EST-IL POSSIBLE DE PENSER PAR
SOI-MÊME?
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Si l'éducation joue un rôle de plus en plus
importante dans nos sociétés, c'est parce qu'elle a pour but de donner la
faculté aux citoyens de penser par lui-même. Voilà pourquoi la France continue
à enseigner la philosophie en classe de Terminale. Et pourtant, la montée des
sectes et des gourous nous montre à quel point les hommes préfèrent se
soumettre à la pensée d'autrui, comme si la tache de penser par soi-même était
impossible. L'homme a-t-il la faculté d'exercer cette activité de la raison qui
consiste à réfléchir de façon autonome? Cette possibilité fait-elle partie de
l'essence de l'homme? Est-il possible de penser par soi-même?
Il semblerait que oui, puisque l'homme innove,
contrairement aux animaux qui resteront toujours les mêmes aux bouts de leurs
vies comme aux bouts de mille ans (Rousseau). Mais innover, n'est-ce pas
reprendre le passé? Philosopher, est-ce raconter ce que d'autres philosophes
ont dit? La pensée raisonnable, est-ce seulement la pensée approuvée par
autrui? En clair, pouvons nous être autonome, moralement parlant? Ce problème
est très important, car il touche la vie pratique et morale de chaque individu.
L'homme est-il un sujet libre, capable de nouveauté, d'originalité? Peut-il
trouver son propre bonheur, ou doit-il se plier à celui d'autrui?
Les préjugés classiques voudraient que l'homme, par
définition, soit capable de penser par lui-même. En effet, c'est cette faculté
de la raison qui semble être responsable de la discontinuité entre le monde
animal et le monde humain. Nous avons donc la faculté innée de réfléchir de façon
autonome, au fur et à mesure que nous grandissons. Cela se traduit par notre faculté
de créer du nouveau, d'avoir une imagination autonome et apparemment sans limite.
La réponse la plus évidente, si l'on se concentre donc sur l'essence de
l'homme, reviendrait à affirmer la possibilité de penser par soi-même. C'est ce
que nous allons voir dans cette première partie en analysant notre essence
ainsi que la valeur de la pensée autonome.
La question de la différence entre l'homme et
l'animal fut reprise maintes fois par différents auteurs. Rousseau et Sartre
qui constitueront les piliers de cette première partie, s'accordent avec la
tradition humaniste, à affirmer que l'homme a pour caractéristique spécifique
de penser par lui-même. C'est ce qui constitue son "état de nature".
Son "existence précède son essence", d'après Sartre. Cette phrase
résume bien l'idée que chaque être est libre, non soumis à des lois naturelles
limitant la portée de sa pensée.
"Nous sommes condamnés a être libre"
(Sartre). Sartre affirme qu'autrui ne peut rien pour moi et que la tache de penser
par moi-même est inévitable. Je ne peux pas vraiment m'en séparer. D'après
l'auteur, je peux néanmoins faire preuve de "mauvaise foi",
c'est-à-dire essayer de déléguer cette faculté à d'autres personnes et blâmer
des causes extérieures. La pensée sartrienne soutient donc que l'homme doit
affronter cette liberté et ne pas se cacher derrière des excuses ou autrui.
Ainsi Sartre raconte que lorsqu'un de ses
étudiants vint le voir après la classe pour lui demander qu'elle était la
meilleure solution entre rejoindre les forces de la résistance et combattre les
nazis ou rester auprès de sa mère qui était malade, Sartre répond qu'il ne peut
rien dire, rien affirmer, car la tache qui consiste à penser par soi-même et
donc prendre des décisions ne se délègue pas. L'élève est obligé de penser par
lui-même.
D'après Jean Jacques Rousseau, la perfectibilité
et la liberté sont les deux mamelles de la distinction homme - animal. La
perfectibilité est l'acte qui consiste à se perfectionner, à évoluer au fil du
temps en prenant compte son passé, grâce à sa mémoire, pour améliorer l'état
dans lequel nous sommes. La liberté est, d'après Rousseau, la faculté de se
décoller des événements pour les juger, les analyser. On pourrait presque
parler de conscience réflexive. Donc, pour le philosophe, la faculté qui
consiste à revenir sur ces actes par représentation psychiques, afin de les
améliorer est possible. L'homme peut penser par lui-même parce qu'il est libre.
Les sophistes tiennent un discours similaire en
reconnaissant que l'homme n'est pas barbare par nature. Il faut entendre
barbare au sens grec qui signifie l'étranger, celui qui ne parle pas grec. Les
sophistes affirment que les hommes peuvent être éduqués, même les esclaves. Ce
propos rejoint celui de Rousseau. En effet, n'importe qu'elle homme est libre
de pouvoir s'éduquer et donc de se perfectionner en pensant par lui-même.
Penser par soi-même est donc une possibilité physique,
morale et réelle, comme nous venons de le voir. Il semblerait que cela soit même
un devoir. Nous avons eu l'esquisse de cette impression avec l'exposition de la
pensée sartrienne. En effet, plus qu'une possibilité, la pensée autonome et
libre semble être le devoir de chaque citoyen, car il touche a des aspects de
notre vie qui ne doivent absolument pas être oublié.
En effet, le propos Stoïciens, essentiellement
celui d'Epictète, consiste à affirmer que l'homme ne doit pas s'occuper des
choses qui ne dépendent pas de lui, car cela n'aboutit à rien. Il doit par
contre se préoccuper des choses qui dépendent de lui. Mais qu'entend Epictète
par choses qui dépendent de nous? Dans son ouvrage, Le manuel, cet esclave affranchit explique que notre liberté, notre
morale, notre façon de penser, dépend de nous. Nous sommes libre car personne
ne peut nous forcer à vouloir faire quelque chose. On peut me contraindre, mais
cela ne changera pas le fait que je ne sois pas d'accord. Ainsi, il est
préférable de cultiver la pensée, car contrairement aux richesses, par exemple,
elle dépend vraiment de nous.
Ainsi penser par soi-même est un devoir. A quoi
bon se soucier et s'angoisser en attendant les résultats du baccalauréat? En
effet, au lieu de se préoccuper de ce qui dépasse notre contrôle, nous devons
concentrer notre énergie sur ce que nous pouvons contrôler. Ainsi, cette
faculté que nous avons de penser par nous-même doit constamment être
travaillée, car nous sommes responsable de cette dernière. Ainsi, penser par
soi-même devient un devoir moral pour l'homme qui souhaite vivre heureux en ne
se souciant que des choses qui dépendent de lui.
Emmanuel Kant, dans Qu'est-ce que les lumières, insiste aussi sur le devoir de penser
par soi-même. Dans cet ouvrage, ce philosophe définit l'homme mineur comme
celui qui n'est pas capable de penser par lui-même. Il est donc prisonnier.
L'homme qui a atteint la majorité, par contre, est celui qui est capable de
penser par lui-même. Il est donc autonome. Kant affirme que les lumières sont
ce que les hommes doivent rechercher pour atteindre cette majorité.
Kant donne l'exemple de bœufs, enfermés dans un
enclos. Les bœufs n'osent pas sortir car ils ont peur du monde extérieur. Leur
maître n'arrête pas de les intimider en leur racontant, ô combien ce monde est
effrayant. Kant dit que certes, penser par soi-même est effrayant, que cela
demande courage et persévérance et que, pour continuer avec l'allégorie bovine,
il se peut que les animaux qui décident de sortir se heurtent à des difficultés
ou des échecs, comme celui qui décide de penser par lui-même risque de faire
des erreurs de jugements. Mais la tache, malgré ce que disent les maîtres
trompeurs, n'est pas impossible.
Cette première partie affirme donc la possibilité
physique et le devoir moral de penser par soi-même. Penser fait partie de notre
essence et nous permet d'être des sujets libres titulaires de droits,
contrairement aux animaux (thèse de Luc Ferry). Penser revient à analyser nos
actes en revenant dessus et prendre des décisions. Personne ne peut et ne doit
voir ce droit ôter de soi, car renoncer à penser par soi-même, c'est renoncé à
être libre et renoncer à sa liberté, c'est renoncé à sa qualité d'homme"
(Rousseau). Mais, même si théoriquement tout cela est possible, est-ce vraiment
le cas dans la réalité?
Notre société est caractérisée par la montée des
sectes, et la soumission à des leaders idéologiques qui commandent notre
pensée. Il semblerait que la tache qui consiste à penser par soi-même soit
certes possible, mais trop dure pour être vraiment réalisable. Nous nous
forçons à accepter une servitude volontaire, car la liberté est un fardeau trop
lourd à porter. N'est-ce point là un paradoxe impossible à affirmer à la
lumière de notre première partie? Comme les paradoxes de Zénon qui affirmaient,
par exemple, que la tortue ne serait
jamais dépassée par Achille, il faut faire une distinction entre ce qui est
théoriquement et ontologiquement possible et ce qui est réellement possible.
L'homme aurait, semble-t-il, envie de tomber sous
le joug de la servitude, du moins, c'est ce qu'affirme Etienne de la Boétie
dans son livre De la servitude volontaire.
Ce philosophe explique que la servitude est cet état forcé et la volonté est
cet état du vouloir, cause initiale de tous actes délibérés. Ainsi, comment
vouloir quelque chose que nous méprisons, qui doit nous être forcé? D'après
l'auteur, cela est possible car certains hommes pensent qu'il est préférable de
faire ce que le tyran veut que nous fassions, plutôt que de lui tenir tête.
L'auteur s'exclame en se demandant pourquoi
"tant de province et tant de bourg" se soumettent aux tyrans. Comme
nous l'avons vu avec la seconde guerre mondiale, certains hommes ont préférés
collaborer et être assujettit, plutôt que de tenir tête. La France de Vichy est
un des témoins de cette attitude. Au lieu donc de penser par eux-mêmes,
certains hommes ont préférés se laisser dominer par l'oppresseur, accepter
l'inacceptable, au lieu de s'occuper de ce qui dépendaient d'eux, de s'occuper
à penser par eux-mêmes.
Le mouvement athée dénonce aussi les religions
qui, d'après eux, empêchent les hommes de penser par eux-mêmes à cause de cette
soumission au divin, soumission causée par la peur de l'absurdité du monde et l'angoisse
de la pensée par soi-même. Si "la religion est l'opium du
peuple"(Marx), c'est parce qu'elle assujettit les hommes et les rendent
heureux de façon illusoire. Nous pourrions comparer la religion à une servitude
volontaire au divin. En effet, l'homme préfère croire en l'éternité plutôt que
d'affronter l'absurdité de la mort. L'homme préfère respecter des lois et
croire en un ou des dieux paradoxaux, plutôt que de créer un sens à sa vie en
construisant ce sens grâce a une pensée autonome.
La servitude qui conditionne notre esprit et nous
empêche de penser par nous-mêmes semble être quelque chose d'impossible à
combattre. Nous venons de voir que la servitude volontaire est bien présente.
Trop présente. Cela nous mène donc vers l'idée que nous sommes condamnés à
utiliser autrui, à être soumis à lui et lui à nous. Nous ne pouvons avoir une
pensée autonome car autrui est constamment présent avec son regard (Sartre),
son jugement, son influence, son esclavage.
Si nous reprenons l'analyse de Kant que nous avons
abordée dans la première partie, Kant suggère que certes, pour sortir de cet
enclos, nous avons besoin de courage, de persévérance, mais aussi d'autrui.
Donc sans autrui, la faculté qui consiste à penser par moi-même m'est impossible,
mais penser avec autrui n'est pas penser par moi-même. Je suis donc
nécessairement obligé de passer par autrui.
Pour faire de la philosophie, les élèves de
Terminales ont besoin de professeurs et de leurs livres écrit par d'autres
professeurs. La méthode de la dissertation demande des références et pensées
tirées de différents auteurs connus, qu'il faut ressortir. Les élèves ne
pensent pas par eux-mêmes, ils sont obliges de penser avec autrui, s'il
souhaite obtenir des résultats corrects.
Nous pouvons aussi citer la psychanalyse qui
affirme la part important de notre inconscient. Freud en mettant en évidence la
première et deuxième topique, le cas d'Anna O et enfin, la psychanalyse, montre
que l'inconscient joue un rôle très important dans nos vies et comportements. Nos
lapsus et certaines pathologies mentales sont le résultat de ce qui n'est pas
perçu, ou conscient. Comment être libre et penser de façon autonome, si nous
sommes en proie des phénomènes dont nous n'avons pas conscience et ne pouvons
maîtriser? Ce propos est d'ailleurs la thèse générale de Sartre et Alain
lorsqu'ils tentent de démontrer le caractère dangereux de la psychanalyse qui
abolit notre liberté.
En conclusion de cette deuxième partie, nous
pouvons affirmer que si le concept de pensée autonome signifie le fait de
réfléchir, décider sans personne, sans influence, la direction d'autrui, si ce
concept inclut le fait qu'il faille connaître tout ce qui nous influence pour
pouvoir savoir comment nous pensons, alors oui, la pensée autonome est un
fardeau trop lourd à porter aux yeux de la réalité. Mais ne faut-il pas faire
une distinction entre pensée et agir? N'est-ce pas là le plus gros défaut de
cette deuxième partie? Qu'advient-il du concept de "penser autonome" à
la lumière de cette évidence?
Une distinction entre penser et agir semble donc
être nécessaire à ce point de notre réflexion. Penser est une activité de
l'esprit, comme nous l'avons dit, qui réfléchit et décide. Le résultat de cette
pensée est l'action, la force d'agir. Agir de façon autonome, c'est agir de
façon seule, sans personne, contrairement à la pensée. En effet, ceci est
certes paradoxal, mais caractéristique de l'homme. Comme nous l'avons vu au
tout début de cette dissertation, Sartre affirme que la faculté de penser ne se
délègue pas. Donc, même si autrui m'influence ou m'ordonne, la décision finale
viendra toujours de moi. Les stoïciens affirment que l'ont peut me couper la
tête, me forcer à mourir, mais pas me forcer à penser comme le tyran. Donc
autrui peut m'aider à penser, m'influencer, me guider, à la fin, je penserais
toujours par moi-même, car je reste libre.
Penser par soi-même est donc caractérisé par la
présence d'autrui, mais aussi l'innovation. En effet, les deux sont fortement
corrélatifs. Penser par soi-même, c'est, comme nous venons de le voir, faire un
choix qui est de toute façon dépendant de ma volonté. Mais penser par soi-même
implique aussi atteindre l'originalité, ne pas se borner à la penser du passé.
Nous allons donc essayer d'apprécier le rôle d'autrui, au travers de l'exemple
des génies et de l'allégorie de la caverne de Platon.
Platon dans République,
nous fait part de l'allégorie de la caverne. Il raconte l'histoire d'hommes
enfermés dans une caverne, les mains et les pieds liés, face à un mur. Ils ne
sont jamais sortis de cette caverne. D'autres hommes sont néanmoins derrière
eux et projettent des ombres grâce à un feu allumé. Ainsi, pour ces hommes
ligotés, la réalité est constituée des ombres qu'ils voient, jusqu'au jour où
l'un de ces hommes arrive à s'enfuir. Ce dernier à d'abord du mal à croire ce
qu'il voit et à s'ajuster à la lumière du soleil. Puis, peu a peu, il comprend
ce qu'est la réalité. Finalement, cet homme décide de retourner à l'intérieur
de la caverne pour avertir ses amis.
Platon décrit ici le rôle du philosophe qui arrive
à atteindre la vérité. Le fait qu'il retourne chercher ses amis montre que pour
trouver la vérité, penser par nous-même de façon à trouver le vrai, nous
disposons d'autrui, qui, comme dans l'analyse de Kant mentionnée au cours de
cette dissertation, est le moyen qui va nous permettre de penser par nous-même
et de penser bien. Autrui est aussi celui qui psychanalyse pour permettre à
l'homme d'être conscient de son inconscient.
Autrui n'est donc pas a rejeté car il m'aide à
faire le bon choix, lorsque je pense par moi-même. Car il est possible de
penser par soi-même, mais autrui me guide pour bien penser. Il me guide aussi
pour me permettre d'innover. Les génies sont de très grands travailleurs,
contrairement à ce que l'opinion publique laisserait croire. Ils copient
d'abord les grands maîtres, apprennent l'histoire de leur discipline et ensuite
impose leur propre style. Jamais un homme n'atteindra le statut de génie s'il
ne remplit pas ces conditions nécessaires.
Par exemple, après la mort de Beethoven, ses amis
et partenaires ont retrouvés ses multiples brouillons qui prouvent le travail
immense qu'il fournissait avant de publier ses chefs d'oeuvres. Les peintres aussi
copient les toiles de grands maîtres avant d'apporter leurs touches
personnelles. Ici, penser par soi-même, est équivalent à penser de façon
nouvelle, sans être lié aux principe du passé.
Penser par soi-même, c'est un acte autonome qui
demande la participation d'autrui pour être le plus productif possible, en ce
qui concerne le fruit de cette pensée. Mais la fonction de pensée indépendante
est primordiale du fait que l'homme est un sujet libre. En effet, les hommes,
étant des êtres de culture, sont tous très différents. "Il y a plus de
distance de tel homme à tel homme que de tel homme à tel bête", d'après
Rousseau. Penser par soi-même est possible et doit remplir ces conditions, en
vue de donner un sens à notre existence absurde.
En effet, penser par soi-même me permet
d'affronter ma solitude ontologique, prix à payer de mon identité. Penser par
moi-même, c'est penser le sens de mon existence. C'est un acte qui est
caractéristique de chaque être humain, car tous sont seuls. Voilà pourquoi il
est possible de penser par soi-même, mais cela doit passer par l'éducation, qui
est pour Kant, le moyen nécessaire pour que les hommes soient libres.
Il est aussi possible de penser par soi-même,
malgré le fait que l'on soit soumis à un Dieu. C'est le but du croyant
responsable qui décide de ne pas croire tout ce qu'on lui dit pour éviter de
penser, mais de douter, comme Descartes, pour enfin trouver le vrai. Cela
demande donc un niveau de maturité importante. Croire pour être autonome, pour
s'éduquer et accepter la vérité afin que notre pensée soi juste.
Oui, il est donc possible de penser moi-même, que
nous le voulions ou non. Cela devient même un devoir. Cela revient donc a
prendre des décisions, revenir sur ses actes pour les analyser, juger et les
améliorer. Penser par soi-même, c'est être un adulte mature. Mais pour éviter
de se casser les dents, une méthode est nécessaire. Il faut user d'autrui, de
l'apprentissage et l'éducation, pour enfin innover. Penser par soi-même, c'est
toute un éthique de la vie.