d’un état exceptionnel mais bien de l’état le plus courant. Nous pouvons considérer une même chose avec de la tristesse et de la joie, nous la trouvons alors en même temps aimable et haïssable. Comment est-il possible cependant qu’un même objet puisse avoir des effets contradictoires ?
- L’explication de Spinoza est encore strictement matérialiste (scolie de la proposition 17) : « Le corps humain est en effet composé d’un très grand nombre d’individus de nature différente et par suite il peut être affecté par un même corps de manières très nombreuses et diverses ». Pour comprendre ce que dit Spinoza, pensons aux effets du soleil, par exemple, tout à la fois bénéfique et dangereux pour le corps humain. Spinoza donne l’exemple d’une rose : nous nous irritons qu’une rose nous pique au moment même où la suavité de son odeur nous enchante : dans ce cas, il ya fluctuation de l’âme, c’est-à-dire sentiment équivoque de doux-amer qui se traduit par un comportement simultané de rapprochement et d’évitement de la rose (corps extérieur).
- Il ya également le cas où un même objet provoque en nous des sentiments opposés en raison de la complexité de sa propre constitution : la lumière du soleil, en même temps qu’elle éclaire les choses et permet de mieux les voir, brûle le regard et l’aveugle. Complexité de notre rapport au monde : nous n’avons jamais affaire à des rapports simples avec les autres corps et donc à des situations simples. Equivocité foncière de la vie affective.
- Les fluctuations de l’âme se traduisent par un état de confusion mentale où l’âme ne sait plus de quel côté se tourner. Désarroi. Elle ne sait plus ce qui est aimable ou haïssable dès lors qu’elle est entraînée à aimer ou à haïr à la fois une même chose.
2.3. - La projection temporelle de
l’affectivité : propositions 18, 19, 20
- Dans ces propositions 18 à 20, Spinoza aborde le rapport que la vie affective entretient avec la temporalité.
-
La proposition 18
- Spinoza identifie et nomme les affects spécifiques qui correspondent au type de représentation des choses passées ou futures (manières dont joie et tristesse peuvent être jointes à la considération de choses passées ou futures) : l’espérance, la crainte, la confiance, le désespoir, la satisfaction, le remords. Les représentations que nous formons au sujet des choses passées ou futures sont purement imaginaires : les choses ont-elles bien eu lieu telles que notre souvenir nous les rappelle ? affects de crainte et d’espoir.
- Pas d’espérance sans crainte, ni de crainte sans espérance. L’espérance est une joie associée à la représentation d’une chose comme passée (espérer que quelqu’un n’a pas souffert lorsqu’il est mort) ou future ; cette joie est incertaine car nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer l’existence d’autres choses qui peuvent faire que cette chose espérée ne soit pas, ce qui implique de la tristesse. De même, celui qui redoute la venue d’une chose qu’il aprise en grippe, garde, tant que celle-ci n’est pas advenue, un espoir qu’elle puisse être évitée. Espérer rester en bonne santé, c’est craindre de tomber malade ; avoir peur d’échouer à un examen, c’est espérer être reçu. On espère d’autant plus fort qu’on craint davantage.
- L’espérance est ainsi une joie empreinte de tristesse, la crainte est une tristesse qui laisse une certaine place à la joie. Espérer, c’est alors désirer sans savoir (j’ignore si la réalité correspond à mon désir ou à mon attente). Tout désir ignorant est condamné à espérer ce qui lui manque ou qu’il ignore. Une espérance, c’est un désir qui porte sur ce qu’on n’a pas, elle est un manque. Désirer ce qui est, c’est l’amour, désirer ce qui n’est pas, c’est l’espérance. Nul n’espère ce dont il jouit. Nul n’espère non plus ce dont il se sait capable. Nous n’espérons jamais que ce qui ne dépend pas de nous, et vis-à-vis de quoi nous nous sentons impuissants. Espérer, c’est désirer sans jouir et sans savoir; c’est aussi désirer sans pouvoir. En cela, l’espérance se distingue de la volonté.
- Lorsque nous sommes sûrs de la réalité des choses désirées, quand bien même ces choses n’existent pas au présent, nos sentiments sont modifiés : l’espérance, appuyée sur des garanties certaines, devient confiance, tandis que la crainte se transforme en désespoir.
- L’espoir est donc une joie inconstante. Loin d’être un affect souhaitable, c’est un affect fragile qui peut se retourner facilement en son contraire. La crainte et l’espoir placent le plus souvent l’âme dans l’état de fluctuation. Dans l’éthique spinoziste, ni l’espoir ni le désespoir n’ont de place souhaitable (là encore Spinoza se trouve aussi éloigné de l’espérance, vertu théologale, que du noir pessimisme des misanthropes).
-
Les propositions 19 et 20
- Les propositions 19 et 20 complètent l’analyse du transfert et reprennent les notions d’amour et de haine : le désir de l’objet aimé entraine le désir que l’objet aimé persévère en lui-même ; nos espérances et nos craintes se ramènent uniquement à ceci que les objets sur lequels nous avons fixé un affect de joie (les objets que nous aimons) soient préservés, et que soient détruits ceux auxquels nous avons attché un affect de tristesse (ceux que nous haïssons). Il s’agit donc de voir confortée la représentation des choses qui donnent du plaisir et s’effacée la représentation de celles qui sont une occasion de désagrément. Faire ce que nous pouvons pour que la chose aimée persévère dans l’existence et que soit anéantie la chose aimée. On pourrait parler ici d’un « conatus de transfert ».
- Proposition 19 :
- « Qui imagine que ce qu’il aime est détruit, sera contristé ; et joyeux, s’il l’imagine conservé ». Aimer une chose, c’est associer le sentiment de satisfaction, de joie qu’on éprouve à son égard à l’idée d’autres choses, qui sont censées lui être favorables, et déprécier celles qui, gênant son existence, doivent mécontenter. Quand je hais quelqu’un parce que sa représentation m’affecte de tritesse, cela signifie que je tends, ne serait-ce qu’en esprit, à sa destruction. Haïr c’est vouloir détruire ce qui risque de vous détruire. C’est à dire vouloir décomposer ce qui risque de vous décomposer.
- Proposition 20 :
- « Qui imagine que ce qu’il a en haine est détruit, sera joyeux ». La proposition 20 semble simplement compléter la 19 envisager la haine par transfert. Mais elle va plus loin en mettant en lumière la formation d’un complexe (la joie naissant de l’imagination de la destruction d’un objet haï) qui va être une sorte de prototype de tous les complexes dont la formation est analysée dans les propositions suivantes. Le même raisonnement que dans la proposition 19 est transposé au cas d’une chose que l’on déteste. Lorsque nous imaginons des choses qui nous attristent et nous conduisent à prendre ces choses en haine, nous nous efforçons de nous représenter d’autres choses qui s’opposent à ces choses honnies.
- Il s’agit là d’une joie négative, compensatoire, minable, associée à l’idée d’une destruction. Si vous imaginez malheureux l’être que vous haïssez, votre cœur éprouve une étrange joie, il s’agit d’une joie indirecte en quelque sorte, en ce qu’elle naît de la tristesse, tristesse éprouvée en vertu de l’existence de l’autre, tristesse que l’on imagine infliger à l’autre pour se faire plaisir à soi.
- Nous sommes ainsi disposés favorablement à l’égard de choses qui nous font du bien , et défavorablement à l’égard des choses qui nous font du mal. De même, nous sommes disposés favorablement à l’égard des choses qui font du mal à celles que nous haïssons (les ennemis de nos ennemis sont nos amis ; les ennemis de nos amis sont nos ennemis).
- Exemple : le paysan, attaché à ses vignes, pense avec satisfaction au soleil qui aide à leur développement. Il n’éprouve que du déplaisir, de la tristesse, à l’évocation de la grêle qui menace leur existence ; il se réjouit à l’idée du vent qui emporte l’orage loin de ses terres. Il est ainsi ballotté entre l’espoir et la crainte qui l’amènent alternativement à aimer et à haïr des aspects de la réalité qui lui seraient indifférents s’il n’en rattachait pas la représentation à celle d’autres objets auxquels il a directement associé des affects de joie et de tristesse. Le paysan tient à ses terres parce qu’il a associé à leur représentation des intérêts vitaux qu’il projette à l’extérieur de lui-même.
- En clair, les choses que nous aimons, comme celles que nous haïssons, c’est pour nous-même que nous les aimons ou les haïssons ; c’est nous que nous aimons en elles : fantasme narcissique au fondement de l’amour et de la haine et de la plupart des passions.
3) Formation et
développement des complexes interpersonnels (propositions 21 à 34)
- Dans les propositions 13 à 20, Spinoza a envisagé la formation des complexes affectifs rapportée à des choses considérées en général, des choses neutres en quelque sorte qui donnent un contenu extérieur au désir. On a parlé de relation d’objet. Dans les propositions 21à 34, analyse des relations entre les personnes, en tant que celles-ci sont porteuses d’affects à travers lesquels elles se prennent les unes les autres pour objets. Spinoza y dégage le principe fondamental de l’imitation des affects qui est à l’origine de toutes les formes de relations affectives entre des personnes.
- Notion de commerce affectif : la chose aimée ou haïe est elle-même reconnue comme potentiellement capable de joie et de tristesse, d’amour et de haine : ces affects peuvent réagir par rapport à nos propres affects, interférer avec les nôtres. Apparition d’une nouvelle logique où se nouent de nouveaux complexes affectifs. Le principe central qui régit cette logique : le mimétisme affectif (« imitation des affects ») : projection imaginaire des affects de certaines personnes sur d’autres personnes (sorte de transfert).
- Il s’agit donc ici de comprendre comment les hommes sont naturellement en prise les uns sur les autres, attachés les uns aux autres. Spinoza met au jour par la même occasion la base du lien social : le déchaînement spontané des passions soumises aux seules règles de l’imagination. C’est toute notre vie sociale, ou plutôt interpersonnelle, qui est soumise à ce système. Ce sont nos relations à autrui qui vont être analysées. On franchit une étape qualitative qui va faire entrer complètement l’âme dans le labyrinthe des complexes interpersonnels. Ce qui se construit dans cette suite de propositions c’est une véritable ontologie du social. Non seulement Spinoza est passé de la considération des choses en général à celle des personnes, mais surtout les personnes ne sont pas posées comme extérieures l’une à l’autre, comme des cellules isolées, mais comme originairement nouées les unes aux autres par des liens, des connexions interpersonnelles.
-
Ainsi la véritable base du lien social a sa source non dans
les calculs de la raison mais dans le
déchaînement spontané des passions soumises aux seules règles de l’imagination.
- Du coup, dans ces propositions, sont identifiés de nouveaux affects qui sont des espèces de la joie et de la tristesse modelées en considération d’autres personnes : la pitié, la compassion, l’envie, la faveur, la bienveillance, la rivalité, le désir d’être bien vu, l’estime, la fierté, la honte, le repentir, etc.
3.1 – Situations
duelles et situations triangulaires (propositions 21 à 24)
- Spinoza opère une classification systématique des grandes figures de l’affectivité.
-
Proposition 21 :
-
Lorsque la chose aimée est imaginée comme étant
affectée de joie ou de tristesse, celui qui aime cette chose est lui aussi, et
à mesure égale, affecté identiquement de joie ou de tristesse.
-
Proposition 22 :
- Prise en considération ici du cas où une chose est objet d ‘amour. Cette chose est elle-même imaginée affectée de joie ou de tristesse. La chose aimée est elle-même supposée en aimer ou en haïr un troisième. Transfert de sentiment de la chose aimée sur la personne qui l’affecte de joie ou de tristesse. Cette dernière personne devient objet d’amour ou de haine : relation triangulaire. Affect lié à l’idée de l’affect d’une personne qui est lui-même lié à l’affect d’une personne qui est également objet d’un affect pour moi.
- Proposition 23 :
- Cas où la chose à laquelle on s’attache effectivement fait l’objet d’un sentiment négatif : elle est haïe au lieu d’être aimée. Lorsque la chose haïe est affectée de tristesse, le sujet haïssant est affecté de joie, et ceci d’autant plus qu’il se représente que la chose qu’il hait est davantage affectée de tristesse, et réciproquement. Haïr quelqu’un, c’est haïr tout ce qui peut l’affecter de joie, et aimer tout ce qui peut l’affecter de tristesse. Aimer quelqu’un, c’est aimer tout ce qui peut l’affecter de joie et haïr tout ce qui peut l’affecter de tristesse.
- Scolie de la proposition 23 :
- Ambiguïtés de la situation affective : pour celui qui est d’autant plus affecté de joie que ce qu’il hait est lui-même davantage affecté de tristesse, « cette joie ne peut guère être solide et sans combat intérieur ». Peut-on jouir authentiquement pour des raisons qui sont seulement négatives ? Une telle joie n’est-elle pas entachée par l’esprit restrictif et en quelque sorte réactif de refus auquel elle s’alimente ? Eprouver de la joie en voyant un autre triste, n’est-ce pas soi-même se laisser entraîner par une logique de destruction ? Spinoza laisse entendre que la tristesse dont nous voyons affectée une personne quelconque,même si nous éprouvons à l’égard de cette personne un sentiment négatif de haine, doit aussi pour une certaine part rejaillir sur nous, en nous affectant identiquement de tristesse.
- Proposition 24 :
- Situation triangulaire : celle où la personne haïe est elle-même imaginée affectée de joie ou de tristesse par une tierce personne. Transfert du sentiment porté par la 1ère personne à la seconde sur la 3ème : haïssant la seconde personne, la personne de départ haïra la troisième si elle imagine que celle-ci affecte la seconde de joie, ou imagine la seconde s’imaginant elle-même affectée de joie par la 3ème.
- Caractère automatique de ces transferts affectifs. Notion de conditionnement structurel, indépendant des intentions des personnes qui, sans s’en rendre compte, deviennent les exécutants involontaires de ce système.
- Scolies des propositions 22 et 24 :
- Spinoza identifie des formes spécifiques d’affects :
· Dans le scolie de la proposition 22, la figure de la pitié (relation affective duelle) : « tristesse née du dommage subi par un autre ». Nous souffrons spontanément de la peine éprouvée par une autre personne par le seul fait que nous nous identifions à une autre personne. Figures également de la faveur et de la réprobation (situation triangulaire) : la faveur est « l’amour à l’égard de celui qui a bien agi avec autrui », la réprobation est « la haine à l’égard à celui qui a mal agi avec autrui ».
· Dans le scolie de la proposition 24 : nouvel affect là aussi, celui de l’envie (situation triangulaire) : « haine pour autant qu’elle est considérée comme disposant un homme à se réjouir du mal et inversement à s’attrister du bien qui arrive à un autre ».
- Spinoza dégage ici quatre attitude fondamentales qui sont les composantes objectives de la nature humaine par lesquelles s’exprime l’attitude générale de bienveillance ou de malveillance à l’égard de quelque chose : se réjouir du bien d’autrui, s’en attriste, s’attrister du mal d’autrui, s’en réjouir.
3.2 - Le mimétisme
actif – qui fait désirer en même temps pour soi et pour les autres
(propositions 25 à 30)
-
Propositions 25 et 26
- Description des sentiments altrusites et des sentiments personnels. Nous sommes disposés à affirmer tout ce que nous imaginons affecter de joie nous-même ou la chose que nous aimons ; tout ce que nous imaginons affecter de tristesse nous-même ou la personne que nous aimons, nous sommes disposés à le nier. Dans le cas où, au lieu d’aimer une personne, nous la haïssons, nous sommes disposés à affirmer ce qui l’affecte de tristesse et, inversement, à nier ce qui l’affecte de joie.
- De même, lorsque nous aimons une chose et imaginons cette chose affectée de joie, la joie dont nous sommes nous-mêmes affectés par transfert nous affecte personnellement comme si cette joie était vraiment la nôtre. Au contraire, lorsque nous haïssons une chose et imaginons cette chose affectée de joie, la tristesse dont nous sommes automatiquement affectés par transfert, nous ne pouvons la partager avec la chose que nous haïssons. Partager ou prendre sur soi les joies réelles ou imaginaires de la chose qu’on aime, c’est transférer cette estimation positive de la personne qu’on aime sur ce qui l’affecte elle-même de joie.
- Assimilation donc entre nous et la chose que nous aimons, dissociation entre nous et la chose que nous haïssons ; il n’y aucune différence entre le fait que nous aimions une chose pour nous-mêmes ou pour une autre personne que nous aimons ; en jugeant pour elle comme s’il s’agissait de nous-même, nous en jugeons réciproquement pour nous-même comme s’il s’agissait d’une autre personne que nous aimons. L’amour de soi prend la place de l’amour de l’autre, la relation de soi à soi se substitue à la relation entre des personnes.
- Dans le scolie de la proposition 26, Spinoza caractérise de nouvelles figures d’affects caractérisés. Pour les affects de personnes, cas de l’orgueil, la prétention : lorsque nous sommes portés à un optimisme excessif vis-à-vis de nous-même (« Un homme en ressent plus qu’il n’est juste à son propre sujet ». Considération obsessionnelle de soi qui nous entraîne à faire de sa propre personne plus de cas qu’il n’est juste. Pour les sentiments altruistes, on a la considération ou l’estime, mais aussi la dépréciation ou la mésestime : la considération consiste à « ressentir à l’égard de quelqu’un, pour cause d’amour, plus qu’il n’est juste » ; la dépréciation consiste, au contraire, à en « ressentir à l’égard de quelqu’un, pour cause de haine, moins qu’il n’est juste ».
- La logique de tout cela est la suivante : on ne peut déprécier quelqu’un qu’on aime, pour les raisons qui font qu’on l’aime ; on ne peut avoir de la considération pour quelqu’un qu’on hait, pour les raisons qui font qu’on le hait. Mais on peut, pour des raisons complètement distinctes, éprouver simultanément de l’amour et de la haine à l’égard de la même personne.
-
Proposition 27
-
La proposition 27 dévoile le mécanisme de l’imitation des
affects par quoi les échanges affectifs sont régis. En vertu de
cette loi, les affects de chacun sont susceptibles en permanence d’être
transférés sur d’autres par contagion ou par suggestion.
-
Dans les propositions précédentes, Spinoza examinait le
cas de personnes auxquelles nous attachent des liens d’amour ou de haine. Ici,
il envisage le cas d’une « chose semblable à nous que nous n’avons
poursuivie d’aucun affect », à savoir des personnes qui nous sont affectivement
indifférentes. Que se passe-t-il alors ? Sommes-nous, au présent,
dans une relation neutre vis-à-vis de personnes que nous avons, au passé,
poursuivies d’aucun affect, que nous n’avons eu encore aucune raison imaginaire
d’aimer ou de haïr ?
-
Spinoza répond que nous sommes néanmoins sensibles au
fait qu’elles sont des choses semblables à nous : elles sont des personnes
comme nous, capables d’aimer ou de haïr, etc. Ce que souligne Spinoza ici,
c’est que la similarité déclenche un processus de réaction affective :
nous ressentons nous-même pour une part les affects éprouvés par une personne
que nous reconnaissons seblable à nous. Il s’agit là d’une réaction affective
involontaire, irréfléchie, automatique où jouent à plein les mécanismes de
l’imagination. Processus
d’identification, en vertu duquel des personnes se sentent
affectivement solidaires par l’intermédiaire de leur appartenance à un genre
commun – l’humanité.
-
Scolie de la proposition 27
- Imiter les affects d’autrui, c’est se sentir soi-même affecté par les affects d’autrui, par ceux qu’on impute imaginairement à autrui. Nouveaux affects :
· La pitié : 1. « Tristesse qu’accompagne l’idée du mal qui arrive à un autre que nous imaginons semblable à nous ». Il suffit que nous imaginions qu’une personne est semblable à nous, sans même avoir eu avec elle des relations affectives directes, pour que nous partagions instinctivement ses peines.
2. Dans les corollaires 2 et 3, Spinoza précise que « en raison du fait que les maux dont elle souffre nous affectent de tristesse, nous ne pouvons avoir en haine une chose que nous avons en pitié » (cor.2) et que « nous nous efforçons, dans la mesure où nous le pouvons, de libérer des maux dont elle souffre une chose que nous avons en pitié » (cor.3). Dans la pitié, disposition favorable à l’égard de la personne dont nous partageons les souffrances, ce qui écarte toute attitude négative à son encontre. La pitié n’est certes pas l’amour mais elle peut prédisposer à l’amour, au moins négativeemnt, en éliminant la propension à haïr. De ce fait, voulant du bien à la personne que nous avons en pitié, nous ferons tout pour éliminer les causes de sa tristesse puisque sa tristesse est aussi la nôtre. En désirant la délivrer de ses maux, c’est à nous-mêmes que nous chercherons à faire du bien.
3. Mais la pitié est en soi mauvaise et inutile parce qu’elle est une tristesse ; les conséquences utiles qui peuvent en être tirées ne sont réellement bonnEs que si elles sont déterminées en connaissance de cause et avec certitude par suite d’un examen rationnel de la situation.
· La rivalité : principe de l’imitation des affects dans le sens du passage à l’acte : non seulement nous afisons naître les joies et les tristesses des autres, mais nous sommes également portés à adopter leurs normes de comportement.
· Scolie du corollaire 3 : examen de la bienveillance : « désir de faire du bien » engendré par le seul fait que nous éprouvons de la pitié à l’égard de la chose à laquelle nous voulons faire du bien. La bienveillance est un désir issu de la pitié.
- Moralité : n’importe qui peut être amené à aimer n’importe qui ou n’importe quoi, si les circonstances s’y prêtent. L’imaginaire de l’autre est impliqué dans la constitution de l’affect (mimétisme affectif). La considération du jugement d’autrui agit à son tour comme amplificateur de la dynamique affective. Tous les sentiments dans lesquels le mimétisme affectif joue un rôle central (orgueil, pitié, bienveillance, etc.) sont des sentiments « égoïstes », puisque directement ou indirectement, c’est le sujet qui est pris comme objet principal.
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Propositions 28, 29, 30
- Spinoza étudie ici l’action sous le regard d’autrui. Dans les propositions précédentes, il s’agissait d’examiner dans quelles conditions, dans nos rapports avecautrui, nous sommes amenés à être joyeux ou tristes, disposés à aimer ou à haîr, enclins à être bienveilants ou malveillants. Les propositions 28, 29 et 30 analysent les conditions par lesquelles ces dispositions mentales s’incarnent dans des conduites effectives, qui nous poussent à penser et à faire certaines choses.
- Propositions 28
- Il y a en nous une disposition affective qui nous pousse à faire autant que possible ce qui, à notre point de vue, va dans le sens de la joie et à éviter tout ce qui irait dans le sens de la tristesse. Il s’agit, là encore, d’une disposition qui s’impose à nous et dont nous n’avons même pas conscience. Nous sommes enclins à faire ce que nous pouvons pour que certaines choses se fassent et pour que d’autres ne se fassent pas; ces préférences nous sont dictées par le fait que les choses qui doivent se faire sont censées nous donner de la joie et les secondes de la tristesse. Le principe fondamental de nos préoccupations : tout faire dans le sens de ce qui paraît nous procurer de l’agrément, en faisant le maximum pour écarter ce qui est associé à la représentation d’un possible désagrément. Chacun s’attache donc à ce qui lui donne de la joie.
- Proposition 29
- La considération d’autrui interfère avec le souci personnel. Nous sommes poussés à faire non seulement ce qui nous donne de la joie à nous-même, mais également ce qui donne de la joie à autrui ; au contraire, nous sommes détournés de faire non seulement ce qui est pour nous une cause de tristesse, mais encore ce dont nous estimons que cela est vu de manière négative par autrui. Intervient donc le point de vue d’autrui ou celui que nous imputons imaginairement à autrui. En clair, nous sommes portés à aimer ou à hair les mêmes choses qu’aiment et haïssent les autres hommes. Nous fixons nos dispositions mentales à la joie et à la tristesse sur des choses que nous estimons désirables ou indésirables, en fonction de stéréotypes communs par lesquels nous aimons ou détestons certaines choses : « parce que nous imaginons que les gens aiment quelque chose ou l’ont en haine, nous aimerons ou aurons en haine cette même chose ».
- Idée que nos actes ne nous satisfont que si nous considérons qu’ils font plaisir aux autres, ou ne nous déplaisent que si nous estimons qu’ils peuvent être mal considérés par autrui. Notion de conformisme obsessionnel.
- Scolie de la proposition 29
- Nouvelles figures particulières d’affects : le désir d’être bien vu (ambition), le savoir-vivre, l’estime (ou « louange »), le blâme.
- Le désir d’être bien vu ou de plaire : tendance qui est en nous à plaire aux autres par nos actions et à tirer nous-même du plaisir de la représentation imaginaire de ce plaisir que nous prêtons à autrui. Affect qui nous porte à nous aimer dans le regard de l’autre. Désir immodéré de se glorifier. Spinoza précisera plus loin que si on parvient à le contrôler, le désir d’être bien vu se tranforme en savoir-vivre, qui est une forme de la bienséance, c’est-à-dire du désir de faire que les choses plaisent aux autres hommes.
- L’estime (« louange ») : « joie que nous éprouvons à imaginer l’action d’autrui par laquelle il s’efforce de nous être agréable ». Le blâme : « Tristesse que nous éprouvons quand nousa vons l’action d’autrui en aversion ». En même temps que nous nous efforçons de plaire à autrui par nos actions, nous nous réjouissons aussi des actions par lesquelles autrui cherche à nous plaire, et nous leur accordons également notre estime.
Proposition
30
- Spinoza parle ici du sentiment que nous procure nos actions telles que nous les voyons dans le regard de l’autre, une fois qu’elles sont accomplies. Là aussi, on retrouve le phénomène du mimétisme affectif : « Si quelqu’un a fait quelque chose qu’il imagine qui afecte les autres de Joie, il sera affecté d’une Joie qu’accompagnera l’idée de lui-même comme cause, si au contraire il fait quelque chose qu’il imagine qui affecte les autres de Tristesse, il se considérera lui-même avec Tristesse.
- En clair, lorsque nous sommes contents de nous, du fait de la représentation que, croyons-nous, d’autres en ont, représentation en vertu de laquelle ils seraient eux-mêmes contents, nous sommes alors affectés de joie avec conscience de nous-même. Description ici du mécanisme de la bonne et de la mauvaise conscience.
Scolie
de la proposition 30
- Affects de « gloire » (fierté) et de « honte ». La fierté et la honte sont toutes deux des espèces de joie et de tristesse, d’amour et de haine, associées à la représentation de causes extérieures, c’est-à-dire du jugement qu’autrui est censé porter sur nos actions. Nous projetons sur autrui nos propres joies et tristesses ; en même temps qu’à la considération d’autrui, ces sentiments sont rattachés à nous-même que nous haïssons ou aimons. Ainsi, par mimétisme affectif, nous ressentons pour nous-même le affects que nous imputons imaginairement à autrui.
- Spinoza précise que si l’amour ou la haine de soi sont suffisamment forts pour supplanter la représentation du jugement d’autrui, ils s’expriment alors à travers le « contentement de soi » (l’assurance en soi-même ) et le « repentir ». Le contentement de soi est défini comme « la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure », le repentir comme « la Tristesse opposée à cette Joie ».
- Fierté et honte sont considérées comme aliénantes puisqu’elles soumettent la considération que nous pouvons avoir de nous-même à la représentation extérieure d’autrui à travers des figures qui sont celles de la fausse conscence. Ces sentiments nous abusent « il peut arriver maintenant que la joie dont quelqu’un imagine qu’il affecte les autres soit seulement imaginaire (…), il pourra facilement arriver que le glorieux soit orgueilleux et s’imagine être agréable à tous alors qu’il leur est insupportable ». Dangers de la glorification et de la dépréciation de soi.
3.3
- Les jeux de l’amour et de la haine (propositions 31 à 49)
- Les propositions 31 à 34 envisagent les effets rétroactifs du mimétisme affectif : désirer et être désiré, aimer et être aimé, haïr et être haï pour soi et pour autrui. Il s ‘agit là des conséquences de la théorie du mimétisme affectif : nos sentiments et nos conduites sont modelés en profondeur par la considération des affects que nous prêtons à autrui. Les propositions 35 à 47 examinent les conflits affectifs qui nous opposent tendanciellement aux autres et dégagent ainsi de nouvelles propriétés spécifiques de notre régime mental. Les propositions 48 et 49 portent sur l’intensité des affects interpersonnels.
- Examinons d’abord la série des propositions 31 à 34.
Proposition 31
- Ce que nous aimons ou désirons, nous l’aimons ou le désirons comme si autrui devait aussi l’aimer et le désirer ; lorsque ce n’est pas le cas, nos sentiments de désir et d’amour sont perturbés. Nous sommes portés à prêter nos propres sentiments à autrui (projection), dans la perspective intéressée d’en intensifier les manifestations pour nous-même.
- Que se passe-t-il, en effet, lorsque nous imaginons que la personne que nous aimons affecte de joie ou de tristesse une tierce personne, qui est censée la désirer, l’aimer ou la haïr en même temps que nous-même l’aimons ? Cela influence nos propre affects, nous transférons sur nous-même la relation affective positive ou négative qui lie la troisième personne à la seconde.
- Dans la démonstration de la proposition 31, Spinoza met au jour deux éventualités lorsque nous aimons la personne que nous imaginons désirée, aimée ou haïe par quelqu’un d’autre.
1. L’affect que nous éprouvons personnellement et celui dont nous imaginons affectée une autre personne à l’égard de la chose que nous aimons vont dans le même sens. Exemple de la joie : les deux joies, la nôtre et celle de l’autre, se confortent réciproquement l’une l’autre ; l’affect éprouvé par autrui vient s’ajouter au nôtre de manière à en accroître l’intensité.
2. Le sentiment dont nous sommes nous-même affectés et celui que nous imputons imaginairement à autrui sont discordants. Il y a alors fluctuation de l’âme due au fait que l’aimé aime ce que nous avons en aversion et renforcement de l’amour s’il aime ce que nous aimons. Nous serons écratelés entre deux tendances de sens opposés (amour et haine). En clair, lorsque nous aimons, nous avons tout intérêt à ce que cette Joie soit partagée par d’autres (les autres aiment la même chose que nous) ; en imaginant qu’il en est ainsi, nous sommes confortés dans nos propres sentiments. Au contraire, si nous voyons aimée par d’autres la chose que nous haïssons, nous ne pouvons qu’être troublés, au point de ne plus savoir ce que nous-même nous éprouvons.
- Ce qui explique ces deux possibilités, c’est le fonctionnement d’un processus universel d’identification. Ce qui est vrai d’une personne aimée est finalement vrai de toute personne en général.
Corollaire de la proposition 31
- « Il suit de là et de la proposition 28 que chacun, autant qu’il peut, fait effort pour que tous aiment ce qu’il aime lui-même et haïssent ce qu’il a lui-même en haine… » Nous sommes poussés à imaginer les affects d’autrui sur le modèle de ceux que nous ressentons pour notre propre compte, en projetant nos sentiments à l’extérieurd e nous-même, de manière à en faire des normes universelles auxquelles, à notre idée, tous devraient se conformer.
- La citation, à la fin du corollaire, concerne un ver d’Ovide : « Amants, nous voulons tout ensemble et espérer et craindre ; il est de fer celui qui aime avec la permission d’un autre ». Notre sentiment amoureux est aiguisé par le fait que nous imaginons qu’il est partagé par autrui, avec qui nous imaginons être en rivalité, ce qui nous comble de joie, tout en éveillant en nous une certaine inquiétude : et si ce bien que nous convoitons, quelqu’n d’autre allait nous le disputer ? Cette inquiétude rend évidemment la chose recherchée plus désirable encore puisque nous ne sommes pas seuls à l’aimer.
Scolie de la proposition 31
- Affect de l’ambition. On retrouve dans l’ambition les mêmes processus que dans l’amour. L’ambition, en effet, est le désir que chacun approuve l’objet de notre amour. Là encore, chacun éprouve ses propres affects sous le regard de l’autre : aimer est une expérience personnelle qui est vécue sur un mode potentiellement communautaire, dans l’attente de l’assentiment des autres : « nous voyons ainsi que chacun a, de nature, l’appétit de voir vivre les autres selon sa propre complexion… », c’est-à-dire le désir que les autres vivent à son idée. Les sentiments éprouvés par une personne doivent valoir pour tout le monde en même temps que pour elle-même.
- Spinoza souligne à nouveau ici cette tendance mimétique qui attache affectivement les hommes les uns aux autres (socialité), créant les conditions d’innombrables conflits. Le mimétisme est à la source des antagonismes passionnels.
-
Proposition 32
-
Or, que se passe-t-il lorsque nous voyons quelqu’un
d’autre qui « tire de la joie d’une chose qu’un seul
posséder » ? La réponse de Spinoza est des plus claires :
« nous nous efforcerons de faire qu’il n’en ait plus la possession ».
Spinoza parle ici de la volonté d’appropriation exclusive : cette chose
dont nous voyons l’autre jouir, nous sommes idéalement portés à en jouir aussi
pour notre propre compte comme si nous étions à sa place ; mais comme il
est impossible que deux personnes jouissent de cette chose en même temps, nous
sommes poussés à leur refuser la possession effective de ces choses.
Scolie de la proposition 32
- La scolie décrit l’envie. On peut croire qu’il n’y a pas d’ordre : on passe de l’amour à l’ambition et à l’envie puis un peu plus loin à la miséricorde. Il s’agit pour Spinoza de montrer que « La même propriété de la nature humaine d'où suit qu'ils sont miséricordieux fait aussi qu'ils sont envieux et ambitieux ». On n’a plus un classement des affects entre vices et vertus ou entre bons et mauvais sentiments, mais un ordre « neutre », celui qui découle du chemin qui va des causes aux effets.
- Dans l’envie, en effet, nous sommes poussés à nous approprier les biens des autres pour pouvoir en jouir à leur place, et ceci d’autant plus que nous nous représentons que les personnes que nous envions jouissent et tirent avantage de leus biens : compulsion à envier aux autres ce dont on les voit jouir. Spinoza précise qu’entre l’envie, l’ambition et la miséricorde (ou pitié), c’est la même « propriété de la nature humaine » qui est à l'œuvre, savoir le mimétisme : en traitant les autres comme des égaux, on s’installe vis-à-vis de ces égaux dans une relation de réciprocité affective, supposant une comparaison permanente entre ce qui est éprouvé par les uns et par les autres.
- Spinoza donne l’exemple de l’enfant qui singe naturellement les comportements d’autrui : ils rient en voyant les autres rire, ils pleurent lorsqu’ils pleurent, et ce sans aucune raison personnelle. Ce que les autres ont dans les mains, ils cherchent à l’attraper : « ils désirent enfin tout ce à quoi ils imaginent que d’autres prennent plaisir ». Il s’agit là d’une compulsion mimétique purement mécanique.
- En résumé, la théorie spinoziste du mimétisme démontre que les choses que les autres aiment, nous les aimons aussi ; réciproquement, nous nous imaginons qu’ils devraient eux-mêmes aimer les choses que, nous, nous aimons ; nous sommes ainsi amenés à leur envier la possession de biens qui, censés être désirés par tous, ne peuvent appartenir en même temps aux uns et aux autres. Le mécanisme du mimétisme fonctionne de façon rétroactive en reportant sur nous les affects de désir, de joie et de tristesse qu’il nous avait d’abord poussés à transférer sur autrui.
Propositions 33 et 34
- Les propositions 33 & 34 posent le problème de la réciprocité dans l’amour. Le problème de la réciprocité de l’amour est posé ici comme passion. Mise en évidence de la rétroactivité du mimétisme affectif.
- Proposition 33 : « Quand nous aimons une chose semblable à nous, nous nous efforçons, autant que nous pouvons, de faire qu'elle nous aime à son tour ». Dans le cas où nous avons fixé nos affects de joie sur une personne que nous reconnaissons comme étant une chose semblable à nous, nous sommes portés à imaginer qu’elle devrait elle-même nous rendre notre amour : nous attendons de cette personne des services particuliers parce que nousa vons accidentellement fixé sur elle nos affects de joie : te donnant mon amour, je te demande non seulement de l’accepter, mais aussi de me le rendre ; et plus je t’en donne, plus je m’attends à en recevoir de toi en retour.
- Démonstration de la proposition 33 : ayant attaché de la joie à la représentation d’une autre personne, élue de toutes, nous serons portés à attendre qu’elle-même nous aime, dans des conditions qui nous distinguent à ses yeux de tous les autres. Au désir que nous avons d’être bien vus de tous vient s’ajouter celui d’être distingués ou glorifiés par certaines personnes que nous aimons et dont nous attendons qu’elles nous aiment en retour.
-
Proposition 34
- Conséquences de cette rétroactivité des affects telle qu’elle s’opère dans le cas d’une relation privilégiée entre deux personnes : « Plus grande est l’afffection que nous imaginons que la chose aimée éprouve à notre égard, plus nous nous glorifierons ». Si nous aimons une personne, et si nous imaginons qu’elle nous aime en retour, notre propre sentiment de joie est gonflé par le sentiment de joie que nous lui prêtons imaginairement ; le désir viscéral qui est en nous de nous glorifier sera davantage satisfait. En imaginant que la personne que nous aimons reporte sur nous le sentiment que nous lui portons, nous nous aimons nous-même en elle, récupérant ainsi la mise que nous avons engagée sur elle.
- Spinoza dévoile ici un « fantasme de récupération » que nous ne pouvons assouvir que par l’intermédaire d’autres personnes de préférence à toute autre chose (si l’ivrogne distingue affectivement sa bouteille, il ne peut s’attendre à être distingué d’elle en retour et à tirer un supplément de plaisir à cette élection).
- Spinoza souligne ici l’existence d’une solidarité affective naturelle entre les êtres qui peut dégénérer en conflits : si j’aime une personne que d’autres n’aiment pas, l’amour que j’éprouve pour cette personne est destabilisé (conflit vace moi-même et avec les autres) ; si la personne que j’aime est destinée à faire l’objet d’un attachement exclusif, en même temps que je serai porté à vouloir que les autres l’aiment comme moi, je m’efforcerai aussi de les en déposséder. En même temps que je les aimerai d’aimer la même chose que moi, je les haïrai d’aimer cette chose-là dont je voudrais disposer pour moi seul ; si j’aime une personne, je suis naturellement porté à vouloir qu’elle me rende en retour mon amour, ce qui m’expose, au cas où cet effet en retour n’aurait pas lieu, à lui en vouloir. Risque à nouveau de fluctuation de l’âme, de conflit avec les autres.
- Ces perspectives de conflits sont détaillées dans les propositions 35 à 47
-
Propositions 35 à 47 : les conflits affectifs
- Les propositions précédentes ont dégagé le principe d’une solidarité affective qui lie entre elles des personnes proches ou éloignées. Mais, dans le jeu des affects, apparaissent en permanence des menaces de conflits, qui font de la vie affective le terrain d’affrontements entre les divers intérêts. Les propositions 35 à 47 examinent par le menu les perspectives de conflits et dégagent de nouvelles propriétés spécifiques de notre régime mental. Il s‘agit de comprendre comment les conflits qui déchirent l’humanité, s’enracinent dans le fonctionnement de l’affectivité.
- Les propositions 35, 36, 37 et 38 : comment l’amour se transforme en haine.
-
Proposition 35
- La proposition 35 est consacrée à la jalousie, passion triste, ou plus exactement une fluctuation de l’âme puisqu’elle est Haine de la chose aimée : « Si, quelqu’un imagine qu’un autre s’attache la chose aimée par le même lien d’Amitié, ou un plus étroit, que celui par lequel il l’avait seul en sa possession, il sera affecté de Haine envers la chose aimée elle-même, et sera envieux de l’autre ».
- En effet, dans la mesure où nous imaginons être aimés de la personne que nous aimons , nous sommes comblés par cette représentation qui satisfait en nous le désir d’être bien vu et celui d’être distingué (proposition 34). Dès lors, nous sommes portés à imaginer que la personne que nous aimons nous est elle-même attachée par un lien affcetif aussi intense que possible (proposition 28). D’autre part, lorsque nous aimons quelqu’un, nous sommes confortés dans notre amour par le fait que d’autres le partagent, en lui apportant ainsi leur caution (proposition 31). Mais, en même temps, la représentation de la personne aimée nous attriste, parce que nous imaginons qu’au lieu de nous rendre de manière exclusive l’amour que nous lui portons, elle s’est attachée à une tierce personne. La joie que cette tierce personne est censée partager avec la personne que nous aimons constitue pour nous une cause supplémentaire de tristesse (relation triangulaire).
- Comme à l’accoutumée, le scolie de la proposition 35 caractérise les affects qui sont adaptés spécifiquement à cette situation particulière :
- La jalousie qui est une tristesse que nous associons à la représentation de la personne que nous aimons ; la jalousie n’est rien d’autre qu’une fluctuation de l’âme née de ce qu’il y a amour et haine en même temps.
- Notons que la définition de l’amour spinoziste est à l’opposé de sa définition romantique. La jalousie est contradictoire avec l’amour puisqu’elle est tristesse. L’amour véritable ne suppose donc pas la possession, puisque la volonté de possession qui accompagne l’amour conduit à la fluctuation de l’âme. L’amour triste des romantiques est, pour un spinoziste, une contradiction in adjecto. On remarquera également qu’on est loin de l’idéalisme de l’amour platonicien. Le scolie de la proposition 35 se tient encore complètement sur une position matérialiste : la Jalousie est clairement liée à la possession sexuelle.
- L’envie ensuite : tristesse que nous associons à la représentation de la tierce personne à propos de laquelle nous nous figurons qu’elle est source de joie pour la personne que nous aimons. Etre envieux, c’est s’attrister en se représentant qu’un autre a quelque chose dont nous sommes privés, tandis qu’être jaloux, c’est s’attrister en se représentant qu’on pourrait, à cause d’un autre, ne plus disposer de quelque chose qu’on estime personnellement destiné à posséder de manière exclusive.
- Dans la suite du scolie, Spinoza esquisse une analyse économique et énergétique de ces sentiments : la pensée de la personne dont nous sommes jaloux nous rend d’autant plus triste, que nous l’avons davantage aimée ; et, à l’idée de la personne dont nous sommes envieux, nous nous attristons encore plus si nous haïssons déjà cette personne pour d’autres raisons. L’envie et la haine sont alors portées à incandescence et se mettent à flamber hors de toute mesure.
-
La proposition 36
- Cette proposition revient sur la nature de l’affect auquel nous sommes en proie lorsque nous désirons sexuellement une autre personne. Qu’est-ce qui, au juste, nous attire en elle ?
- Spinoza répond : « Qui se rappelle une chose où il apris plaisir une fois, désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il y a pris plaisir ». Encore une fois, Spinoza parle non pas de la personne en réalité, mais de l’idée que nous nous formons à son propos à l’aide de l’imagination. Nous associons à la représentation de la personne ou d’une partie de celle-ci des circonstaces singulières dans lesquelles nous avons été une fois en contact avec elle, ou avec une personne qui lui ressemble ; ces circonstances, nous cherchons impulsivement à les réaliser et à en perpétuer le souvenir.
- En clair, ce que nous désirons, ce n’est pas la personne, mais la perpétuation de quelque chose qui, accidentellement, a eu lieu une fois, et dont nous ne pouvons nous empêcher de vouloir à nouveau profiter.
- Analyse des mécanismes de la prolongation et de la répétition. On peut y voir un fondement de la répétition freudienne. La névrose est la répétition non consciente du refoulé, le refoulé étant généralement un désir censuré. La volonté de répéter les conditions initiales du plaisir explique encore comment par accident notre affect peut se porter sur n’importe quel objet.
- Le corollaire de la propositIon 36 : « Si donc il s’est aperçu qu’une de ces circonstances manquait, l’amant sera contristé ». Il suffit que fasse défaut l’une des circonstances de l’événement mythique auquel l’âme s’est pour toujours attachée, l’amoureux est alors inondé de tristesse.
- Le scolie définit un nouvel affect : le « Souhait frustré » ou frustration, défini comme la « tristesse, en tant qu’elle est relative à l’absence de ce que nous aimons ». Il s’agit d’un affect fondé sur un sentiment d’inhibition – la tristesse – qui a pour contenu la rétention d‘une joie. La frustration de la même façon peut être causée par le manque d’un objet accidentellement présent en même temps que la chose à laquelle le sujet a pris plaisir une première fois.
- Propositions 37 et 38
- Spinoza considère à nouveau le cycle qui transforme l’amour en haine. Les propositions 37 & 38 expliquent la puissance des affections. Cette puissance est en effet proportionnée au désir. Plus grande est la tristesse, plus importante est la diminution de la puissance d’agir et donc plus le conatus devra manifester avec force sa réaction face à la puissance d’agir. La puissance des affects est non pas tant une puissance directe qu’une puissance liée à la capacité réactive de l’Âme (à mettre en parallèle avec le principe d’égalité de l’action et de la réaction en physique).
- En effet, un désir (compulsion à agir dans un certain sens) est d’autant plus fort qu’est puissant le sentiment de joie ou de tristesse qui en constitue la motivation principale. La tristesse est insupportable car elle bride l’élan du conatus, cette tendance à persévérer dans notre être. La joie, au contraire, renforce l’élan du conatus. Quand on est joyeux, et plus on l’est, on tient d’autant plus à demeurer dans cet état ; et lorsqu’on est triste, et plus on l’est, on aspire d’autant plus à en sortir. Ce processus est étendu aux affects secondaires d’amour et de haine : l’amour et la haine sont eux aussi d’autant plus intenses que sont forts les senntiments de joie ou de tristesse qui constituent leurs motivations.
- Ainsi l’amour sucite-t-il le désir de maintenir l’état affectif de joie auquel il correspond ; la haine suscite le désir inverse d’éliminer la tristesse qui la constitue dans son fond.
- La proposition 38 applique ce principe général à la situation où l’amour paraît se transformer en haine, du fait que le même objet est devenu un motif de tristesse, ce qui a déclenché à son égard un sentiment de haine. Dans un tel cas, la haine qui prend la place de l’amour est accrue par le fait d’avoir été précédée par un tel amour, et elle est plus forte que si elle se portait sur un objet qui était auparavant indifférent ; de plus, son intensité est proportionnelle à celle de l’amour dont elle a ainsi provoqué la disparition. Fluctuation de l’âme.
- Pourquoi ? Parce qu’aimer quelqu’un, c’est aspirer à ce que l’état de joie associé à cet affect se maintienne indéfiniment ; c’est aussi rechercher la pérsence de la chose aimée, de manière à tirer de celle-ci de l’agrément ; c’est entreprendre de donner du plaisir à la personne à laquelle on est attaché, en vue d’obtenir d’elle en proportion les satisfactions qu’on estime mériter en échange de l’amour qu’on lui porte : c’est espirer à être aimé de cette personne en retour.
- Les propositions 39 à 44 examinent les situations où ne voulons pas ce que nous voulons et voulons ce que nous ne voulons pas. Spinoza étudie ici de nouvelles formes de combinaisons affectives par l’effet desquelles l’âme, soumise à des pressions de sens opposés, est empêchée de se fixer dans une orientation nettement déterminée. Descritption des états entaux de confusion et d’indécision correspondant au fait de ne pas savoir ce qu’on veut.
-
Proposition 39
- En vertu du principe suivant : lorsqu’on hait quelqu’un, on ne peut qu’être porté à vouloir lui faire tout le mal possible ; lorsqu’on aime quelqu’un, on ne peut qu’être porté, inversement, à vouloir lui faire tout le bien possible. On veut du bien à la chose ou à la personne qu’on aime, dans la perspective de se faire du bien à soi-même (mimétisme affectif) ; et lorsqu’au lieu d’aimer, on hait, pour se prémunir de la tristesse à laquelle est associée la représentation d’une chose extérieure, on tentera par tous les moyens d’éliminer cette cause de tristesse : en d’autres termes, on doit vouloir tout le mal possible à la chose ou à la personne à laquelle on a identifié cette cause de tristesse.
- Conséquence : si nous nous représentons l’autre personne à laquelle nus voulons du mal comme étant en position de nous rendre un mal plus grand encore que celui que nous sommes portés à lui faire, l’impulsion qui nous porte à nous attaquer à elle en sera automatiquement freinée. Si nous imaginons que faire du mal à quelqu’un que nous haïssons peut être l’occasion pour nous d’une tristesse plus grande encore que celle que nous cherchons à éliminer en faisant ce mal, notre propension à faire du mal est du même coup entravée par l’élan affectif inverse qui nous en détroune, en vue d’éviter de pâtir davantage des conséquences de cette situation.
- La formule « ne pas vouloir ce qu’on veut et vouloir ce qu’on ne veut pas » joue ici à plein : à la personne que nous haïssons nous voulons naturellement faire du mal, mais en même temps nous voulons ne pas lui en faire, de sorte que nous ne savons pls ce que nous voulons. Nus sommes soumis aux pressions contraires d’élans affectifs qui, par leur nécessité propre, nous traversent et s’affrontent en nous.
- Scolie de la proposition 39
- Introduction des notions de « bien » et de « mal ». Spinoza dit qu’il n’y a pas de bien ou de mal en soi mais seulement en fonction de l’intérêt que nous portons à certaines choses, et ceci parce que nous associons de la joie ou de la tristesse à la représentation de ces choses. Est bien ce qui est censé combler une frustration, mal ce qui paraît devoir manquer à le faire, ces estimations dépendant des mécanismes d’association et de transfert. Rappel de la thèse dus colie de la proposition 9 : « nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous appelons bonne la chose que nous désirons ». Ce qui pour l’un constitue le bien suprême (pour un avare, une masse d’agent) ne présentera aucun intérêt aux yeux d’un autre. Chacun croit savoir ce qu’il veut, mais cette certitude n’a qu’une valeur subjective et doit se plier aux conditions que lui imposent les occasions et les rencontres.
- Nouvelle figure particulière d’affect : la peur ou angoisse qui est une forme de la crainte (la crainte est une tristesse inconstante, la sourde appréhension que nous associons à la représentation des choses au sujet dequelles nous sommes incertains). En arrière de la peur, on trouve l’attitude consistant à éviter un mal plus grand en acceptant de subir un mal moins grand, évalué comme un moindre mal, de manière à limiter autant que possible les causes tristesse.
-
Proposition 40
-
Examen ici d’une situation affective étrange :
celle où, imaginant être à tort haïs par quelqu’un, nous nous mettons à haïr
cette personne, à laquelle nous en voulons sous le seul otif que nous nous la
représentons triste à l’idée de ce que, nous, nous sommes, alors que nous
estimons n’avoird onné nul prétexte valable à cette tristesse. Dans ce cas-là,
nous sommes à nouveau conduits à vouloir ce que nous ne voulons pas et à ne pas
vouloir ce que nous voulons.
-
Ce comportement obéit aux règles du commerce affectif
(cf. Proposition 27) : nous devons rendre affect pour affect ; tu me
hais, je te hais de me haïr. La haine que je renvoie à celui qui, me figuré-je,
me l’adresse n’est rien d‘autre qu’une tristesse associée à une représentation
imaginaire, dont l’objet est l’affect dont j’imagine animée à mon égard l’autre
personne. Mécanismes d’association et de tranfert, sur fond de mimétisme
affectif : je crois qu’un autre me hait, et en même temps je crois qu’il
n’y a rien en moi qui justifie ce sentiment.
-
Scolie de la proposition 40
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Au cas où, par extraordinaire, celui qui se représente
haï par une autre personne estimerait ce sentiment justifié par un défaut qu’il
s’attribue imaginiarement à lui-même, la tristesse que lui procure la
reconnaissance du bien-fondé de l’affect négatif dont il se figure pâtir du
fait d’autrui prend la forme de la honte. Spinoza ajoute ironiquement que cela
arrive rarement puisque, comme l’a montré la proposition 25, nous n’apprécions
guère de nous voir nous-mêmes sous un vilain jour, et nous faisons tout pour
que cela n’arrive pas. En tout cas, celui qui s‘imagine haï par un autre est
poursuivi, au plus secret de lui-même, par la crainte d’être exposé
ptentiellement à la honte et travaillé par une sourde angoisse.
-
Spinoza envisage une autre explication à ce phénomène
de reflux de la
haine. Redoutant les conséquences néfastes qu’auraient pour nous les
intentions agressives d’autrui, nous anticipons les représailles et nous nous
meettons, à titre défensif, à vouloir le plus grand mal à qui pourrait être en
position de nous faire du mal. Prenant les devants en vue de nous protéger
contre une possible nisance, nous nous laissons envahir par une tristesse qui
ne peut que nous détruire mentalement et nous pousse à adopter, de manière
offensive, des comportements agressifs don’t les conséquences peuvent, en
retour, nous être néfastes.
- Dans le corollaire 1 de la proposition 40, Spinoza examine un cas de figure extrêmement déstabilisant : situation dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous imaginons que nous sommes un objet de haine pour la personne que nous aimons. Lorsque nous aimons quelqu’un nous nous attendons à en être aimés en retour (proposition 33) ; si cette attente est déçue et si, en lieu et place de l’amour que nous escomptons en échange de celui que nous donnons, nous imaginons recevoir de la haine, nous devons nous-même haïr la personne que nous rendons responsible du sentiment de désappointement qui nous envahit. Situation de fluctuation de l’âme.
- Dans le corollaire 2, est envisagée la situation plus fréquente dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous nous imaginons poursuivis par la haine d’une personne qui nous est affectiveemnt indifférente. Cette personne nous allons automatiquement nous mettre à la haïr. La crainte évoquée précédemment se mue en « colère », qui est l’impulsion à faire du mal à la personne que nous haïssons. Lorsque nous haïssons une personne pour la seule raison que nous estimons être haïs d’elle, ce même sentiment s’accompagne d’une idée de rétorsion, et il prend la forme de la « rancune ».
- Proposition 41
- Les échanges affectifs évoqués dans les propositions 39 et 40 se déroulent sur fond de haine. Que se passe-t-il maintenant lorsque les rapports imaginaires que nous entretenons avec d’autres personnes prennent la forme de l’amour ? La même chose exactement.
- En effet, nous nous représentons qu’une personne nous aime, mais nous ne voyons pas en quoi nous serions réellement pour quelque chose. De la même façon que nos fantasmes nous poussaient à rendre haine pour haine, ils vont nous conduire à rendre amour pour amour, alors que cet amour est, selon nous, sans objet. Dans ce cas, nous voulons à nouveau ce que nous ne voulons pas, nous aimons ce que nous n’aimons pas et nous n’aimons pas ce que nous aimons. L’amour que, sans y croire au fond, nous portons à une personne dont nous pensons être aimés sans qu’il y ait véritablement de raison à cela, est un sentiment factice.
- Au cas où nous viendrions à considérer que l’amour qui nous est porté n’est pas sans objet, qu’il pourrait bien nous être personnellement destiné, que nous n’en sommes pas indignes en somme, c’est la fierté, symétrique de la honte, qui est en nous satisfaite. Aimer quelqu’un qui nous aime, c’est nous disposer à lui faire du bien, en retour des biens que nous attendons de sa part. Cette tendance à être obligeant s’appelle la « reconnaissance » ou la « gratitude » : désir qui nous porte à être bligeants à l’égard de la personne qui, d’un amour égal, nous a rendu un service. Ce sentiment est intéressé : c’est dans l’attente des bénéfices que nous escomptons tirer de notre relation avec des personnes que nous aimons sans les aimer que nous sommes disposés à leur accorder nos propres faveurs. Cette disposition favorable est symétrique de la rancune.
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Corollaire de la proposition 41
- Que se passe-t-il lorsque nous croyons être amés d’une personne que nous haïssons ? L’effet induit est une fluctuation de l’âme : la personne que nous haïssons, nous sommes en même temps portés à l’aimer, sous le seul motif que, croyons-nous, elle nous aime. Comme je veux être aimé de qui j’aime, par imitation, je vais m’efforcer d’aimer qui m’aime. C’est un retournement en altruisme du sentiment égoïste. Au cas où la haine triompherait ici de l’amour, nous nous mettons à vouloir du mal à une personne, alors même que celle-ci, pensons-nous, nous ame, ce qui est pure cruauté. La cruauté sera définie, dans la définition des affects 38, comme « le désir par lequel quelqu’un est enclin à faire du mal à celui que nous aimons ou dont nous avons pitié ».
- Le sentiment de cruauté s’inscrit ainsi dans une relation de type triangulaire : nous aimons une personne ou nous sommes remplis de compassion à son égard (la compassion est une forme d’amour) ; nous voyons que cette personne est poursuivie, d’une manière qui nous paraît imméritée, par la vindicte d’une tierce personne : nous estimons en conséquence que cette tierce personne est animée d’un sentiment de cruauté à l’égard de la seconde parce que nous estimons non fondée la haine dont est victime la personne à laquelle nous voulons du bien.
-
Proposition 42
- Les propositions 42 à 44 portent sur l’instabilité des états affectifs : transformation de l’amour en haine et réciproquement. Cette instabilité des états affectifs résulte de la combinaison des affects qui sont comme des formes physiques. Ainsi la Haine est accrue par la haine réciproque ou peut être extirpée par l’Amour. La Haine changée en Amour donne un Amour plus grand que si la haine ne l’eût point précédé. Spinoza fait entrer dans la philosophie et soumet à l’étude rationnelle les complexes qui forment les thèmes centraux de la tragédie classique (par exemple chez Racine).
- Examen de ce qui se passe lorsque s’introduit un dysfonctionnement dans le déroulement du processus d’échange de services entre personnes. J’aime une personne, cela me dispose à être obligeant à son égard, dans l’attente de services réciproques que j’escompte de sa part comme un dû. Mais si je constate que cette réciprocité est rompue, je ne peux manquer d’être déçu que mes services soient reçus dans un esprit d’ingratitude. Caractère entièreemnt imaginaire des mécanismes mentaux qui accompagnent le déroulement de ces processus : celui-ci s’effectue entièrement dans la tête des protagonistes qui y prennent part.
- En se laissant prendre au jeu de cette réciprocité imaginaire, on s’expose à être entraîné dans un mouvement qui se nourrit des fantasmes qu’il engendre au fur et à mesure de son propre déroulement.
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Proposition 43
- Cas où, ayant quelqu’un en horreur, je constate que ce sentiment de détestation est réciproque, que la personne que je hais me hait aussi en retour. Ma haine, alimentée par la tristesse que déclenche la constatation du fait que je suis haï, s’accroît. Mais si je m’aperçois que, de son côté, la personne que je hais m’aime, je vais être enclin à l’aimer aussi car le fait d’être aimé ne peut que me procurer de la joie. Fluctuation de l’âme à nouveau : en moi, haine et amour vont se combattre, c’est la plus forte de ces influences qui doit l’emporter.
- Proposition 44
- Conséquences de cette conversion de la haine en amour : l’amour qui naît dans de telles circonstances doit être plus intense du fait qu’il a pris la place de la haine. Comme pour la haine, lorsque l’amour prend la place de la haine, le nouveau sentiment est encore plus fort. L’amour est attisé par le fait d’avoir dû lutter contre la haine, le fait d’avoir triomphé de celle-ci procure une joie spécifique.
- Scolie de la proposition 44
- Spinoza écarte ici une interprétation abusive. Du fait que l’amour est nourri par le fait qu’il a dû lutter contre un sentiment de sens opposé, on pourrait être tenté de penser qu’il est intelligent de détester davantage une personne pour pouvoir ensuite se préparer à mieux l'aimer, comme si l'on devait se mettre à haïr le plus possible les personnes auxquelles on s’intéresse.
- Un tel raisonnement est aussi absurde que celui selon lequel, pour mieux profiter du fait qu’on est en bonne santé, il faudrait d’abord tomber malade. Or, de même que la santé n’est pas une déficience surmontée, de même l’amour n’est pas une haine maîtrisée. Les joies qui résultent du fait d’avoir surmonté une tristesse sont peut-être plus intenses mais elles n’en sont pas moins des joies tristes, des tristesses joyeuses, c’est-à-dire des passions.
PROPOSITIONS 45 A 47 : PHOBIES ET
ENGOUEMENTS
- Les propositions 45 à 47 portent sur la formation d’une psychologie de groupe.
Proposition 45
- « Si quelqu’un qui aime une chose semblable à lui imagine qu’un autres emblable à lui est affecté de Haine envers cette chose, il aura cet autre en haine ». La proposition 45 reprend en les généralisant les mécanismes de projection. Je prête à l’autre les sentiments que j’éprouve moi-même. On retrouve ici ce qui a déjà été dit à la proposition 27 : « Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affection d’aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une afffection semblable. » Quelqu’n qui aime une chose qu’il reconnaît comme lui état semblable et constate, ou imagine, qu’une tierce personne, qu’il reconnaît comme lui étant semblable, a cette chose en haine : aussitôt il se mettra instinctivement à haïr cette tirec personne.
- Spinoza parle ici du mécanisme des alliances qui tissent des réseaux associatifs entre le individus. Nous sommes amenés à rendre à une personne la haine qu’elle porte à une autre personne. Nous sommes enclins à aimer ou à haïr des personnes qui ne nous ont rien fait, en vertu d’un réflexe de solidarité irraisonnée qui nous porte à sortird e nous-mêmes, et à épouser des querelles ou des engouements au contenu desquels nous sommes étrangers. Les amis de nos amis sont nos amis, et leurs ennemis sont nos ennemis.
- Ma connaissance d’autrui dépend donc d’une part d’une ressemblance et d’autre part de mon imagination. Ce n’est pas d’abord une connaissance rationnelle. C’est ceci explique la formation de l’opinion commune.
Proposition 46
- La proposition 46 porte sur la formation du nationalisme et du racisme. Au-delà des indivdus, les complexes affectifs se fixent sur des groupes d’individus (rangs, populations…). Ne pas aimer les noirs, les vieux, les pauvres, etc., toutes ces attitudes se ramènent à des pulsions mimétiques, fondées sur des associations d’affects incontrôlées, greffées sur des stéréotypes imaginaires : les »noirs », les « vieux », les »Allemands », etc. On reconnaît là les processus psychiques qui forment la trame du nationalisme, du chauvinisme ou du racisme.
- Cette tendance — qui peut conduire au pessimisme le plus noir — est cependant immédiatement contrebalancée. Il y a nécessairement quelque tristesse qui accompagne la Joie de voir une personne haïe détruite ou affectée d’un mal (47). L’homme n’est pas un loup pour l’homme. Il y a dans les passions elles-mêmes quelque chose qui permet de penser la communauté humaine et la paix.
PROPOSITIONS 48 & 49 : ACCIDENTS ET VARIATION DE LA
VIE AFFECTIVE
- Les propositions 21 à 34, rappelons-le, portaient sur le princvipe mimétique qui conditionne les relatiosn affectives entre les personnes. Les propositions 35 à 47 caractérisent les diverses formes de situations conflictuelles, les propositions 48 et 49 portent sur l’intensité des affects interpersonnels et les conditoos dans lesquelles varient les intensités d’affects secondaires comme l’amour et la haine. En établissant les conditons qui déterminent la force et la faiblesse des affects, Spinoza indique implicitement la voie à suivre pour introduire dans leur jeu spontané un contrôle.
Proposition 48
- Cette proposition examine les conditions dans lesquelles l’amour ou la haine portés à une personne singulière sont détruits ou diminués. Il faut que cette personne cesse d’être représentée comme étant en elle-même cause exclusive de joie ou de tristesse. Si ces sentiments de oie et de tristesse sont associés à une autere cause, qui se sbstitue à la représentation de la personne en question, le lien obsessionnel qui les attachait à cette personne est rompu. L’amour est diminué si on imagine que l’objet aimé n’est pas seule cause de la joie (et de même pour la haine et la tristesse). La puissance de l’affect, c’est donc sa capacité à accaparer seul toute l’âme. C’est donc bien la puissance de l’aliénation qui s’exprime.
Proposition 49
- La proposition 49 précise que c’est bien ainsi qu’il faut l’entendre. Il n’y a pour Spinoza pas véritablement de « chose libre » puisque tous les modes finis n’existent que comme effet des lois de la nature. Une chose qui se présente comme « libre », c’est donc une chose qui se présente comme tirant complètement sa nécessité de soi-même. C’est donc une chose que nous divinisons. Autrement dit, si l’affection est la plus puissante quand nous imaginons une chose comme cause libre, c’est que c’est dans ce cas que nous sommes le plus victimes de notre imagination, que nous sommes le plus aliénés.
- Au contraire en se représentant une chose comme nécessaire, on diminue les affects auxquels elle est liée. Il ne s’agit pas seulement de passer de l’imagination à la connaissance rationnelle— ce qui réduirait l’éthique spinoziste à une éthique de type stoïcien. Il suffit seulement de multiplier les objets associés comme Spinoza l’a montré à la proposition 48.
PROPOSITIONS 50 A 57 : LES CARACTERES GENERAUX DES
COMPLEXES AFFECTIF
- Nous dégagerons ici les grandes lignes de ces huit propositions qui montrent l’incertitude des états affectifs.
- On peut être affecté par accident (prop. 50) : c’est le cas dans les « présages » et toutes les formes de superstition. La crédulité, source de toutes les superstitions humaines, porte l’âme à accorder sa confiance à des signes ou à des présages auxquels elle associe gratuitement des entiments de joie ou de tristesse. Nous nous mettons à aimer ou à haïr ces signes eux-mêmes, qui tiennent lieu pour nous des objets réels qu’ils indiquent ; nous les cultivons, en leur consacrant un culte.
- Les hommes peuvent être affectés de diverses manières par le même objet (prop. 51). Ceci est dû au fait que le jugement de l’homme est fort inconstant et qu’il est dominé par des espoirs et des craintes imaginaires. Les attachements humains sont bizarres, imprévisibles, inconstants, lunatiques dirait-on aujourd’hui, selon l’humeur du moment. Suivant les personnes, la même chose (un mets par exemple) procure du plaisir ou provoque le dégoüt ; et ce qui, tout à l’heure a fait plaisir à une personne peut très bien la dégoûter à présent.
- Conséquence : chacun juge toujours au sujet des autres en rapport avec ce que, à son propre sentiment, il éprouve lui-même sur le moment. Par exemple, si j’estime que quelqu’un est courageux, c’est parce qu’il me paraît délivré de la disposition à être craintif qui me paralyse. le Repentir aussi bien que le Contentement de soi sont classés parmi ces affects dans lesquels l’homme est cause pour lui-même. Ce sont même des affects très vifs et particulièrement aliénants puisque ce sont eux qui nous font croire que nous sommes libres.
- La proposition 52 oppose l’impression de déjà vu, la banalité, à l’étonnement. En quoi s’agit-il encore d’un affect ? Uniquement en ceci que nous sommes encore là sous la domination de l’imagination. L’étonnement devant la nouveauté vient d’une insuffisante connaissance (ou plutôt d’une connaissance inadéquate et ouvre la voie à d’autres sentiments comme la crainte, la consternation, etc). Ce sont tous des « emballements » de l’âme qui sont ainsi exposés. Il faut cependant remarquer que la surprise seule n’est pas considérée comme un affect.
- Dans la proposition 53, c'est encore l'illusion de la liberté qui est pointée. Car c'est bien de la même illusion de l'indépendance de l'Ame et du Corps qu’il s'agit: « L'homme ne se connaît pas lui-même, sinon par les affections de son corps et leurs idées. Quand donc il arrive que l'Ame peut se considérer elle-même, par cela même elle est supposée passer à une perfection plus grande, c'est-à-dire elle est supposée être affectée de joie et d'autant plus qu'elle s'imagine elle-même et imagine sa puissance d'agir plus distinctement. » (Proposition 53 - Démonstration)
- Spinoza expose le principe des mini-max. On cherche à maximiser la Joie liée à l’exaltation de la puissance d’agir de l’âme. « L’âme s’efforce d’imaginer cela seulement qui pose sa propre puissane d’agir » (proposition 54).
- Le scolie de la 55 démontre que les hommes sont de nature envieuse. Or cette nature est renforcée par l’éducation car « les parents ont accoutumé d’exciter leurs enfants à la vertu par le seul aiguillon de l’honneur et de l’Envie ».
- Les propositions 56 & 57 démontrent l’extrême variabilité des affects ou plutôt des complexes affectifs. La proposition 56 insiste sur le fait que la vie de l’âme est spontanément une vie de passions, soumise à l’action de ce qui est hors de nous et qui modifie en permanence le désir. Mais ce rappel ouvre maintenant la voie à l’éclarcissement du dessein de l’Éthique. Il s’agit, dit Spinoza dans le scolie, de « déterminer les forces des affections et la puissance qu’a l’Âme sur elles. » Les définitions générales permettent alors de « déterminer de quelle sorte et de quelle grandeur est la puissance de l’Âme pour gouverner et réduire les affections. » Ici s’amorce la transition avec ce qui suivra et donc la possibilité du renversement de la ligne passionnelle.
- Les affections différent essentiellement suivant les individus. Les affections des vivants privés de raison diffèrent fondamentalement des affections des humains (Spinoza souligne la différence entre une lubricité de cheval et une lubricité d’homme.) Mais le plus important n’est pas cette différence d’affections qui nous enferment chacun entre notre genre. Il souligne la différence entre l’épanouissement de l’ivrogne qui subit son ivrognerie et l’épanouissement du philosophe. Cette différence souligne que l’ivrogne est pris dans le flux de la vie affective et qu’il ne s’agit pas de « juger » ou de déplorer. Mais en même temps, l’exemple du philosophe montre que l’homme n’est pas condamné à subir les affections de manière passive, mais peut au contraire les contrôler, les diriger dans le sens de la raison.
LES AFFECTS ACTIFS
(PROP. 58 & 59)
- Cette dernière partie est peut-être la plus étonnante de l’Éthique. Elle pose que nous sommes affectés en tant que nous sommes actifs. Cela signifie d’abord que action et passion ne sont pas des catégories séparées mais des pôles complémentaires sur une même ligne, avec la possibilité permanente d’un renversement de l’un dans l’autre. Il y a donc une sorte de renversement possible qui dessine les lignes de la libération, renversement qui a été préparé dans les dernières lignes du scolie de la proposition 57.
- La connaissance, les « idées adéquates », sont sources de joie. En effet si l’Âme se considère elle-même nécessairement quand elle a une idée adéquate (puisque quand nous savons quelque chose nous savons en même que nous le savons et ainsi de suite cf. partie II). Or en considérant sa propre puissance de connaître, l’âme a donc pour objet une idée qui renforce sa puissance, c’est-à-dire une idée qui rend joyeux.
- D’où cette conclusion de la proposition 59 qui commande tout le retournement de l’Éthique : toutes les affectations qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir.
CATALOGUE RAISONNE DES
AFFECTS
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L’explication du fonctionnement de l’affectivité étant
achevée, Spinoza en dégage le bilan dans l’appendice de la troisième
partie : il reprend les figures concrètes d’affects qui ont été isolés et
identifiés au fur et à mesure de la progression de l’analyse rationnelle de
l’affectivité présentée dans la troisième partie de l’Ethique.
- La philosophie spinoziste des passions nous enseigne que la passion n’est malheureuse que si elle est mal employée; son bon usage permettrait bonheur et épanouissement puisque nous ne saurions nous affranchir des passions et vivre sans. La servitude des passions n'est pas issue du Désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n'être que la cause partielle de nos actes.
- Spinoza pense que nous ne sommes pas condamnés aux passions, que nous pouvons récupérer et même augmenter les puissances de notre être grâce au développement de notre pouvoir de comprendre. Nous pourrions en quelque sorte nous affranchir de la servitude des passions, dans la mesure où nous parviendrions à passer du plan de l’imagination au plan de la connaissance vraie.
- A la différence de Descartes et des stoïciens, Spinoza ne fait nullement appel au pouvoir libre et tout-puissant de notre âme. L’homme n’est qu’une partie de la nature, soumise comme le reste des choses à des chaînes de causalité nécessaires. Pour se libérer, demeure la connaissance vraie, la science des affections. Il n’est pas question de gouverner les passions par la volonté, mais d’en avoir une connaissance claire et distincte, de les comprendre dans leur rationalité. Ainsi puis-je transmuter la servitude en liberté.
- Dès lors, nous vivons sous le régime de la liberté lorsque nous agissons uniquement selon les lois de notre propre nature, c’est-à-dire librement. Etre vertueux, c’est désirer être heureux, bien agir et bien vivre. Nous sommes libres lorsque nous connaissons et comprenons la cause de nos actes; être libre, ce n'est pas lutter contre nos passions, mais développer une conscience de nous-même qui nous permettra de faire résulter nos actions de notre être et non pas du monde ou de valeurs imaginaires.
- Nous avions vu que le désir est créateur de valeurs. La connaissance vraie, adéquate consiste d'abord à prendre conscience de ce pouvoir créateur du Désir et à nous libérer d'une emprise extérieure qui résulte d'une illusion de l'imagination qui attribue une valeur objective à un but (richesse, honneurs…) qui n'a pas d'autre valeur que celle que lui accorde notre Désir.
- Lorsque nous comprenons nos passions, lorsque nous intégrons l’objet de notre passion dans tout un système de choses, où il perd son individualité et son prestige, nous nous libérons, en même temps, de son pouvoir fascinant. Les passions se transforment ainsi en actions grâce à la connaissance vraie. La passion comprise perd son privilège et son prestige, elle se trouve insérée dans une chaîne de causes et d’effets.
- La connaissance vraie, qui fait passer le Désir de la passivité à l'activité, libère le désir des faux biens : elle ne le supprime pas mais transforme un désir ignorant, aliéné, passif, en un désir éclairé, autonome, actif. Elle nous sauve en nous unissant à nous - même et à autrui.
- Elle nous unit d’abord à nous-même car la vertu est amour de soi. L’égoïste ne s’aime pas vraiment, car ce qu’il aime c’est son esclavage et non pas ce qu’il est authentiquement. Si les orgueilleux et les vaniteux délirent, c’est qu’ils aiment les bonnes opinions que les autres pourraient se faire d’eux et non pas leurs qualités réelles. L’envieux se méprise en réalité, car, autrement, les qualités d’autrui et les succès qui en résultent ne le feraient pas souffrir et il n’aurait pas l’envie d’être à la place de l’autre.
- Au contraire, l’homme conduit par la raison s’aime authentiquement, car il aime ce qu’il a de positif en lui-même. La connaissance nous unit également aux autres. Rien ne nous est plus utile que le commerce avec les autres hommes. Les hommes, unis par la raison, forment une seule communauté dont la seule loi est la générosité, “désir par lequel chacun s’efforce d’après le seul commandement de la raison d’aider les autres hommes et de se lier avec eux d’amitié”.
- Dès lors, la raison ne réclame rien contre la passion. Elle est aussi un effort vers la vie, vers une vie authentique, effort pour s’aimer plus efficacement. La vertu n’est pas renoncement et fuite du monde. Il n’y a pas d’au-delà; c’est ici-bas, dans ce monde, que se joue le problème de notre destinée, de notre bonheur et de notre malheur. La sagesse exige certes un effort de purification et de réforme de soi-même, mais il s’agit d’une réforme de notre mode de connaître, rendant possible la transmutation du regard que nous jetons sur un monde qui reste toujours le même.
- D’où l’hostilité de Spinoza vis-à-vis de l’ascétisme qui nous interdit de prendre plaisir. C’est le propre d’un homme sage d’user des plaisirs autant qu’il peut. La santé et l’épanouissement du corps sont une des conditions nécessaires au développement de notre pouvoir de compréhension. L’homme vertueux cherche d’abord et avant tout son utilité propre. Est utile à l’homme, ce qui satisfait l’effort même de la raison, l’effort pour comprendre, ce qui permet d’accroître son intelligence.
- Ce n’est donc nullement en troquant la vie réelle contre un idéal abstrait, un modèle auquel l’homme devrait se conformer, que l’on se guérit de l’esclavage des passions. Le désir n’a pas à être refoulé; il doit, au contraire, s’épanouir et devenir lucide, c’est-à-dire se réfléchir lui-même. La libération sera accroissement de puissance; toute connaissance vraie est joie, le désir étant d’autant plus fort que le savoir est plus vaste.
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